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La <strong>Corse</strong><br />
médiévale<br />
de Giovanni<br />
Della Grossa<br />
Michèle Ferrara<br />
Bibliothèque de la<br />
<strong>Corse</strong> médiévale
La <strong>Corse</strong> médiévale<br />
de Giovanni Della Grossa
Bibliothèque de la<br />
<strong>Corse</strong> médiévale<br />
Sous la direction de Vannina Marchi-Van Cauwelaert<br />
Déjà paru<br />
Lieux de Mémoire de la <strong>Corse</strong> médiévale,<br />
Jean Cancellieri & V. Marchi-Van Cauwelaert, 2021.<br />
Ouvrage publié avec le concours de<br />
la Collectivité de <strong>Corse</strong>
Michèle Ferrara<br />
La <strong>Corse</strong> médiévale<br />
de Giovanni Della Grossa<br />
Bibliothèque de la<br />
<strong>Corse</strong> médiévale
5<br />
AVANT-PROPOS<br />
La réalisation de ce livre est l’aboutissement d’un long cheminement. Il<br />
se situe en effet dans la continuité d’un travail accompli depuis de nombreuses<br />
années sur la chronique médiévale de Giovanni della Grossa. Cet auteur, originaire<br />
de Grossa, en <strong>Corse</strong> du Sud, et dont l’existence s’est déroulée entre 1388<br />
et 1464, a été un remarquable témoin de son temps. Homme public à la carrière<br />
exceptionnelle par sa longévité et sa polyvalence, il a retracé l’histoire de l’île<br />
depuis les origines supposées jusqu’à l’époque qui lui était contemporaine.<br />
La chronique de Giovanni della Grossa, incluse dans le manuscrit Y de la<br />
bibliothèque patrimoniale Tommaso Prelà de Bastia et publiée en version originale<br />
par l’abbé Letteron en 1910, a été présentée en version bilingue en 1998<br />
par Mathée Giacomo-Marcellesi et Antoine Casanova. Après l’avoir lue, j’avais<br />
souhaité en faire partager la lecture à mon entourage, considérant qu’il s’agissait<br />
là d’une œuvre incontournable dans la compréhension de l’histoire de la <strong>Corse</strong>.<br />
Cependant, je me suis rapidement aperçue que, pour de nombreux lecteurs, ce<br />
récit touffu était assez difficile d’accès. Je décidai d’entreprendre en 2006 la<br />
réalisation d’un ouvrage l’illustrant et le résumant. Cet ouvrage a été diffusé en<br />
librairie en 2011.<br />
Tout le long de ce travail, les notes se sont accumulées, des thèmes de<br />
recherche sont apparus et l’intérêt éprouvé pour ce texte n’a cessé de croître.<br />
Non seulement l’auteur éclairait des périodes mal documentées, mais les préoccupations<br />
qu’il exprimait et les sujets qu’il abordait ont attisé mon envie d’en<br />
savoir davantage sur le Moyen Âge de la <strong>Corse</strong>. J’étais persuadée que beaucoup<br />
d’aspects de son œuvre restaient à explorer. Cela m’a incitée à poursuivre ces<br />
études dans un cadre universitaire, en me focalisant sur les représentations et les<br />
problématiques qui touchaient à l’espace de la <strong>Corse</strong> médiévale. L’assentiment<br />
et l’appui de mon directeur de thèse, le professeur Jean-André Cancellieri ont<br />
été déterminants dans cette décision et je lui adresse ici de vifs remerciements.
6 La <strong>Corse</strong> médiévale de Giovanni Della Grossa<br />
Pour le savoir qu’ils m’ont apporté, je dois également exprimer ma reconnaissance<br />
aux enseignants de l’Université de <strong>Corse</strong>, qui m’ont accompagnée pendant<br />
les enrichissantes années de master et de préparation au doctorat, ainsi qu’à<br />
Jean-Paul Boyer, Guido Castelnuovo, Olivier Mattéoni, Antoine-Marie Graziani<br />
et Vannina Marchi-Van Cauwelaert, les membres du jury de thèse qui ont permis<br />
l’aboutissement de ce long parcours lors de la soutenance en décembre 2019. De<br />
la même manière, je témoigne toute ma gratitude aux nombreuses personnes qui<br />
m’ont aidée de leurs conseils et de leurs savoir-faire, avec une mention particulière<br />
en ce qui concerne la cartographie pour Chantal de Peretti. Je pense enfin à<br />
mes proches, à ma famille et à mes amis, à tous ceux qui ont été à mes côtés et<br />
qui m’ont soutenue durant ces années de recherches.<br />
La présentation de ce livre aujourd’hui a pour ambition de permettre aux<br />
lecteurs de découvrir la société médiévale de la <strong>Corse</strong> à travers le prisme d’un<br />
classique de l’historiographie insulaire, la chronique de Giovanni della Grossa,<br />
ouvrage dont le paradoxe est d’être à la fois célèbre parmi les chercheurs mais<br />
aussi encore trop méconnu par un plus large public.
