Boris Vian et l'esprit potache - Cndp
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<strong>Boris</strong> <strong>Vian</strong> <strong>et</strong> l’esprit <strong>potache</strong><br />
Par Frédéric Mag<strong>et</strong><br />
<strong>Boris</strong> <strong>Vian</strong> professa toute sa vie le refus de l’embrigadement idéologique. À une<br />
époque, celle de l’après-guerre, où il était de bon ton d’être existentialiste, communiste ou<br />
maoïste, il ne fut d’aucune école, opposant aux penseurs <strong>et</strong> aux prophètes un humour<br />
<strong>potache</strong>. Son goût du canular, du jeu de mots, sa passion pour les univers poétiques <strong>et</strong><br />
oniriques ont longtemps maintenu son œuvre dans l’incompréhension. Il fallut attendre une<br />
nouvelle génération <strong>et</strong> la faillite des grands idéaux collectifs de l’après-guerre pour que les<br />
étudiants de Mai 68 redécouvrent L’Herbe rouge <strong>et</strong> Je voudrais pas crever, fassent de<br />
L’Écume des jours un manifeste <strong>et</strong> portent <strong>Vian</strong> au panthéon de la littérature mondiale. Non<br />
sans quelques malentendus.<br />
De Jean-Paul Sartre à Jean-Sol Partre<br />
Au sortir de la guerre, la rencontre entre <strong>Boris</strong> <strong>Vian</strong> <strong>et</strong> Jean-Paul Sartre est inévitable.<br />
Après la Libération, la renommée de l’écrivain <strong>et</strong> philosophe est à son apogée. L’auteur de La<br />
Nausée, des Mouches <strong>et</strong> de Huis clos règne sur les L<strong>et</strong>tres françaises. L’existentialisme,<br />
philosophie de l’action inspirée de la phénoménologie, <strong>et</strong> la définition de l’écrivain engagé<br />
« en situation dans son époque » sont devenus les nouveaux standards de la vie intellectuelle<br />
française. Comme beaucoup de jeunes gens de sa génération, <strong>Vian</strong> admire Sartre. Il fait dans<br />
un premier temps la connaissance de Simone de Beauvoir, grâce à Raymond Queneau, alors<br />
secrétaire général des éditions Gallimard, qui organise une rencontre en mars 1946. Les<br />
premières impressions du « castor » ne sont guère positives : « Je trouvais que <strong>Vian</strong><br />
s’écoutait <strong>et</strong> qu’il cultivait trop complaisamment le paradoxe », juge-t-elle sans appel dans La<br />
Force des choses. Il faut dire que <strong>Boris</strong> <strong>Vian</strong> dénote dans le groupe des sartriens : « Il avait<br />
une personnalité incernable par rapport à nos critères de Saint-Germain-des-Prés, rappelle<br />
J.-B. Pontalis. Lui-même était disparate, avec des côtés « rive droite », ses vêtements sérieux<br />
d’ingénieur, sa culture scientifique, <strong>et</strong> son univers, aussi, était disparate. » Même après qu’il<br />
aura intégré l’équipe des Temps modernes, les proches de Sartre conserveront toujours une<br />
certaine distance à l’égard de c<strong>et</strong> « ancien élève de Centrale à l’humour « taupin » » (Jean<br />
Cau, Croquis de mémoire, 1985).<br />
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Site Présence de la littérature - Dossier <strong>Vian</strong> © SCÉRÉN-CNDP, 2010.<br />
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Pour attirer l’attention du philosophe, <strong>Vian</strong> a l’idée de se moquer de lui. Sartre <strong>et</strong><br />
Beauvoir apparaissent dans L’Écume des jours sous les traits de Jean-Sol Partre <strong>et</strong> de la<br />
duchesse de Bovouard. <strong>Vian</strong> y parodie les titres des livres de Sartre. Ainsi La Nausée, roman<br />
paru en 1939, devient tour à tour Paradoxes sur le Dégueulis, Choix préalable avant le Haut-<br />
le-Cœur, Le Vomi, Le Remugle <strong>et</strong> Renvoi des Fleurs. Quant à son essai philosophique L’Être<br />
<strong>et</strong> le Néant (1949), il devient sous la plume de <strong>Vian</strong> La L<strong>et</strong>tre <strong>et</strong> le Néon, « étude critique<br />
célèbre sur les enseignes lumineuses ». Le narrateur évoque notamment la célèbre conférence<br />
que Jean-Paul Sartre avait donnée à Paris le 29 octobre 1945 intitulée « L’existentialisme est<br />
