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Les Bienveillantes (Jonathan Littell) LA « SHOAH PAR BALLES » ET LES EINSATZGRUPPEN Ce pavé de près de 1400 pages (édition de poche) est le récit à la première personne de Maximilian Aue, revenant sur sa participation aux massacres de masse en tant qu’officier SS, entre ses vingt-cinq et trente ans. Avec un ton d'observateur froid – il rédige des rapports aux autorités supérieures de la SS, ne prenant que très rarement le rôle d'exécuteur – le narrateur raconte, tout en effectuant de fréquents retours en arrière sur son enfance et sa jeunesse, son expérience de la guerre, les massacres, sa tentative désespérée de faire travailler les Juifs pour l'effort de guerre… Aue est tout d’abord envoyé sur le front de l’Est et dirige un Einsatzgruppen (« groupe d’intervention » chargé d’éliminer Juifs et communistes au fur et à mesure de l’avancée de la Wehrmacht) qui seront les acteurs de la « Shoah par balles ». Des humiliations et persécutions. La rue devant la prison grouillait de monde, une cohue monstrueuse. Les gens s’égosillaient, des femmes, hystériques, déchiraient leurs vêtements et se roulaient par terre ; des Juifs agenouillés, gardés par des Feldgendarmes, frottaient le trottoir ; de temps à autre un passant leur décochait un coup de pied, un Feldwebel rubicond aboyait : « Juden, kaputt ! », des Ukrainiens, admiratifs, applaudissaient. Au portail de la prison, je dus céder la place à une colonne de Juifs, en chemise ou torse nu, pour la plupart ensanglantés, qui, encadrés de soldats allemands, portaient des cadavres putréfiés et les chargeaient dans des charrettes. De vieilles femmes en noir se jetaient alors sur les corps en ululant, puis se ruaient sur les Juifs et les griffaient jusqu’à ce qu’un soldat tente de les repousser. J’avais perdu Beck de vue, j’entrai dans la cour de la prison, et là c’était encore le même spectacle, des Juifs terrifiés qui triaient des cadavres, d’autres qui frottaient les pavés sous les huées des soldats ; ceux-ci se lançaient en avant, frappaient les Juifs, à mains nues ou à coups de crosse, les Juifs hurlaient, s’effondraient, se débattaient pour se relever et reprendre le travail, d’autres soldats photographiaient la scène, d’autres encore, hilares, criaient des injures ou des encouragements, parfois aussi un Juif ne se relevait plus, alors plusieurs hommes y allaient de leurs bottes, puis un ou deux Juifs venaient traîner le corps par les pieds sur le côté, d’autres devaient de nouveau frotter. ========== La participation du « héros » à une Aktion des Einsatzgruppen sur le front soviétique Un matin, Janssen me proposa de venir assister à une action. Tôt ou tard, cela devait advenir, je le savais et j’y avais pensé. Dire que j’avais des doutes sur nos méthodes, je le puis en toute sincérité : j’en saisissais mal la logique. J’avais discuté avec des prisonniers juifs ; ceux-ci m’affirmaient que pour eux, depuis toujours, les mauvaises choses venaient de l’est, les bonnes, de l’ouest ; en 1918, ils avaient accueilli nos troupes comme des libérateurs, des sauveurs ; celles-ci s’étaient comportées très humainement ; après leur départ, les Ukrainiens de Petlioura étaient revenus les massacrer. Quant au pouvoir bolchevique, il affamait le peuple. Maintenant, nous les tuions. Et indéniablement, nous tuions beaucoup de gens. Cela me semblait un malheur, même si c’était inévitable et nécessaire. Mais le malheur, il faut s’y confronter ; l’inévitable et la nécessité, il faut toujours être prêt à les regarder en face, et accepter de voir les conséquences qui en découlent ; fermer les yeux, ce n’est jamais une réponse. J’acceptai l’offre de Janssen. L’action était commandée par l’Untersturmführer Nagel, son adjoint ; je partis de Tsviahel avec lui. Il avait plu la veille mais la route restait bonne, nous voyagions doucement entre deux hautes murailles de verdure ruisselant de lumière, qui nous cachaient les champs. Le village, je ne me souviens plus de son nom, se trouvait au bord d’une large rivière, quelques kilomètres au-delà de l’ancienne frontière soviétique ; c’était un bourg mixte, les paysans galiciens vivaient d’un côté, les Juifs, de l’autre. À notre arrivée je trouvai les cordons déjà déployés. Nagel m’avait indiqué un bois derrière le bourg : « C’est là que ça se passe. » Il paraissait nerveux, hésitant, lui non plus n’avait sans doute encore tué personne. Sur la place centrale, nos Askaris réunissaient les Juifs, des hommes d’âge mûr, des adolescents ; ils les ramenaient par petits groupes des ruelles juives, parfois ils les frappaient, puis ils les forçaient à s’accroupir, gardés par des Orpo. Quelques Allemands les accompagnaient aussi, l’un d’eux, Gnauk, fouettait les Juifs avec une cravache pour les faire avancer. Mais à part les cris tout semblait relativement calme, ordonné. Il n’y avait pas de badauds ; de temps à autre, un enfant apparaissait au coin de la place, regardait les Juifs accroupis, et filait. « Il y en a encore pour une demi-heure, je pense », dit Nagel. — « Je peux visiter ? » lui demandai-je. — « Oui, bien sûr. Mais prenez quand même votre ordonnance. » C’est ainsi qu’il désignait Popp, qui ne me quittait plus depuis Lemberg et me préparait mes quartiers et le café, me cirait les bottes, et faisait laver mes uniformes ; je ne lui avais pourtant rien demandé. Je me dirigeai du côté des petites fermes galiciennes, vers la rivière, Popp me suivait à quelques pas, fusil à l’épaule. Les maisons étaient longues et basses, les portes restaient obstinément fermées, je ne voyais personne aux croisées. Devant un portail en bois enduit d’un bleu pâle grossier, une trentaine d’oies cacardaient bruyamment, attendant de rentrer. Je dépassai les dernières maisons et descendis vers la rivière, mais les bords devenaient marécageux, je remontai un peu ; plus loin, j’apercevais le bois. L’air résonnait du coassement lancinant, obsédant des grenouilles en chaleur. Plus haut, entre des champs détrempés où les plaques d’eau reflétaient le soleil, une douzaine d’oies blanches marchaient en file, grasses et fières, suivies d’un veau apeuré. J’avais eu l’occasion de voir quelques villages en Ukraine : ils me paraissaient bien plus pauvres et miséreux que celui-ci, j’avais peur qu’Oberländer ne voie ses théories battues en brèche. Je rebroussai chemin. Devant le portail bleu, les oies patientaient toujours, épiant une vache qui pleurait, les yeux grouillant de mouches agglutinées. Sur la place, les Askaris faisaient monter les Juifs dans les camions avec des cris et des coups de schlague ; pourtant, ces Juifs ne résistaient pas. Deux Ukrainiens, devant moi, traînaient un vieux avec une jambe de bois, sa prothèse se détacha et ils le jetèrent sans ménagement dans le camion. Nagel s’était éloigné, j’attrapai un des Askaris et lui indiquai la jambe en bois : « Mets ça avec lui dans le camion. » L’Ukrainien haussa les épaules, ramassa la jambe, et la lança après le vieux. Dans chaque camion, on entassait environ trente Juifs ; il devait y en avoir cent cinquante en tout, mais nous ne disposions que de trois camions, il faudrait faire un second voyage. Lorsque les camions furent chargés, Nagel me fit signe de monter dans l’Opel et prit le chemin du bois, suivi des camions. À la lisière, le cordon était déjà en place. On fit décharger les camions, puis Nagel donna l’ordre de choisir les Juifs qui iraient creuser ; les autres attendraient là. Un Hauptscharführer fit la sélection, on distribua les pelles ; Nagel forma une escorte et le groupe s’enfonça dans le bois. Les camions étaient repartis. Je regardai les Juifs : les plus proches de moi paraissaient pâles, mais calmes. Nagel s’approcha et m’apostropha vivement, désignant les Juifs : « C’est nécessaire, vous comprenez ? Dans tout ça, la souffrance humaine ne doit compter pour rien. » — « Oui, mais tout de même elle compte pour quelque chose. » C’était cela que je ne parvenais pas à saisir : la béance, l’inadéquation absolue entre la facilité avec laquelle on peut

Les Bienveillantes (Jonathan Littell)<br />

LA « SHOAH PAR BALLES <strong>»</strong> ET LES EINSATZGRUPPEN<br />

Ce pavé de près de 1400 pages (édition de poche) est le récit à la première personne de Maximilian Aue, revenant sur sa <strong>par</strong>ticipation aux massacres de<br />

masse en tant qu’officier SS, entre ses vingt-cinq <strong>et</strong> trente ans. Avec un ton d'observateur froid – il rédige des rapports aux autorités supérieures de la SS, ne<br />

prenant que très rarement le rôle d'exécuteur – le narrateur raconte, tout en effectuant de fréquents r<strong>et</strong>ours en arrière sur son enfance <strong>et</strong> sa jeunesse, son<br />

expérience de la guerre, <strong>les</strong> massacres, sa tentative désespérée de faire travailler <strong>les</strong> Juifs pour l'effort de guerre… Aue est tout d’abord envoyé sur le front de<br />

l’Est <strong>et</strong> dirige un Einsatzgruppen (« groupe d’intervention <strong>»</strong> chargé d’éliminer Juifs <strong>et</strong> communistes au fur <strong>et</strong> à mesure de l’avancée de la Wehrmacht) qui seront<br />

<strong>les</strong> acteurs de la « Shoah <strong>par</strong> <strong>bal<strong>les</strong></strong> <strong>»</strong>.<br />

Des humiliations <strong>et</strong> persécutions.<br />

La rue devant la prison grouillait de monde, une cohue monstrueuse. Les gens s’égosillaient, des femmes, hystériques, déchiraient leurs vêtements <strong>et</strong> se<br />

roulaient <strong>par</strong> terre ; des Juifs agenouillés, gardés <strong>par</strong> des Feldgendarmes, frottaient le trottoir ; de temps à autre un passant leur décochait un coup de pied, un<br />

Feldwebel rubicond aboyait : « Juden, kaputt ! <strong>»</strong>, des Ukrainiens, admiratifs, applaudissaient. Au portail de la prison, je dus céder la place à une colonne de<br />

Juifs, en chemise ou torse nu, pour la plu<strong>par</strong>t ensanglantés, qui, encadrés de soldats allemands, portaient des cadavres putréfiés <strong>et</strong> <strong>les</strong> chargeaient dans des<br />

charr<strong>et</strong>tes. De vieil<strong>les</strong> femmes en noir se j<strong>et</strong>aient alors sur <strong>les</strong> corps en ululant, puis se ruaient sur <strong>les</strong> Juifs <strong>et</strong> <strong>les</strong> griffaient jusqu’à ce qu’un soldat tente de <strong>les</strong><br />

repousser. J’avais perdu Beck de vue, j’entrai dans la cour de la prison, <strong>et</strong> là c’était encore le même spectacle, des Juifs terrifiés qui triaient des cadavres,<br />

d’autres qui frottaient <strong>les</strong> pavés sous <strong>les</strong> huées des soldats ; ceux-ci se lançaient en avant, frappaient <strong>les</strong> Juifs, à mains nues ou à coups de crosse, <strong>les</strong> Juifs<br />

hurlaient, s’effondraient, se débattaient pour se relever <strong>et</strong> reprendre le travail, d’autres soldats photographiaient la scène, d’autres encore, hilares, criaient des<br />

injures ou des encouragements, <strong>par</strong>fois aussi un Juif ne se relevait plus, alors plusieurs hommes y allaient de leurs bottes, puis un ou deux Juifs venaient<br />

traîner le corps <strong>par</strong> <strong>les</strong> pieds sur le côté, d’autres devaient de nouveau frotter.<br />

==========<br />

La <strong>par</strong>ticipation du « héros <strong>»</strong> à une Aktion des Einsatzgruppen sur le front soviétique<br />

Un matin, Janssen me proposa de venir assister à une action. Tôt ou tard, cela devait advenir, je le savais <strong>et</strong> j’y avais pensé. Dire que j’avais des doutes sur<br />

nos méthodes, je le puis en toute sincérité : j’en saisissais mal la logique. J’avais discuté avec des prisonniers juifs ; ceux-ci m’affirmaient que pour eux, depuis<br />

toujours, <strong>les</strong> mauvaises choses venaient de l’est, <strong>les</strong> bonnes, de l’ouest ; en 1918, ils avaient accueilli nos troupes comme des libérateurs, des sauveurs ;<br />

cel<strong>les</strong>-ci s’étaient comportées très humainement ; après leur dé<strong>par</strong>t, <strong>les</strong> Ukrainiens de P<strong>et</strong>lioura étaient revenus <strong>les</strong> massacrer. Quant au pouvoir bolchevique, il<br />

affamait le peuple. Maintenant, nous <strong>les</strong> tuions. Et indéniablement, nous tuions beaucoup de gens. Cela me semblait un malheur, même si c’était inévitable <strong>et</strong><br />

nécessaire. Mais le malheur, il faut s’y confronter ; l’inévitable <strong>et</strong> la nécessité, il faut toujours être prêt à <strong>les</strong> regarder en face, <strong>et</strong> accepter de voir <strong>les</strong><br />

conséquences qui en découlent ; fermer <strong>les</strong> yeux, ce n’est jamais une réponse. J’acceptai l’offre de Janssen. L’action était commandée <strong>par</strong> l’Untersturmführer<br />