<br />
7<br />
À propos de la graphie<br />
Dans cet ouvrage, le choix a été fait de ne pas moderniser les noms<br />
de personnes et de lieux. Ils n’ont pas été transcrits en corse tel qu’il s’écrit<br />
aujourd’hui et l’orthographe est restée sous une forme toscanisée. Cependant,<br />
la graphie utilisée par Giovanni della Grossa est très fluctuante. Les patronymes<br />
ou les toponymes s’écrivant de différentes manières, nous avons décidé d’en<br />
unifier l’écriture. Ainsi l’auteur lui-même apparaît dans le texte comme Iovanni<br />
ou Jovanni di la Grossa ou da Grossa, mais a été conservé le nom par lequel il<br />
est généralement désigné : Giovanni della Grossa. Il en va de même pour de<br />
nombreux personnages et lieux dont l’appellation varie au cours du récit. C’est<br />
le cas pour Polo di la Rocha (Polo della Rocca), pour les seigneurs de Bozio ou<br />
Botio (Bozzi) ou pour des toponymes comme Cinercha (Cinarca) ou Beguglia<br />
(Biguglia). Outre une facilité de lecture, cette harmonisation permet de retrouver<br />
les personnages et les lieux dans l’index établi en fin d’ouvrage.<br />
Par le mot « Chronique » commençant avec une majuscule, et en l’absence<br />
d’autre précision, nous désignerons l’œuvre de Giovanni della Grossa.<br />
Principales abréviations (publications, revues et collections, institutions)<br />
AESC : Annales, Économie, Société, Civilisation<br />
AHSS : Annales, Histoire, Sciences sociales<br />
BEFAR : Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome<br />
BSSHNC : Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la <strong>Corse</strong><br />
DBI : Dizionario biografico degli Italiani : site numérique : www.treccani.it<br />
DHC : Dictionnaire historique de la <strong>Corse</strong><br />
EC : Études corses<br />
EFR : École française de Rome<br />
etimo.it : version numérique de l’ouvrage d’Ottorino Pianigiani, Il Vocabulario<br />
etimologico della lingua italiana (1 re éd., Rome, éd. Dante Alighieri, 1907<br />
complétée en 1926, Florence, puis de 1937 à 1946 à Milan)<br />
Fagec : Fédération d’associations et groupements pour les études corses<br />
MdC : Mémorial des <strong>Corse</strong>s<br />
MEFRM : Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge. Temps modernes<br />
RM : Reti medievali<br />
SHMESP : Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public<br />
SISMEL : Società Internazionale per lo Studio del Medioevo Latino<br />
SLSP : Società ligura di Storia Patria<br />
SSHNC : Société des sciences historiques et naturelles de la <strong>Corse</strong>
c h a p i t r e<br />
9<br />
<strong>INT</strong>RODUCTION<br />
La connaissance du Moyen Âge de la <strong>Corse</strong> comporte de nombreuses zones<br />
d’ombre où la vie insulaire échappe presque entièrement à notre regard. Ainsi les<br />
vii e et viii e siècles restent-ils des périodes obscures où l’on peine à discerner le<br />
vécu des hommes, où l’on ne peut affirmer avec certitude la réalité des pouvoirs.<br />
Les siècles suivants suscitent également de nombreuses interrogations. La vision<br />
même que l’on peut avoir du paysage médiéval s’est estompée. Châteaux rasés,<br />
chapelles éboulées, chemins devenus impraticables, les dégradations rendent le<br />
paysage médiéval de moins en moins perceptible. La volonté ou la nécessité de<br />
construire à moindre coût ont entraîné le réemploi des matériaux pour ériger<br />
d’autres édifices. Les pierres d’une église peuvent se retrouver insérées dans<br />
les fondations d’une maison ou dans un mur de clôture entre deux champs. La<br />
politique de destruction systématique des forteresses seigneuriales n’a laissé que<br />
quelques vestiges perdus dans le maquis, réussissant ainsi à rejeter dans l’oubli<br />
l’existence de leurs occupants vaincus.<br />
Les toponymes restent parfois les seuls à attester de constructions ou d’activités<br />
aujourd’hui disparues. Lorsqu’ils se rapportent à des récits légendaires, ils<br />
laissent entrevoir la façon dont les hommes fantasmaient leur environnement. Les<br />
préconisations de Jean-André Cancellieri ont souligné l’intérêt qu’il y avait à les<br />
prendre en compte afin de suppléer à la déficience d’autres types de documents 1 .<br />
Le Plan Terrier de la <strong>Corse</strong>, réalisé entre 1770 et 1794, quoique tardif, offre<br />
l’avantage d’avoir préservé une partie de ce patrimoine toponymique 2 . Ayant<br />
conservé l’emplacement de certains sites médiévaux pourtant déjà en ruine au<br />
1. J.-A. Cancellieri, « Toponymie et structures médiévales de l’occupation de l’espace insulaire »,<br />
dans M. C. Weiss (dir.), Les Temps anciens du peuplement de la <strong>Corse</strong>. La Balagne II, Groupe<br />
de recherche archéologique, Centre de recherches corses, Université de <strong>Corse</strong>, 1988.<br />
2. Le Plan Terrier de la <strong>Corse</strong>, conservé aux Archives de <strong>Corse</strong>, a été élaboré à partir de 1770, dès le<br />
début de la présence française, sous la conduite des géomètres royaux Testevuide et De Begidis
10 La <strong>Corse</strong> médiévale de Giovanni Della Grossa<br />
moment de son élaboration et qu’il est plus difficile aujourd’hui de repérer sur le<br />
terrain, il constitue un outil indispensable pour les chercheurs.<br />
Avec les découvertes d’objets caractéristiques, avec les fouilles entreprises<br />
dans les vestiges d’édifices, l’archéologie retrouve les traces matérielles de ce<br />
passé et permet de grandes avancées dans la compréhension que l’on peut avoir<br />
de la vie religieuse, de la vie seigneuriale ou du quotidien des populations 3 . Ces<br />
travaux ont également mis en exergue l’importance des échanges, commerciaux<br />
et culturels, entre la <strong>Corse</strong> et son environnement méditerranéen. Le développement<br />
de l’archéologie médiévale, y compris l’archéologie maritime, constitue<br />
évidemment une piste prometteuse dans la représentation de l’île au Moyen Âge.<br />
Les restes d’une construction ou le mobilier mis au jour ne suffisent pas<br />
cependant à reconstituer entièrement l’existence des habitants. La vision que l’on<br />
peut avoir d’une société, de ses règles de vie, de ses lois et coutumes, passe par<br />
l’étude de ses archives. Chartes, fonds notariaux, missives, des témoignages plus<br />
ou moins fournis selon les différentes périodes aident à appréhender les organisations<br />
sociales et juridiques à travers les siècles, mais cette documentation a<br />