un humanisme » <strong>et</strong> qui avait largement contribué à populariser ses théories philosophiques<br />
<strong>et</strong> à faire de lui un personnage public : « Le public qui se pressait là, écrit <strong>Boris</strong>, présentait<br />
des aspects bien particuliers. Ce n’étaient que visages fuyants à lun<strong>et</strong>tes, cheveux hérissés,<br />
mégots jaunis, renvois de nougats <strong>et</strong>, pour les femmes, p<strong>et</strong>ites nattes miteuses ficelées autour<br />
du crâne <strong>et</strong> canadiennes portées à même la peau […]. Une loge spéciale dans laquelle<br />
trônaient la duchesse de Bovouard <strong>et</strong> sa suite attirait les regards d’une foule exsangue <strong>et</strong><br />
insultait, par son luxe de bon aloi, au caractère provisoire des dispositions des personnes<br />
d’un rang de philosophes montés sur pliants […]. Nombreux étaient les cas d’évanouissement<br />
dus à l’exaltation intra-utérine qui s’emparait particulièrement du public féminin. » La foule<br />
immense qui se presse pour assister à la conférence utilise les moyens les plus loufoques pour<br />
approcher le grand maître, certains en corbillard, d’autres en parachutes, d’autres encore par<br />
les égouts. Partre y fait une entrée de monarque <strong>et</strong> présente sous les acclamations du public<br />
« des échantillons de vomi empaillé ».<br />
<strong>Vian</strong> n’hésite pas à se moquer des théories philosophiques de Sartre. Ainsi, toujours<br />
dans L’Écume des jours, Nicolas assiste à une réunion autour du thème de l’engagement où<br />
les participants proposent d’établir « un parallèle […] entre l’engagement d’après les théories<br />
de Jean-Sol Partre, l’engagement ou le rengagement dans les troupes coloniales, <strong>et</strong><br />
l’engagement ou prise à gage des gens dits de maison par les particuliers. » <strong>Vian</strong> dénonce<br />
l’embrigadement idéologique incarné dans L’Écume des jours par le personnage de Chick qui<br />
dans le roman ne lit aucun autre auteur que Partre mais attache plus d’importance à la<br />
matérialité d’un livre, à la préciosité des matières, qu’à son contenu. L’écrivain selon Sartre<br />
devait être un intellectuel engagé : « En résumé, notre intention est de concourir à produire<br />
certains changements dans la société qui nous entoure […] nous nous rangeons du côté de<br />
ceux qui veulent changer à la fois la condition sociale de l’homme <strong>et</strong> la conception qu’il a de<br />
lui-même. » <strong>Vian</strong> se moque de c<strong>et</strong>te définition. Pour attirer l’attention de Sartre, il mise sur<br />
son humour. Et il réussit.<br />
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Toute vérité est bonne à dire ; le mensonge aussi<br />
La fantaisie de <strong>Vian</strong>, son goût de la plaisanterie <strong>et</strong> bien sûr sa formidable<br />
connaissance de la culture américaine <strong>et</strong> du jazz séduisent Jean-Paul Sartre à son r<strong>et</strong>our des<br />
États-Unis au printemps 1946. Certes, l’auteur de L’Être <strong>et</strong> le Néant prise l’esprit des<br />
normaliens <strong>et</strong> des anciens khâgneux qui l’entourent, mais il les trouve beaucoup trop sérieux.<br />
C’est donc bien volontiers qu’il donne sa voix à L’Écume des jours pour le Prix de la Pléiade <strong>et</strong><br />
qu’il confie à <strong>Boris</strong> le rôle de trouble-fête dans la revue qu’il a fondée un an plus tôt, Les<br />
Temps modernes, véritable arme de combat politique <strong>et</strong> instrument de recherche théorique<br />
qui réunit alors les plus grandes signatures de la littérature <strong>et</strong> de la philosophie. C’est <strong>Vian</strong><br />
qui trouve le titre de la chronique qu’il y tiendra : « Chroniques du menteur ». Ses textes<br />
tranchent par leur suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> leur ton avec le reste de la revue. Y dominent les mensonges, bien<br />
sûr, les contre-vérités, les raisonnements absurdes <strong>et</strong> les informations loufoques, telle c<strong>et</strong>te<br />