Nagel, son adjoint ; je <strong>par</strong>tis de Tsviahel avec lui. Il avait plu la veille mais la route restait bonne, nous voyagions doucement entre deux hautes murail<strong>les</strong> de<br />

verdure ruisselant de lumière, qui nous cachaient <strong>les</strong> champs. Le village, je ne me souviens plus de son nom, se trouvait au bord d’une large rivière, quelques<br />

kilomètres au-delà de l’ancienne frontière soviétique ; c’était un bourg mixte, <strong>les</strong> paysans galiciens vivaient d’un côté, <strong>les</strong> Juifs, de l’autre. À notre arrivée je<br />

trouvai <strong>les</strong> cordons déjà déployés. Nagel m’avait indiqué un bois derrière le bourg : « C’est là que ça se passe. <strong>»</strong> Il <strong>par</strong>aissait nerveux, hésitant, lui non plus<br />

n’avait sans doute encore tué personne. Sur la place centrale, nos Askaris réunissaient <strong>les</strong> Juifs, des hommes d’âge mûr, des ado<strong>les</strong>cents ; ils <strong>les</strong> ramenaient<br />

<strong>par</strong> p<strong>et</strong>its groupes des ruel<strong>les</strong> juives, <strong>par</strong>fois ils <strong>les</strong> frappaient, puis ils <strong>les</strong> forçaient à s’accroupir, gardés <strong>par</strong> des Orpo. Quelques Allemands <strong>les</strong><br />

accompagnaient aussi, l’un d’eux, Gnauk, fou<strong>et</strong>tait <strong>les</strong> Juifs avec une cravache pour <strong>les</strong> faire avancer. Mais à <strong>par</strong>t <strong>les</strong> cris tout semblait relativement calme,<br />

ordonné. Il n’y avait pas de badauds ; de temps à autre, un enfant ap<strong>par</strong>aissait au coin de la place, regardait <strong>les</strong> Juifs accroupis, <strong>et</strong> filait. « Il y en a encore pour<br />

une demi-heure, je pense <strong>»</strong>, dit Nagel. — « Je peux visiter ? <strong>»</strong> lui demandai-je. — « Oui, bien sûr. Mais prenez quand même votre ordonnance. <strong>»</strong> C’est ainsi<br />

qu’il désignait Popp, qui ne me quittait plus depuis Lemberg <strong>et</strong> me pré<strong>par</strong>ait mes quartiers <strong>et</strong> le café, me cirait <strong>les</strong> bottes, <strong>et</strong> faisait laver mes uniformes ; je ne lui<br />

avais pourtant rien demandé. Je me dirigeai du côté des p<strong>et</strong>ites fermes galiciennes, vers la rivière, Popp me suivait à quelques pas, fusil à l’épaule. Les<br />

maisons étaient longues <strong>et</strong> basses, <strong>les</strong> portes restaient obstinément fermées, je ne voyais personne aux croisées. Devant un portail en bois enduit d’un bleu<br />

pâle grossier, une trentaine d’oies cacardaient bruyamment, attendant de rentrer. Je dépassai <strong>les</strong> dernières maisons <strong>et</strong> descendis vers la rivière, mais <strong>les</strong> bords<br />

devenaient marécageux, je remontai un peu ; plus loin, j’apercevais le bois. L’air résonnait du coassement lancinant, obsédant des grenouil<strong>les</strong> en chaleur. Plus<br />

haut, entre des champs détrempés où <strong>les</strong> plaques d’eau reflétaient le soleil, une douzaine d’oies blanches marchaient en file, grasses <strong>et</strong> fières, suivies d’un<br />

veau apeuré. J’avais eu l’occasion de voir quelques villages en Ukraine : ils me <strong>par</strong>aissaient bien plus pauvres <strong>et</strong> miséreux que celui-ci, j’avais peur<br />

qu’Oberländer ne voie ses théories battues en brèche. Je rebroussai chemin. Devant le portail bleu, <strong>les</strong> oies patientaient toujours, épiant une vache qui pleurait,<br />

<strong>les</strong> yeux grouillant de mouches agglutinées. Sur la place, <strong>les</strong> Askaris faisaient monter <strong>les</strong> Juifs dans <strong>les</strong> camions avec des cris <strong>et</strong> des coups de schlague ;<br />

pourtant, ces Juifs ne résistaient pas. Deux Ukrainiens, devant moi, traînaient un vieux avec une jambe de bois, sa prothèse se détacha <strong>et</strong> ils le j<strong>et</strong>èrent sans<br />

ménagement dans le camion. Nagel s’était éloigné, j’attrapai un des Askaris <strong>et</strong> lui indiquai la jambe en bois : « M<strong>et</strong>s ça avec lui dans le camion. <strong>»</strong> L’Ukrainien<br />

haussa <strong>les</strong> épau<strong>les</strong>, ramassa la jambe, <strong>et</strong> la lança après le vieux. Dans chaque camion, on entassait environ trente Juifs ; il devait y en avoir cent cinquante en<br />

tout, mais nous ne disposions que de trois camions, il faudrait faire un second voyage. Lorsque <strong>les</strong> camions furent chargés, Nagel me fit signe de monter dans<br />

l’Opel <strong>et</strong> prit le chemin du bois, suivi des camions. À la lisière, le cordon était déjà en place. On fit décharger <strong>les</strong> camions, puis Nagel donna l’ordre de choisir <strong>les</strong><br />

Juifs qui iraient creuser ; <strong>les</strong> autres attendraient là. Un Hauptscharführer fit la sélection, on distribua <strong>les</strong> pel<strong>les</strong> ; Nagel forma une escorte <strong>et</strong> le groupe s’enfonça<br />

dans le bois. Les camions étaient re<strong>par</strong>tis. Je regardai <strong>les</strong> Juifs : <strong>les</strong> plus proches de moi <strong>par</strong>aissaient pâ<strong>les</strong>, mais calmes. Nagel s’approcha <strong>et</strong> m’apostropha<br />

vivement, désignant <strong>les</strong> Juifs : « C’est nécessaire, vous comprenez ? Dans tout ça, la souffrance humaine ne doit compter pour rien. <strong>»</strong> — « Oui, mais tout de<br />

même elle compte pour quelque chose. <strong>»</strong> C’était cela que je ne <strong>par</strong>venais pas à saisir : la béance, l’inadéquation absolue entre la facilité avec laquelle on peut


tuer <strong>et</strong> la grande difficulté qu’il doit y avoir à mourir. Pour nous, c’était une autre sale journée de travail ; pour eux, la fin de tout. Des cris émanaient du bois.<br />

« Qu’y a-t-il ? <strong>»</strong> demanda Nagel. — « Je ne sais pas, Herr Untersturmführer, répondit un sous-officier, je vais voir. <strong>»</strong> Il entra à son tour dans le bois. Certains<br />

Juifs allaient <strong>et</strong> venaient en traînant <strong>les</strong> pieds, <strong>les</strong> yeux fixés au sol, dans un silence maussade d’hommes bornés attendant la mort. Un ado<strong>les</strong>cent, accroupi sur<br />

<strong>les</strong> talons, fredonnait une comptine en me regardant avec curiosité ; il approcha deux doigts de ses lèvres ; je lui donnai une cigar<strong>et</strong>te <strong>et</strong> des allum<strong>et</strong>tes : il me<br />

remercia avec un sourire. Le sous-officier réap<strong>par</strong>ut à l’orée du bois <strong>et</strong> appela : « Ils ont trouvé une fosse commune, Herr Untersturmführer. <strong>»</strong> — « Comment ça,<br />

une fosse commune ? <strong>»</strong> Nagel se dirigea vers le bois <strong>et</strong> je le suivis. Sous <strong>les</strong> arbres, le Hauptscharführer giflait un des Juifs en criant : « Tu le savais, hein !<br />

Salope. Pourquoi tu nous l’as pas dit ? <strong>»</strong> — « Que se passe-t-il ? <strong>»</strong> demanda Nagel. Le Hauptscharführer cessa de gifler le Juif <strong>et</strong> répondit : « Regardez, Herr<br />

Untersturmführer. On est tombés sur une fosse des bolcheviques. <strong>»</strong> Je m’approchai de la tranchée dégagée <strong>par</strong> <strong>les</strong> Juifs ; au fond, on discernait des corps<br />

moisis, rabougris, presque momifiés. « Ils ont dû être fusillés en hiver, commentai-je. C’est pour cela qu’ils ne sont pas décomposés. <strong>»</strong> Un soldat au fond de la<br />

tranchée se redressa. « On dirait qu’ils ont été tués d’une balle dans la nuque, Herr Untersturmführer. Ça doit être un coup du NKVD. <strong>»</strong> Nagel appela le<br />

Dolm<strong>et</strong>scher : « Demande-lui ce qui s’est passé. <strong>»</strong> L’interprète traduisit <strong>et</strong> le Juif <strong>par</strong>la à son tour. « Il dit que <strong>les</strong> bolcheviques ont arrêté beaucoup d’hommes<br />

dans le village. Mais il dit qu’ils ne savaient pas qu’on <strong>les</strong> avait enterrés ici. <strong>»</strong> — « Ces pourritures ne savaient pas ! explosa le Hauptscharführer. Ils <strong>les</strong> ont tués<br />

eux-mêmes, oui ! <strong>»</strong> — « Hauptscharführer, calmez-vous. Faites refermer c<strong>et</strong>te tombe <strong>et</strong> allez creuser ailleurs. Mais marquez l’endroit, au cas où il s’agirait de<br />

revenir pour une investigation. <strong>»</strong> Nous r<strong>et</strong>ournâmes auprès du cordon ; <strong>les</strong> camions revenaient avec le reste des Juifs. Vingt minutes plus tard le<br />

Hauptscharführer, rouge, nous rejoignit. « On est encore tombés sur des corps, Herr Untersturmführer. Ce n’est pas possible, ils ont rempli la forêt. <strong>»</strong> Nagel<br />

convoqua un p<strong>et</strong>it conciliabule. « Il n’y a pas beaucoup de clairières dans ce bois, suggéra un sous-officier, c’est pour ça que nous creusons aux mêmes<br />

endroits qu’eux. <strong>»</strong> Tandis qu’ils discutaient ainsi, je remarquai progressivement de longues échardes de bois très fines plantées dans mes doigts, juste sous <strong>les</strong><br />

ong<strong>les</strong> ; en tâtant, je découvris qu’el<strong>les</strong> descendaient jusqu’à la deuxième phalange, juste en dessous de la peau. C’était surprenant. Comment étaient-el<strong>les</strong><br />

arrivées là ? Je n’avais pourtant rien senti. Je commençai à <strong>les</strong> r<strong>et</strong>irer délicatement, une <strong>par</strong> une, essayant d’éviter de tirer du sang. Heureusement, el<strong>les</strong><br />

glissaient assez facilement. Nagel semblait être <strong>par</strong>venu à une décision : « Il y a une autre <strong>par</strong>tie du bois, <strong>par</strong> là, qui est plus basse. Nous allons essayer de ce<br />

côté-là. <strong>»</strong> — « Je vous attendrai ici <strong>»</strong>, dis-je. — « Très bien, Herr Obersturmführer. J’enverrai quelqu’un vous chercher. <strong>»</strong> Absorbé, je fléchis mes doigts à<br />

plusieurs reprises : tout semblait en ordre. Je m’éloignai du cordon le long d’une légère pente, dans <strong>les</strong> herbes sauvages <strong>et</strong> <strong>les</strong> fleurs déjà presque sèches. Plus<br />

bas commençait un champ de blé, gardé <strong>par</strong> un corbeau crucifié <strong>par</strong> <strong>les</strong> pieds, <strong>les</strong> ai<strong>les</strong> déployées. Je me couchai dans l’herbe <strong>et</strong> regardai le ciel. Je fermai <strong>les</strong><br />

yeux. Popp vint me chercher. « Ils sont presque prêts, Herr Obersturmführer. <strong>»</strong> Le cordon avec <strong>les</strong> Juifs s’était déplacé vers le bas du bois. Les condamnés<br />

patientaient sous <strong>les</strong> arbres, <strong>par</strong> p<strong>et</strong>its groupes, certains s’étaient adossés aux troncs. Plus loin, dans le bois, Nagel attendait avec ses Ukrainiens. Quelques<br />

Juifs, au fond d’une tranchée de plusieurs mètres de long, envoyaient encore des pell<strong>et</strong>ées de boue <strong>par</strong>dessus le remblai. Je me penchai : l’eau emplissait la<br />

fosse, <strong>les</strong> Juifs creusaient avec de l’eau boueuse jusqu’aux genoux. « Ce n’est pas une fosse, c’est une piscine <strong>»</strong>, fis-je remarquer assez sèchement à Nagel.<br />