longtemps fait défaut en <strong>Corse</strong>. Les recherches ont dû s’appuyer sur des archives<br />
extérieures 4 . Pour le haut Moyen Âge en particulier, la rareté des sources maintient<br />
une grande partie de l’histoire de l’île dans une opacité tenace. Les seules données<br />
réellement exploitables à la fin du vi e siècle proviennent de neuf lettres écrites au<br />
sujet de la <strong>Corse</strong> par le pape Grégoire I er , entre 591 et 601 5 . L’île est ensuite brièvement<br />
mentionnée au ix e siècle dans les annales franques de Saint-Bertin et d’Éginhard.<br />
Il y est question de la lutte contre les Sarrasins et de son intégration aux terres<br />
pontificales selon les promesses de l’empereur Charlemagne 6 . Les siècles suivants<br />
ne sont guère mieux documentés. Aux ix e et x e siècles, les margraves et les marquis<br />
toscans sont désignés comme « Tutores Corsicae », défenseurs ou protecteurs de<br />
la <strong>Corse</strong>. Aux xi e et xii e siècles, les marquis de Massa s’implantent dans le nord<br />
de l’île. Pour les mêmes périodes, les informations fournies par les cartulaires<br />
ecclésiastiques signalent des possessions foncières de monastères toscans, tels<br />
San Gorgonio de la Gorgone, Monte Cristo ou San Venerio del Tino 7 . Éclairant<br />
les siècles où d’autres formes de documentation sont absentes, elles permettent<br />
à la demande du roi Louis XV qui souhaitait recenser le plus exactement possible l’état de ses<br />
nouvelles possessions.<br />
3. Se référer aux travaux de G. Moracchini-Mazel, L. Doazan, F. de Lanfranchi, R. Chessa,<br />
G. Giovanangeli, D. Istria, E. Tomas, dans la bibliographie en fin d’ouvrage.<br />
4. Se référer aux travaux de F. Molard mentionnés dans la bibliographie.<br />
5. Les lettres du pape Grégoire I er ont été publiées dans cinq numéros du BSSHNC en 1881<br />
et 1882 : n o 5, 1881, p. 141-145 ; n o 10, 1881, p. 241-255 ; n o 12, 1881, p. 323-330 ; n o 13, 1882,<br />
p. 341-345 ; n o 14, 1882, p. 362-366.<br />
6. Des passages des Annales regni francorum sont cités par P. Pergola, « Dans l’attente de<br />
nouveaux maîtres », dans F. Pomponi (dir.), Mémorial des <strong>Corse</strong>s [désormais MdC], Ajaccio,<br />
Mémorial des <strong>Corse</strong>s, vol. I, 1980, p. 257 (6 volumes).<br />
7. Cf. : H. Taviani-Carrozzi, « La tutelle de la <strong>Corse</strong> au xi e -xii e siècle » dans MdC, vol. I,<br />
p. 258-280 ; S. Scalfati, La <strong>Corse</strong> médiévale, Ajaccio, Alain Piazzola, 1994 ; G. Pistarino,
<br />
11<br />
de connaître à la fois les acteurs, les usages et les configurations spatiales des<br />
territoires. Cependant, elles ne concernent que certaines régions localisées dans<br />
le nord de l’île. Avant le xv e siècle, les actes notariés n’existent que pour les<br />
cités génoises de Bonifacio ou de Calvi. De la même façon, les statuts seigneuriaux<br />
du Cap <strong>Corse</strong> ou les statuts communautaires de Bonifacio au xiv e siècle ne<br />
s’appliquent que sur des zones relativement circonscrites. Quant aux registres de<br />
taille tenus dans les territoires de la moitié nord de l’île soumis à la domination<br />
génoise, ils ne sont disponibles qu’à partir de la deuxième moitié du xv e siècle. Si<br />
les Libri Iurium de la Commune de Gênes commencent à évoquer les événements<br />
dans l’île dès le début du xiii e siècle, ce n’est qu’avec l’avènement du gouvernement<br />
de l’Office de Saint-Georges en 1453 que les écrits se multiplient sur la<br />
<strong>Corse</strong>. Les archives conservées à l’Archivio di Stato di Genova forment un fonds<br />
d’une grande richesse qui traite de l’administration de l’île à partir de la seconde<br />
partie du xv e jusqu’au xviii e siècle 8 . En regard des liens entre les rois d’Aragon<br />
et la <strong>Corse</strong>, un travail de recherche s’est centré sur des documents conservés dans<br />
la péninsule ibérique et des résultats encourageants montrent que cette direction<br />
demande à être poursuivie 9 . Un document exceptionnel mis en lumière par Maria<br />
Giuseppina Meloni, le rapport écrit en 1325 de Castruccio Castracani, seigneur<br />
de Lucques, à l’infant d’Aragon, brosse un tableau détaillé des forces militaires<br />
et des seigneurs insulaires 10 . Les observations y sont d’autant plus pertinentes que<br />
le seigneur de Lucques est particulièrement averti en matière d’affaires militaires.<br />
Il figure parmi les personnages les plus mentionnés dans les annales génoises<br />
de Giorgio Stella, apparaissant comme un guerrier de premier plan, fortement<br />
impliqué dans la vie politique de son temps 11 . On observe donc que des sources<br />
écrites existent même si elles restent rares, souvent lacunaires ou tardives.<br />
Une dimension essentielle doit accompagner l’apport de ces différents types<br />
d’investigation sur la société insulaire médiévale. Il s’agit de repérer les valeurs<br />
auxquelles elle se référait, d’appréhender la façon dont elle se représentait le monde,<br />
Le Carte del monastero di San Venerio del Tino relative a la Corsica (1080-1500), Regia<br />
deputazione subalpina di storia patria, CLXX, Turin, 1944.<br />
8. Voir A.-M. Graziani et A. Venturini, Vistighe corse. Guide des sources de l’histoire de la<br />
<strong>Corse</strong> dans les archives génoises. Moyen Âge 1121-1483, t. I, vol. I, Ajaccio, Alain Piazzola,<br />
2009, et Vistighe corse. Guide des sources de l’histoire de la <strong>Corse</strong> dans les archives génoises.<br />
Époques modernes 1483-1790, t. I, vol. II, Ajaccio, Alain Piazzola, 2004.<br />
9. Cf. : V. Marchi-Van Cauwelaert, « Seigneurie contre commune : recherches sur les fondements<br />
idéologiques du parti aragonais en <strong>Corse</strong> (xiv e -xv e siècles) », in Mélanges de la Casa Velasquez,<br />
n o 43/1, 2013, p. 239-249 ; V. Marchi-Van Cauwelaert, « Giudice di Cinarca et Mariano II<br />
d’Arborea », Mélanges de la Casa Velasquez, n o 51-2, 2021, p. 201-224 ; P. Colombani, Les<br />
<strong>Corse</strong>s et la Couronne d’Aragon fin xiii e -milieu xv e siècle. Projets politiques et affrontements<br />
des légitimités, Ajaccio, Alain Piazzola, 2020.<br />
10. M. G. Meloni, « La corona d’Aragona e la Corsica attraverso una relazione di Castruccio<br />
Castracani signore di Lucca » dans Medioevo, saggi e rassegne, n o 15, Cagliari, ETS editrice,<br />
1991, p. 183-220.<br />
11. Cf. : G. et G. Stella, Georgii et Iohannis Stellae. Annales Genuenses, a cura di G. Petti Balbi,<br />
Bologne, Zanichelli, 1975.
