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Chants du peuple corse<br />

<strong>Canti</strong> <strong>corsi</strong>


Ouvrage publié avec le concours<br />

<strong>de</strong> la Collectivité <strong>de</strong> Corse<br />

• d a n s l a c o l l e c t i o n •<br />

pueti<br />

è cantadori<br />

À l’alba di u cantu<br />

130 chansons corses et leur histoire<br />

Ghjilormu Padovani, 2020<br />

Estru spiritosu<br />

Humour et satire dans la poésie corse du xviii e au xx e siècle<br />

Ghjermana De Zerbi, Elena Bonerandi, 2014<br />

Chants populaires <strong>de</strong> Corse,<br />

Lamenti, voceri, nanne<br />

Jean-Baptiste Marcaggi, 2013<br />

Ghjuvan Andria Culioli, U Barbutu di Chera<br />

Mathée Giacomo-Marcellesi, 2012<br />

Cantu nustrale,<br />

Ghjermana <strong>de</strong> Zerbi, 2009


• •<br />

Niccolò Tommaseo<br />

Chants du peuple corse<br />

<strong>Canti</strong> <strong>corsi</strong><br />

Traduits <strong>de</strong> l’italien et du corse par Évelyne Luciani<br />

Édition bilingue


• •<br />

<strong>Canti</strong> <strong>de</strong>l popolo corso<br />

Raccolti ed illustrati da Niccolò Tommaseo<br />

con opuscolo originale <strong>de</strong>l me<strong>de</strong>simo autore,<br />

Vol. II, Venezia 1841, dallo stabilimento<br />

tipografico enciclopedico di Girolamo Tasso<br />

Chants du peuple corse<br />

Recueillis et illustrés par Niccolò Tommaseo<br />

avec un opuscule original du même auteur


• •<br />

1<br />

Cinta da monti in grembo al mar tirreno,<br />

Bella assai più che da lontan non pare.<br />

……………….<br />

Guerrier li figli tuoi prima che nati :<br />

Generosi d’amor, d’onor gelosi.<br />

Ceinte <strong>de</strong> montagnes, au cœur <strong>de</strong> la mer Tyrrhénienne,<br />

Beaucoup plus belle qu’elle ne le paraît <strong>de</strong> loin.<br />

……………….<br />

Tes enfants sont <strong>de</strong>s guerriersavant même <strong>de</strong> naître,<br />

Pleins d’amour et jaloux <strong>de</strong> leur honneur.<br />

C’est en ces termes que s’adressait Sampiero Ornano 1 , l’un <strong>de</strong> ses plus célèbres<br />

enfants, à la Corse, cette île désormais marquée <strong>de</strong> Mémoires immortels qui perpétua<br />

les gloires italiennes même en <strong>de</strong>s temps très malheureux. Lorsque Jean-Jacques 2<br />

écrivait : « Je pense que cette île éveillera l’étonnement <strong>de</strong>s peuples », il n’imaginait<br />

pas <strong>de</strong> quelle manière elle le ferait ; il ne savait pas qu’il en sortirait un guerrier qui<br />

étoufferait dans la fumée <strong>de</strong> la victoire 3 « la liberté illégitime » ainsi nommée par ce<br />

même Jean-Jacques. Toutefois, cette fumée charge l’air et nous empêche <strong>de</strong> discerner<br />

les choses dans leur vérité. Ceux qui fêtaient la déesse Raison n’imaginaient certes<br />

pas que sur cette même place couverte <strong>de</strong> sang royal 4 passerait en triomphe le<br />

cadavre d’un empereur enseveli <strong>de</strong>puis vingt années.<br />

Les Français ont beau dire, mais la Corse est italienne 5 . On y gar<strong>de</strong> les vestiges<br />

vivants du Moyen Âge : le courage sauvage, les haines sans cesse renouvelées et<br />

les austères vertus <strong>de</strong> la frugalité ; <strong>de</strong>s vertus, entachées çà et là <strong>de</strong> forfaits et <strong>de</strong><br />

1. NDT (Note <strong>de</strong> la traductrice) : Tommaseo impute cette citation à Sampiero Corso en s’appuyant sur une<br />

tradition orale contestée. Cf. Annalisa Nesi, Niccolò Tommaseo, <strong>Canti</strong> <strong>corsi</strong>, Fondazione Pietro Bembo /<br />

Ugo Guanda Editore, 2020, p. 6-7.<br />

2. NDT : Il s’agit <strong>de</strong> Jean-Jacques Rousseau qui eut la tentation d’écrire une Constitution pour la Corse en<br />

1763 mais qui, finalement, recula <strong>de</strong>vant l’ampleur <strong>de</strong> la tâche.<br />

3. NDT : Napoléon. Autant l’auteur chante les louanges <strong>de</strong> Paoli, autant il dénigre Napoléon, le conquérant,<br />

comme on le constate dans ce paragraphe.<br />

4. NDT : La place <strong>de</strong> la Concor<strong>de</strong> où était installée la guillotine durant la Révolution française. Ici, l’auteur<br />

fait allusion au retour <strong>de</strong>s cendres <strong>de</strong> Napoléon <strong>de</strong> l’île d’Elbe.<br />

5. NDT : Tommaseo revendiquait la totale italianité <strong>de</strong> la Corse : langue, coutumes et mœurs.<br />

19


<br />

•<br />

vices car, en aucun âge, l’innocence <strong>de</strong>s colombes ou le venin <strong>de</strong>s serpents n’ont été<br />

donnés entièrement à notre faible espèce humaine. Si Dante était remonté aux temps<br />

enviés <strong>de</strong> Bellincione 1 , il y aurait sûrement décelé quelque vile lâcheté ou quelque<br />

sentiment impur. Mais ils sont meilleurs ces temps où l’on ne parle pas froi<strong>de</strong>ment<br />

du vice et où l’on ne doute pas <strong>de</strong> la vertu, où l’homme est sûr <strong>de</strong> sa foi, <strong>de</strong> son<br />

berceau et <strong>de</strong> sa sépulture.<br />

La féroce époque médiévale s’étant maintenue dans une île petite et pauvre que<br />

la puissance d’un autre petit État 2 tenta <strong>de</strong> corrompre si elle ne l’avait pas déjà été<br />

(les Génois n’avaient pas une si gran<strong>de</strong> science <strong>de</strong> la lâcheté), se contracta et se perdit<br />

dans <strong>de</strong>s haines familiales atrocement mesquines. L’embrasement <strong>de</strong>s factions, la<br />

faiblesse <strong>de</strong>s punitions, les rachats d’impunité embrouillaient d’étrange manière le<br />

sens <strong>de</strong> ce qui est juste. La haine se dépouilla <strong>de</strong> cette lueur qui naît <strong>de</strong>s luttes et<br />