Celui-ci ne prit pas très bien la réflexion : « Que voulez-vous que je fasse, Herr Obersturmführer ? On est tombés sur un aquifère, <strong>et</strong> ça monte au fur <strong>et</strong> à<br />

mesure qu’ils creusent. Nous sommes trop près de la rivière. Je ne vais quand même pas passer la journée à faire creuser des trous dans c<strong>et</strong>te forêt. <strong>»</strong> Il se<br />

tourna vers le Hauptscharführer. « Bon, ça suffit. Faites-<strong>les</strong> sortir. <strong>»</strong> Il était livide. « Vos tireurs sont prêts ? <strong>»</strong> demandait-il. Je compris qu’on allait faire tirer <strong>les</strong><br />

Ukrainiens. « Oui, Herr Untersturmführer <strong>»</strong>, répondit le Hauptscharführer. Il se tourna vers le Dolm<strong>et</strong>scher <strong>et</strong> expliqua la procédure. Le Dolm<strong>et</strong>scher traduisit aux<br />

Ukrainiens. Vingt d’entre eux vinrent se placer en rang devant la fosse ; <strong>les</strong> cinq autres prirent <strong>les</strong> Juifs qui avaient creusé, <strong>et</strong> qui étaient couverts de boue, <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> firent s’agenouiller le long du rebord, dos aux tireurs. Sur un ordre du Hauptscharführer, <strong>les</strong> Askaris épaulèrent leurs carabines <strong>et</strong> <strong>les</strong> dirigèrent vers <strong>les</strong><br />

nuques des Juifs. Mais le compte n’y était pas, il devait y avoir deux tireurs <strong>par</strong> Juif, or on en avait pris quinze pour creuser. Le Hauptscharführer recompta, puis<br />

donna l’ordre aux Ukrainiens de baisser leurs fusils <strong>et</strong> fit se relever cinq des Juifs, qui allèrent attendre sur le côté. Plusieurs d’entre eux récitaient quelque<br />

chose à voix basse, des prières sans doute, mais à <strong>par</strong>t cela ils ne disaient rien. « On ferait mieux de rajouter des Askaris, suggéra un autre sous-officier. Ça<br />

irait plus vite. <strong>»</strong> Une p<strong>et</strong>ite discussion s’ensuivit ; <strong>les</strong> Ukrainiens n’étaient que vingt-cinq en tout ; le sous-officier proposait d’ajouter cinq Orpo ; le<br />

Hauptscharführer soutenait qu’on ne pouvait pas dégarnir le cordon. Nagel, exaspéré, trancha : « Continuez comme ça. <strong>»</strong> Le Hauptscharführer aboya un ordre<br />

<strong>et</strong> <strong>les</strong> Askaris relevèrent leurs fusils. Nagel s’avança d’un pas. « À mon commandement... <strong>»</strong> Sa voix était blanche, il faisait un effort pour la maîtriser. « Feu ! <strong>»</strong><br />

La rafale crépita <strong>et</strong> je vis comme une éclaboussure rouge, masquée <strong>par</strong> la fumée des fusils. La plu<strong>par</strong>t des tués volèrent en avant, le nez dans l’eau ; deux<br />

d’entre eux restèrent couchés, recroquevillés sur eux-mêmes, au bord de la fosse. « N<strong>et</strong>toyez-moi ça <strong>et</strong> amenez <strong>les</strong> suivants <strong>»</strong>, ordonna Nagel. Quelques<br />

Ukrainiens prirent <strong>les</strong> deux Juifs morts <strong>par</strong> <strong>les</strong> bras <strong>et</strong> <strong>les</strong> pieds <strong>et</strong> <strong>les</strong> balancèrent dans la fosse ; ils atterrirent avec un grand bruit d’eau, le sang coulait à flots<br />

de leurs têtes fracassées <strong>et</strong> avait giclé sur <strong>les</strong> bottes <strong>et</strong> <strong>les</strong> uniformes verts des Ukrainiens. Deux hommes s’avancèrent avec des pel<strong>les</strong> <strong>et</strong> entreprirent de<br />

n<strong>et</strong>toyer le bord de la fosse, envoyant <strong>les</strong> paqu<strong>et</strong>s de terre ensanglantée <strong>et</strong> des fragments blanchâtres de cervelle rejoindre <strong>les</strong> morts. J’allai regarder : <strong>les</strong><br />

cadavres flottaient dans l’eau boueuse, <strong>les</strong> uns sur le ventre, d’autres sur le dos avec leurs nez <strong>et</strong> leurs barbes hors de l’eau ; le sang s’étalait à <strong>par</strong>tir de leurs<br />

têtes sur la surface, comme une fine couche d’huile mais rouge vif, leurs chemises blanches étaient rouges aussi <strong>et</strong> de p<strong>et</strong>its fil<strong>et</strong>s rouges coulaient sur leur<br />

peau <strong>et</strong> dans <strong>les</strong> poils des barbes. On amenait le deuxième groupe, <strong>les</strong> cinq qui avaient creusé <strong>et</strong> cinq autres du bord du bois, <strong>et</strong> on <strong>les</strong> plaça à genoux face à<br />

la fosse, aux corps flottants de leurs voisins ; l’un d’entre eux se r<strong>et</strong>ourna face aux tireurs, la tête levée, <strong>et</strong> <strong>les</strong> regarda en silence. Je songeai à ces Ukrainiens :<br />

comment en étaient-ils arrivés là ? La plu<strong>par</strong>t d’entre eux s’étaient battus contre <strong>les</strong> Polonais, puis contre <strong>les</strong> Soviétiques, ils devaient avoir rêvé d’un avenir<br />

meilleur, pour eux <strong>et</strong> pour leurs enfants, <strong>et</strong> voilà que maintenant ils se r<strong>et</strong>rouvaient dans une forêt, portant un uniforme étranger <strong>et</strong> tuant des gens qui ne leur<br />

avaient rien fait, sans raison qu’ils puissent comprendre. Que pouvaient-ils penser de cela ? Pourtant, lorsqu’on leur en donnait l’ordre, ils tiraient, ils poussaient<br />

<strong>les</strong> corps dans la fosse <strong>et</strong> en amenaient d’autres, ils ne protestaient pas. Que penseraient-ils de tout cela plus tard ? De nouveau, ils avaient tiré. On entendait<br />

maintenant des plaintes venant de la fosse. « Ah merde, ils ne sont pas tous morts <strong>»</strong>, grogna le Hauptscharführer. — « Eh bien, achevez-<strong>les</strong> <strong>»</strong>, cria Nagel. Sur<br />

un ordre du Hauptscharführer deux Askaris s’avancèrent <strong>et</strong> tirèrent de nouveau dans la fosse. Les cris continuaient. Ils tirèrent une troisième fois. À côté d’eux<br />

on n<strong>et</strong>toyait le rebord. De nouveau, plus loin, on en amenait dix. Je remarquai Popp : il avait pris une pleine poignée de terre dans le grand tas près de la fosse<br />

<strong>et</strong> la contemplait, il la malaxait entre ses gros doigts, la humait, en mit même un peu dans sa bouche. « Qu’y a-t-il, Popp ? <strong>»</strong> Il s’approcha de moi : « Regardez<br />

c<strong>et</strong>te terre, Herr Obersturmführer. C’est de la bonne terre. Un homme pourrait faire pire que de vivre ici. <strong>»</strong> Les Juifs s’agenouillaient. « J<strong>et</strong>te ça, Popp <strong>»</strong>, lui disje.<br />

— « On nous a dit qu’après on pourrait venir s’installer, construire des fermes. C’est une bonne région, c’est tout ce que je dis. <strong>»</strong> — « Tais-toi, Popp. <strong>»</strong> Les<br />

Askaris avaient tiré une autre salve. Encore une fois, des cris perçants montaient de la fosse, des gémissements. « S’il vous plaît, messieurs <strong>les</strong> Allemands !<br />

S’il vous plaît ! <strong>»</strong> Le Hauptscharführer fit donner le coup de grâce ; mais <strong>les</strong> cris ne cessaient pas, on entendait des hommes se débattre dans l’eau, Nagel criait<br />

aussi : « Ils tirent comme des manches, vos hommes ! Faites-<strong>les</strong> descendre dans le trou. <strong>»</strong> — « Mais, Herr Untersturmführer... <strong>»</strong> — « Faites-<strong>les</strong> descendre ! <strong>»</strong><br />

Le Hauptscharführer fit traduire l’ordre. Les Ukrainiens se mirent à <strong>par</strong>ler avec agitation. « Qu’est-ce qu’ils disent ? <strong>»</strong> demanda Nagel. — « Ils ne veulent pas<br />

descendre, Herr Untersturmführer, expliqua le Dolm<strong>et</strong>scher. Ils disent que ce n’est pas la peine, qu’ils peuvent tirer du bord. <strong>»</strong> Nagel était rouge. « Qu’ils<br />

descendent ! <strong>»</strong> Le Hauptscharführer en saisit un <strong>par</strong> le bras <strong>et</strong> le tira vers la fosse ; l’Ukrainien résista. Tout le monde criait maintenant, en ukrainien <strong>et</strong> en


allemand. Un peu plus loin, le prochain groupe attendait. Rageusement, l’Askari désigné j<strong>et</strong>a son fusil à terre <strong>et</strong> sauta dans la fosse, glissa, s’affala au milieu<br />

des cadavres <strong>et</strong> des agonisants. Son camarade descendit après lui en se r<strong>et</strong>enant au bord <strong>et</strong> l’aida à se relever. L’Ukrainien jurait, il crachait, couvert de boue<br />

<strong>et</strong> de sang. Le Hauptscharführer lui tendit son fusil. Sur la gauche on entendit plusieurs coups de feu, des cris ; <strong>les</strong> hommes du cordon tiraient dans <strong>les</strong> bois : un<br />

des Juifs avait profité du tumulte pour détaler. « Vous l’avez eu ? <strong>»</strong> appela Nagel. — « Je ne sais pas, Herr Untersturmführer <strong>»</strong>, répondit de loin un des<br />

policiers. — « Eh bien allez voir ! <strong>»</strong> Deux autres Juifs filèrent subitement de l’autre côté <strong>et</strong> <strong>les</strong> Orpo se remirent à tirer : l’un s’effondra tout de suite, l’autre<br />

dis<strong>par</strong>ut au fond du bois. Nagel avait sorti son pistol<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’agitait dans tous <strong>les</strong> sens, criant des ordres contradictoires. Dans la fosse, l’Askari tentait d’appuyer<br />

son fusil contre le front d’un Juif b<strong>les</strong>sé, mais celui-ci roulait dans l’eau, sa tête dis<strong>par</strong>aissait sous la surface. L’Ukrainien tira enfin au jugé, le coup emporta la<br />

mâchoire du Juif, mais ne le tua pas encore, il se débattait, attrapait <strong>les</strong> jambes de l’Ukrainien. « Nagel <strong>»</strong>, dis-je. — « Quoi ? <strong>»</strong> Son visage était hagard, le<br />

pistol<strong>et</strong> pendait au bout de son bras. — « Je vais aller attendre à la voiture. <strong>»</strong> Dans le bois, on entendait des coups de feu, <strong>les</strong> Orpo tiraient sur <strong>les</strong> fuyards ; je<br />

j<strong>et</strong>ai un regard fugace à mes doigts, pour m’assurer que j’avais bien r<strong>et</strong>iré toutes <strong>les</strong> échardes. Près de la fosse, l’un des Juifs se mit à pleurer.<br />

==========<br />

Des décisions diffici<strong>les</strong> à appliquer…<br />

L’ambiance au sein du Kommando devenait exécrable ; <strong>les</strong> officiers étaient nerveux, ils criaient pour un rien. Callsen <strong>et</strong> <strong>les</strong> autres re<strong>par</strong>tirent dans leurs<br />

Teilkommandos ; chacun gardait son opinion pour soi, mais on voyait bien que <strong>les</strong> nouvel<strong>les</strong> tâches leur pesaient. Kehrig s’en alla rapidement, presque sans<br />

dire au revoir. Lübbe était souvent malade. Du terrain, <strong>les</strong> Teilkommandoführer envoyaient des rapports très négatifs sur le moral de leurs troupes : il y avait des<br />

dépressions nerveuses, <strong>les</strong> hommes pleuraient ; d’après Sperath, beaucoup souffraient d’impuissance sexuelle. Il y eut une série d’incidents avec la<br />

Wehrmacht : près de Korosten, un Hauptscharführer avait forcé des femmes juives à se déshabiller <strong>et</strong> <strong>les</strong> avait fait courir nues devant une mitrailleuse ; il avait<br />

pris des photos, <strong>et</strong> ces photos avaient été interceptées <strong>par</strong> l’AOK. À Bielaïa Tserkov, Häfner eut une confrontation avec un officier de l’état-major d’une division,<br />

qui était intervenu pour bloquer une exécution d’orphelins juifs ; Blobel se rendit sur place, <strong>et</strong> l’affaire monta jusqu’à von Reichenau, qui confirma l’exécution <strong>et</strong><br />

réprimanda l’officier ; mais cela créa pas mal de remous, <strong>et</strong> Häfner en outre refusa d’infliger cela à ses hommes, <strong>et</strong> se défaussa sur ses Askaris. D’autres<br />

officiers procédaient de la même façon ; mais comme <strong>les</strong> difficultés avec l’OUN-B continuaient, c<strong>et</strong>te pratique engendrait à son tour de nouveaux problèmes, <strong>les</strong><br />