annonce : « Rappelons qu’Édith Piaf, autrefois la Môme Piaf, vient de se faire anoblir par le<br />
pape, moyennant l’enregistrement de Minuit, chrétiens avec Alix Combelle au ténor, <strong>et</strong> se<br />
nomme maintenant baronne Piaffe » ou bien encore ce raisonnement sur ce qu’il pourrait<br />
arriver s’il tuait Marcel Cachin : « Je me ferais traiter de salaud de fasciste. […] Pourtant, ça<br />
n’est pas vrai, je ne suis pas un fasciste, je suis juste un peu réactionnaire, inscrit au PC <strong>et</strong> à la<br />
CGT, je lis Le Peuple <strong>et</strong> le fais lire à mes amis. » <strong>Vian</strong> n’hésite pas à s’en prendre à la revue<br />
elle-même <strong>et</strong> à ses collaborateurs : « Pour leur montrer ma bonne foi, je tuerai Merleau-<br />
Ponty aussi (c’est lui le gérant, mais personne ne s’en doute). C’est un capitaliste <strong>et</strong> il prend<br />
trop de pages dans c<strong>et</strong>te revue, je n’aime pas les égoïstes », « En fait, si l’on veut écrire<br />
n’importe quoi dans Les Temps modernes, on ne peut pas. Il faut du sérieux, du qui porte. De<br />
l’article de fond, du resucé, du concentré, du revendicatif, du dénonciateur d’abus, de l’anti-<br />
tyrannique, du libre, du dégagé de tout. […] Citoyens ! Assez de baratin ! » Le menteur va-t-il<br />
un peu trop loin ? Ses plaisanteries ne sont pas du goût de tout le monde. Simone de Beauvoir<br />
juge ses articles « drôles mais faciles ». Viol<strong>et</strong>te Leduc lui écrit « […] la prétention que vous<br />
avez engagée dans la « Chronique du Menteur » m’emm… bête. » <strong>Vian</strong> dénote. Il est peut-<br />
être un bon écrivain, mais il n’est pas publié. Pour certains, c’est un plaisantin, un noceur, au<br />
mieux un bon tromp<strong>et</strong>tiste. Très vite ses textes sont censurés. Sartre se fatigue de devoir<br />
défendre à chaque comité de direction le mouton noir qu’il a lui-même introduit dans la<br />
bergerie. <strong>Vian</strong> interrompt sa collaboration aux Temps modernes.<br />
<strong>Vian</strong> est sartrien par fidélité <strong>et</strong> par admiration à un homme. Mais il n’a pas le culte de<br />
la personnalité. Il cultive le goût des relations égalitaires telles qu’elles existent au sein d’un<br />
groupe de jazz <strong>et</strong> traite sur le même pied ses camarades musiciens <strong>et</strong> les écrivains, les artistes<br />
ou les intellectuels qu’il rencontre à Saint-Germain-des-Prés. Nul ne peut l’impressionner.<br />
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D’ailleurs, ils n’aiment pas vraiment ce qu’écrivent les amis de Sartre : « Il trouvait à peu près<br />
tout dépassé, note Michelle <strong>Vian</strong>. La littérature française s’écoutait beaucoup à c<strong>et</strong>te époque.<br />
Dans les livres américains, <strong>et</strong> surtout dans le jazz, <strong>Boris</strong> était sensible à une langue plus<br />
charnelle, directe, sensuelle, à une langue prohibée. » Il ne croit pas davantage aux thèses des<br />
existentialistes <strong>et</strong> à leur conception de l’engagement. Pétain condamné à mort ? Les procès de<br />
Nuremberg ? Le départ de De Gaulle ? Les risques de guerre coloniale ? Sur tous ces suj<strong>et</strong>s, il<br />
reste mu<strong>et</strong>. À l’heure de l’engagement, à l’époque de la guerre froide naissante <strong>et</strong> du<br />
stalinisme menaçant, il botte en touche en riant. Il fait mine de trouver cela assommant <strong>et</strong><br />
vaniteux. Tous les concepts que manient avec aisance, <strong>et</strong> peut-être facilité, les existentialistes,<br />
dans les bars de Saint-Germain, sonnent creux à son oreille. On reprocha beaucoup à<br />
l’époque le désengagement de <strong>Vian</strong>. A posteriori, il apparut salutaire : « On était tous<br />
terriblement de gauche, fascinés par l’URSS manichéen [sic], braqués contre les USA, qui<br />
incarnaient le mal politique, malgré leurs romans <strong>et</strong> leurs « séries noires ». <strong>Boris</strong> était plus<br />
fin, plus en avance. Moins dupe. Nous devions nous comporter comme des moutons. Lui<br />
