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Luisella Veroli<br />

<strong>Pudeur</strong><br />

<strong>sauvage</strong><br />

Sibilla Aleramo en Corse


<strong>Pudeur</strong> Sauvage


Luisella Veroli<br />

<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Le voyage en Corse<br />

de Sibilla Aleramo<br />

Association Mélusine


Version romancée de Pudore selvaggio – l’estate in Corsica<br />

di Sibilla Aleramo (Melusine-La Vita Felice, 2020),<br />

traduite par Laura Benedetti, entièrement reprise par l’auteure<br />

Propriété littéraire réservée<br />

2023 Associazione culturale Melusine<br />

Via del Torchio 8 – 20123 Milano<br />

E-mail : melusinemilano@yahoo.it


Sibilla Aleramo, avant 1932, Mario Nunes Vais,<br />

(via Wikimedia Commons)


titre coura<br />

La traversée<br />

Port de Livourne, 6 juin 1912<br />

Les yeux des passagers attendant le départ pour Bastia sont<br />

tournés vers une belle femme, robe longue et souple, couleur<br />

terre-de-Sienne, chapeau blanc de paille de Florence. L’audacieuse<br />

inclinaison de la capeline fait de l’ombre à son regard et tisse<br />

des broderies de lumière sur son visage pensif. Un homme plutôt<br />

laid, petites boucles rousses serrées, minuscules lunettes rondes,<br />

l’accompagne jusqu’à la passerelle. Mise au point des jumelles :<br />

c’est vraiment lui, Giovanni Papini, rédacteur en chef de la revue<br />

florentine La Voce. Ses yeux sont rivés à ceux de la femme. Ils sont<br />

amoureux et cela se voit. Leur attraction magnétique se sent, se<br />

répand, se respire. Alors pourquoi embarque-t-elle seule à bord ?<br />

Certains voyageurs la reconnaissent, c’est Rina Faccio, plus<br />

connue sous le nom de Sibilla Aleramo. Chez les uns, elle suscite<br />

curiosité et sympathie, car elle a renoncé au confort d’une vie<br />

bourgeoise et à son hypocrisie pour vivre de son travail de journaliste<br />

et d’écrivaine. Pour d’autres, au contraire, qui préfèrent<br />

ancrer leurs certitudes dans le rôle traditionnel de la femme, elle<br />

demeure inquiétante. Mieux vaut l’éviter et se tenir à l’écart dans<br />

les confortables cabines de première classe.<br />

Cette blonde mystérieuse fascine les jeunes hommes curieux,<br />

d’autant qu’elle n’est pas accompagnée, et beaucoup suivent<br />

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<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

jusqu’au pont supérieur le sillage de son parfum. C’est une amie<br />

française qui le lui a offert, ajoutant cette confidence :<br />

Un signe distinctif de notre association de suffragettes<br />

parisiennes est ce baptême spirituel avec la plus <strong>sauvage</strong> des<br />