Ukrainiens, dégoûtés, désertaient ou même trahissaient. D’autres au contraire procédaient sans rechigner aux exécutions, mais ils volaient <strong>les</strong> Juifs sans<br />

vergogne, ils violaient <strong>les</strong> femmes avant de <strong>les</strong> tuer ; on devait <strong>par</strong>fois fusiller nos propres soldats. Le remplaçant de Kehrig n’arrivait pas <strong>et</strong> j’étais débordé. À la<br />

fin du mois, Blobel m’envoya à Korosten. La « République de Polésie <strong>»</strong>, au nord-est de la ville, nous restait interdite sur ordre de la Wehrmacht, mais il y avait<br />

quand même beaucoup de travail dans la région. Le responsable était Kurt Hans. Je n’aimais pas beaucoup Hans, un homme mauvais, lunatique ; lui non plus<br />

ne m’aimait pas. Néanmoins, il nous fallait travailler ensemble. Les méthodes avaient changé, on <strong>les</strong> avait rationalisées, systématisées en fonction des<br />

nouvel<strong>les</strong> exigences. Ces changements toutefois ne facilitaient pas toujours le travail des hommes. Les condamnés, dorénavant, devaient se déshabiller avant<br />

l’exécution, car on récupérait leurs vêtements pour le Secours d’hiver <strong>et</strong> <strong>les</strong> rapatriés. À Jitomir, Blobel nous avait exposé la nouvelle pratique du<br />

Sardinenpackung développée <strong>par</strong> Jeckeln, la méthode « en sardine <strong>»</strong> que Callsen connaissait déjà. Avec l’augmentation considérable des volumes, en Galicie<br />

dès juill<strong>et</strong>, Jeckeln avait jugé que <strong>les</strong> fosses se remplissaient trop vite ; <strong>les</strong> corps tombaient n’importe comment, s’entremêlaient, beaucoup de place se<br />

gaspillait, <strong>et</strong> l’on perdait donc trop de temps à creuser ; là, <strong>les</strong> condamnés déshabillés se couchaient à plat ventre au fond de la fosse, <strong>et</strong> quelques tireurs leur<br />

administraient un coup dans la nuque à bout portant. « J’ai toujours été contre le Genickschuss, nous rappela Blobel, mais maintenant nous n’avons plus le<br />

choix. <strong>»</strong> Après chaque rangée, un officier devait inspecter <strong>et</strong> s’assurer que tous <strong>les</strong> condamnés étaient bien morts ; puis on <strong>les</strong> recouvrait d’une fine couche de<br />

terre <strong>et</strong> le groupe suivant venait se coucher sur eux, tête-bêche ; quand on avait ainsi accumulé cinq ou six couches, on fermait la fosse. Les<br />

Teilkommandoführer pensaient que <strong>les</strong> hommes trouveraient cela trop difficile, mais Blobel ne voulait pas entendre d’objections : « Dans mon Kommando, nous<br />

ferons comme dit l’Obergruppenführer. <strong>»</strong> Kurt Hans, de toute façon, cela ne le gênait pas trop ; il semblait indifférent à tout. J’assistai avec lui à plusieurs<br />

exécutions. Je pouvais maintenant distinguer trois tempéraments <strong>par</strong>mi mes collègues. Il y avait d’abord ceux qui, même s’ils cherchaient à le cacher, tuaient<br />

avec volupté ; j’ai déjà <strong>par</strong>lé de ceux-ci, c’étaient des criminels, qui s’étaient découverts grâce à la guerre. Puis il y avait ceux que cela dégoûtait <strong>et</strong> qui tuaient<br />

<strong>par</strong> devoir, en surmontant leur répugnance, <strong>par</strong> amour de l’ordre. Enfin, il y avait ceux qui considéraient <strong>les</strong> Juifs comme des bêtes <strong>et</strong> <strong>les</strong> tuaient comme un<br />

boucher égorge une vache, besogne joyeuse ou ardue, selon <strong>les</strong> humeurs ou la disposition. Kurt Hans ap<strong>par</strong>tenait clairement à c<strong>et</strong>te dernière catégorie : pour<br />

lui, seule comptait la précision du geste, l’efficacité, le rendement. Tous <strong>les</strong> soirs, il récapitulait méticuleusement ses totaux. Et moi, alors ? Moi, je ne<br />

m’identifiais à aucun de ces trois types, mais je n’en savais guère plus, <strong>et</strong> si l’on m’avait poussé un peu, j’aurais eu du mal à articuler une réponse de bonne foi.<br />

C<strong>et</strong>te réponse, je la cherchais encore. La passion de l’absolu y <strong>par</strong>ticipait, comme y <strong>par</strong>ticipait, je m’en rendis compte un jour avec effroi, la curiosité : ici comme<br />

pour tant d’autres choses de ma vie, j’étais curieux, je cherchais à voir quel eff<strong>et</strong> tout cela aurait sur moi. Je m’observais en permanence : c’était comme si une<br />

caméra se trouvait fixée au-dessus de moi, <strong>et</strong> j’étais à la fois c<strong>et</strong>te caméra, l’homme qu’elle filmait, <strong>et</strong> l’homme qui ensuite étudiait le film. Cela <strong>par</strong>fois me<br />

renversait, <strong>et</strong> souvent, la nuit, je ne dormais pas, je fixais le plafond, l’objectif ne me laissait pas en paix. Mais la réponse à ma question continuait à me filer<br />

entre <strong>les</strong> doigts. Avec <strong>les</strong> femmes, <strong>les</strong> enfants surtout, notre travail devenait <strong>par</strong>fois très difficile, cela r<strong>et</strong>ournait le cœur. Les hommes se plaignaient sans<br />

cesse, surtout <strong>les</strong> plus âgés, ceux qui avaient une famille. Devant ces gens sans défense, ces mères qui devaient regarder tuer leurs enfants sans pouvoir <strong>les</strong><br />

protéger, qui ne pouvaient que mourir avec eux, nos hommes souffraient d’un sentiment extrême d’impuissance, eux aussi se sentaient sans défense. « Je<br />

veux juste rester entier <strong>»</strong>, me dit un jour un jeune Sturmmann de la Waffen-SS, <strong>et</strong> ce désir, je le comprenais bien, mais je ne pouvais pas l’aider. L’attitude des<br />

Juifs ne facilitait pas <strong>les</strong> choses. Blobel dut renvoyer en Allemagne un Rottenführer de trente ans qui avait <strong>par</strong>lé avec un condamné ; le Juif, qui avait l’âge du<br />

Rottenführer, tenait dans ses bras un enfant d’environ deux ans <strong>et</strong> demi, sa femme, à côté de lui, portait un nouveau-né aux yeux bleus ; <strong>et</strong> l’homme avait<br />

regardé le Rottenführer droit dans <strong>les</strong> yeux <strong>et</strong> lui avait calmement dit dans un allemand sans accent : « S’il vous plaît, mein Herr, fusillez <strong>les</strong> enfants<br />

proprement. <strong>»</strong> — « Il venait de Hambourg, expliqua plus tard le Rottenführer à Sperath, qui nous avait ensuite conté l’histoire, c’était presque mon voisin, ses<br />

enfants avaient l’âge des miens. <strong>»</strong> Moi-même je perdais pied. Lors d’une exécution, je regardais un jeune garçon mourant dans la tranchée : le tireur avait dû<br />

hésiter, le coup était <strong>par</strong>ti trop bas, dans le dos. Le garçon pantelait, <strong>les</strong> yeux ouverts, vitreux, <strong>et</strong> à c<strong>et</strong>te scène affreuse venait se superposer une scène de mon<br />

enfance : avec un ami, je jouais aux cow-boys <strong>et</strong> aux Indiens, avec des pistol<strong>et</strong>s en fer-blanc. C’était peu après la Grande Guerre, mon père était revenu, je<br />

devais avoir cinq, six ans, comme le garçon dans la tranchée. Je m’étais caché derrière un arbre ; lorsque mon ami s’approcha, je bondis <strong>et</strong> lui vidai mon<br />

pistol<strong>et</strong> dans le ventre, en criant : « Pan ! Pan ! <strong>»</strong> Il lâcha son arme, saisit son estomac à deux mains, <strong>et</strong> s’écroula en pivotant sur lui-même. Je ramassai son<br />

pistol<strong>et</strong> <strong>et</strong> voulus le lui rendre : « Allez, prends. Viens, on continue à jouer. <strong>»</strong> — « Je ne peux pas. Je suis un cadavre. <strong>»</strong> Je fermai <strong>les</strong> yeux, devant moi l’enfant<br />

hal<strong>et</strong>ait toujours. Après l’action, je visitai le sht<strong>et</strong>l, maintenant vide, désert, j’entrai dans <strong>les</strong> isbas, des maisons basses de pauvres, avec aux murs des<br />

calendriers soviétiques <strong>et</strong> des images découpées dans <strong>les</strong> magazines, quelques obj<strong>et</strong>s religieux, des meub<strong>les</strong> grossiers. Cela avait certainement peu à voir


avec la internationa<strong>les</strong> Finanzjudentum. Dans une maison, je trouvai un grand seau d’eau sur le four, encore en train de bouillir ; <strong>par</strong> terre, il y avait des pots<br />

d’eau froide <strong>et</strong> un bac. Je fermai la porte, me déshabillai <strong>et</strong> me lavai avec c<strong>et</strong>te eau <strong>et</strong> un morceau de savon dur. Je coupai à peine l’eau chaude : cela brûlait,<br />

ma peau devint écarlate. Puis je me rhabillai <strong>et</strong> ressortis ; à l’entrée du village, <strong>les</strong> maisons flambaient déjà. Mais ma question ne me lâchait pas, je r<strong>et</strong>ournai<br />

encore <strong>et</strong> encore, <strong>et</strong> c’est ainsi qu’une autre fois, au bord de la fosse, une fill<strong>et</strong>te d’environ quatre ans vint doucement me prendre la main. Je tentai de me<br />

dégager, mais elle s’agrippait. Devant nous, on fusillait <strong>les</strong> Juifs. « Gdje mama ? <strong>»</strong> je demandai à la fille en ukrainien. Elle pointa le doigt vers la tranchée. Je lui<br />

caressai <strong>les</strong> cheveux. Nous restâmes ainsi plusieurs minutes. J’avais le vertige, je voulais pleurer. « Viens avec moi, lui dis-je en allemand, n’aie pas peur,<br />

viens. <strong>»</strong> Je me dirigeai vers l’entrée de la fosse ; elle resta sur place, me r<strong>et</strong>enant <strong>par</strong> la main, puis elle me suivit. Je la soulevai <strong>et</strong> la tendis à un Waffen-SS :<br />

« Sois gentil avec elle <strong>»</strong>, lui dis-je assez stupidement. Je ressentais une colère folle, mais ne voulais pas m’en prendre à la p<strong>et</strong>ite, ni au soldat. Celui-ci<br />

descendit dans la fosse avec la fill<strong>et</strong>te dans <strong>les</strong> bras <strong>et</strong> je me détournai abruptement, je m’enfonçai dans la forêt. C’était une grande <strong>et</strong> claire forêt de pins, bien<br />

dégagée <strong>et</strong> emplie d’une douce lumière. Derrière moi <strong>les</strong> salves crépitaient.<br />

==========<br />

Babi Yar<br />

Le dimanche on colla <strong>les</strong> affiches, dans toute la ville. Les Juifs étaient invités à se réunir le lendemain matin devant leur cim<strong>et</strong>ière sur la Melnikova, avec chacun<br />

cinquante kilogrammes de bagages, pour être réinstallés comme colons dans diverses régions d’Ukraine. J’avais des doutes quant au succès de c<strong>et</strong>te<br />

manœuvre : on n’était plus à Lutsk, <strong>et</strong> je savais que des rumeurs avaient filtré à travers <strong>les</strong> lignes de front sur le sort qui attendait <strong>les</strong> Juifs ; plus on avançait à<br />

l’Est, moins on en trouvait, ils fuyaient maintenant devant nous avec l’Armée rouge, alors qu’au début ils nous attendaient avec confiance. D’un autre côté,<br />

comme me le fit remarquer Hennicke, <strong>les</strong> bolcheviques gardaient un silence remarquable sur nos exécutions : dans leurs émissions radio, ils nous accusaient<br />

d’atrocités monstrueuses, exagérées, mais sans jamais mentionner <strong>les</strong> Juifs ; peut-être, d’après nos experts, craignaient-ils d’ébranler l’unité sacrée du peuple<br />

soviétique. Nous savions, <strong>par</strong> nos informateurs, que de nombreux Juifs se voyaient désignés pour <strong>les</strong> évacuations vers l’arrière, mais ils semblaient être<br />

sélectionnés selon <strong>les</strong> mêmes critères que <strong>les</strong> Ukrainiens <strong>et</strong> <strong>les</strong> Russes, en tant qu’ingénieurs, médecins, membres du Parti, ouvriers spécialisés ; la plu<strong>par</strong>t<br />

des Juifs qui fuyaient <strong>par</strong>taient <strong>par</strong> leurs propres moyens. « C’est difficile à comprendre, ajouta Hennicke. Si vraiment <strong>les</strong> Juifs dominent le Parti communiste, ils<br />

devraient faire plus d’efforts pour sauver leurs coreligionnaires. <strong>»</strong> — « Ils sont malins, suggéra le Dr. von Scheven, un autre officier du groupe. Ils ne veulent pas<br />

prêter le flanc à notre propagande en favorisant trop ouvertement <strong>les</strong> leurs. Staline doit aussi compter avec le nationalisme grand-russe. Pour garder le pouvoir,<br />

ils sacrifient leurs cousins pauvres. <strong>»</strong> — « Vous avez sans doute raison <strong>»</strong>, approuva Hennicke. Je souriais intérieurement, mais avec amertume : comme au<br />