12 La <strong>Corse</strong> médiévale de Giovanni Della Grossa<br />
il faut percevoir son imaginaire. On ne peut comprendre l’enchaînement des actions<br />
sans saisir les motivations qui les ont impulsées, sans pénétrer les sentiments et les<br />
passions qui agitaient les hommes. De la même façon, il faut tenter de déchiffrer<br />
les comportements sociaux, comprendre quels types de relations se nouaient entre<br />
les communautés et leurs territoires. Avant le xv e siècle, quelques sources narratives<br />
dues à des chroniqueurs extérieurs à l’île, essentiellement originaires des cités<br />
de Pise ou de Gênes, ont fait référence à l’histoire de la <strong>Corse</strong>. Au xii e siècle, la<br />
chronique pisane de Bernardo Maragone livre quelques indications se rapportant<br />
à l’île 12 . Rédigées également à partir du xii e siècle, les annales de Caffaro et de ses<br />
successeurs ont transmis l’histoire de la cité génoise, mentionnant des événements<br />
survenus en <strong>Corse</strong>. Défendant les intérêts et le prestige de la Commune de Gênes,<br />
leurs récits ont été critiques envers les seigneurs qui se sont opposés à elle. Ainsi,<br />
la chronique de Jacopo Doria datant du xiii e siècle donne un récit très partial des<br />
campagnes militaires effectuées dans l’île par les capitaines Lucchetto Doria et<br />
Niccolò Boccanera en 1289 et 1290, au temps du seigneur Giudice de Cinarca 13 .<br />
Ce dernier personnage est également cité par la chronique du Templier de Tyr qui<br />
se contente de mentionner sa rébellion contre la Commune de Gênes 14 . Les annales<br />
de Gênes réalisées par les frères Giorgio et Giovanni Stella, rédigées au début<br />
du xv e siècle et rapportant les événements jusqu’en 1435, évoquent assez brièvement<br />
des événements ou des personnages qui ont trait à la <strong>Corse</strong>. Le seul seigneur<br />
insulaire qui soit nommé dans ces textes est le comte Vincentello d’Istria, tandis<br />
que les actions d’éclat des autres seigneurs corses sont passées sous silence. Quant<br />
au seul événement sur le sol corse qui soit quelque peu développé, il s’agit du siège<br />
de Bonifacio en 1420 par le roi d’Aragon, ce qui témoigne de l’importance de ce<br />
port aux yeux des Génois 15 . On constate donc que l’on ne peut se satisfaire des<br />
regards extérieurs pour appréhender l’histoire de la <strong>Corse</strong> médiévale.<br />
L’hypothèse ayant motivé ma recherche était que les sources narratives<br />
provenant d’auteurs insulaires, qui sont pourtant des références anciennes pour les<br />
historiens, pouvaient être exploitées d’une manière renouvelée et que leurs apports<br />
pouvaient participer aux avancées scientifiques concernant l’histoire médiévale<br />
de l’île. Seuls deux témoignages écrits sont connus pour le xv e siècle et aucun<br />
autre texte ne nous est parvenu avant cette période. Le premier dans le temps, écrit<br />
depuis le milieu du xv e siècle jusqu’en 1464, a été réalisé par le notaire Giovanni<br />
della Grossa qui a été mêlé au plus haut niveau pendant près de cinquante ans à la<br />
vie publique insulaire. Il a rédigé le premier texte historique et littéraire écrit en<br />
<strong>Corse</strong> et qui soit parvenu jusqu’à nous. Après avoir présenté rapidement les mythes<br />
12. B. Maragone, Annale pisani, site de la Biblioteca italiana, 2003, www. bibliotecaitaliana.it.<br />
13. Voir Annali genovesi di Caffaro e dei suoi continuatori, traduction G. Monteleone, Gênes,<br />
1930, 9 volumes.<br />
14. « Chronique du Templier de Tyr », dans Les Gestes des Chiprois : recueil de chroniques<br />
françaises écrites en Orient aux xiii e et xiv e siècles, publié par G. Paynaud, Genève,<br />
Publications de la Société de l’Orient latin, 1887.<br />
15. G. et G. Stella, Annales Genuenses, op. cit.
<br />
13<br />
fondateurs insulaires et l’Antiquité romaine, la chronique qui lui est attribuée<br />
retrace l’histoire de l’île depuis les luttes entre chrétienté et islam jusqu’à l’époque<br />
qui lui est contemporaine. Écrite en langue vernaculaire, c’est une œuvre dans<br />
laquelle un auteur appartenant au monde médiéval exprime sa vision des événements.<br />
Le récit surprend par sa diversité car les épopées légendaires y côtoient<br />
les témoignages méticuleux d’une réalité vécue par l’auteur. Le second livre, De<br />
Rebus Corsicis, œuvre du prêtre Pietro Cirneo, a été rédigé en latin une trentaine<br />
d’années plus tard. Il rapporte à la fois la description géographique et l’histoire de<br />
l’île, la biographie de l’auteur et les événements marquants auxquels il a assisté.<br />
Du xvi e siècle datent les récits de Pier Antonio Monteggiani, de Marc’Antonio<br />
Ceccaldi et d’Anton Pietro Filippini ainsi que le livre Dialogo nominato Corsica<br />
de l’évêque du Nebbio, le Génois Agostino Giustiniani. Ces six auteurs témoignent<br />
chacun selon ses connaissances, ses intérêts et son vécu et s’inscrivent dans des<br />
univers sociaux ou politiques assez différents les uns des autres.<br />
Pour son aspect novateur, sa richesse, le profil de l’auteur, il m’a paru<br />
évident d’accorder une attention particulière à la plus ancienne des chroniques,<br />
celle de Giovanni della Grossa. Elle permet par ailleurs de donner une borne<br />
chronologique à cette étude qui concerne essentiellement la période précédant<br />
la disparition du chroniqueur, vers 1464. Chaque fois que cela a été nécessaire,<br />
j’ai rapproché le texte des informations collectées dans l’ensemble des sources<br />
narratives du xv e ou du xvi e siècle insulaire. Cela donne une lisibilité à l’évolution<br />
de la société corse. Il m’a semblé en particulier que l’on pouvait comparer<br />
avec profit les informations qu’il fournit aux écrits de Pietro Cirneo, les plus<br />
proches dans le temps 16 .<br />
Le récit du premier chroniqueur doit également être mis en perspective<br />
lorsque cela est utile avec les différentes sources de connaissance disponibles<br />
par ailleurs. Correspondances, actes notariés, serments d’allégeance, statuts<br />
communautaires, chroniques étrangères, représentations cartographiques, j’ai<br />
pu m’appuyer sur ces nombreuses sources publiées dans les versions papier<br />
traditionnelles ou sous une forme numérisée. Ceux édités dans les bulletins<br />
de la Société des sciences historiques et naturelles de la <strong>Corse</strong> ont été particulièrement<br />
précieux. Leur quantité empêche de tous les citer. Ils ont trait à des<br />
aspects divers, tels les statuts seigneuriaux Gentile du Cap <strong>Corse</strong> ou les Corsica<br />
Corsorum de 1453, actes promulgués par l’Office de Saint-Georges lors de sa<br />
prise de pouvoir dans l’île. Compte tenu de la rareté des documents disponibles<br />
pour les époques les plus reculées, les bilans archéologiques ont été des sources<br />
précieuses d’information. Lorsque cela a été possible, les visites sur le terrain<br />
ont également permis de mieux appréhender les écrits de l’auteur.<br />
L’œuvre de Giovanni della Grossa est restée pendant plus d’un siècle sous<br />
forme de manuscrit. Elle a été plus largement diffusée grâce au résumé qu’en<br />
16. P. Cirneo, « De Rebus Corsicis », introduction, notes et traduction par L.-A. Letteron, dans<br />
BSSHNC, 1884 [désormais PC].
