Vazha-Pshavela 150

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04.01.2013 Views

Vaja-Pchavéla 20 Le récit d’un chevreuil I Je suis petit, orphelin, malmené par le sort: resté seul à la male heure. Je porte un justaucorps fin, aux poils courts, moucheté de blanc. Je n’ai encore ni dents, ni cornes, et mes sabots n’ont pas eu le temps de durcir. J’erre au hasard. Regardez mes jarrets ensanglantés. En descendant au bord de la rivière pour boire de l’eau, je me suis fait mal… Mon cœur se consume… Ah, mon cœur, pauvre maman ! De son vivant maman me cajolait : elle m’allaitait, m’adressait une parole tendre, me mettait en garde contre le danger. Que deviendrai-je à présent, moi qui n’ai pas de chance ! Je ne tête plus son sein, je me contente, matin et soir, de boire la rosée sur l’herbe, et je trompe ainsi mon envie d’avoir du lait. Resté sans ma protectrice, j’ai sans cesse peur, je tremble, j’attends ma mort et j’avance à l’aveuglette… Mon Dieu, que d’ennemis autour de nous ! Le cœur triste, je viens de traverser le champ… en regardant sur les côtés. Le tonnerre retentit soudain dans le ciel. Je levai la tête : un énorme oiseau gris, ailes pliées et bec ouvert, fonçait sur moi. Effrayé, je me réfugiai d’un bond dans la forêt. Le maudit volatile ne put retenir son élan et tomba à l’endroit même que je venais de quitter. Je tremble encore en me souvenant de son bec tordu et de ses griffes tranchantes comme des diamants. Il atterrit à pic et, ne me trouvant pas au but, alla s’écraser sur le flanc dans l’herbe et les mûriers. Le rapace promena alentour le regard effrayant de ses yeux jaunes, se fâcha de m’avoir manqué, puis se releva et se dégagea avec peine: il avait failli rester pris dans les ronces. Dissimulé derrière un arbre, je suivais d’un œil ses mouvements. Chère forêt ! ton concours m’est précieux. Sans toi, il y a belle lurette que j’aurais perdu le dernier poil de mon justaucorps ! Mon cœur me dit que je finirai par tomber victime de l’ennemi. Encore inexpérimenté, je n’ai passé qu’une

petite semaine auprès de maman. Elle m’apprenait à distinguer amis et ennemis. Qui le fera désormais à sa place ? À tout instant, je me couche dans les herbes folles, je me tapis, harassé par les moucherons et les moustiques. Que je vivais bien près de ma maman ! Je respirais librement… À l’ombre de la forêt vierge, maman et moi, nous habitions là où la montagne boisée se prélasse couchée sur le côté et baignée sur ses deux flancs par des rivières. Notre logis était inaccessible. Maman se couchait sur un tertre, et je m’étendais près d’elle. Des trois côtés des arbres nous protégeaient. Maman surveillait l’accès dégarni. Parfois elle dressait les oreilles, et, l’observant de près, je faisais comme elle. À trois reprises, nous entendîmes un bruit insolite : il ne me rappelait ni l’écoulement de l’eau que j’entends constamment, ni le chant du merle, ni le martèlement du pic, ni le craquement d’une branche tombée d’un arbre sec, ni le bruissement de la brise dans le feuillage… Je remarquai une chose: à peine maman entendait-elle ce bruit étrange, qu’elle se dressait sur ses pieds et me disait: «Suis-moi, mon enfant, suis-moi !» Elle partait en courant, et je sautillais derrière, rassemblant mes forces. Je ne savais ni ne comprenais qui elle craignait. À présent je sais…Oh, combien d’ennemis avons-nous ! Oh, homme ! pourquoi ne me plains-tu pas, moi si petit ? Pourquoi ne m’offres-tu pas la liberté de me promener en paix, le cœur tranquille, de fouler l’herbe verte, d’admirer, penché au bord d’un sommet, le frôlement de la brise du soir ? Je n’ose quitter la forêt. Si je passe dans le champ, je m’astreins à suivre la lisière du bois. Encore ne puis-je m’y hasarder qu’au prix d’une bonne moitié de mon existence ! Je dois constamment regarder à gauche et à droite, me cacher derrière les arbres, les rochers, me coucher dans l’herbe et manger debout, sur le qui-vive ! Dis-moi, homme, quel mal ai-je pu te faire ? Et quelle perte ma pauvre maman a-t-elle pu t’infliger ? Boire ta boisson ou manger tes denrées ? Pourquoi l’avoir tuée, me privant de ma protectrice et me réservant le sort d’un orphelin ? Ah, hommes ! sûrs de votre dextérité et de votre force, peu vous chaut ce qu’il advient de nous… Vous ne sentez pas que nous aussi nous aimons la liberté, votre cœur implacable ne vous dit pas que nous aussi nous aimons la vie, 21