Moyen Âge, nous raisonnions <strong>par</strong> syllogismes, qui se prouvaient <strong>les</strong> uns <strong>les</strong> autres. Et ces preuves nous conduisaient sur un chemin sans r<strong>et</strong>our. La Grosse<br />

Aktion débuta le lundi 29 septembre, le matin du Yom Kippour, le jour juif de l’Expiation. Blobel nous l’avait fait savoir la veille : « Ils vont expier, expier. <strong>»</strong> J’étais<br />

resté dans mes bureaux, au palais, à rédiger un rapport. Callsen ap<strong>par</strong>ut sur le pas de la porte : « Vous ne venez pas ? Vous savez bien que le Brigadeführer a<br />

donné l’ordre que tous <strong>les</strong> officiers soient présents. <strong>»</strong> — « Je sais. Je finis ceci <strong>et</strong> je viens. <strong>»</strong> — « Comme vous l’entendez. <strong>»</strong> Il dis<strong>par</strong>ut <strong>et</strong> je continuai à<br />

travailler. Une heure plus tard je me levai, pris mon calot <strong>et</strong> mes gants, <strong>et</strong> allai trouver mon chauffeur. Dehors, il faisait froid, je songeai à r<strong>et</strong>ourner chercher un<br />

pull-over, puis y renonçai. Le ciel était couvert, l’automne avançait, bientôt ce serait l’hiver. Je passai <strong>par</strong> <strong>les</strong> ruines encore fumantes de la Khrechtchatik, puis<br />

remontai le boulevard Chevtchenko. Les Juifs marchaient vers l’ouest en longues colonnes, en famille, calmement, portant des ballots ou des sacs à dos. La<br />

plu<strong>par</strong>t <strong>par</strong>aissaient très pauvres, sans doute des réfugiés ; <strong>les</strong> hommes <strong>et</strong> <strong>les</strong> garçons portaient tous la casqu<strong>et</strong>te des prolétaires soviétiques, mais çà <strong>et</strong> là on<br />

apercevait aussi un chapeau mou. Certains venaient en charr<strong>et</strong>tes, tirées <strong>par</strong> des chevaux efflanqués <strong>et</strong> chargées de vieillards <strong>et</strong> de valises. Je fis faire un<br />

détour à mon chauffeur, je voulais en voir plus ; il prit à gauche <strong>et</strong> descendit au-delà de l’université, puis obliqua vers la gare <strong>par</strong> la Saksaganskaïa. Des Juifs<br />

sortaient avec leurs affaires de toutes <strong>les</strong> maisons <strong>et</strong> se mêlaient au flot qui s’écoulait avec une rumeur paisible. On ne voyait presque aucun soldat allemand.<br />

Aux coins des rues ces ruisseaux humains se rejoignaient, grossissaient <strong>et</strong> continuaient, il n’y avait pas d’agitation. Je remontai la colline dos à la gare, <strong>et</strong><br />

r<strong>et</strong>rouvai le boulevard à l’angle du grand jardin botanique. Un groupe de soldats se tenaient là, avec quelques auxiliaires ukrainiens, <strong>et</strong> faisaient rôtir un cochon<br />

entier sur une énorme broche. Ça sentait très bon, <strong>les</strong> Juifs en passant contemplaient le cochon avec envie, <strong>et</strong> <strong>les</strong> soldats riaient, se moquaient d’eux. Je<br />

m’arrêtai <strong>et</strong> descendis de la voiture. Les gens affluaient de toutes <strong>les</strong> rues transversa<strong>les</strong> <strong>et</strong> venaient rejoindre le flot central, des rivières se j<strong>et</strong>ant dans un<br />

fleuve. Périodiquement, la colonne interminable s’arrêtait, puis re<strong>par</strong>tait avec un heurt. Devant moi, des vieil<strong>les</strong> avec des guirlandes d’oignons au cou tenaient<br />

<strong>par</strong> la main des gamins morveux, je remarquai une p<strong>et</strong>ite fille debout entre plusieurs bocaux de conserve plus grands qu’elle. Il me semblait y avoir<br />

principalement des vieux <strong>et</strong> des enfants, mais c’était difficile à juger : <strong>les</strong> hommes valides avaient dû rejoindre l’Armée rouge, ou alors fuir. Sur la droite, devant<br />

le jardin botanique, un cadavre gisait dans le caniveau, un bras replié sous le visage ; <strong>les</strong> gens défilaient à côté sans le regarder. Je m’approchai des soldats<br />

attroupés autour du cochon : « Que s’est-il passé ? <strong>»</strong> Un Feldwebel me salua <strong>et</strong> répondit : « Un agitateur, Herr Obersturmführer. Il criait, il excitait la foule en<br />

racontant des calomnies sur la Wehrmacht. On lui a dit de se taire, mais il continuait à crier. <strong>»</strong> Je regardai de nouveau la foule : <strong>les</strong> gens <strong>par</strong>aissaient calmes,<br />

un peu inqui<strong>et</strong>s peut-être, mais passifs. Par mon réseau d’indicateurs, j’avais contribué à répandre des rumeurs : <strong>les</strong> Juifs <strong>par</strong>taient en Pa<strong>les</strong>tine, ils <strong>par</strong>taient au<br />

gh<strong>et</strong>to, en Allemagne pour travailler. Les autorités loca<strong>les</strong> mises en place <strong>par</strong> la Wehrmacht s’étaient de leur côté activées pour éviter la panique. Je savais que<br />

des bruits de massacre couraient aussi, mais toutes ces rumeurs s’annulaient, <strong>les</strong> gens ne devaient plus savoir que croire, <strong>et</strong> alors on pouvait compter sur leurs<br />

souvenirs de l’occupation allemande de 1918, sur leur confiance en l’Allemagne, <strong>et</strong> sur l’espoir aussi, le vil espoir. Je re<strong>par</strong>tis. Je n’avais rien indiqué à mon<br />

chauffeur mais il suivait le flot des Juifs, vers la Melnikova. On ne voyait toujours presque aucun soldat allemand ; il y avait juste quelques points de contrôle à<br />

des carrefours, comme à l’angle du jardin botanique ou un autre là où l’Artyoma rejoint la Melnikova. Là, j’assistai à mon premier incident de la journée : des<br />

Feldgendarmes battaient plusieurs Juifs barbus, aux longues papillotes frisées devant <strong>les</strong> oreil<strong>les</strong>, des rabbins peut-être, vêtus uniquement de chemises. Ils<br />

étaient rouges de sang, leurs chemises en étaient trempées, des femmes criaient, il y avait de grands remous dans la foule. Puis <strong>les</strong> Feldgendarmes se<br />

saisirent de ces rabbins <strong>et</strong> <strong>les</strong> emmenèrent. J’étudiai <strong>les</strong> gens : ils savaient que ces hommes allaient mourir, cela se voyait à leurs regards angoissés ; mais ils<br />

espéraient encore que ce ne serait que <strong>les</strong> rabbins, <strong>les</strong> pieux. Au bout de la Melnikova, devant le cim<strong>et</strong>ière juif, des obstac<strong>les</strong> antichars <strong>et</strong> des barbelés<br />

rétrécissaient la chaussée, gardés <strong>par</strong> des soldats de la Wehrmacht <strong>et</strong> des Polizei ukrainiens. Le cordon commençait là ; passé ce goulot, <strong>les</strong> Juifs ne pouvaient<br />

plus faire demi-tour. La zone de triage se situait un peu plus loin, sur la gauche, au terrain vague devant l’immense cim<strong>et</strong>ière chrétien de Lukyanovskoe. Un<br />

long mur de briques rouges, assez bas, bordait la nécropole ; derrière, de grands arbres barraient le ciel, à moitié dénudés ou bien encore rouge <strong>et</strong> jaune. De<br />

l’autre côté de la rue Degtiarovska, on avait installé une rangée de tab<strong>les</strong> devant <strong>les</strong>quel<strong>les</strong> on faisait défiler <strong>les</strong> Juifs. Je r<strong>et</strong>rouvai là plusieurs de nos officiers :<br />

« Ça a déjà commencé ? <strong>»</strong> Häfner fit un signe de la tête vers le nord : « Oui, ça fait plusieurs heures déjà. Vous étiez où ? Le Standartenführer est furieux. <strong>»</strong><br />

Derrière chaque table se tenait un sous-officier du Kommando, flanqué d’un traducteur <strong>et</strong> de plusieurs soldats ; à la première, <strong>les</strong> Juifs devaient rem<strong>et</strong>tre leurs<br />

papiers, à la seconde leur argent, leurs valeurs <strong>et</strong> leurs bijoux, ensuite <strong>les</strong> clefs de leurs ap<strong>par</strong>tements, étiqu<strong>et</strong>ées de manière lisible, <strong>et</strong> enfin leurs vêtements <strong>et</strong>


leurs chaussures. Ils devaient se douter de quelque chose, mais ils ne disaient rien ; de toute façon, la zone était scellée derrière le cordon. Certains Juifs<br />

tentaient de discuter avec <strong>les</strong> Polizei, mais <strong>les</strong> Ukrainiens criaient, <strong>les</strong> frappaient, <strong>les</strong> renvoyaient dans la queue. Un vent pinçant soufflait, j’avais froid, je<br />

regr<strong>et</strong>tais de ne pas avoir pris mon pull-over ; de temps en temps, quand le vent se levait, on pouvait distinguer une faible pétarade ; la plu<strong>par</strong>t des Juifs ne<br />

semblaient pas le remarquer. Derrière la rangée des tab<strong>les</strong>, nos Askaris entassaient <strong>par</strong> ballots entiers <strong>les</strong> vêtements confisqués dans des camions ; <strong>les</strong><br />

véhicu<strong>les</strong> re<strong>par</strong>taient vers la ville, où nous avions installé un centre de tri. J’allai examiner la pile des papiers, j<strong>et</strong>és en vrac au milieu du terrain pour être brûlés<br />

plus tard. Il y avait là des passeports déchirés, des livr<strong>et</strong>s de travail, des cartes de syndicats ou de rationnement, des photos de famille ; le vent emportait <strong>les</strong><br />

feuill<strong>et</strong>s <strong>les</strong> plus légers, la place en était couverte. Je contemplai quelques photographies : des clichés, des portraits de studio, d’hommes, de femmes <strong>et</strong><br />

d’enfants, de grands-<strong>par</strong>ents <strong>et</strong> de bébés joufflus ; <strong>par</strong>fois, une prise de vue de vacances, du bonheur <strong>et</strong> de la normalité de leur vie d’avant tout ça. Cela me<br />

rappelait une photographie que je gardais dans mon tiroir, à côté de mon lit, au collège. C’était le portrait d’une famille prussienne d’avant la Grande Guerre,<br />

trois jeunes junkers en uniforme de cad<strong>et</strong>s <strong>et</strong> sans doute leur sœur. Je ne me souviens plus où je l’avais trouvée, peut-être lors d’une de nos rares sorties, chez<br />

un brocanteur ou un marchand de cartes posta<strong>les</strong>. À c<strong>et</strong>te époque, j’étais très malheureux, j’avais été placé de force dans c<strong>et</strong> affreux pensionnat à la suite<br />

d’une grande transgression (ceci se passait en France, où nous étions <strong>par</strong>tis quelques années après la dis<strong>par</strong>ition de mon père). La nuit, je détaillais c<strong>et</strong>te<br />

photo des heures durant, à la lumière de la lune ou sous <strong>les</strong> couvertures avec une p<strong>et</strong>ite lampe de poche. Pourquoi, me demandais-je, ne pouvais-je pas avoir<br />

grandi dans une famille <strong>par</strong>faite comme celle-là, plutôt que dans c<strong>et</strong> enfer corrompu ? Les famil<strong>les</strong> juives des photos é<strong>par</strong>pillées semblaient el<strong>les</strong> aussi<br />

heureuses ; l’enfer, pour eux, c’était ici, maintenant, <strong>et</strong> le passé dis<strong>par</strong>u, ils ne pouvaient que le regr<strong>et</strong>ter. Au-delà des tab<strong>les</strong>, <strong>les</strong> Juifs en sous-vêtements<br />

tremblaient de froid ; des Polizei ukrainiens sé<strong>par</strong>aient <strong>les</strong> hommes <strong>et</strong> <strong>les</strong> garçons des femmes <strong>et</strong> des p<strong>et</strong>its enfants ; <strong>les</strong> femmes, <strong>les</strong> enfants <strong>et</strong> <strong>les</strong> vieillards,<br />

on <strong>les</strong> chargeait dans des camions de la Wehrmacht pour <strong>les</strong> transporter au ravin ; <strong>les</strong> autres devaient s’y rendre à pied. Häfner m’avait rejoint. « Le<br />