<strong>de</strong>s exemples splendi<strong>de</strong>s pour se limiter à la ven<strong>de</strong>tta. Tout le courage et le génie<br />

qu’il faut pour tuer, pour éviter la mort et pour finir par la rencontrer <strong>de</strong>vinrent la<br />

gloire <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong> cette lignée : un héritage <strong>de</strong> mort. Mais ce n’était pas leur seule<br />

gloire : il y avait également les amitiés aussi fortes que les haines, le droit sacré <strong>de</strong><br />

l’hospitalité, les amours pudiques dans ce peuple simple.<br />

Veillons à ce que le temps n’emporte les maux anciens avec, avant peut-être, le<br />

bien ; à ce que les Corses n’apprennent pas à plus s’enorgueillir <strong>de</strong> la froi<strong>de</strong> astuce<br />

<strong>de</strong>s brigands (gloire <strong>de</strong>s esprits vulgaires) que <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s œuvres <strong>de</strong> l’esprit et du<br />

jugement ; à ce que l’amour <strong>de</strong> l’utile ne ren<strong>de</strong> pas impuissant et faux l’amour <strong>de</strong><br />

la beauté ; que le joug <strong>de</strong> la langue et <strong>de</strong>s coutumes françaises ne pèse pas d’autant<br />

plus lourd sur les âmes qu’il paraît plus léger ; veillons à ce que la fièvre violente<br />

ne <strong>de</strong>vienne pas une très longue maladie <strong>de</strong> civilisation. En réalité, les coutumes<br />

anciennes s’effacent doucement et la langue <strong>de</strong>vient impure.<br />

Cette langue 3 puissante, l’un <strong>de</strong>s dialectes les plus italiens d’Italie, a renvoyé et<br />

renvoie l’écho <strong>de</strong> chansons dignes d’être entendues par l’Italie. J’en offre quelquesunes<br />

comme documents <strong>de</strong> l’histoire, <strong>de</strong>s coutumes et <strong>de</strong> la langue, comme <strong>de</strong>s<br />

marques <strong>de</strong> notre indélébile fraternité, comme un témoignage <strong>de</strong> mon affection à la<br />

terre où j’ai vécu durant huit mois, occupé à soigner une maladie persistante 4 et dans<br />

une solitu<strong>de</strong> très triste mais quiète. Ne vous atten<strong>de</strong>z pas, chers lecteurs, à la poésie<br />

<strong>de</strong>s écoles : cette langue est une plante sauvage qui n’a pas été transformée par l’art<br />

en une colonne <strong>de</strong> marbre ou en un vase étrusque : la lai<strong>de</strong>ur fait partie <strong>de</strong> sa beauté.<br />

Ne cherchons pas <strong>de</strong>s roseaux sur les flancs <strong>de</strong>s montagnes !<br />

1. NDT : Bellincione Berti <strong>de</strong>’Ravignani présenté par Dante comme un exemple pour la mo<strong>de</strong>stie <strong>de</strong> ses<br />

mœurs. Divina Commedia, Par. XV, 112-113.<br />

2. NDT : La Sérénissime République <strong>de</strong> Gênes.<br />

3. NDT : Tommaseo parle <strong>de</strong> la langue corse.<br />

4. NDT : Tommaseo était atteint <strong>de</strong> la syphilis, maladie qui le fit souffrir durant toute sa vie et l’amena à<br />

rechercher <strong>de</strong>s endroits où il pouvait faire <strong>de</strong>s cures pour apporter du repos, si ce n’est <strong>de</strong>s soins curatifs,<br />

à son corps fatigué.<br />

20


• <br />

Les poèmes les plus représentatifs <strong>de</strong> la Corse sont ceux qui traitent <strong>de</strong>s bandits.<br />

Le bandit est l’homme qui, après avoir tué son ennemi, prend le maquis, abandonne<br />

femme et enfants ainsi que les lieux et les habitu<strong>de</strong>s qui lui sont chers, l’homme qui<br />

se cache <strong>de</strong> la justice publique ou <strong>de</strong> la ven<strong>de</strong>tta privée. Il s’enfuit, part loin et revient ;<br />

assailli, il blesse et tue ; affamé, il quête du pain, il rançonne les gens qui lui sont<br />

contraires ou suspects, mais il n’enlève ni ne vole personne. Il passe sa vie dans la<br />

solitu<strong>de</strong>, mais proche <strong>de</strong>s habitations ; il erre comme une ombre damnée et comme<br />

un épouvantail : il entretient <strong>de</strong>s conversations secrètes avec les siens, il a <strong>de</strong>s médiateurs<br />

<strong>de</strong> confiance. Personne ne hait le bandit, personne ne le méprise parce que son<br />

crime est l’expression d’un certain courage et, aux dires <strong>de</strong> beaucoup, l’expression<br />

du droit ou mieux <strong>de</strong> son <strong>de</strong>voir ; sa fuite n’est le signe d’aucune lâcheté ni d’aucun<br />

vice honteux dans sa vie. Ce qu’il a fait, d’autres le feraient avec lui : il a accompli un<br />

vœu ; le sang versé le rend comme sacré. À l’acceptation et à la compassion se mêle<br />

la crainte : un homme qui exige <strong>de</strong>s autres, l’arme à la main, qui dort sur sa carabine<br />

et qui est prêt à mourir sur cette carabine n’est pas une personne qui plaisante. Mais<br />

quelle que soit cette vie, ses espoirs pleins d’épouvante, ses amours pleines <strong>de</strong> haine et<br />

ses joies pleines d’angoisse, il est moins difficile <strong>de</strong> l’imaginer que <strong>de</strong> la dire. Salvatore<br />

Viale, le plus talentueux <strong>de</strong>s écrivains que la Corse a jamais eus, la dépeignit avec vivacité<br />

dans une nouvelle : ce serait une faute <strong>de</strong> n’en pas rapporter quelques passages<br />

comme faisant partie du patrimoine poétique et historique du lieu.<br />

2<br />

« … Je me dirigeai 5 secrètement vers la montagne dite <strong>de</strong> Sant’Alessio qui<br />

domine la piève d’Alesani et lui donne son nom ; je me réfugiai au sommet du mont,<br />

là où se trouvent trois gros chênes étroitement entrelacés qui avaient été abattus<br />

par les tempêtes ou par les ans : il n’apparaissait aucun signe <strong>de</strong> créature vivante à<br />

l’exception <strong>de</strong> traces <strong>de</strong> sanglier et, çà et là, <strong>de</strong> plumes issues <strong>de</strong> la mue <strong>de</strong>s faucons<br />

ainsi que <strong>de</strong>s os <strong>de</strong>s animaux attrapés par l’aigle… »<br />

« Ce faisant, il <strong>de</strong>meura un moment comme perdu dans ses pensées et, après<br />

avoir regardé attentivement la lune comme ont coutume <strong>de</strong> le faire les bandits, il<br />

dit : “Non, tant que dure cette pleine lune, on ne peut rien faire afin <strong>de</strong> respecter<br />

l’ottavario 6 <strong>de</strong> saint Pancrace. Tu dois savoir que ce saint est l’avocat et le protecteur<br />

<strong>de</strong>s contumaces. En ce qui me concerne, en raison d’un vœu particulier, je respecte<br />