14 La <strong>Corse</strong> médiévale de Giovanni Della Grossa<br />
ont fait ses successeurs. Après avoir été remaniée et passablement abrégée<br />
par Marc’Antonio Ceccaldi, elle a été intégrée aux chroniques ultérieures du<br />
xvi e siècle, puis publiée pour la première fois à Tournon en 1594 dans l’ouvrage<br />
d’Anton Pietro Filippini 17 . Cette version « courte » a été rééditée par Gian Carlo<br />
Gregori en 1832 à Pise 18 . Elle a ensuite été traduite en français et publiée dans<br />
le Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de la <strong>Corse</strong> en<br />
1888 par l’abbé Letteron, professeur de lettres au lycée de Bastia 19 . Cependant,<br />
en 1910, l’abbé Letteron a publié sans traduction une version dite « longue »<br />
de la chronique de Giovanni della Grossa provenant du manuscrit Y, dit de<br />
Buttafuoco, retrouvé à la bibliothèque de Bastia, qu’il a estimé être antérieur à<br />
tous les autres 20 .<br />
Le manuscrit initial étant inconnu, le texte de la version « longue »<br />
été transmis grâce à des copies dont on ne connaît aujourd’hui que quatre<br />
exemplaires, la trace d’un cinquième ayant été perdue. Au manuscrit Y se<br />
sont rajoutées deux autres copies : l’une, dite Galeazzini, qui se trouve en la<br />
possession d’un collectionneur privé, l’autre qui a intégré les collections de la<br />
Bibliothèque nationale de France. Un dernier manuscrit a été mis en lumière<br />
par Antoine-Marie Graziani et appartient à un collectionneur privé, Jacques<br />
Benelli. Selon les travaux de Lucie Arrighi, il serait antérieur au manuscrit Y 21 .<br />
La mise en ligne du manuscrit Benelli, à laquelle j’ai contribué, a été effectuée<br />
par l’Université de <strong>Corse</strong> en 2022, sous la direction de Jean-André Cancellieri et<br />
de Vannina Marchi-Van Cauwelaert 22 . Elle offre une transcription et une traduction<br />
du manuscrit avec de nombreux liens hypertextes pour en accompagner la<br />
compréhension. Deux ouvrages proposent également une version bilingue de la<br />
chronique de Giovanni della Grossa. Le premier, qui comporte une traduction<br />
17. A. P. Filippini, La historia di Corsica nella quale si narrano tutte le cose seguite da che si<br />
cominciò habitare, con una generale descrittione dell’isola tutta, divisa in 13 libri, dei quali i<br />
primi nove hebbero principio da Giovanni della Grossa, proseguendo anchora a quello Pier<br />
Antonio Monteggiani, e doppo Marc’Antonio Ceccaldi, e furono raccolti e ampiati dal molto<br />
reverendo Anton Pietro Filippini e li 4 ultimi fatti da lui stesso, Tournon, C. Michaelli, 1594.<br />
18. G. C. Gregori, Istoria di Corsica dell’arcidiacono Anton Pietro Filippini, seconda edizione<br />
rivista, corretta e illustrata con indediti documenti dall’avvocato G. C. Gregori, Pisa, N.<br />
Capurro, 5 volumes, 1832 [désormais Gregori-1832].<br />
19. L.-A. Letteron, « Histoire de la <strong>Corse</strong> comprenant la description de cette île d’après A.<br />
Giustiniani, les Chroniques de Giovanni della Grossa et celles de Monteggiani remaniées par<br />
Ceccaldi et celle de Filippini », dans BSSHNC, 1888-1890 [désormais Letteron-1888]. Ce texte<br />
a été réédité : Edizioni di U Muntese, Bastia, 1965 [désormais Letteron-1965].<br />
20. L.-A. Letteron, « Chroniche di Giovanni della Grossa e di Pier Antonio Monteggiani »,<br />
Bastia, BSSHNC, 1910 [désormais Letteron-1910].<br />
21. Consulter l’article de L. Arrighi « La chronique. L’histoire des manuscrits » dans J.-A.<br />
Cancellieri et V. Marchi-Van Cauwelaert (dir.), Les Lieux de mémoire de la <strong>Corse</strong><br />
médiévale, Ajaccio, Albiana, 2021, p. 83-85., ainsi que sa thèse, Pouvoirs et historiographie :<br />
les histoires de <strong>Corse</strong> (xv e -xvii e ) entre France, Italie et Espagne, Sorbonne Université, 2019<br />
(en cours de publication).<br />
22. Consulter le site http//corse<strong>medievale</strong>.huma-num.fr
<br />
15<br />
du manuscrit Y, a été publié en 1998 par Mathée Giacomo-Marcellesi et Antoine<br />
Casanova 23 . Le second, qui a été rédigé en 2016 par Antoine-Marie Graziani,<br />
présente une nouvelle variante du texte. Avec une modernisation de la graphie, il<br />
consiste en une synthèse établie à partir de trois copies différentes, manuscrit Y,<br />
manuscrit Benelli et manuscrit Galeazzini 24 .<br />
Les manuscrits comportent quelques différences et le texte n’est pas établi<br />
de façon formelle. Cela pourrait constituer un handicap pour en explorer correctement<br />
toutes les dimensions. Il est malaisé de distinguer parfaitement l’intégrité<br />
du texte original rédigé au xv e siècle, objet de compilations et de remaniements,<br />
bien que les interpolations évidentes, où il est question d’auteurs ou d’événements<br />
postérieurs à l’existence du chroniqueur, soient facilement repérables. Les écrits<br />
qui lui sont généralement attribués concernent le récit depuis les origines jusqu’en<br />
1464. Ces considérations, susceptibles de décourager et d’entraver la recherche<br />
sur le récit médiéval, posent en particulier le problème de savoir si le nom même<br />
de l’auteur ne mérite pas réflexion. Faut-il prendre le parti de le regarder simplement<br />
comme une figure plus marquée qui se détache au-dessus d’autres rédacteurs<br />
25 ? Certaines interventions extérieures pourraient-elles empêcher d’affirmer<br />
la paternité effective du chroniqueur pour la majeure partie du texte ? Le débat,<br />
qui n’est pas clos et sur lequel nous reviendrons, est comparable à ceux soulevés<br />
à propos de nombreuses œuvres médiévales. L’étude de la biographie de l’auteur<br />
devrait aider à se prononcer sur cette question.<br />
Si l’on peut déceler dans le discours de Giovanni della Grossa d’incontestables<br />
distorsions provenant d’une connaissance imparfaite ou erronée, le texte<br />
permet toutefois d’accéder à une certaine réalité. La compréhension de l’ouvrage<br />
doit s’articuler à un double niveau. Celui-ci constitue d’abord une source fiable<br />
pour des événements rapportés par un témoin direct. Contrairement aux périodes<br />
antérieures, les informations concernant son époque peuvent être confrontées<br />
à des sources plus nombreuses et confortent le plus souvent les affirmations<br />
de l’auteur. Par conséquent, le récit dresse en premier lieu le tableau de l’île<br />
au xv e siècle. Puis sa valeur s’enrichit lorsqu’il prend la forme d’une reconstruction<br />
du passé insulaire à travers la vision de l’écrivain, vision évidemment<br />
personnelle mais certainement porteuse des croyances et des représentations de<br />
la société dans laquelle il évoluait. Cela lui confère fragilité et partialité mais<br />
aussi une profondeur humaine qui n’existe en <strong>Corse</strong> dans aucun autre document<br />
de cette période. Il rapporte deux éléments intimement liés pour reconstituer<br />
l’histoire corse, le vécu de ses contemporains mais aussi leur imaginaire qui<br />
23. Giovanni della Grossa, Chronique médiévale corse, introduction, notes et traduction par<br />
M. Giacomo-Marcellesi et A. Casanova, Ajaccio, La Marge, 1998 [désormais GdlG-1998].<br />
24. Giovanni della Grossa et Pier’Antonio Monteggiani, Chronique de la <strong>Corse</strong> des origines à 1546,<br />
introduction, notes et traduction A.-M. Graziani, Ajaccio, Alain Piazzola, 2016 [désormais<br />
Graziani-2016], p. 8.<br />
25. Voir A. Franzini, La <strong>Corse</strong> du xv e siècle. Politique et société. 1433-1483, Ajaccio, Alain<br />
Piazzola, 2005, p. 23.