Standartenführer vous cherche. Faites attention, il est vraiment en rogne. <strong>»</strong> — « Pourquoi ? <strong>»</strong> — « Il en veut à l’Obergruppenführer de lui avoir imposé ses deux<br />

bataillons de police. Il pense que l’Obergruppenführer veut prendre tout le crédit pour l’Aktion. <strong>»</strong> — « Mais c’est idiot. <strong>»</strong> Blobel arrivait, il avait bu <strong>et</strong> son visage<br />

luisait. Dès qu’il me vit il se mit à m’insulter de manière grossière : « Qu’est-ce que vous foutez ? Ça fait des heures qu’on vous attend. <strong>»</strong> Je le saluai : « Herr<br />

Standartenführer ! Le SD a ses propres tâches. J’examinais le dispositif, pour prévenir tout incident. <strong>»</strong> Il se calma un peu : « Et alors ? <strong>»</strong> grommela-t-il. — « Tout<br />

semble en ordre, Herr Standartenführer. <strong>»</strong> — « Bon. Allez là-haut. Le Brigadeführer veut voir tous <strong>les</strong> officiers. <strong>»</strong> Je repris mon véhicule <strong>et</strong> suivis <strong>les</strong> camions ; à<br />

l’arrivée, <strong>les</strong> Polizei faisaient descendre <strong>les</strong> femmes <strong>et</strong> <strong>les</strong> enfants, qui rejoignaient <strong>les</strong> hommes arrivant à pied. De nombreux Juifs, en marchant, chantaient des<br />

chants religieux ; peu tentaient de s’enfuir, ceux-là étaient vite arrêtés <strong>par</strong> le cordon ou abattus. De la crête, on entendait n<strong>et</strong>tement <strong>les</strong> rafa<strong>les</strong>, <strong>et</strong> <strong>les</strong> femmes<br />

surtout commençaient à paniquer. Mais el<strong>les</strong> ne pouvaient rien faire. On <strong>les</strong> divisait en p<strong>et</strong>its groupes <strong>et</strong> un sous-officier assis à une table <strong>les</strong> comptait ; puis nos<br />

Askaris <strong>les</strong> prenaient <strong>et</strong> <strong>les</strong> menaient <strong>par</strong>-dessus la lèvre du ravin. Après chaque série de coups de feu, un autre groupe <strong>par</strong>tait, cela allait très rapidement. Je<br />

contournai le ravin <strong>par</strong> l’ouest pour rejoindre <strong>les</strong> autres officiers, qui s’étaient postés en haut du versant nord. De là, le ravin s’étendait devant moi : il devait avoir<br />

une cinquantaine de mètres de large <strong>et</strong> peut-être une trentaine de profondeur, <strong>et</strong> courait sur plusieurs kilomètres ; le p<strong>et</strong>it ruisseau, au fond, rejoignait là-bas le<br />

Syr<strong>et</strong>s, qui donnait son nom au quartier. On avait posé des planches sur ce ruisseau pour que Juifs <strong>et</strong> tireurs puissent traverser facilement ; au-delà, dispersées<br />

un peu <strong>par</strong>tout sur <strong>les</strong> flancs nus du ravin, se multipliaient de p<strong>et</strong>ites grappes blanches. Les « emballeurs <strong>»</strong> ukrainiens entraînaient leurs charges vers ces tas <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> forçaient à s’allonger dessus ou à côté ; <strong>les</strong> hommes du peloton s’avançaient alors <strong>et</strong> passaient le long des fi<strong>les</strong> de gens couchés presque nus, leur tirant à<br />

chacun une balle de mitraill<strong>et</strong>te dans la nuque ; il y avait trois pelotons en tout. Entre <strong>les</strong> exécutions quelques officiers inspectaient <strong>les</strong> corps <strong>et</strong> administraient<br />

des coups de grâce au pistol<strong>et</strong>. Sur une hauteur, dominant la scène, se tenaient des groupes d’officiers SS <strong>et</strong> de la Wehrmacht. Jeckeln était là avec son<br />

entourage, flanqué du Dr. Rasch ; je reconnus aussi plusieurs haut gradés de la 6e armée. Je vis Thomas, qui me remarqua, mais ne me rendit pas mon salut.<br />

En face, <strong>les</strong> p<strong>et</strong>its groupes dévalaient <strong>les</strong> flancs du ravin <strong>et</strong> rejoignaient <strong>les</strong> grappes de corps qui s’étendaient de plus en plus. Le froid devenait mordant, mais<br />

on faisait circuler du rhum, j’en bus un peu. Blobel déboula en voiture directement de notre côté du ravin, il avait dû faire le grand tour ; il buvait à une p<strong>et</strong>ite<br />

flasque <strong>et</strong> vitupérait, il criait que <strong>les</strong> choses n’allaient pas assez vite. Pourtant <strong>les</strong> cadences avaient été poussées au maximum. Les tireurs étaient relevés<br />

toutes <strong>les</strong> heures <strong>et</strong> ceux qui ne tiraient pas <strong>les</strong> approvisionnaient en rhum <strong>et</strong> remplissaient <strong>les</strong> chargeurs. Les officiers <strong>par</strong>laient peu, certains tentaient de<br />

cacher leur trouble. L’Ortskommandantur avait fait venir une batterie de cuisine de campagne <strong>et</strong> un pasteur militaire pré<strong>par</strong>ait du thé pour réchauffer <strong>les</strong> Orpo <strong>et</strong><br />

<strong>les</strong> membres du Sonderkommando. À l’heure du déjeuner, <strong>les</strong> officiers supérieurs r<strong>et</strong>ournèrent en ville, mais <strong>les</strong> officiers subalternes restèrent manger avec <strong>les</strong><br />

hommes. Comme <strong>les</strong> exécutions devaient continuer sans pause on installa la cantine plus bas, dans une dépression d’où l’on ne voyait pas le ravin. Le groupe<br />

était responsable du ravitaillement ; quand on déballa <strong>les</strong> conserves, <strong>les</strong> hommes, apercevant des rations de boudin noir, se mirent à tempêter <strong>et</strong> à crier<br />

violemment. Häfner, qui venait de passer une heure à administrer des coups de grâce, hurlait en j<strong>et</strong>ant <strong>les</strong> boîtes ouvertes à terre : « Mais qu’est-ce que c’est<br />

que ce bordel ? <strong>»</strong> ; derrière moi, un Waffen-SS vomissait bruyamment. Moi-même j’étais livide, la vue du boudin me renversait le cœur. Je me tournai vers<br />

Hartl, le Verwaltungsführer du groupe, <strong>et</strong> lui demandai comment il avait pu faire cela. Mais Hartl, planté dans sa culotte de cheval ridiculement large, restait<br />

indifférent. Alors je lui criai que c’était une honte : « Dans c<strong>et</strong>te situation, on peut se passer d’une telle nourriture ! <strong>»</strong> Hartl me tourna le dos <strong>et</strong> s’éloigna ; Häfner<br />

rej<strong>et</strong>ait <strong>les</strong> conserves dans un carton tandis qu’un autre officier, le jeune Nagel, essayait de me calmer : « Voyons, Herr Obersturmführer... <strong>»</strong> — « Non, ce n’est<br />

pas normal, on doit penser à des questions comme ça. C’est cela, sa responsabilité. <strong>»</strong> — « Absolument, grimaçait Häfner. Je vais aller chercher autre chose. <strong>»</strong><br />

Quelqu’un me versa un gobel<strong>et</strong> de rhum que j’avalai d’une traite ; cela brûlait, cela faisait du bien. Hartl était revenu <strong>et</strong> braquait un doigt épais dans ma<br />

direction : « Obersturmführer, vous n’avez pas à me <strong>par</strong>ler comme ça. <strong>»</strong> — « Et vous n’aviez pas à... à... à... <strong>»</strong>, bégayai-je en indiquant <strong>les</strong> caisses<br />

renversées. — « Meine Herren ! aboya Vogt. Pas de scandale, je vous en prie. <strong>»</strong> Tout le monde était visiblement à bout de nerfs. Je m’éloignai <strong>et</strong> mangeai un<br />

peu de pain <strong>et</strong> un oignon cru ; derrière moi, <strong>les</strong> officiers discutaient avec animation. Un peu plus tard, <strong>les</strong> officiers supérieurs étaient revenus <strong>et</strong> Hartl avait dû<br />

faire un rapport, car Blobel vint me voir <strong>et</strong> me réprimanda au nom du Dr. Rasch : « Dans ces circonstances, on doit se comporter en officier. <strong>»</strong> Il me donna<br />

l’ordre, lorsque Janssen serait relevé dans le ravin, de le remplacer. « Vous avez votre arme ? Oui ? Pas de fill<strong>et</strong>tes dans mon Kommando, vous comprenez ? <strong>»</strong><br />

Il postillonnait, il était complètement ivre <strong>et</strong> ne se contrôlait presque plus. Un peu plus tard je vis remonter Janssen. Il me regardait d’un air mauvais : « À<br />

vous. <strong>»</strong> La <strong>par</strong>oi du ravin, là où je me tenais, était trop abrupte pour que je puisse descendre, je dus refaire le tour <strong>et</strong> entrer <strong>par</strong> le fond. Autour des corps, la<br />

terre sablonneuse s’imprégnait d’un sang noirâtre, le ruisseau aussi était noir de sang. Une odeur épouvantable d’excréments dominait celle du sang, beaucoup<br />

de gens déféquaient au moment de mourir ; heureusement, le vent soufflait fortement <strong>et</strong> chassait un peu ces effluves. Vu de près, <strong>les</strong> choses se passaient bien<br />

moins calmement : <strong>les</strong> Juifs qui arrivaient en haut du ravin, chassés <strong>par</strong> <strong>les</strong> Askaris <strong>et</strong> <strong>les</strong> Orpo, hurlaient de terreur en découvrant la scène, ils se débattaient,<br />

<strong>les</strong> « emballeurs <strong>»</strong> <strong>les</strong> frappaient à coups de schlague ou de câble métallique pour <strong>les</strong> obliger à descendre <strong>et</strong> à se coucher, même au sol ils criaient encore <strong>et</strong><br />

tentaient de se redresser, <strong>et</strong> <strong>les</strong> enfants s’accrochaient à la vie autant que <strong>les</strong> adultes, ils se relevaient d’un bond <strong>et</strong> filaient jusqu’à ce qu’un « emballeur <strong>»</strong> <strong>les</strong><br />

rattrape <strong>et</strong> <strong>les</strong> assomme, souvent <strong>les</strong> coups <strong>par</strong>taient à côté <strong>et</strong> <strong>les</strong> gens n’étaient que b<strong>les</strong>sés, mais <strong>les</strong> tireurs n’y prêtaient pas attention <strong>et</strong> passaient déjà à la<br />

victime suivante, <strong>les</strong> b<strong>les</strong>sés roulaient, se tordaient, gémissaient de douleur, d’autres, au contraire, sous le choc, se taisaient <strong>et</strong> restaient <strong>par</strong>alysés, <strong>les</strong> yeux<br />

écarquillés. Les hommes allaient <strong>et</strong> venaient, ils tiraient coup sur coup, presque sans relâche. Moi, j’étais pétrifié, je ne savais pas ce qu’il fallait faire. Grafhorst


arriva <strong>et</strong> me secoua <strong>par</strong> le bras : « Obersturmführer ! <strong>»</strong> Il pointa son pistol<strong>et</strong> vers <strong>les</strong> corps. « Essayez d’achever <strong>les</strong> b<strong>les</strong>sés. <strong>»</strong> Je sortis mon pistol<strong>et</strong> <strong>et</strong> me<br />

dirigeai vers un groupe : un très jeune homme beuglait de douleur, je dirigeai mon pistol<strong>et</strong> vers sa tête <strong>et</strong> appuyai sur la détente, mais le coup ne <strong>par</strong>tit pas,<br />

j’avais oublié de relever la sûr<strong>et</strong>é, je l’ôtai <strong>et</strong> lui tirai une balle dans le front, il sursauta <strong>et</strong> se tut subitement. Pour atteindre certains b<strong>les</strong>sés, il fallait marcher sur<br />