5. NDT : Salvatore Viale raconte l’histoire d’un jeune homme, Pietro, désireux d’accomplir une ven<strong>de</strong>tta<br />

dans son village <strong>de</strong> Felce qui a <strong>de</strong>mandé au bandit Galvano <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong>r à accomplir cette tâche. Galvano<br />

lui donne une leçon <strong>de</strong> vie <strong>de</strong> bandit. Cette histoire autobiographique fut relatée en premier par Pietro<br />

Cirneo dans son De rebus <strong>corsi</strong>cis. Tommaseo a choisi <strong>de</strong>s parties du texte <strong>de</strong> son ami Viale, en a éliminé<br />

beaucoup et en ajouté d’autres <strong>de</strong> son propre cru pour faire sien ce récit.<br />

6. NDT : L’ottavario représente la semaine où l’on prie spécialement saint Pancrace, le saint protecteur <strong>de</strong>s<br />

malandrins <strong>de</strong> tous poils et donc <strong>de</strong>s bandits corses, pour le fêter le 12 mai.<br />

21


<br />

•<br />

ces huit jours. Pendant l’un d’entre eux, cela fait juste trois ans, la flèche d’un certain<br />

Micheletto me blessa entre les <strong>de</strong>ux os <strong>de</strong> la jambe droite et elle ne me fit pas grand<br />

mal, mais si, par hasard, elle avait cassé ou éclaté l’un ou l’autre <strong>de</strong> ces os, ma blessure<br />

aurait été mortelle : cela m’aurait obligé à me rendre à moi-même le service que l’un<br />

<strong>de</strong> mes compagnons rendit à un autre sur sa <strong>de</strong>man<strong>de</strong>.” En parlant ainsi, il fit sortir<br />

<strong>de</strong> la manche <strong>de</strong> sa veste la pomme brillante et un peu usée d’une petite dague… »<br />

« Alors, en remontant sa capote et en prenant sa besace, il ajouta : “Souviens-toi<br />

que ta ven<strong>de</strong>tta, ou plutôt notre ven<strong>de</strong>tta, est ajournée jusqu’à la nouvelle lune.<br />

Cependant tu dois te rappeler que tu <strong>de</strong>vras l’accomplir à partir <strong>de</strong> ce moment-là,<br />

ce qui veut dire que dès maintenant tu dois agir avec moi comme un digne et fidèle<br />

compagnon.” À peine eut-il prononcé ces mots, changeant d’un coup <strong>de</strong> manières,<br />

<strong>de</strong> langage et <strong>de</strong> physionomie, il sembla prendre le nom et les traits <strong>de</strong> Galeazzino<br />

et du Masque <strong>de</strong> fer 1 , avec tous les terribles attributs <strong>de</strong> ces noms <strong>de</strong> guerre. Il me<br />

sembla vraiment un autre homme quand, après avoir attaché la barbute 2 sur sa tête<br />

et fait <strong>de</strong>scendre sa cagoule sur son visage, il se saisit <strong>de</strong> son mousqueton. Ainsi sur<br />

ce ton nouveau et impérieux, il m’enjoignit <strong>de</strong> marcher <strong>de</strong>vant lui en direction du<br />

mont dit la Punta a tre Pievi. Tandis que sans dire un mot, la tête basse, je prenais<br />

cette direction, son chien, un mâtin du nom <strong>de</strong> Brusco habitué à <strong>de</strong> telles marches et<br />

comme s’il était conscient <strong>de</strong>s intentions <strong>de</strong> son maître, me précédait en grondant et<br />

ne supportait pas que je le dépasse d’un pas. »<br />

« J’avais entendu certains magnifier la hardiesse, la liberté et la puissance <strong>de</strong><br />

l’homme du maquis et, bien que j’obéisse un peu à contrecœur à l’ordre inattendu <strong>de</strong><br />

Galvano, il ne me déplut pas, par un certain charme et une certaine vivacité <strong>de</strong> jeune<br />

homme, <strong>de</strong> pouvoir connaître et même <strong>de</strong> pouvoir vivre durant quelques jours cette<br />

vie aventureuse, déliée <strong>de</strong> tous les freins <strong>de</strong> l’opinion et <strong>de</strong> la loi. En outre, maintenant<br />

que j’étais sorti <strong>de</strong> la malveillance <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> mon pays et <strong>de</strong> leurs embûches,<br />

je me sentais presque rassuré en compagnie <strong>de</strong> cet homme désespéré et terrible.<br />

Libre alors dans mon ressentiment et dans ma haine, je ne voyais quasiment pas à<br />

quelle horrible dépendance je venais <strong>de</strong> m’astreindre… »<br />

« Je ne m’étais jamais senti aussi indépendant ni aussi maître <strong>de</strong> moi-même que,<br />

lorsque du haut <strong>de</strong>s cimes du Rotondo et <strong>de</strong> Calleruccio, j’embrassais d’un regard<br />

tout le littoral <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong>puis les plaines <strong>de</strong> Solenzara jusqu’à la pointe du Cap Corse.<br />

Alors moi qui sortais pour la secon<strong>de</strong> fois <strong>de</strong> ma vallée natale, je contemplais avec<br />

émerveillement ce point <strong>de</strong> vue ample et varié. À cette distance, regardant en bas à<br />

travers les nuages et les ravins <strong>de</strong> ma piève, je distinguais à peine les rares maisons<br />

<strong>de</strong> Petricaggio qui ressemblaient à <strong>de</strong>s ruches d’abeilles : cette commune, en raison<br />

1. NDT : Masque <strong>de</strong> fer était le surnom <strong>de</strong> Galvano.<br />

2. NDT : La barbute est un mot du langage militaire désignant une espèce <strong>de</strong> casque.<br />

22


• <br />

<strong>de</strong>s pénibles effets d’une récente inimitié 3 , était <strong>de</strong>venue comme le centre <strong>de</strong> tout le<br />

diocèse d’Aleria. »<br />

« Galvano qui se reposait avec moi sur la cime du Calleruccio avait posé à terre<br />

sa besace, son casque et son masque. Comme j’avais repris haleine, je ne refusai pas<br />

<strong>de</strong> lui complaire et <strong>de</strong> prendre sur mon dos cette besace et les armes pour l’ascension<br />

du mont. Mais je n’avais pas encore parcouru <strong>de</strong>ux milles que je lui <strong>de</strong>mandais pourquoi<br />

un bandit qui <strong>de</strong>vait marcher d’un pas rapi<strong>de</strong> se chargeait d’un si gros bagage.<br />

Il me répondit : “Tu ne sais donc pas que le contumace à l’instar <strong>de</strong> l’escargot porte<br />

sa maison sur son dos ? Il ajouta que laisser quelque part une seule <strong>de</strong> ses fripes<br />

serait un indice <strong>de</strong> son passage. Il me raconta comment l’un <strong>de</strong> ses compagnons du<br />

nom <strong>de</strong> Macchiaruolo, dit aussi Settefiati 4 , avait été arrêté sur le simple indice d’une<br />

citrouille et d’un petit crucifix qu’il avait laissés par inadvertance au fond d’une<br />

caverne. Il ajouta : “Sache pour ta gouverne que, dans cette besace, il y a tout ce dont<br />

j’ai besoin : <strong>de</strong>s vivres, un peu <strong>de</strong> linge, ce qu’il faut pour cuire et écrire, le briquet,<br />

un sachet <strong>de</strong> sublimé, un autre d’onguent pour les blessures, <strong>de</strong>ux livres, à savoir les<br />