16 La <strong>Corse</strong> médiévale de Giovanni Della Grossa<br />
n’est jamais « innocent », selon le terme de Dominique Barthélémy, et qui<br />
remplit toujours une fonction sociale de première importance 26 . De façon très<br />
déterminée mais quelquefois aussi de façon non intentionnelle, le chroniqueur<br />
a su transmettre les particularités de son temps. Pour la première fois dans l’île,<br />
un auteur tentait de restituer une esquisse complète de la société qui l’entourait<br />
et ses écrits permettent de saisir la cohérence d’un système de représentation<br />
du monde. Il exprime un mode de pensée original et il facilite l’accession à une<br />
symbolique particulière qui devient un indéniable document historique.<br />
En mobilisant toutes les sources de savoir dont il pouvait disposer sur l’histoire<br />
ancienne de la <strong>Corse</strong>, en traitant de l’ensemble des régions de l’île, en<br />
tirant profit de son expérience de la vie publique, Giovanni della Grossa a voulu<br />
présenter de la société insulaire une vision élargie aussi bien dans le temps que<br />
dans l’espace. Occupant une place à part dans la connaissance du passé insulaire,<br />
son récit est le premier à raconter la vie des hommes et des communautés d’un<br />
point de vue qui ne soit pas extérieur à la <strong>Corse</strong>. Soucieux de préserver un patrimoine<br />
immatériel qu’il a eu l’intelligence de percevoir, préoccupé de littérature,<br />
le notaire chroniqueur a éclairé l’existence des insulaires dans un espace qui leur<br />
était propre. Comment y ont-ils vécu ? Que nous en reste-t-il ? Son texte ouvre à<br />
l’histoire sociale et aux représentations mentales. Il participe à la compréhension<br />
d’une culture originale qui s’est forgée et s’est transmise au cours des générations.<br />
Il relate les croyances, esquisse les ressorts psychologiques et raconte les<br />
souffrances ou les espoirs qui ont laissé des empreintes durables dans la société.<br />
Il replace les événements dans un contexte rendu plus accessible par l’évocation<br />
des destinées humaines ou communautaires. Outil précieux de reconstitution de<br />
l’histoire insulaire, il tisse un lien entre des faits qui nous sont partiellement<br />
connus par d’autres documents.<br />
La plupart des recherches consacrées à l’histoire de la <strong>Corse</strong> ont fait<br />
référence au récit de Giovanni della Grossa qui possède des spécificités que<br />
l’on peut à la fois apprécier ou dénoncer. Premier dans le temps, il est souvent<br />
la seule source de renseignements concernant des événements lointains. Cette<br />
dernière particularité a pu être envisagée comme une faiblesse. Les témoignages<br />
uniques sont traditionnellement considérés comme défaillants par les historiens,<br />
qui souhaitent pouvoir comparer et juger à travers plusieurs documents.<br />
Cependant, par leur rareté même, ils n’en demeurent pas moins inestimables.<br />
De nombreux lecteurs ont accepté sans réticence pendant des décennies<br />
les aspects légendaires rapportés par le chroniqueur, mais d’autres ont été plus<br />
sévères. Giovanni della Grossa a indéniablement fait l’objet de jugements très<br />
négatifs dans le passé. Ces critiques émises dès le xviii e , voire dès le xvi e siècle<br />
pour quelques-unes d’entre elles, ont perduré jusqu’à nos jours. Des auteurs, et en<br />
particulier ceux se rattachant au courant positiviste, l’ont chargé de fautes telles<br />
26. D. Barthélémy, La Chevalerie, Paris, Perrin, 2012 (1 re éd. Fayard, 2007), p. 526.
<br />
17<br />
que l’affabulation, l’ignorance ou la crédulité. Abordant le texte sous l’angle de<br />
la question du réalisme historique des événements ou des personnages éloignés<br />
dans le temps, leurs commentaires ont contribué à discréditer son œuvre. Silio<br />
Scalfati demandait à ce que l’on fasse avant tout « table rase de toutes les légendes<br />
tardives et des mythes qui, à cause surtout de la chronologie fantaisiste qui leur<br />
est propre, ne nous aident point à voir plus clair dans plusieurs siècles d’histoire<br />
de la société insulaire 27 ». Selon lui, le cadre politique de la <strong>Corse</strong> médiévale<br />
devait être débarrassé des récits légendaires qui l’encombrent. Les accusations<br />
d’avoir imposé une vision déformée, voire imaginaire, des événements passés à<br />
travers le prisme d’une position partisane restent encore très prégnantes pour de<br />
nombreux détracteurs. À travers elles, on peut percevoir un regard sans concession<br />
jeté sur le Moyen Âge de la <strong>Corse</strong>, en proie aux légendes et aux fables, pétri<br />
de naïveté, de rusticité et de violence.<br />
Le texte éveille notre curiosité et il suscite bien des questionnements. Les<br />
controverses n’ont pas manqué, que ce soit sur les datations ou la réalité des<br />
phénomènes qu’il évoque. Dans quelle mesure peut-on considérer la Chronique<br />
comme une source historique fiable pour les époques reculées ? Cette question<br />
lancinante a largement parasité le regard qu’on a porté sur cette œuvre. On a<br />
reproché à la Chronique sa « longue tyrannie », on a déploré devoir « se rabattre<br />
vers elle » en l’absence d’autres sources 28 . Or, au xx e siècle, le discours historiographique<br />
a connu des évolutions importantes, avec en particulier l’influence<br />
durable de l’école des Annales. À la suite de Marc Bloch et de Lucien Febvre,<br />
l’histoire a été appréhendée à travers des critères qui, bien que respectant<br />
l’événementiel, se sont attachés à décrire les sociétés sous des aspects plus<br />
économiques, sociologiques ou culturels. En France, dans la seconde moitié<br />
du xx e siècle, les travaux de Georges Duby ont manifesté avec force cette<br />
tendance. Pour Bernard Guenée, le traitement que Duby réserve à la bataille de<br />
Bouvines est un exemple des efforts de l’école historique française au milieu du<br />
xx e siècle pour approfondir l’étude des mentalités ou des structures politiques<br />
et sociales 29 . Les recherches de Bernard Guenée lui-même sur l’historiographie<br />
médiévale ont permis de renouveler la vision que l’on pouvait avoir des<br />
chroniques, en mettant en lumière des apports plus riches et plus complexes<br />
que ceux reconnus jusque-là 30 . Certes, celles-ci véhiculent des mythes et des<br />
27. S. Scalfati, La <strong>Corse</strong> médiévale, op. cit., p. 11. Le sujet est également repris dans le même<br />
ouvrage, p. 232 et p. 262.<br />
28. A. Venturini, « Le bas Moyen Âge (1230-1434). Du “siècle de Giudice” à la mort de<br />
Vincentello d’Istria », dans Histoire de la <strong>Corse</strong>, vol. I, Des origines à la veille des révolutions,<br />
Ajaccio, Alain Piazzola, 2013, p. 275-300.<br />
29. B. Guenée, « Georges Duby, Le dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214 » dans AESC, 29 e<br />
année, n o 6, 1974, p. 1523-1526. Voir G. Duby, Le Dimanche de Bouvines, 27 juillet 1214,<br />
Paris, Gallimard, 1973.<br />
30. B. Guenée, « Histoires, annales, chroniques. Essai sur les genres historiques au Moyen-Âge »<br />
dans AESC, 28 e année, n o 24, 1973, p. 997-1016 ; B. Guenée, Histoire et culture historique dans<br />
l’Occident médiéval, Paris, Aubier-Montaigne, 1980.