<strong>les</strong> corps, cela glissait affreusement, <strong>les</strong> chairs blanches <strong>et</strong> mol<strong>les</strong> roulaient sous mes bottes, <strong>les</strong> os se brisaient traîtreusement <strong>et</strong> me faisaient trébucher, je<br />

m’enfonçais jusqu’aux chevil<strong>les</strong> dans la boue <strong>et</strong> le sang. C’était horrible <strong>et</strong> cela m’emplissait d’un sentiment grinçant de dégoût, comme ce soir en Espagne,<br />

dans <strong>les</strong> latrines avec <strong>les</strong> cafards, j’étais encore jeune, mon beau-père nous avait offert des vacances en Catalogne, nous dormions dans un village, <strong>et</strong> une nuit<br />

j’avais été pris de coliques, je courus aux latrines au fond du jardin, m’éclairant avec une lampe de poche, <strong>et</strong> le trou, propre la journée, grouillait d’énormes<br />

cafards bruns, cela m’épouvanta, je tentai de me r<strong>et</strong>enir <strong>et</strong> revins me coucher, mais <strong>les</strong> crampes étaient trop fortes, il n’y avait pas de pot de chambre, je<br />

chaussai mes grosses bottes de pluie <strong>et</strong> r<strong>et</strong>ournai aux latrines, me disant que je pourrais chasser <strong>les</strong> cafards à coups de pied <strong>et</strong> faire vite, je passai la tête <strong>par</strong> la<br />

porte en éclairant le sol, puis je remarquai un refl<strong>et</strong> sur le mur, j’y dirigeai le faisceau de ma lampe, le mur aussi grouillait de cafards, tous <strong>les</strong> murs, le plafond<br />

aussi, <strong>et</strong> la planche au-dessus de la porte, je tournai lentement ma tête passée <strong>par</strong> la porte <strong>et</strong> ils étaient là aussi, une masse noire, grouillante, <strong>et</strong> alors je r<strong>et</strong>irai<br />

lentement ma tête, très lentement, <strong>et</strong> je rentrai à ma chambre <strong>et</strong> me r<strong>et</strong>ins jusqu’au matin. Marcher sur <strong>les</strong> corps des Juifs me donnait le même sentiment, je<br />

tirais presque au hasard, sur tout ce que je voyais gigoter, puis je me ressaisis <strong>et</strong> essayai de faire attention, il fallait quand même que <strong>les</strong> gens souffrent le<br />

moins possible, mais de toute façon je ne pouvais achever que <strong>les</strong> derniers, en dessous déjà il y avait d’autres b<strong>les</strong>sés, pas encore morts, mais qui le seraient<br />

bientôt. Je n’étais pas le seul à perdre contenance, certains des tireurs aussi tremblaient <strong>et</strong> buvaient entre <strong>les</strong> fournées. Je remarquai un jeune Waffen-SS, je<br />

ne connaissais pas son nom : il commençait à tirer n’importe comment, sa mitraill<strong>et</strong>te à la hanche, il riait affreusement <strong>et</strong> vidait son chargeur au hasard, un coup<br />

à gauche, puis à droite, puis deux coups puis trois, comme un enfant qui suit le tracé du pavé selon une mystérieuse topographie interne. Je m’approchai de lui<br />

<strong>et</strong> le secouai, mais il continuait à rire <strong>et</strong> à tirer juste devant moi, je lui arrachai la mitraill<strong>et</strong>te <strong>et</strong> le giflai, puis l’envoyai vers <strong>les</strong> hommes qui rechargeaient <strong>les</strong><br />

magasins ; Grafhorst m’expédia un autre homme à la place <strong>et</strong> je lui lançai la mitraill<strong>et</strong>te en criant : « Et fais ça proprement, compris ?!! <strong>»</strong> Près de moi, on<br />

amenait un autre groupe : mon regard croisa celui d’une belle jeune fille, presque nue mais très élégante, calme, <strong>les</strong> yeux emplis d’une immense tristesse. Je<br />

m’éloignai. Lorsque je revins elle était encore vivante, à moitié r<strong>et</strong>ournée sur le dos, une balle lui était sortie sous le sein <strong>et</strong> elle hal<strong>et</strong>ait, pétrifiée, ses jolies<br />

lèvres tremblaient <strong>et</strong> semblaient vouloir former un mot, elle me fixait avec ses grands yeux surpris, incrédu<strong>les</strong>, des yeux d’oiseau b<strong>les</strong>sé, <strong>et</strong> ce regard se planta<br />

en moi, me fendit le ventre <strong>et</strong> laissa s’écouler un flot de sciure de bois, j’étais une vulgaire poupée <strong>et</strong> ne ressentais rien, <strong>et</strong> en même temps je voulais de tout<br />

mon cœur me pencher <strong>et</strong> lui essuyer la terre <strong>et</strong> la sueur mêlées sur son front, lui caresser la joue <strong>et</strong> lui dire que ça allait, que tout irait pour le mieux, mais à la<br />

place je lui tirai convulsivement une balle dans la tête, ce qui après tout revenait au même, pour elle en tout cas si ce n’était pour moi, car moi à la pensée de ce<br />

gâchis humain insensé j’étais envahi d’une rage immense, démesurée, je continuais à lui tirer dessus <strong>et</strong> sa tête avait éclaté comme un fruit, alors mon bras se<br />

détacha de moi <strong>et</strong> <strong>par</strong>tit tout seul dans le ravin, tirant de <strong>par</strong>t <strong>et</strong> d’autre, je lui courais après, lui faisant signe de m’attendre de mon autre bras, mais il ne voulait<br />

pas, il me narguait <strong>et</strong> tirait sur <strong>les</strong> b<strong>les</strong>sés tout seul, sans moi, enfin, à bout de souffle, je m’arrêtai <strong>et</strong> me mis à pleurer. Maintenant, pensais-je, c’est fini, mon<br />

bras ne reviendra jamais, mais à ma grande surprise il se trouvait de nouveau là, à sa place, solidement attaché à mon épaule, <strong>et</strong> Häfner s’approchait de moi <strong>et</strong><br />

me disait : « C’est bon, Obersturmführer. Je vous remplace. <strong>»</strong> Je remontai <strong>et</strong> l’on me donna du thé ; la chaleur du liquide me réconforta un peu. La lune, aux<br />

trois quarts pleine, s’était levée <strong>et</strong> pendait dans le ciel gris, pâle <strong>et</strong> à peine visible. On avait érigé une p<strong>et</strong>ite cahute pour <strong>les</strong> officiers. J’entrai <strong>et</strong> allai m’asseoir<br />

sur un banc au fond, fumer <strong>et</strong> boire mon thé. Il y avait trois autres hommes dans c<strong>et</strong>te cahute mais personne ne <strong>par</strong>lait. En bas, <strong>les</strong> salves continuaient à<br />

crépiter : inlassable, méthodique, le gigantesque dispositif que nous avions mis en place continuait à détruire ces gens. Il semblait que cela ne s’arrêterait<br />

jamais. Depuis <strong>les</strong> débuts de l’histoire humaine, la guerre a toujours été perçue comme le plus grand mal. Or nous, nous avions inventé quelque chose à côté<br />

de quoi la guerre en venait à sembler propre <strong>et</strong> pure, quelque chose à quoi beaucoup déjà cherchaient à échapper en se réfugiant dans <strong>les</strong> certitudes<br />

élémentaires de la guerre <strong>et</strong> du front. Même <strong>les</strong> boucheries démentiel<strong>les</strong> de la Grande Guerre, qu’avaient vécues nos pères ou certains de nos officiers plus<br />

âgés, <strong>par</strong>aissaient presque propres <strong>et</strong> justes à côté de ce que nous avions amené au monde. Je trouvais cela extraordinaire. Il me semblait qu’il y avait là<br />

quelque chose de crucial, <strong>et</strong> que si je pouvais le comprendre alors je comprendrais tout <strong>et</strong> pourrais enfin me reposer. Mais je n’arrivais pas à penser, mes<br />

pensées s’entrechoquaient, se réverbéraient dans ma tête comme le fracas de rames de métro passant <strong>les</strong> stations l’une derrière l’autre, dans toutes <strong>les</strong><br />

directions <strong>et</strong> à tous <strong>les</strong> niveaux. De toute façon personne n’avait cure de ce que je pouvais penser. Notre système, notre État se moquait profondément des<br />

pensées de ses serviteurs. Cela lui était indifférent que l’on tue <strong>les</strong> Juifs <strong>par</strong>ce qu’on <strong>les</strong> haïssait ou <strong>par</strong>ce qu’on voulait faire avancer sa carrière ou même, dans<br />

certaines limites, <strong>par</strong>ce qu’on y prenait du plaisir. Tout comme cela lui était indifférent que l’on ne haïsse pas <strong>les</strong> Juifs <strong>et</strong> <strong>les</strong> Tsiganes <strong>et</strong> <strong>les</strong> Russes qu’on tuait,<br />

<strong>et</strong> que l’on ne prenne absolument aucun plaisir à <strong>les</strong> éliminer, aucun plaisir du tout. Cela lui était même indifférent, au fond, que l’on refuse de <strong>les</strong> tuer, aucune<br />

sanction ne serait prise, car il savait bien que le réservoir des tueurs disponib<strong>les</strong> était sans fond, il pouvait y puiser des hommes à volonté, <strong>et</strong> l’on pourrait tout<br />

aussi bien être assigné à d’autres tâches, plus en rapport avec ses talents. Schulz, <strong>par</strong> exemple, le Kommandant de l’Ek 5 qui avait demandé son<br />

remplacement après avoir reçu le Führerbefehl, venait enfin d’être relevé, <strong>et</strong> on disait qu’il avait obtenu un bon poste à Berlin, à la Staatspolizei. Moi aussi,<br />

j’aurais pu demander à <strong>par</strong>tir, j’aurais sans doute même reçu une recommandation positive de Blobel ou du Dr. Rasch. Pourquoi donc ne le faisais-je pas ?<br />

Sans doute n’avais-je pas encore compris ce que je voulais comprendre. Le comprendrais-je jamais ? Rien n’était moins sûr. Une phrase de Chesterton me<br />

trottait <strong>par</strong> la tête : Je n’ai jamais dit que l’on avait toujours tort d’entrer au pays des fées. J’ai seulement dit que c’était toujours dangereux. C’était donc cela, la<br />

guerre, un pays des fées perverti, le terrain de jeux d’un enfant dément qui casse ses jou<strong>et</strong>s en hurlant de rire, qui j<strong>et</strong>te gaiement la vaisselle <strong>par</strong> <strong>les</strong> fenêtres ?<br />

==========<br />

De nouvel<strong>les</strong> méthodes à trouver…<br />

La hiérarchie commençait à percevoir ce fait <strong>et</strong> à le faire entrer en ligne de compte. Comme me l’avait expliqué Eichmann, on étudiait de nouvel<strong>les</strong> méthodes.<br />

Quelques jours après sa visite arriva à Kiev un certain Dr. Widmann, venu nous livrer un camion d’un nouveau genre. Ce camion, de marque Saurer, était<br />

conduit <strong>par</strong> Findeisen, le chauffeur personnel de Heydrich, un homme taciturne qui refusa obstinément, malgré de nombreuses sollicitations, de nous expliquer<br />

pourquoi il avait été choisi pour ce voyage. Le Dr. Widmann, qui dirigeait lui la section chimie de l’Institut de criminologie technique, rattaché à la Kripo, fit une<br />

longue présentation pour <strong>les</strong> officiers : « Le gaz, déclara-t-il, est un moyen plus élégant. <strong>»</strong> Le camion, hermétiquement clos, se servait de ses propres gaz<br />

d’échappement pour asphyxier <strong>les</strong> gens enfermés dedans ; c<strong>et</strong>te solution, en eff<strong>et</strong>, ne manquait ni d’élégance, ni d’économie. Comme nous l’expliqua<br />

Widmann, on avait essayé autre chose avant d’en venir là ; lui-même avait conduit des expériences à Minsk, sur <strong>les</strong> patients d’un asile, en compagnie de son<br />

Amtschef, le Gruppenführer Nebe ; un test aux explosifs avait donné des résultats désastreux. « Indescriptible. Une catastrophe. <strong>»</strong> Blobel se montrait<br />

enthousiaste : ce nouveau jou<strong>et</strong> lui plaisait, il avait hâte de l’étrenner. Häfner objecta que le camion ne contenait pas grand monde — le Dr. Widmann nous avait


dit cinquante, soixante personnes au plus —, ne fonctionnait pas très vite, <strong>et</strong> <strong>par</strong>aissait donc peu efficace. Mais Blobel balaya ces réserves : « On gardera ça<br />

pour <strong>les</strong> femmes <strong>et</strong> <strong>les</strong> enfants, ça sera très bien pour le moral des troupes. <strong>»</strong><br />