Canzoni <strong>de</strong> Pétrarque et le Cristiano moribondo du père Guglielmo <strong>de</strong> Speloncato 5 ” ».<br />

« Nous nous éloignâmes <strong>de</strong> plus en plus <strong>de</strong> la piève d’Alesani ; tantôt nous<br />

allions en traversant le cœur d’un bois, tantôt pour cacher les traces ou le bruit <strong>de</strong><br />

nos pas, nous courions pieds nus dans les ronceraies ou sur les bords hérissés <strong>de</strong>s<br />

torrents. Nous ne passâmes jamais <strong>de</strong>ux nuits dans le même village : si nous faisions<br />

une pause durant cinq ou six heures dans un endroit, nous <strong>de</strong>vions ensuite nous en<br />

éloigner rapi<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> vingt-cinq ou trente milles afin <strong>de</strong> prévenir et d’empêcher<br />

les poursuites <strong>de</strong> nos ennemis et <strong>de</strong> la justice. Pour ce motif, nous faisions<br />

quotidiennement une course en direction inverse <strong>de</strong> la course du jour précé<strong>de</strong>nt, à<br />

savoir toujours du levant au ponant, du ponant au levant et dans les endroits les<br />

plus remplis <strong>de</strong> maquis et les moins accessibles ; nous ne nous arrêtions que le temps<br />

nécessaire pour nous restaurer et nous reposer. Avec tous ces zigzags épuisants, je<br />

crois avoir parcouru en long et en large un bon tiers <strong>de</strong> la Corse si bien que, lorsque<br />

les provisions vinrent à manquer, je dis à Galvano que sans victuailles je pouvais<br />

difficilement continuer cette longue montée en ciseaux, sans repos et sans fin. »<br />

« Pour nous soulager <strong>de</strong> la chaleur du jour, nous fîmes une longue pause<br />

à l’ombre d’une chênaie là où le mont <strong>de</strong> Sant’Appiano 6 s’étend et <strong>de</strong>scend vers<br />

Alesani. Je me promenai çà et là à travers les arbres vieux et libres et, ne trouvant<br />

rien d’autre que <strong>de</strong>s peaux <strong>de</strong> glands et <strong>de</strong> gras pâturages qui faisaient la renommée<br />

3. NDT : Ces inimitiés se soldaient le plus souvent par <strong>de</strong>s ven<strong>de</strong>ttas. Celle que projette le jeune homme<br />

à Petricaggio en fait partie.<br />

4. NDT : On l’appelait Sept souffles (<strong>de</strong> vie) comme les chats, car il passait à travers les embusca<strong>de</strong>s sans<br />

se faire tuer.<br />

5. NDT : Le bandit a <strong>de</strong>s lettres.<br />

6. Sant’Appiano, mont triangulaire, caverneux, boisé, empli <strong>de</strong> bons pâturages et peu accessible : l’habituel<br />

séjour <strong>de</strong> contumaces se situe entre le village <strong>de</strong> Tox et le mont.<br />

23


<br />

•<br />

<strong>de</strong> ce mont, je vantai à Galvano mon adresse à tirer <strong>de</strong>s flèches sur les sangliers<br />

et les lièvres : je m’offris <strong>de</strong> faire pour nos besoins une bonne provision <strong>de</strong> gibier.<br />

Galvano répondit : “On voit bien que tu es encore un gamin car tu crois être avec<br />

moi pour une partie <strong>de</strong> chasse. De grâce, cesse <strong>de</strong> penser <strong>de</strong> la sorte et veille à épargner<br />

tes flèches et à gar<strong>de</strong>r la pointe <strong>de</strong> ta lance pour <strong>de</strong> plus gran<strong>de</strong>s occasions.<br />

Ajoute à cela que nous ne pourrions pas pratiquer la chasse sans donner <strong>de</strong>s indices<br />

à nos ennemis et aux soldats ; aux aboiements du chien, ils accourraient sans doute<br />

nous faire la chasse à nous. Pour toutes ces raisons, nous autres les bandits, nous<br />

avons coutume <strong>de</strong> vivre en paix avec les bêtes sauvages. Je peux te dire aussi que<br />

mon Brusco fut vraiment en d’autres temps un bon chien pour lever le gibier mais,<br />

maintenant, il n’a plus un bon nez que pour traquer les Catalans et pour chasser<br />

les bisogni 1 . Je peux te dire qu’il les reconnaît à l’odorat et qu’il les lève au vent, au<br />

point que je défie un danois <strong>de</strong> mieux lever un lièvre.” Puis, me montrant une grasse<br />

génisse qui paissait dans un pré voisin, il me dit que nous ne pouvions même pas<br />

la manger ; il m’enseigna que tuer l’animal d’autrui seulement pour le manger était<br />

une action vile et qu’elle pouvait aussi s’avérer dangereuse pour nous puisqu’elle<br />

pouvait accroître, sans nécessité, le nombre <strong>de</strong> nos ennemis. »<br />

« Je ne répondis pas un mot à ce discours, mais mon visage avait dû se décomposer<br />

quelque peu car, me fixant droit dans les yeux, il ajouta : “Tu souffres, Pietro, je<br />

le vois, mais tu ne serais pas aussi délicat et affligé si tu te souvenais un peu mieux <strong>de</strong><br />

ce que t’a fait ton ennemi ; peut-être aurait-il dû te laisser un bon pense-bête. Allons,<br />

courage et écoute un autre <strong>de</strong> mes conseils : Veille à être joyeux et en <strong>de</strong> bonnes dispositions<br />

avec moi, veille à ne m’apporter ni mélancolie ni raison <strong>de</strong> méfiance : je me<br />

méfierais beaucoup d’un désir <strong>de</strong> vengeance qui ne résisterait pas à trois jours sans<br />

pain. Si tu veux que je m’intéresse à ton cas, commence à bien supporter le jeûne et<br />

habitue-toi à faire, comme nous le disons, nous, le carême du diable.” »<br />

« À ces mots, je sentis presque se dérober mes genoux mais, voulant rassurer<br />

mon compagnon et lui donner une preuve <strong>de</strong> ma bonne volonté, malgré moi j’allongeai<br />

et je pressai le pas sur les pentes <strong>de</strong> la montagne <strong>de</strong> Mutari. Lorsque nous<br />

fûmes arrivés à la porte, à savoir la fente dans la montagne qui perce en cette partie la<br />

vallée fermée d’Alesani, le bandit craignant les dangers du lieu m’ordonna <strong>de</strong> sortir<br />