petite semaine auprès de maman. Elle m’apprenait à distinguer amis et ennemis.<br />

Qui le fera désormais à sa place ? À tout instant, je me couche dans les herbes<br />

folles, je me tapis, harassé par les moucherons et les moustiques. Que je vivais<br />

bien près de ma maman ! Je respirais librement…<br />

À l’ombre de la forêt vierge, maman et moi, nous habitions là où la montagne<br />

boisée se prélasse couchée sur le côté et baignée sur ses deux flancs par<br />

des rivières. Notre logis était inaccessible. Maman se couchait sur un tertre, et je<br />

m’étendais près d’elle. Des trois côtés des arbres nous protégeaient. Maman surveillait<br />

l’accès dégarni. Parfois elle dressait les oreilles, et, l’observant de près,<br />

je faisais comme elle. À trois reprises, nous entendîmes un bruit insolite : il ne<br />

me rappelait ni l’écoulement de l’eau que j’entends constamment, ni le chant du<br />

merle, ni le martèlement du pic, ni le craquement d’une branche tombée d’un<br />

arbre sec, ni le bruissement de la brise dans le feuillage…<br />

Je remarquai une chose: à peine maman entendait-elle ce bruit étrange,<br />

qu’elle se dressait sur ses pieds et me disait: «Suis-moi, mon enfant, suis-moi !»<br />

Elle partait en courant, et je sautillais derrière, rassemblant mes forces. Je ne<br />

savais ni ne comprenais qui elle craignait. À présent je sais…Oh, combien d’ennemis<br />

avons-nous ! Oh, homme ! pourquoi ne me plains-tu pas, moi si petit ?<br />

Pourquoi ne m’offres-tu pas la liberté de me promener en paix, le cœur tranquille,<br />

de fouler l’herbe verte, d’admirer, penché au bord d’un sommet, le frôlement<br />

de la brise du soir ?<br />

Je n’ose quitter la forêt. Si je passe dans le champ, je m’astreins à suivre la<br />

lisière du bois. Encore ne puis-je m’y hasarder qu’au prix d’une bonne moitié de<br />

mon existence ! Je dois constamment regarder à gauche et à droite, me cacher<br />

derrière les arbres, les rochers, me coucher dans l’herbe et manger debout, sur le<br />

qui-vive ! Dis-moi, homme, quel mal ai-je pu te faire ? Et quelle perte ma pauvre<br />

maman a-t-elle pu t’infliger ? Boire ta boisson ou manger tes denrées ? Pourquoi<br />

l’avoir tuée, me privant de ma protectrice et me réservant le sort d’un orphelin<br />

? Ah, hommes ! sûrs de votre dextérité et de votre force, peu vous chaut<br />

ce qu’il advient de nous… Vous ne sentez pas que nous aussi nous aimons la liberté,<br />

votre cœur implacable ne vous dit pas que nous aussi nous aimons la vie,<br />

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