18 La <strong>Corse</strong> médiévale de Giovanni Della Grossa<br />
légendes qui se mêlent dans un même récit à des réalités attestées, mais cette<br />
posture concourt de manière évidente à la connaissance culturelle d’une époque.<br />
En 2014, la synthèse de Francesco Senatore résumait bien le nouveau regard jeté<br />
sur les chroniques : « Esse, in pochi parole, non sono più prese in considerazione<br />
soltanto in quanto depositi di informazioni più o meno attendibili, ma in questi<br />
testi, di cui si vogliono individuare e scomporre tutte le componenti evidenziando<br />
i rapporti con altre scritture e con il contesto sincronico e diacronico,<br />
ovvero con la società contemporanea e con li tradizioni di quelle specifica forma<br />
di narrazione 31 . » Cela a porté de nombreux médiévistes à s’intéresser d’une<br />
autre manière à l’ouvrage du premier chroniqueur de la <strong>Corse</strong>. Déjà engagé dans<br />
cette voie au début du xx e siècle, Raoul de Cesari Rocca avait remarqué la pertinence<br />
du cadre historique proposé par Giovanni della Grossa pour les périodes<br />
lointaines et l’intérêt des informations concernant les aspects culturels de la<br />
société insulaire médiévale 32 . Depuis les années 1980, la richesse de l’œuvre<br />
a offert une multiplicité d’approches que les chercheurs contemporains continuent<br />
à développer. On songe notamment à celle de Mathée Giacomo-Marcellesi<br />
pour les aspects ethno-linguistiques, à celle Antoine Casanova pour les données<br />
ethno-historiques et à celle de profil général d’Antoine Tramoni 33 .<br />
La Chronique a longtemps été utilisée comme un recueil de données<br />
factuelles. Les chercheurs ont régulièrement puisé dans le texte afin d’étayer<br />
leurs propos, exploitant partiellement certains aspects spécifiques selon l’orientation<br />
de leurs travaux. Le récit est envisagé ici dans sa globalité, comme un<br />
pivot central capable d’éclairer la connaissance de la <strong>Corse</strong> médiévale. Cette<br />
source, comparable en cela à toutes les autres formes de traces laissées par le<br />
passé, mérite d’être questionnée à la lumière des évolutions de la recherche et des<br />
avancées scientifiques communes aux sciences humaines. La diversité des appréciations,<br />
qui continue à brouiller l’image de ce récit, démontre la complexité du<br />
travail d’interprétation qui s’attache à lui. La large utilisation des informations<br />
qu’il contient légitime évidemment la préoccupation de vouloir en approfondir<br />
l’analyse. Cet ouvrage répond à la volonté de compléter, d’enrichir ou d’infléchir<br />
les études passées ou plus récentes sur l’univers du chroniqueur, en tenant<br />
compte du caractère non définitif de ces différentes analyses. La lecture que l’on<br />
peut faire aujourd’hui des informations fournies par la Chronique demande à<br />
31. F. Senatore, « Fonti documentarie e costruzione della noticia nelle cronache cittadine<br />
dell’Italia meridionale (secoli xv-xvi) » in Bulletino dell’Istituto storico italiano per il<br />
Medio Evo, n o 116, Roma, 2014, p. 279. « En quelques mots, celles-ci ne sont plus seulement<br />
considérées comme des sources plus ou moins fiables d’informations mais dans ces textes, nous<br />
voulons analyser toutes les composantes, en les comparant à d’autres écrits dans leur contexte<br />
diachronique et synchronique, c’est-à-dire avec ceux de la société contemporaine et avec la<br />
tradition de ce genre de narration spécifique. »<br />
32. R. de Cesari Rocca, Histoire de <strong>Corse</strong>, Paris, Boivin & Cie, 1916, p. XV.<br />
33. Cf. : M. Giacomo-Marcellesi, « Introduction », dans GdlG-1998 ; A. Casanova, « Introduction »<br />
dans GdlG-1998 ; A. Tramoni, « La Chronique de Giovanni della Grossa : un discours politique<br />
sur la <strong>Corse</strong> du Quattrocento » dans BSSHNC, n o 692-693, 2000, p. 91-110.