<strong>de</strong> la route et, suivant ses traces, je fus contraint d’enjamber et <strong>de</strong> grimper sur les<br />

rochers qui surplombaient ce passage. Quand j’eus escaladé <strong>de</strong> cette façon la crête <strong>de</strong><br />

la montagne, recru <strong>de</strong> fatigue, je me reposai sous un arbre ; puis, avec un mélange <strong>de</strong><br />

joie et <strong>de</strong> regret, je m’avançai sur la corniche pour revoir ma piève. En nous enfonçant<br />

plus avant, nous arrivâmes dans un endroit d’où nous découvrîmes le village <strong>de</strong><br />

Felce et jusqu’aux balcons et aux fentes <strong>de</strong> tir <strong>de</strong> ma maison paternelle et <strong>de</strong> celle <strong>de</strong><br />

mon ennemi. Galvano m’indiquait l’un après l’autre mes enclos et mes champs, en<br />

1. NDT : Les bisogni étaient <strong>de</strong>s soldats espagnols mal payés qui, pour survivre, pillaient et volaient.<br />

24


• <br />

partie volés et usurpés, en partie sans protection et ouverts. Cette haine paysanne que<br />

l’éloignement et <strong>de</strong> nombreuses fatigues avaient assoupie dans mon cœur, se réveilla<br />

vivement à cette vue : la fatigue, la mélancolie, la crainte, la faim, tout fut oublié, je ne<br />

ressentis rien d’autre que <strong>de</strong> la haine et <strong>de</strong> la rancœur : la pensée <strong>de</strong>s malheurs que<br />

j’avais soufferts, au lieu <strong>de</strong> diminuer, excitait mon indignation contre mon ennemi et<br />

me faisait lui imputer à lui seul mes souffrances et même mes erreurs. »<br />

« J’étais là, l’esprit occupé par ces pensées, quand Galvano me dit : “Écoute<br />

Pietro ; puisque Pirelli est proche et que tu as besoin <strong>de</strong> nourriture, je te donne une<br />

heure pour aller dans cette terre ; tu y trouveras <strong>de</strong>s vivres et tu prélèveras mes<br />

impôts. Avant <strong>de</strong> partir, je dois te donner <strong>de</strong>ux signes <strong>de</strong> reconnaissance : l’un <strong>de</strong>stiné<br />

aux paesani, l’autre pour moi, que voici. Alors il me donna un sifflet très aigu et me<br />

dit qu’il donnait toujours cet objet à ses compagnons et à ses parents. À ce propos, il<br />

me raconta l’erreur d’un bandit qui, pour n’avoir pas donné le signe <strong>de</strong> reconnaissance,<br />

tua son frère 2 alors que ce <strong>de</strong>rnier lui apportait en cachette <strong>de</strong> la justice le pain<br />

fait à la maison. L’autre signe, reprit-il, est le premier gage d’amitié et <strong>de</strong> confiance<br />

que je te donne ; il sera un moyen infaillible pour faire une bonne collecte. Vois, cette<br />

arme fut celle <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong> mes fameux prédécesseurs (et parlant ainsi, il me fit lire<br />

le nom <strong>de</strong> Sansone que je connaissais déjà <strong>de</strong> réputation et qui était gravé au stylet<br />

sur la crosse <strong>de</strong> l’arquebuse). Avec cette arme, va à Pirelli ; <strong>de</strong>man<strong>de</strong> à la première<br />

maison sur ton chemin les provisions dont nous avons besoin et fais celui qui a en<br />

main une lettre <strong>de</strong> créance 3 . En effet, chacun sait que nous considérons comme une<br />

déclaration <strong>de</strong> guerre le refus <strong>de</strong> nous donner du pain et du vin, car nous ne faisons<br />

pas <strong>de</strong> différence entre ceux qui veulent nous faire mourir par le fer et ceux qui<br />

veulent nous faire mourir <strong>de</strong> faim.” »<br />

« Au nom <strong>de</strong> Sansone, je reconnus l’arme qui avait rendu célèbre le fameux et<br />

terrible bandit <strong>de</strong>s montagnes, Brandolaccio <strong>de</strong> Casacconi, et je pensai au danger<br />

auquel je m’exposais si j’exécutais l’ordre <strong>de</strong> Galvano avec ce triste mandat. Par<br />

cet acte, je risquais d’entrer en guerre éternelle avec tous les hommes, connus et<br />

inconnus, ennemis ou indifférents. Je vis alors la terrible condition qui pouvait être<br />

la mienne si je me montrais aux gens <strong>de</strong> Pirelli avec cet authentique diplôme <strong>de</strong><br />

bandit. Sans montrer à Galvano ma répugnance, je lui dis que je me sentais réellement<br />

assez fort pour supporter le jeûne jusqu’au jour suivant. À cette réponse,<br />

tirant <strong>de</strong> sa poche je ne sais quelle monnaie ou quel signe, il l’enveloppa dans son<br />

mouchoir qu’il noua et qu’il posa dans la gueule <strong>de</strong> son mâtin. Il le mit sur la route<br />

du couvent <strong>de</strong> Saint-François et, tandis que Brusco sur un signe <strong>de</strong> lui prenait la<br />

bonne direction, se tournant vers moi, il dit : “Je suis content que tu sois disposé<br />

à imiter mon abstinence. Je voudrais seulement être sûr que tu n’as pas refusé la<br />

2. On parle encore <strong>de</strong> nos jours d’un parrici<strong>de</strong> commis par un bandit dans un cas similaire.<br />

3. NDT : Le couteau, en l’occurrence, était la signature du bandit auquel les paesani ne pouvaient rien<br />

refuser.<br />

25


<br />

•<br />

charge que je te donnais par peur : je veux dire par peur d’apparaître comme un<br />

héritier <strong>de</strong> Brandolaccio ou un ambassa<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> Galeazzino. Si cela est le cas, pense,<br />

Pietro, que si tu avais exécuté ta vengeance il y a six jours, tu serais déjà un bandit<br />

accompli. Ce jour-là, tu m’as donné ta parole que tu te vengerais. Par conséquent, à<br />

mes yeux, tu es déjà condamné. Sache que tu as déjà jeté ton gant à la justice et que tu<br />

as reçu ce que nous appelons le sonetto, je veux dire la sentence en contumace. Sache,<br />

en outre, que l’homme qui a partagé ma vie durant trois ou quatre jours ne peut me<br />

quitter sans courir le risque que je le retrouve ou que la justice le retrouve ou, ce qui<br />

est pire, les <strong>de</strong>ux à la fois.” En parlant ainsi, <strong>de</strong> la bouche <strong>de</strong> son arquebuse, il me fit<br />

le signe habituel par lequel je <strong>de</strong>vais le précé<strong>de</strong>r. En poursuivant notre chemin, nous<br />

arrivâmes vers la fin du jour à une terre abandonnée dans une masure à quelques<br />

milles <strong>de</strong> Felce. Là, après m’être assis contre un rocher, j’observais anxieusement la<br />

nouvelle lune qui bordait à peine d’une lumière indécise la pointe <strong>de</strong> Sant’Alessio. »<br />