essences : Jasmin de Corse. François Coty, célèbre inventeur de<br />

la parfumerie moderne, le distille dans son atelier des bords de<br />

Seine. Il a lancé Jasmin de Corse en 1906, année même de la<br />

sortie de ton roman.<br />

Au moment où le sifflement de la vapeur annonce le départ du<br />

bateau, Sibilla prend une respiration profonde. Elle se sent prête<br />

à couper le cordon ombilical qui la lie au passé pour s’immerger<br />

dans de nouvelles aventures. Et la voilà assise à une table, sur le<br />

pont arrière, retirant ses gants de dentelle. Ses mains nues sont<br />

pleines de grâce. Debout, par-dessus son épaule, on peut entrevoir<br />

la lettre qu’elle est en train d’écrire à son ami Scipio Slataper :<br />

J’ai aimé Papini et je l’aime. Je me suis rendu compte<br />

qu’en mai je suis tombée amoureuse de lui. Nous nous sommes<br />

nourris l’un de l’autre pendant dix jours. Je pouvais rester, je<br />

pouvais vouloir et obtenir. Je suis partie. Personne ne m’attend<br />

au débarquement.<br />

Vraiment charmante cette Sibilla qui, absorbée dans ses<br />

pensées, observe l’horizon marin, plume à la main ! Entre autres<br />

souvenirs qui la traversent, elle se remémore ses 5 ans, quand<br />

sa famille déménagea du Piémont à Milan, dans la maison tout<br />

près de l’église San Barnaba. En face, les jardins de la Guastalla<br />

abritaient la plus ancienne école laïque féminine du monde. C’est<br />

là que débuta sa première vie aventureuse. Encouragée par son<br />

père, un ingénieur ouvert d’esprit, et par une brave institutrice,<br />

elle avait créé, à 10 ans, un petit journal qui regroupait des amies,<br />

son frère et ses sœurs.<br />

Et maintenant elle écrit sur son carnet de voyage :<br />

À quoi bon vouloir continuer à être sincèrement moi-même,<br />

en accord avec ma première vie de jeune fille studieuse, curieuse<br />

et courageuse ?<br />

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titre coura<br />

Courageuse, elle l’a été en publiant en 1906 son roman<br />

autobiographique, Une femme, écrit à la première personne, qui<br />

depuis connaît un succès international. En effet, Sibilla continue<br />

à indigner la bourgeoisie bien-pensante qui se sent menacée<br />

par une femme qui lave publiquement le linge sale de sa propre<br />

famille et qui ose le transformer en œuvre littéraire. Certaines<br />

personnes l’ont condamnée pour avoir choisi d’abandonner le<br />

toit conjugal alors que son fils n’avait que 7 ans. Pour ne pas le<br />

perdre, elle aurait dû se sacrifier, comme toute femme à l’époque.<br />

Seulement quelques amis intimes la soutiennent quand elle<br />

commence une seconde vie à Rome en compagnie de Giovanni<br />

Cena : un intellectuel peu séduisant, il est vrai, mais estimé, socialement<br />

engagé, qui au fond l’a soutenue dans son émancipation.<br />

Rina Faccio, devenue Sibilla Aleramo, ne profite pas de sa célébrité<br />

soudaine. Elle préfère continuer à dépenser son énergie avec Cena<br />

dans des activités de volontariat social telles que l’alphabétisation<br />

des paysans et les soins aux enfants dans la campagne romaine.<br />

Son compagnon, en vrai, lui demande « seulement » de devenir sa<br />

secrétaire, de lui préparer à manger, d’être sa maîtresse et d’animer,<br />

par sa belle présence, son salon littéraire.<br />

Mais, ne se sentant pas satisfaite ni spirituellement ni charnellement,<br />

elle abandonne brusquement cette seconde vie et s’installe<br />

dans une petite pension à Florence durant l’automne 1911.<br />

Entrée en contact avec le milieu intellectuel de La Voce,<br />

l’écrivaine collabore à divers journaux. Elle vit des cinquante lires<br />

que son père lui envoie chaque mois, ainsi que d’articles qu’elle<br />

vend vingt-cinq lires chacun.<br />

Maintenant qu’elle dispose aussi de droits d’auteur pour<br />

son roman, elle veut célébrer sa troisième vie, une existence<br />

de nomade, sans famille ni maison, avec son premier voyage à<br />

l’étranger. Une brochure à couverture colorée l’a enchantée : la<br />

Corse lui est apparue comme une montagne au milieu de la mer,<br />

<strong>sauvage</strong>, vierge comme l’Éden avant l’exil.<br />

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<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