passait pour un apolitique, <strong>et</strong> souvent, il a été dédaigné pour cela. En fait, il était en avance. Il<br />
avait compris que tout cela tournerait court, par son tempérament, par un mélange d’égoïsme<br />
<strong>et</strong> de sens de l’absurde. » (Scipion, cité par Boggio, p. 130) Son refus de l’engagement est<br />
fondé sur une conception pessimiste de la nature humaine. Les hommes ne sont pas tant<br />
aliénés par la nécessité économique que par leur faiblesse d’esprit. À l’époque des grandes<br />
aventures collectives, <strong>Boris</strong> <strong>Vian</strong> prône le r<strong>et</strong>our à un individualisme généreux <strong>et</strong> le culte de<br />
l’amitié. C’est sans doute une des raisons pour laquelle beaucoup d’œuvres de <strong>Vian</strong> n’ont pas<br />
été comprises à leur parution.<br />
Tout est ‘pataphysique<br />
Il est d’ailleurs significatif que, défendant Sartre, il oppose aux censeurs <strong>et</strong> aux bien-<br />
pensants qui reprochent à l’auteur de La Nausée son univers « fétide <strong>et</strong> malsain », la figure<br />
de Jarry : « Ce sont les mêmes dont les pères ont enterré Jarry sous le fiel de Chassé <strong>et</strong> des<br />
polytechniciens de Rennes. Ils ont tordu le cou aux grands serpents d’airain, mais qu’ils<br />
prennent garde : le jour est proche où, dans un fracas de tonnerre, la statue de Jarry nu, en<br />
pleine érection, vêtu comme un demi-dieu, sortira de terre place Saint-Sulpice. » (La Rue,<br />
n° 6, 12 juill<strong>et</strong> 1946) Le goût du canular <strong>et</strong> du jeu de mots, la passion pour les univers<br />
poétiques <strong>et</strong> oniriques rapprochaient l’univers de <strong>Vian</strong> de celui de Jarry <strong>et</strong> des irrévérencieux<br />
thuriféraires réunis dans le Collège de pataphysique, un des groupes littéraires les plus<br />
originaux de l’après-guerre. Fondé en 1948 <strong>et</strong> toujours existant après une période<br />
d’occultation de 25 ans, le Collège de ‘pataphysique réunissait des personnalités extrêmement<br />
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diverses, pour beaucoup issues du mouvement surréaliste : Raymond Queneau, Max Ernst,<br />
Juan Miro, Man Ray, Jacques Prévert, Michel Leiris, Raymond Roussel, Eugène Ionesco,<br />
René Clair, Paul-Émile Victor… Le Collège se veut un lieu d’élaboration de la doctrine<br />
‘pataphysique, terme créé <strong>et</strong> défini par Alfred Jarry en 1911 dans Gestes <strong>et</strong> opinions du<br />
docteur Faustroll, pataphysicien : « La ‘pataphysique […] est la science de ce qui se surajoute<br />
à la métaphysique soit en elle-même, soit hors d’elle-même, s’étendant aussi loin au-delà de<br />
celle-ci que celle-ci au-delà de celle-ci que celle-ci au-delà de la physique. […] Elle étudiera les<br />
lois qui régissent les exceptions. » Il y avait là de quoi séduire l’ingénieur de Centrale, féru de<br />
mécanique <strong>et</strong> d’inventions en tous genres. <strong>Vian</strong> entre au Collège de ‘pataphysique le 8 juin<br />
1952. D’abord membre du corps des Satrapes, il gravit tous les échelons de la hiérarchie :<br />
Promoteur Insigne de L’ordre de la Grande Gidouille, Co-Président de la co-commission de<br />
Vêture, Président de la Sous-commission des Solutions Imaginaires, Président de la Sous-<br />
commission Mathématique <strong>et</strong> des Sciences Exactes. Il y a entre <strong>Vian</strong> <strong>et</strong> la ‘pataphysique une<br />
sorte d’évidence : « Qui fut plus ‘pataphysicien que lui ? Cela donnerait à penser que le<br />
Collège implique plus qu’il n’explique. Si le Collège n’avait pas été ‘pataphysique <strong>Boris</strong> l’eût<br />
rendu tel. », affirme Raymond Queneau, l’un des contemporains dont il est le plus proche.<br />
‘Pataphysicien ? Ne l’était-il pas dès l’enfance ? C’est en tout cas ce qu’il affirme dans un<br />
entr<strong>et</strong>ien accordé à la radio en 1959 : « Pour vous donner un détail personnel, je suis venu à<br />
la ‘pataphysique vers l’âge de huit ou neuf ans en lisant une pièce de Flers <strong>et</strong> Caillav<strong>et</strong> qui<br />