« Peu <strong>de</strong> temps après, Brusco vint nous rejoindre, tout joyeux, avec un ballot entre<br />

les <strong>de</strong>nts. Mon compagnon dit : “Vois, cette bête a mieux exécuté la commission que<br />

ne l’aurait fait un chrétien comme toi.” Il s’approcha <strong>de</strong> Brusco et tira d’un torchon un<br />

grand pain <strong>de</strong> seigle et une calebasse <strong>de</strong> vin <strong>de</strong> Ver<strong>de</strong> ; il sortit sa dague pour partager<br />

la nourriture, fit engloutir au chien un morceau <strong>de</strong> ce pain trempé dans le vin et, après<br />

avoir ramené comme à son habitu<strong>de</strong> son arquebuse entre ses jambes, il s’abandonna<br />

sur l’herbe pour manger tranquillement. Je bus avi<strong>de</strong>ment à la calebasse et, bien que<br />

j’eusse perdu toute envie <strong>de</strong> manger, Galvano m’obligea à partager avec lui et avec<br />

Brusco ce pain noir et à manger toute ma part. Puis il commença à <strong>de</strong>viser avec moi<br />

avec une gran<strong>de</strong> familiarité et pour tromper, comme il disait, le sommeil et la faim,<br />

il se mit à me raconter <strong>de</strong>s événements <strong>de</strong> sa vie. Il dit : “Cher neveu, ne te formalise<br />

pas <strong>de</strong> la continuelle méfiance que je t’ai manifestée jusqu’à maintenant. La méfiance<br />

est pour moi une nécessité et une habitu<strong>de</strong> ; elle est pour ainsi dire mon talisman et la<br />

religion qui me gar<strong>de</strong> du poison et du fer. Pour que tu saches combien j’ai raison <strong>de</strong><br />

me méfier <strong>de</strong> mon prochain, je ne te raconterai pas l’indigne fin <strong>de</strong> l’homme courageux<br />

qu’était Brandolaccio, car tu connais certainement la manière dont il fut trahi<br />

par ses parents à l’occasion d’un repas offert par son cousin germain.” »<br />

« … Nous tenions ces discours lorsque le bandit, entendant le son <strong>de</strong> la cloche <strong>de</strong><br />

Novale, se leva d’un bond du lieu où il était assis avec moi, il prit son Sansone dans<br />

ses bras ; puis, tournant çà et là la bouche <strong>de</strong> l’arquebuse, il alla fureter alentour les<br />

cachettes du bois. “Au maquis, disait-il, il ne faut même pas se fier aux cloches ; je sais<br />

par expérience que les cloches servent souvent à renseigner les sbires…” Mais non, il<br />

n’y avait rien à craindre. C’était la cloche du De profundis 1 . Il posa à terre l’arquebuse<br />

qu’il avait déjà préparée et, après avoir débarrassé sa tête <strong>de</strong> la barbute, il s’en alla<br />

prier loin <strong>de</strong> moi au-<strong>de</strong>ssus d’un muret. Après y avoir récité <strong>de</strong>s prières à genoux,<br />

1. NDT : Le glas.<br />

26


• <br />

il alla faire <strong>de</strong> même près d’une haie <strong>de</strong> broussailles et d’orties. Ensuite, il m’apprit<br />

qu’on avait enterré sous ce muret Paganello et que dans le champ d’orties gisait l’un<br />

<strong>de</strong> ses agresseurs, Simone d’Arezzo qui fut le <strong>de</strong>rnier à venir au secours <strong>de</strong>s siens et<br />

qui fut le seul à combattre comme un bon soldat. “J’ai prié pour l’ami autant que pour<br />

l’ennemi car j’aime être en paix avec les morts, dit-il. Lors <strong>de</strong> cette escarmouche, je<br />

n’ai pas eu une seule égratignure et, ici même, après avoir vengé le curé, je lui servis<br />

<strong>de</strong> prêtre, <strong>de</strong> sentinelle et <strong>de</strong> chirurgien ; il me revint aussi le triste office <strong>de</strong> lui donner<br />

une sépulture : une fosse clan<strong>de</strong>stine, comme tu vois, sans nom et sans croix. La chose<br />

qui me fit le plus <strong>de</strong> peine et que je regrette infiniment dans cette affaire, c’est que mon<br />

compagnon était déjà mort quand je trouvai, à cent pas <strong>de</strong> lui, le corps <strong>de</strong> Morazzano.<br />

Ce coquin était allé mourir en cachette, plus bas, sous un chêne. Pauvre Paganello ! Il<br />

avait obtenu sa vengeance, mais il n’eut pas la consolation <strong>de</strong> la voir.” »<br />

« Ces prières funèbres, ces discours, ce mélange <strong>de</strong> piété et <strong>de</strong> férocité firent sur<br />

mon âme un terrible effet et je retombai dans un abattement et une tristesse indicibles.<br />

Cette greffe monstrueuse et vraiment sacrilège <strong>de</strong> religion et <strong>de</strong> barbarie me sembla<br />

d’abord inexplicable, surtout chez un homme d’une intelligence telle que celle <strong>de</strong><br />

Galvano. Puis, en repensant à ce lugubre spectacle, je considérai qu’un malfaiteur<br />

en fuite peut difficilement <strong>de</strong>venir un bon chrétien sans exposer sa vie à <strong>de</strong> continuels<br />

dangers. Pourtant, me disais-je, la pensée <strong>de</strong> Dieu est l’unique réconfort qui<br />

reste à l’homme séparé <strong>de</strong> sa famille, en fuite ou persécuté par ses semblables, et je<br />

ressentais déjà en moi ce sentiment. Je n’avais jamais encore pensé à Dieu et à la vie<br />

future comme j’y pensais en ce lieu et en cet instant, près <strong>de</strong> ces <strong>de</strong>ux tombes, tout<br />

près <strong>de</strong> mon village natal, au moment où j’allais m’éloigner dans quelques heures et<br />

pour toujours <strong>de</strong> la compagnie <strong>de</strong>s hommes et <strong>de</strong> tous les réconforts et <strong>de</strong> toutes les<br />

protections <strong>de</strong> la vie civile. »<br />

« Je me dépêchai <strong>de</strong> laisser cet endroit <strong>de</strong> funeste mémoire et je suivis la direction<br />

du chien qui, sur un signe <strong>de</strong> son maître, prit la route qui menait au col <strong>de</strong> Felce.<br />

En passant sous les escarpements et les terrasses rai<strong>de</strong>s et parsemées d’arbres qui<br />

cachent la vallée, plus je m’approchais <strong>de</strong> mon village, plus j’entendais les battements<br />

<strong>de</strong> mon cœur : j’éprouvais un sentiment d’horreur que je n’avais encore jamais<br />

connu. Les branches <strong>de</strong>s arbres, les bruits d’ailes et les cris <strong>de</strong>s oiseaux qui prenaient<br />

peur à notre passage me faisaient tressaillir et reculer ; l’ombre <strong>de</strong>s buissons agités<br />

par le vent, le plus petit arrêt du chien jusqu’aux pieux encapuchonnés <strong>de</strong>s jardins,<br />

la fumée lointaine <strong>de</strong>s charbonneries et <strong>de</strong>s écobuages, le sifflet <strong>de</strong>s pasteurs dans<br />

la montagne suscitaient mes soupçons et mon remords. Plus que mon compagnon,<br />

je me craignais moi-même parce que la pensée <strong>de</strong> la promesse que j’avais faite <strong>de</strong><br />

commettre un crime m’effrayait et j’en abhorrais tout autant le regret, soit en raison<br />