De son côté, l’ingénieur Ambrogio Faccio est inquiet que<br />

Rina, sa fille adorée, à 35 ans, décide de passer, seule, tout l’été<br />

en Corse pour commencer une vie nouvelle de vagabonde vouée<br />

au culte de la liberté. Mais il ne le montre pas. Fier de son aînée,<br />

il en apprécie le prénom d’artiste, Sibilla, qui fait allusion au<br />

don de la parole prophétique, et le nom, Aleramo, emprunté à<br />

un fabuleux chevalier qui devint marquis de Monferrato, terre<br />

d’origine de la famille Faccio. La légende, que Rina aimait<br />

écouter avant de s’endormir, raconte :<br />

Aleramo, un chevalier pauvre mais beau, s’était réfugié<br />

dans le Piémont avec sa Bien-Aimée, fille d’Othon le Premier,<br />

duc de Saxe. Pour cet amour contrarié par la famille, il avait<br />

construit une maison en bois au sommet d’une montagne tout<br />

en vivant pauvrement du travail de charbonnier. Une fois les<br />

nombreuses épreuves surmontées par le couple, le duc, devenu<br />

roi d’Italie, consentit aux noces et concéda au bel Aleramo le<br />

titre de marquis de Monferrato.<br />

Comme le chevalier Aleramo, Sibilla espère prononcer le<br />

« oui » mystique à sa troisième vie à Evisa, le village rupestre<br />

où elle a choisi de s’installer. Eh bien oui, elle veut retrouver<br />

le corps et l’âme de son adolescence, volée par son indigne et<br />

tyrannique mari.<br />

Le bateau maintenant quitte le port. Cela ramène Rina à<br />

son premier déchirement douloureux : quand, à 12 ans, elle fut<br />

déracinée de Milan, contrainte d’abandonner l’école où elle avait<br />

commencé à nourrir son talent d’écrivaine, pour servir de secrétaire<br />

à son père, devenu dirigeant d’une usine dans un village de<br />

la région des Marches.<br />

Plus tard aussi, alors que la mer devient de plus en plus agitée,<br />

elle revit, au plus profond de son être, la douleur de celle qui<br />

a donné le jour à un fils désormais devenu étranger. Son mari<br />

l’empêche de revoir Walter et de correspondre avec lui. Consciente<br />

que cette blessure ne se refermera jamais, elle se souvient que,<br />

jeune accouchée, elle écrivit :<br />

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titre coura<br />

Quand, à la lumière incertaine d’un lever de jour pluvieux<br />

d’avril, je déposai, pour la première fois, mes lèvres sur la petite<br />

tête de mon fils, il me parut que la vie assurait à mes yeux un<br />

aspect céleste. Je tenais dans mes bras mon petit bébé vivant,<br />

vivant, vivant ! Mon nouveau-né était moi tout entière.<br />

Elle se rappelle aussi sa prise de conscience quand elle<br />

retrouva le brouillon d’une lettre de sa mère à son propre père :<br />

Ici je deviens folle. Il ne m’aime plus. Je dois m’en aller,<br />

m’en aller. Mes pauvres enfants, peut-être est-ce mieux pour eux.<br />

Renonçant à expédier cette lettre pour demander l’aide de ses<br />

parents, sa mère sombra dans la dépression et tenta de se tuer en<br />

se jetant par la fenêtre.<br />

C’est la remémoration de cet épisode qui a incité Rina à écrire<br />

son histoire, en espérant que son fils, un jour, apprendrait de sa<br />

mère ce qu’est le respect de soi :<br />

Nous avons toutes la conscience de ce qu’a fait pour notre<br />

bien celle qui nous a donné le jour. Nous ressentons aussi le<br />

remords de ne pas avoir compensé le sacrifice de cette femme<br />

bien-aimée, notre mère. Alors nous reportons sur nos propres<br />

enfants ce que nous n’avons pas donné à nos mères, en nous<br />

reniant nous-mêmes.<br />

Et si une bonne fois la chaîne fatale venait à se briser et<br />

qu’une mère refuse d’étouffer en elle la femme, afin qu’un fils<br />

apprenne par son exemple ce qu’est la dignité ?<br />

Mais maintenant, ce qu’elle désire, c’est commencer à écrire<br />

pour séduire le lecteur, nourrir son esprit rationnel avec les dons<br />

de l’âme. Écrire, pour inciter les lectrices à pratiquer l’art de<br />

l’attente de paroles vraies, sincères, profondes. Offrir quelque<br />

chose de nouveau : la lymphe chaude d’un savoir qui aspire à<br />

devenir narration à la première personne, féminin, singulier.<br />

Sortant de ses pensées, elle se rend compte que la Corse est<br />

en vue. L’île, montagne au milieu d’une mer qui entre-temps<br />

s’est calmée, lui semble se cambrer, comme une femme en extase<br />

après l’amour. Elle se promet de devenir une lumière pour les<br />

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<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

autres âmes, désirant ardemment célébrer, avec ce voyage dans<br />

l’inconnu, une nouvelle existence :<br />

Pour donner une nouvelle raison de vivre à mon âme maternelle<br />

assoiffée de donner du bonheur aux autres, pour poursuivre<br />

passionnément dans l’amour l’extase, la fusion spirituelle de<br />

chaque être dans l’univers.