s’appelle La Belle Aventure, c’est vraiment le dernier endroit où l’on peut s’attendre à en<br />
trouver quand on n’est pas ‘pataphysicien ; mais elle contenait notamment c<strong>et</strong>te réplique, qui<br />
était à la création dans la bouche de Victor Boucher <strong>et</strong> que je vous donne pour conclure ce<br />
p<strong>et</strong>it entr<strong>et</strong>ien préalable ; je crois qu’elle peut initier tout le monde très aisément <strong>et</strong> très<br />
rapidement à la ‘pataphysique, c’est la suivante : "Je m’applique volontiers à penser aux<br />
choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas" ».<br />
Chez les existentialistes ou chez Gallimard – ce qui revient à peu près au même – on<br />
prend les ‘pataphysiciens pour de gentils plaisantins. On leur reproche de n’accorder de<br />
valeur à rien, qu’elle soit morale ou esthétique. Pour <strong>Vian</strong> dont l’œuvre connaît une certaine<br />
désaffection au début des années cinquante – ses livres trouvent difficilement un éditeur <strong>et</strong><br />
sont mal ou peu distribués – le Collège de ‘pataphysique est un véritable réconfort. Il y<br />
r<strong>et</strong>rouve des amis <strong>et</strong> des compagnons qui partagent les mêmes goûts <strong>et</strong> les mêmes<br />
aspirations. Une communauté que résume bien la définition qu’il donne de la ‘pataphysique<br />
en 1959 à la radio : « un des principes fondamentaux de la ‘pataphysique est l’équivalence.<br />
C’est peut-être ce qui explique ce refus que nous manifestons de ce qui est sérieux, de ce qui<br />
ne l’est pas, puisque pour nous, c’est exactement la même chose, c’est ‘pataphysique. »<br />
« Science de l’imaginaire », les ‘pataphysiciens m<strong>et</strong>tent sur le même plan le réel <strong>et</strong><br />
l’imaginaire. C’est une des clés de l’œuvre de <strong>Vian</strong>. Une écriture ludique <strong>et</strong> inventive qui<br />
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manie avec délice les jeux de mots <strong>et</strong> les néologismes <strong>et</strong> qui plonge le lecteur dans un monde<br />
onirique <strong>et</strong> poétique, un monde où comme le note le critique Gilbert Pestureau « les soucis<br />
moraux deviennent fleurs comme à l’inverse un nénuphar est parasite mortel, où le coin est<br />
coing <strong>et</strong> le rock nourriture ». Un privilège accordé à l’inventivité qu’incarne à merveille dans<br />
L’Écume des jours le personnage de Nicolas qui excelle dans la création culinaire : andouillon<br />
des îles au porto musqué, bol de punch aux aromates avec croûtons beurrés d’anchois. Certes<br />
il reprend souvent les rec<strong>et</strong>tes déjà existantes de Gouffé, mais il leur ajoute toujours des<br />
éléments qui témoignent de sa créativité. Tout comme <strong>Vian</strong> truffe ses œuvres de citations <strong>et</strong><br />
de références à la culture classique pour mieux les détourner, pour mieux en jouer <strong>et</strong> peut-<br />
être mieux les goûter. Dans le roman, Nicolas apparaît comme le contre-modèle de Jean-Sol<br />
Partre, le double burlesque de Sartre. La philosophie de Partre est certes universelle, mais<br />
seule l’inventivité culinaire de Nicolas procure des joies réelles.<br />
<strong>Boris</strong> <strong>Vian</strong> est-il un auteur sérieux ? C’est ce que pouvaient laisser penser les<br />
nombreuses manifestations <strong>et</strong> publications à l’occasion des célébrations du cinquantenaire de<br />
la mort de l’écrivain. Pourtant, même l’entrée dans la Pléiade n’a pas réussi à faire vieillir<br />
<strong>Boris</strong> <strong>Vian</strong>. Ses romans continuent à enthousiasmer les jeunes générations, des lecteurs sans<br />
doute plus fidèles que jamais au désespoir enjoué qui présida à l’écriture de son œuvre. Ce<br />
qui frappe à relire <strong>Vian</strong>, c’est l’extraordinaire jeunesse <strong>et</strong> la vitalité de l’écriture. Le principal<br />
mérite de <strong>Vian</strong> n’est-il pas au fond d’avoir su maintenir la littérature en perpétuel état<br />
d’adolescence ? On n’est jamais sérieux quand on est adolescent.<br />
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