<br />
19<br />
être revisitée. La formule d’Antoine Tramoni selon laquelle la Chronique, par sa<br />
richesse, reste « un chantier ouvert » semble tout à fait judicieuse 34 .<br />
La ligne directrice de ce travail a été celle d’une adhérence la plus forte<br />
possible à la narration du chroniqueur afin d’en extraire et examiner au mieux<br />
les informations. Une exploration thématique du récit a conduit à un inventaire<br />
susceptible d’en clarifier et d’en synthétiser les apports. De par la densité même<br />
du texte, encore trop d’éléments n’avaient pas été rapprochés les uns des autres.<br />
Répertorier les données, les classifier, les articuler entre elles, en réaliser des<br />
projections cartographiques, ces méthodes sont apparues comme des moyens<br />
d’atteindre une part de vérité difficilement accessible par ailleurs. Par l’importance<br />
que leur accorde l’auteur, la récurrence de tel ou tel sujet devient un moyen<br />
de sonder les préoccupations des insulaires au xv e siècle. Les pistes de recherche<br />
ainsi ouvertes se poursuivent en croisant les apports du texte avec les autres<br />
sources de connaissance disponibles. L’étude n’a pu se faire qu’en se référant<br />
constamment au texte original, les nuances dans la terminologie jouant évidemment<br />
un rôle essentiel pour appréhender la pensée de l’écrivain.<br />
Une remarque liminaire semble également nécessaire avant de brosser<br />
le tableau de la <strong>Corse</strong> du xv e siècle telle qu’elle apparaît dans le récit. Il est<br />
toujours délicat de commenter une situation médiévale avec des termes utilisés<br />
de nos jours, termes qui renvoient à des contextes différents. Pourtant, comme<br />
l’observe Aude Mairey, « en pratique, il est impossible de ne pas faire usage de<br />
nos propres concepts pour tenter d’analyser des sociétés complètement autres 35 ».<br />
Peut-on surmonter cet obstacle en essayant de préciser davantage le cadre dans<br />
lequel doit être replacé le vocabulaire ? Tout en étant conscient de cette difficulté,<br />
comment se priver de certains mots tels que « politique », « colonisation »<br />
ou « propagande » lorsqu’ils correspondent aux situations qui sont décrites ? La<br />
question de l’apparition d’un langage politique aux connotations actuelles est<br />
posée à travers le texte de Giovanni della Grossa.<br />
La prise en compte de la biographie de l’auteur m’a paru indispensable<br />
pour donner au récit toutes ses dimensions, qu’elles soient personnelles ou<br />
historiques. Son vécu doit être appréhendé en essayant de restituer au mieux<br />
le contexte social et culturel de cette période. Au fil des pages, l’auteur distille<br />
lui-même des informations sur les charges qu’il a occupées. Elles apparaissent<br />
à ses yeux comme autant de garanties de son sérieux et de sa « bonne foi ».<br />
L’évocation des lieux extérieurs à l’île, comme Naples, la Sardaigne, Gênes ou<br />
Rome, met en relief leurs particularités aux moments où il les a fréquentés. En<br />
identifiant les acteurs et les événements marquants de ces sociétés, il est possible<br />
d’envisager les influences éventuelles sur le chroniqueur et sur ses écrits. En outre,<br />
la vie de l’écrivain illustre une mobilité tout à la fois spatiale et sociale et fournit<br />
34. A. Tramoni, ibid., p. 108.<br />
35. Consulter A. Mairey, « Les langages politiques au Moyen Âge (xii e -xv e siècle) », Médiévales<br />
n o 57, automne 2009, sur http:// <strong>medievale</strong>s.revues.org/5797
20 La <strong>Corse</strong> médiévale de Giovanni Della Grossa<br />
l’exemple précieux d’une trajectoire individuelle à cette période. Les circonstances<br />
dans lesquelles ont été réalisés les ouvrages des autres chroniqueurs sont<br />
également évoquées et la mise en perspective de l’œuvre de Giovanni della Grossa<br />
avec divers genres historiques ou littéraires permet de mieux la caractériser.<br />
Touchant à la plupart des aspects sociétaux, la thématique de l’espace s’est<br />
imposée comme un cadre et un fil conducteur pour aller à la rencontre de la <strong>Corse</strong><br />
médiévale. La connaissance historique de la <strong>Corse</strong>, « un pays de montagnes<br />
dans la mer », selon la formule de Friedrich Ratzel, se prête parfaitement à<br />
une analyse des phénomènes de spatialité 36 . Dès le début du xvi e siècle, des<br />
auteurs comme Pietro Cirneo et Agostino Giustiniani ont associé une description<br />
géographique aux récits historiques ou ethnographiques. Cette porosité entre les<br />
disciplines a perduré au cours des siècles suivants chez des historiens comme<br />
Giovan Paolo Limperani, Giuseppe Maria Jacobi ou l’abbé Jean-Ange Galletti.<br />
La première chronique corse nous donne la possibilité de visualiser le cadre de<br />
vie de la société corse du xv e siècle. En permettant de localiser les édifices, les<br />
lieux de dévotion ou de rassemblement, en indiquant le peuplement des régions,<br />
le texte de Giovanni della Grossa vient en complément des études de terrain.<br />
Le récit fourmille d’informations concernant les constructions, les bâtisseurs, et<br />
plus généralement l’empreinte des hommes sur leur milieu. Il offre la possibilité<br />
de reconstituer le cadre géographique ou paysager mais aussi d’appréhender<br />
la façon dont les hommes se représentaient et construisaient leurs espaces de<br />
vie, comment ils communiquaient ou se mouvaient dans leur environnement.<br />
L’évocation et la description des habitats, la représentation des lieux de pouvoir<br />
constituent autant d’indications permettant d’approcher l’univers mental du<br />
chroniqueur et de ses contemporains.<br />
Rares sont les monographies consacrées à un village ou à une partie du<br />
territoire qui n’aient pas recueilli quelque renseignement à cette source, référence<br />
quasi obligatoire pour ceux qui tentent de retracer au mieux le paysage médiéval.<br />
Faire resurgir un décor aujourd’hui largement disparu, discerner l’occupation de<br />
l’espace par les différentes catégories sociales, évoquer les diverses organisations<br />
territoriales, les apports de ce récit sont multiples. L’implantation des lieux<br />
mémoriels et des lieux de culte, les frontières des seigneuries, la domination des<br />
territoires, l’anthropisation des terroirs, tous ces sujets présentent une dimension<br />
spatiale. Il en va de même pour l’organisation politique et la représentation<br />
mentale des territoires qui sont autant d’éléments structurants du paysage<br />
médiéval. Les <strong>Corse</strong>s durant le Moyen Âge se mouvaient dans un univers<br />
spécifique qui influait à son tour sur leurs comportements et leurs façons de<br />
penser. En découvrant les rapports entre les hommes et leur environnement, des<br />
éléments majeurs comme l’insularité, la ruralité, l’importance de la montagne<br />
ou la segmentation du territoire en vallées distinctes sont aisément repérables.<br />
36. F. Ratzel, « La <strong>Corse</strong> : étude anthropogéographique », dans Annales de géographie, VIII e<br />
année, n o 40, 1899, p. 319.
<br />
21<br />
D’autres caractéristiques paysagères comme les réseaux viaires ont eu des<br />
existences plus éphémères. Les données environnementales se perçoivent également<br />
à travers quelques aspects de la vie économique, quelques évocations du<br />
peuplement ou des guerres et conflits qui ont touché l’île de façon récurrente.<br />
Le récit permet d’observer la diversité des déplacements et des échanges.<br />
Mesurer le poids des réseaux humains revêt un aspect primordial car ils<br />
s’imposent comme un élément majeur pour comprendre la réalité des contacts<br />
entre les différentes communautés à cette époque. La domination des territoires,<br />
les différenciations politiques, la puissance des clans familiaux, toutes<br />
ces thématiques contribuent à dessiner les contours de la société insulaire du<br />
xv e siècle. Les lignées seigneuriales engagent entre elles des luttes acharnées<br />
pour la possession des terres, le jeu politique se complexifie avec l’ingérence des<br />
puissances étrangères, tandis que les communautés rurales souffrent de l’instabilité<br />
du pouvoir. La Chronique nous dépeint un monde en mouvement dans une<br />
quête incessante du « bon gouvernement ». En dressant des bilans et en ouvrant<br />
des pistes de réflexion sur les événements qui ont agité l’île tout au long de son<br />
histoire, en replaçant la <strong>Corse</strong> dans un contexte méditerranéen, l’auteur a produit<br />
une fresque saisissante du monde médiéval insulaire.