<strong>de</strong> la haine secrète que je nourrissais encore contre mon ennemi, soit en raison <strong>de</strong> la<br />

peur <strong>de</strong> rencontrer mon principal ennemi dans mon propre compagnon. »<br />

27


<br />

•<br />

« Galvano décida <strong>de</strong> passer la nuit sur une hauteur, à un mille environ du col <strong>de</strong><br />

Felce. Je voulus trouver, dans une grotte voisine, un abri contre le vent qui apportait<br />

le froid et l’humidité <strong>de</strong> la crête du mont. Mais il m’en empêcha et me dit que le<br />

bandit, dans sa propre piève, <strong>de</strong>vait dormir à l’air libre et qu’il ne <strong>de</strong>vait jamais se<br />

réfugier dans une grotte, sauf par temps <strong>de</strong> bourrasque ou <strong>de</strong> neige. Il me <strong>de</strong>manda<br />

seulement <strong>de</strong> déposer mon arc dans la grotte afin que sa cor<strong>de</strong> ne fût point déchirée<br />

par le froid <strong>de</strong> la nuit. Il me dit : “Prends soin <strong>de</strong> serrer bien autour <strong>de</strong> toi ta capote et<br />

veille seulement à ne pas attraper un catarrhe. La saison est bonne et ici l’air est très<br />

sain, mais il est favorable aux rhumes : s’il te venait une petite toux, ce serait pour<br />

nous très dangereux, surtout pour la journée <strong>de</strong> <strong>de</strong>main. Plus dangereux serait, à<br />

dire la vérité, une fièvre ou un mal <strong>de</strong> poitrine, mais j’ai confiance en ta bonne santé.”<br />

Ainsi, enroulé dans mon manteau et un peu engourdi par la faim, par la peur et par<br />

le froid, je me couchai sur la terre nue. Tout en feignant <strong>de</strong> dormir, je pensais en moimême<br />

que les bêtes les plus persécutées par l’homme dormaient plus confortablement<br />

que nous et qu’elles étaient plus en sécurité. Les tristes événements survenus<br />

dans les environs et le crime que nous avions reporté au len<strong>de</strong>main se présentaient<br />

alternativement à mon esprit avec toutes leurs terribles conséquences… Parmi ces<br />

méditations involontaires et tourmentées, non seulement la pensée du crime futur<br />

mais aussi la compagnie du bandit me procuraient du remords et me paraissaient<br />

un crime perpétuel. Ces pensées furent interrompues par Galvano qui, enveloppé<br />

dans sa grosse cape, vint se coucher à côté <strong>de</strong> moi : selon l’usage <strong>de</strong>s contumaces, il<br />

mit ses pieds dans les miens, il prit dans ses mains les <strong>de</strong>ux pans <strong>de</strong> mon manteau<br />

et il me sembla s’endormir. Je ne savais vraiment pas s’il feignait comme moi-même<br />

<strong>de</strong> dormir ou si son sommeil était très léger et inquiet, mais je sais que, au plus petit<br />

mouvement que je faisais avec un pied ou en me retournant, à la moindre plainte,<br />

au moindre soupir, je sentais une secousse et puis je l’entendais ronchonner ou<br />

tousser sèchement, presque à la manière d’un frémissement. À ce son répondaient<br />

un gémissement et un mouvement du chien qui était couché à nos pieds. Mon état<br />

<strong>de</strong> veille, cette nuit-là, fut angoissant et terrible : je revécus tous les tourments que<br />

j’avais soufferts dans mon corps et dans mon âme au cours <strong>de</strong>s sept <strong>de</strong>rniers jours<br />

et je me rappelai le premier discours que Galvano m’avait fait sur la montagne <strong>de</strong><br />

Sant’Alessio : pourtant, me disais-je à moi-même, je ne sens pas encore le poids <strong>de</strong>s<br />

haines privées ni <strong>de</strong> la haine publique ; je ne ressens dans mon cœur aucun remords<br />

pour aucun crime, ni l’infamie ni la marque <strong>de</strong> Caïn sur mon front… »<br />

« L’aube pâlissait ; les pentes et les cimes <strong>de</strong>s montagnes, purgées <strong>de</strong>s vapeurs<br />

du jour, apparaissaient limpi<strong>de</strong>s et nettes dans l’azur <strong>de</strong> l’air serein. Les quatre îles<br />

qui, au levant, forment une couronne à la Corse, se détachaient <strong>de</strong> l’horizon et les<br />

pans anguleux du continent, invisibles dans la journée, s’avançaient en pente douce<br />

vers nous aussi distinctement que si par miracle ils s’étaient approchés <strong>de</strong> nos plages.<br />

Je vis Galvano, immobile, porter une attention insolite à un guet ; je le vis aspirer<br />

28


• <br />

goulûment l’air matinal <strong>de</strong>s fleurs et le parfum pénétrant du lentisque, du ciste et <strong>de</strong><br />

la lavan<strong>de</strong> sauvage qui verdissaient çà et là les rochers ; je le vis jouir longuement du<br />

premier chant <strong>de</strong>s oiseaux, du murmure et <strong>de</strong> la brise du fleuve d’Alesani et tantôt<br />

suivre du regard les saulaies et les nuages qui s’effilochaient le long <strong>de</strong> la rivière,<br />

tantôt tourner et poser son regard sur ses collines natales, sur la marine et sur les<br />

côtes italiennes. Pendant ce temps, <strong>de</strong>rrière un châtaignier, je regardais ma maison et<br />

mon jardin à travers la frondaison et les larmes me montèrent aux yeux : je pleurais<br />

vraiment quand j’entendis le son <strong>de</strong> la cloche <strong>de</strong> San Damiano… »<br />