==========<br />

La brutalité des Einsatzgruppen<br />

À ce moment-là on entendit un cri aigu un peu plus loin. Une forme indistincte courait dans la ruelle. « Là ! <strong>»</strong> cria Ott. Le Scharführer épaula <strong>et</strong> tira à travers le<br />

rideau de la pluie. La forme s’effondra dans la boue. Les hommes se déployèrent pour avancer, à l’affût. « Connard, c’était une femme <strong>»</strong>, fit une voix. — « C’est<br />

qui que tu traites de connard ! <strong>»</strong> aboya le Scharführer. Un homme r<strong>et</strong>ourna le corps dans la boue : c’était une jeune paysanne, avec un foulard coloré sur la<br />

tête, <strong>et</strong> enceinte. « Elle a juste paniqué, dit un des hommes. C’était pas la peine de tirer comme ça. <strong>»</strong> — « Elle n’est pas encore morte <strong>»</strong>, dit l’homme qui<br />

l’examinait. L’infirmier de la section s’approcha : « Emmenez-la dans la maison. <strong>»</strong> Plusieurs hommes la soulevèrent ; sa tête pendait en arrière, sa robe<br />

boueuse collait à son ventre énorme, la pluie martelait son corps. Ils la portèrent dans la maison <strong>et</strong> la déposèrent sur une table. Une vieille sanglotait dans un<br />

coin, autrement l’isba était vide. La fille râlait. L’infirmier lui déchira sa robe <strong>et</strong> l’examina. « Elle est foutue. Mais elle est à terme, on peut encore sauver le bébé,<br />

avec un peu de chance. <strong>»</strong> Il commença à donner des instructions aux deux soldats qui se tenaient là. « Faites chauffer de l’eau. <strong>»</strong> Je ressortis sous la pluie <strong>et</strong><br />

allai r<strong>et</strong>rouver Ott, qui était r<strong>et</strong>ourné aux véhicu<strong>les</strong>. « Qu’est-ce qui se passe, alors ? <strong>»</strong> — « La fille va mourir. Votre infirmier essaye de lui faire une<br />

césarienne. <strong>»</strong> — « Une césarienne ?! Il est devenu fou, ma <strong>par</strong>ole ! <strong>»</strong> Il se mit à remonter la ruelle en pataugeant, jusqu’à la maison. Je le suivis. Il entra d’un<br />

coup : « C’est quoi ce bordel, Greve ? <strong>»</strong> L’infirmier tenait un p<strong>et</strong>it paqu<strong>et</strong> sanglant, emmailloté dans un drap, <strong>et</strong> achevait de nouer le cordon ombilical. La fille,<br />

morte, gisait <strong>les</strong> yeux grands ouverts sur la table, nue, couverte de sang, éventrée du nombril au sexe. « Ça a marché, Herr Untersturmführer, dit Greve. Il<br />

devrait vivre. Mais il faudrait trouver une nourrice. <strong>»</strong> — « Tu es fou ! cria Ott. Donne-moi ça ! <strong>»</strong> — « Pourquoi ? <strong>»</strong> — « Donne-moi ça ! <strong>»</strong> Ott était blême, il<br />

tremblait. Il arracha le nouveau-né des mains de Greve <strong>et</strong>, le tenant <strong>par</strong> <strong>les</strong> pieds, lui fracassa le crâne contre le coin du poêle. Puis il le j<strong>et</strong>a à terre. Greve<br />

écumait : « Pourquoi avez-vous fait ça ?! <strong>»</strong> Ott hurlait aussi : « Tu aurais mieux fait de le laisser crever dans le ventre de sa mère, pauvre con ! Tu aurais dû le<br />

laisser tranquille ! Pourquoi tu l’as fait sortir ? Il n’y était pas suffisamment au chaud ? <strong>»</strong> Il pivota sur ses talons <strong>et</strong> sortit. Greve sanglotait : « Vous auriez pas dû<br />

faire ça, vous auriez pas dû faire ça. <strong>»</strong> Je suivis Ott qui tempêtait dans la boue <strong>et</strong> la pluie devant le Scharführer <strong>et</strong> quelques hommes attroupés. « Ott... <strong>»</strong>,<br />

appelai-je. Derrière moi r<strong>et</strong>entit un appel : « Untersturmführer ! <strong>»</strong> Je me r<strong>et</strong>ournai : Greve, <strong>les</strong> mains encore rouges de sang, sortait de l’isba avec son fusil<br />

épaulé. Je reculai <strong>et</strong> il se dirigea droit sur Ott. « Untersturmführer ! <strong>»</strong> Ott se r<strong>et</strong>ourna, vit le fusil <strong>et</strong> se remit à crier : « Quoi, enculé, qu’est-ce que tu veux<br />

encore ? Tu veux tirer, c’est ça, vas-y ! <strong>»</strong> Le Scharführer hurlait aussi : « Greve, nom de Dieu, baisse ce fusil ! <strong>»</strong> — « Vous auriez pas dû faire ça <strong>»</strong>, criait Greve<br />

en continuant à s’avancer vers Ott. — « Eh bien vas-y, connard, tire ! <strong>»</strong> — « Greve, arrête tout de suite ! <strong>»</strong> vociférait le Scharführer. Greve tira ; Ott, frappé à la<br />

tête, vola en arrière <strong>et</strong> s’effondra dans une flaque avec un grand bruit d’eau. Greve gardait son fusil levé ; tout le monde s’était tu. On n’entendait plus que le<br />

battement de la pluie sur <strong>les</strong> flaques, la boue, <strong>les</strong> casques des hommes, le chaume des toits. Greve tremblait comme une feuille, le fusil à l’épaule. « Il aurait<br />

pas dû faire ça <strong>»</strong>, répétait-il stupidement. — « Greve <strong>»</strong>, dis-je doucement. L’air hagard, Greve braqua son fusil sur moi. J’écartai très lentement <strong>les</strong> mains sans<br />

rien dire. Greve redirigea son fusil vers le Scharführer. Deux des hommes braquaient à leur tour leurs fusils sur Greve. Greve gardait son fusil pointé sur le<br />

Scharführer. Les hommes pouvaient l’abattre mais il tuerait sans doute aussi le Scharführer. « Greve, dit calmement le Scharführer, t’as vraiment fait une<br />

connerie. Ott était une ordure, d’accord. Mais là t’es vraiment dans la merde. <strong>»</strong> — « Greve, dis-je. Posez votre arme. Sinon on va être obligés de vous tuer. Si<br />

vous vous rendez je témoignerai en votre faveur. <strong>»</strong> — « De toute façon je suis foutu <strong>»</strong>, dit Greve. Il visait toujours le Scharführer. « Si vous tirez je mourrai pas<br />

seul. <strong>»</strong> Il braqua de nouveau son fusil sur moi, à bout portant. La pluie dégoulinait du canon, juste devant mes yeux, elle ruisselait sur mon visage. « Herr<br />

Hauptsturmführer ! appela le Scharführer. Vous êtes d’accord pour que je règle ça à ma manière ? Pour éviter plus de casse. <strong>»</strong> Je fis signe que oui. Le<br />

Scharführer se tourna vers Greve. « Greve. Je te donne cinq minutes d’avance. Après ça on vient te chercher. <strong>»</strong> Greve hésita. Puis il baissa son fusil <strong>et</strong> détala<br />

vers la forêt. Nous attendîmes. Je regardai Ott. Il avait la tête dans l’eau, son visage dépassait juste, avec un trou noir au centre du front. Le sang formait des<br />

volutes noirâtres dans l’eau tourbeuse. La pluie lui avait lavé le visage, tambourinait sur ses yeux ouverts <strong>et</strong> étonnés, lui remplissait lentement la bouche, coulait<br />

aux commissures.<br />

Vocabulaire nécessaire à la compréhension des textes :<br />

Feldgendarme : policier militaire<br />

Feldwebel : adjudant SS<br />

Askaris : nom donné aux soldats des colonies allemandes, ici ce sont des Ukrainiens qui servent l’armée allemande.<br />

Hauptscharführer : sous-officier SS<br />

Untersturmführer : lieutenant SS<br />

Dolm<strong>et</strong>scher : interprète<br />

Orpo : membre de la police allemande sous Hitler (ORnundsPOlizei)


« Une fois qu’il vivra dans un isolement compl<strong>et</strong>, ce peuple de <strong>par</strong>asites s’appauvrira, car il ne peut ni ne veut travailler lui-même. […] Ils tomberont tous inévitablement dans la<br />

criminalité à cause des dispositions de leur race. Mais que personne ne croie alors que nous pourrons regarder tranquillement un tel développement. Le peuple allemand n’a<br />

aucune envie de tolérer sur son territoire des centaines de milliers de criminels qui non seulement voudraient assurer leur existence <strong>par</strong> le crime, mais encore chercheraient à se<br />

venger! Nous avons encore moins envie que ces centaines de milliers de Juifs miséreux deviennent un repaire du bolchevisme <strong>et</strong> un refuge pour la sous-humanité politicocriminelle<br />

qui, <strong>par</strong> un processus naturel d’élimination, se détache de notre propre peuple. […]. A ce stade d’une telle évolution, nous nous trouverions en face de la dure nécessité<br />

d’exterminer (auszurotten) <strong>les</strong> bas fonds juifs de la même façon que nous avons l’habitude d’exterminer <strong>les</strong> criminels dans notre État : <strong>par</strong> le fer <strong>et</strong> <strong>par</strong> le feu. Le résultat en serait la<br />

dis<strong>par</strong>ition effective <strong>et</strong> définitive de la Juiverie en Allemagne, son anéantissement total (seine restlose Vernichtung) ! <strong>»</strong> (journal de la SS, 1938)<br />

« En ce qui concerne la présence du Juif en Europe, nous pensons que l’heure de sa mort est irrévocablement arrivée <strong>»</strong> (Walter Gross, responsable de la politique raciale du <strong>par</strong>ti<br />

nazi, 1939)<br />

« Quel plaisir d’être, finalement, capable de s’attaquer à la race juive physiquement. Plus il en mourra, le mieux ce sera. <strong>»</strong> (Hans Frank, gouverneur général de Pologne, 1939)<br />

« Beaucoup d’Allemands voient pour la première fois de leur vie de tel<strong>les</strong> masses de Juifs. Les “gh<strong>et</strong>tos” sont <strong>les</strong> plus crasseux qu’on puisse s’imaginer. […] L’anéantissement de<br />

c<strong>et</strong>te sous-humanité serait de l’intérêt du monde entier. C<strong>et</strong> anéantissement est un problème des plus ardus. On ne peut le réaliser <strong>par</strong> des exécutions. Et on ne peut pas faire<br />

fusiller des femmes <strong>et</strong> des enfants. Ici ou là, on mise sur <strong>les</strong> pertes lors de déportations, ainsi sur le transport de 1 000 juifs <strong>par</strong>ti en mars de Lublin, 450 seraient morts. […] Tous<br />

<strong>les</strong> services qui s’occupent de la question juive voient clairement l’insuffisance de ces mesures. Mais la solution de ce problème compliqué n’a pas encore été trouvée. <strong>»</strong> (Eduard<br />

Könekamp, 1940)<br />

« Ordre express du Reichführer-SS [Himmler]. Tous <strong>les</strong> Juifs doivent être abattus. Pousser <strong>les</strong> femmes juives dans <strong>les</strong> marais. <strong>»</strong> (1941)<br />

« Pousser <strong>les</strong> femmes <strong>et</strong> <strong>les</strong> enfants dans <strong>les</strong> marais n’a pas eu le succès escompté dans la mesure où <strong>les</strong> marais n’étaient pas assez profonds pour qu’on y coule. La plu<strong>par</strong>t du<br />

temps, après une profondeur d’un mètre, une personne touche la terre ferme, de telle sorte que la noyade est impossible. <strong>»</strong><br />

« Non loin de Pinsk, un membre de la milice a été abbatu dans une ambuscade. En conséquence, 4 500 Juifs ont été liquidés. <strong>»</strong> (rapport de l’Einsatzgruppe C, août 1941)<br />

« J’ai donc <strong>par</strong>ticipé à la grande mort en masse d’avant-hier. Pour <strong>les</strong> premiers véhicu<strong>les</strong> [apportant <strong>les</strong> victimes], mes mains ont un peu tremblé quand j’ai tiré, mais on s’habitue à<br />

ça. À la dixième voiture, je visai calmement <strong>et</strong> je tirai de façon sûre sur <strong>les</strong> femmes, <strong>les</strong> enfants <strong>et</strong> <strong>les</strong> nourrissons nombreux. En pensant que j’avais aussi deux nourrissons à la<br />

maison, avec <strong>les</strong>quels ces hordes feraient la même chose, sinon dix fois pire. La mort que nous leur avons donnée était belle <strong>et</strong> courte com<strong>par</strong>ée [aux] souffrance inferna<strong>les</strong> des<br />

milliers <strong>et</strong> des milliers [de personnes] dans <strong>les</strong> geô<strong>les</strong> de la GPU. Les nourrissons volaient en grands arcs de cerc<strong>les</strong> <strong>et</strong> nous <strong>les</strong> faisons déjà éclater en vol avant qu’ils ne tombent<br />

dans la fosse <strong>et</strong> l’eau. En finir seulement avec ces brutes, qui ont j<strong>et</strong>é toute l’Europe dans la guerre <strong>et</strong> qui, aujourd’hui encore attisent en Amérique […]. Le mot d’Hitler est en train<br />

de devenir vrai, celui qu’il a dit une fois avant le début de la guerre : si la juiverie croit pouvoir ourdir une nouvelle fois une guerre, alors la juiverie ne gagnera pas, mais ce sera au<br />

contraire la fin de la juiverie en Europe. […] Ouah! Diable! Je n’avais encore jamais vu autant de sang, d’ordure, de corne <strong>et</strong> de chair. je peux maintenant comprendre l’expression<br />

“ivresse de sang”. M[oghilev] est maintenant moins peuplée d’un nombre de trois zéros. Je me réjouis vraiment déjà, <strong>et</strong> beaucoup disent ici, que quand nous rentrerons chez nous,<br />

ce sera le tour de nos juifs à nous. Mais bon, je ne dois pas t’en dire plus. C’est assez jusqu’à je rentre à la maison. <strong>»</strong> (Walter Mattner, policier autrichien devenu membre d’un<br />

einsatzgruppe, 1941, l<strong>et</strong>tre à sa femme)<br />

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