titre coura<br />

Le débarquement<br />

6 juin 1912<br />

Pour mieux profiter du soleil, Sibilla retire son chapeau et pousse<br />

un soupir de soulagement. Elle rejoint l’une des chaises longues<br />

alignées sur le pont, quand un homme vêtu d’un léger habit de<br />

lin, barbe blanche bien soignée, s’approche.<br />

« Bonjour. Vous souvenez-vous de moi ? Nous nous sommes<br />

rencontrés à l’inauguration de l’Institut français de Florence.<br />

C’était, il me semble, en 1907, il y a cinq ans.<br />

– Bien sûr que je me souviens, Sir Charles Forsyth Major.<br />

Je vous écoutais exposer vos recherches sur les vestiges préhistoriques<br />

en Corse.<br />

– Pour une écrivaine comme vous, projetée dans le futur, un<br />

tel sujet a dû sembler ennuyeux.<br />

– Pas du tout, j’ai toujours aimé la préhistoire, surtout l’époque<br />

pré-patriarcale.<br />

– Quant à moi, j’ai le souvenir d’une brillante discussion<br />

autour du roman contemporain de Pierre-Paul Plan qui traduisait,<br />

à ce moment-là, votre livre Una donna en français.<br />

– C’est grâce à lui que je peux me permettre ce voyage.<br />

Une Femme est parmi les romans les plus vendus en France. »<br />

Rejoignant les chaises longues, Charles et Sibilla se détendent,<br />

déjà complices, puis poursuivent leur conversation :<br />

« Oserai-je vous demander où vous allez ?<br />

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<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