« Galvano me rejoignit bientôt <strong>de</strong>rrière l’arbre où je m’étais posté. “Comment,<br />

me dit-il, tu n’as pas vu celui qui arrive <strong>de</strong> Felce dans notre direction ? Tu fais vraiment<br />

un beau bandit si un autre que toi doit voir en premier ton ennemi ! En disant cela, il<br />

me dévisageait attentivement. Il ne fallut pas beaucoup <strong>de</strong> temps pour que le bandit,<br />

très expert à scruter les pensées <strong>de</strong>s autres comme à cacher les siennes propres, ne<br />

se ren<strong>de</strong> compte <strong>de</strong> mon changement et ne lise sur mon visage l’expression <strong>de</strong> mon<br />

repentir. Il avait mis sur sa tête sa barbute et avait <strong>de</strong>scendu sur son visage sa cagoule<br />

noire souillée par la sueur et le temps. “Tu voudrais revenir en arrière, reprit-il, je<br />

le vois, mais sache bien que si tu regrettes ton choix, il est désormais trop tard. Tu<br />

as voulu être l’ami d’un contumace, tu as participé à son intimité et tu voudrais<br />

rester innocent ? C’est impossible. Tu dois savoir par la fin qu’a eue Morazzano que<br />

l’amitié d’un bandit est plus forte que tout lien <strong>de</strong> voisinage et <strong>de</strong> sang. Et puis, as-tu<br />

déjà oublié les avanies et les violences <strong>de</strong> ton adversaire ainsi que la promesse que<br />

tu m’as faite <strong>de</strong> t’en venger ? Cette seule promesse t’attache fermement à moi et, ce<br />

matin même, la mort <strong>de</strong> ce <strong>de</strong>rnier doit me servir <strong>de</strong> caution <strong>de</strong> ta bonne foi. Cette<br />

entreprise te dotera <strong>de</strong> ton nom <strong>de</strong> guerre et tu le prendras aujourd’hui sur le lieu <strong>de</strong><br />

ta première victoire. Vois, là-bas, cet obscur ravin qui sert <strong>de</strong> fossé et <strong>de</strong> passage à ce<br />

champ ? On l’appelle “Trabocchetto”. Dans une <strong>de</strong>mi-heure, tu vas y voir déboucher<br />

ton ennemi. Je te cè<strong>de</strong>, comme c’est ton droit, les honneurs <strong>de</strong> la ven<strong>de</strong>tta 1 et je te<br />

promets <strong>de</strong> l’assurer au cas où ton arc raterait son coup.” Sur ces paroles, il rafraîchit<br />

la poudre dans sa bourse et remonta la roue <strong>de</strong> son arquebuse avec sa clé. “Si<br />

jamais, ajouta-t-il, tu te récusais, je te considérerais comme un traître et je prends le<br />

ciel à témoin que…” À ce moment précis, Brusco, <strong>de</strong>vant l’attitu<strong>de</strong> inamicale <strong>de</strong> son<br />

maître, s’en prit brusquement à moi, il hérissa son poil et, grondant rageusement, il<br />

semblait attendre le signal <strong>de</strong> son maître pour me sauter <strong>de</strong>ssus… »<br />

« … Je repris seul 2 , en larmes, la route en direction d’Alesani, laissant Galvano<br />

en compagnie <strong>de</strong> l’inconnu : ce <strong>de</strong>rnier, comme je l’appris par la suite, était le<br />

père Guglielmo <strong>de</strong> Speluncato, un saint homme bien connu <strong>de</strong> l’ordre <strong>de</strong>s frères<br />

mineurs. Ce <strong>de</strong>rnier, grâce à ses prédications publiques, avait conclu dans notre île<br />

1. NDT : C’était le droit <strong>de</strong> préséance réservé à celui qui avait été offensé ou à son plus proche parent.<br />

2. NDT : Tommaseo a sauté un long passage du texte <strong>de</strong> Viale, ce qui rend assez peu compréhensible le<br />

revirement <strong>de</strong> Galvano dans son texte.<br />

29


<br />

•<br />

<strong>de</strong> nombreuses paix et beaucoup <strong>de</strong> conversions ; il avait aussi recueilli <strong>de</strong> copieuses<br />

aumônes selon la pieuse coutume <strong>de</strong>s prêcheurs, en rachetant <strong>de</strong>s chrétiens esclaves<br />

en Barbarie. J’appris également qu’il était habillé comme les villageois pour fuir les<br />

colères partisanes et les jalousies politiques du temps. Il était en route pour l’Afrique<br />

sur une galiote en compagnie <strong>de</strong> quelques pères <strong>de</strong> l’Institut <strong>de</strong> la Grâce afin <strong>de</strong><br />

rapatrier nombre <strong>de</strong> Corses vertueux et dignes qui gémissaient <strong>de</strong>puis longtemps<br />

dans le bagne d’Algérie… »<br />

« Lorsque, du haut d’une colline, je tournai les yeux vers la marine, je vis une<br />

embarcation sur laquelle <strong>de</strong>ux passagers luttaient contre la mer en direction <strong>de</strong> la<br />

galiote. Je fus alors stupéfait <strong>de</strong> voir notre homme 1 , endurci par les plus grands<br />

malheurs, pleurer à chau<strong>de</strong>s larmes tandis qu’il s’éloignait <strong>de</strong> rivages qui lui avaient<br />

été si funestes et ennemis. Je suivis ensuite du regard le bâtiment qui, favorisé par<br />

un mistral très frais, prenait le large vers le sud et je distinguai Galvano au moment<br />

où, pour un <strong>de</strong>rnier adieu, <strong>de</strong>puis la proue, il tira à l’arquebuse ; puis il la lança loin<br />

<strong>de</strong> lui dans la mer avec son masque et sa corsesque 2 . »<br />

3<br />

Cette triste vie est dépeinte dans une chanson qui n’est pas vraiment en dialecte<br />

et qui n’est assurément pas celle d’un bandit : elle est celle d’un homme qui fréquenta<br />

<strong>de</strong>s bandits et qui lui-même n’était pas un lettré. Bien qu’elle fasse partie <strong>de</strong>s moins<br />

efficaces, je la rapporte ici presque comme prologue aux drames brefs mais cruels<br />

que parcourront nos yeux au cours <strong>de</strong> cette lecture 3 .<br />

Son già sett’anni correnti<br />

Ch’io son lungi e son sbandito<br />

Dalla casa e dai parenti,<br />

……………….<br />

Lungi da moglie e da figli 4 ,<br />

Pien di timore e perigli.<br />

La mia colpa è nota a tutti,<br />

Il y a déjà sept ans<br />

Que je suis loin et banni<br />

De ma maison et <strong>de</strong> mes parents,<br />

……………….<br />

Loin <strong>de</strong> mon épouse et <strong>de</strong> mes enfants,<br />

Plein <strong>de</strong> crainte et dans les dangers.<br />

Ma faute est connue <strong>de</strong> tous,<br />

1. NDT : Galvano a été converti par le père Guglielmo <strong>de</strong> Speloncato. Par conséquent, il a démis Pietro <strong>de</strong><br />

sa volonté <strong>de</strong> vengeance pour suivre le père en Afrique du Nord dans le but <strong>de</strong> racheter les Corses faits<br />

prisonniers par les Barbaresques.<br />

2. NDT : La corsesca était une sorte <strong>de</strong> lance avec un manche court et fin. Le bandit abandonne à la mer les<br />

attributs <strong>de</strong> sa fonction. Il est définitivement converti.<br />

3. Je dois nombre <strong>de</strong>s poèmes que je cite à Giovan Vito Grimaldi et à Giuseppe Multedo ; d’autres au<br />

conseiller Capel, la majeure partie d’entre eux à Salvatore et à Luigi Viale dont les soins affectueux<br />

adoucirent mon séjour dans l’île.<br />

4. Les Anciens italiens, comme aujourd’hui les Français, ne faisaient pas toujours tomber l’accentuation<br />

sur la troisième <strong>de</strong> l’octonaire.<br />

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