– Je désire séjourner tout l’été à Evisa et je voudrais faire<br />

un arrêt à Bastia avant de traverser l’île en direction d’Ajaccio.<br />

– Concours de circonstances, ce soir, je serai l’invité de la<br />

famille du vice-consul britannique Sir Arthur Southwell. Ma<br />

collection de découvertes préhistoriques corses, que son épouse<br />

Ellen est en train de classer, est entreposée dans leur maison de Ville<br />

di Pietrabugno, sur les hauteurs de Bastia. Sa fille Edith est aussi<br />

une collaboratrice précieuse. Elle m’attend au port. Je sais qu’elle<br />

a proposé Une Femme au groupe de lecture de la bibliothèque<br />

municipale de Bastia. Elle serait heureuse de vous accueillir, et<br />

moi, flatté d’avoir la compagnie de trois femmes extraordinaires. »<br />

L’odeur intense du maquis méditerranéen, exhalée par la<br />

terre corse, les accompagne jusqu’à l’entrée du bateau dans le<br />

port. Les passagers se lèvent pour admirer la ville somnolente,<br />

austère, en contraste avec les activités frénétiques des préposés à<br />

l’amarrage, qui hurlent des ordres en dialectes napolitain, toscan,<br />

ligure. Appuyé au bastingage du bateau, Charles fait des moulinets<br />

avec ses bras afin d’attirer l’attention d’une jeune fille sur<br />

le quai. Elle lui répond, agitant son chapeau d’automobiliste en<br />

même temps que, de l’autre main, elle maintient sa jupe de mousseline<br />

blanche, pour éviter qu’elle ne soit soulevée par le vent.<br />

« Voilà donc Edith, trônant sur l’Humberette de son père.<br />

Il est malheureusement décédé il y a deux ans. Savez-vous qu’il<br />

a été la deuxième personne à posséder une automobile en Corse<br />

et qu’Edith, à 24 ans, est la première femme à conduire sur l’île ?<br />

Elle parcourt celle-ci de long en large pour se documenter sur les<br />

us et coutumes, les traditions corses. »<br />

Sibilla et Charles descendent ensemble du bateau et<br />

s’approchent d’Edith pendant que le soleil fait rougeoyer les deux<br />

clochers de l’église Saint-Jean, dressés vers une lune montante et<br />

limpide. Pointant du doigt le croissant lumineux, Edith prononce<br />

une curieuse sentence qui résonne comme un mot d’ordre :<br />

La faucille lunaire n’est pas symbole de la mort qui fauche,<br />

mais de l’énergie qui nous habite à la naissance.<br />

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titre coura<br />

Charles présente Sibilla à la jeune femme qui chaleureusement<br />

lui serre la main. Subjuguée par son regard magnétique,<br />

l’écrivaine sent le majeur d’Edith qui se replie dans le creux<br />

de sa main. Un frisson lui parcourt le dos pendant qu’elle rend<br />

instinctivement le même geste. Lorsque Charles rompt l’enchantement<br />

par une petite quinte de toux, Sibilla comprend qu’Edith<br />

a probablement effectué le signe distinctif maçonnique. L’une de<br />

ses amies parisiennes, apprentie dans la première loge féminine<br />

de la maçonnerie française, lui avait raconté que les portes se<br />

seraient ouvertes par un cérémonial similaire. Sibilla, trop indépendante<br />

pour devenir adepte de la maçonnerie mais curieuse<br />

de connaître les Southwell, prononce une formule qui lui semble<br />

de circonstance :<br />

Le flambeau de la vie, mes mains l’ont saisi.<br />

Sibilla, heureuse de passer sa première nuit sur l’île dans une<br />

maison chaleureuse, plutôt que dans un hôtel anonyme, accepte<br />

l’hospitalité inattendue, offerte par Edith, qui la fait s’installer sur<br />

le siège passager. Charles désireux de valoriser ses qualités d’athlète,<br />

saute par-dessus la portière de la décapotable et prend place<br />

à l’arrière. Edith se met au volant et, par le rétroviseur, observe le<br />

vieil ami de la famille, espérant qu’il ne succombe pas au charme<br />

de Sibilla. Elle souhaite qu’il réserve son attention à sa mère Ellen,<br />

afin de l’aider à sortir définitivement de son deuil.<br />

Conversant dans l’automobile qui gravit la colline, les deux<br />

femmes perçoivent des affinités entre elles, et en particulier<br />

olfactives – et l’odorat n’est-il pas le plus <strong>sauvage</strong> des sens ?<br />

Leur même parfum, Jasmin de Corse, se mélange aux senteurs<br />

des jardins de Ville di Pietrabugno, où elles rejoignent une majestueuse<br />

demeure du xviii e siècle. Sur le portail, l’enseigne de bois<br />

où est inscrit Bellacanzone intrigue Sibilla. Edith la renseigne :<br />

« Francesco Domenico Guerrazzi a donné ce nom à cette<br />

villa où je suis née. Il a habité ici de 1853 à 1856. Il disait que<br />

le souffle de la mer le réconfortait pendant que, condamné<br />

pour sédition, il était en exil forcé de sa tendre Livourne. Vous<br />

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<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

apprécierez peut-être de passer la nuit dans la chambre où il a<br />

écrit quatre romans émaillés de réflexions sur le droit à l’indépendance<br />

du peuple corse. »<br />

Sibilla, parcourue d’un frisson tiède, répond :<br />

« Bien sûr que oui. Étrange coïncidence que de dormir dans la<br />

chambre de celui qui, comme moi, a défendu par amour la liberté<br />

des peuples et le droit de remettre en cause la féminité en tant<br />

que soumission au patriarcat, en scandalisant les bien-pensants. »<br />

À l’entrée, Edith saisit sur une étagère, parmi d’autres livres,<br />

Une femme. Elle montre à Sibilla les marque-pages Art nouveau<br />

qui le ponctuent :<br />

« Demain matin, mon amie Marie-Anne Comnène, prof de<br />

langue et de littérature italiennes, arrive chez nous. C’est elle qui<br />

m’a conseillé de discuter certains passages de votre roman avec les<br />

jeunes lectrices de notre bibliothèque. Pourrons-nous profiter de<br />

votre présence pour relire ensemble les pages que j’ai marquées ?<br />

– Bien sûr. Je suis curieuse de savoir quels passages vous<br />

souhaitez soumettre à l’attention des jeunes filles. »<br />

Au salon, Edith présente la nouvelle invitée à sa mère Ellen.<br />

La maîtresse de maison, une femme élégante au regard franc sans<br />

être invasif, installe ses hôtes. Avec un sourire captivant, ironique,<br />

elle prononce le salut traditionnel de l’île qui est devenue sa terre<br />

d’adoption quand, toute jeune, elle quitta Londres pour suivre<br />

son mari en Corse :<br />

« Benvenuta ind’è l’isula di misteru, cagliata ind’u so seru<br />

(Bienvenue sur l’île mystérieuse, caillée dans son petit-lait). »<br />

Lorsque tous se sont assis à table, elle les invite à se servir du<br />

brocciu, dont les Corses sont si fiers.<br />

« La recette, transmise oralement, est un secret, explique<br />

Edith. Un proverbe corse proclame : « Se Cristu fusse cascatu<br />

ind’è cagliata ne sarìa surtitu Pilatu (Si le Christ était tombé<br />

dans le petit-lait, il en serait sorti Ponce Pilate). Cela signifie que<br />

même le Seigneur n’aurait pas réussi impunément à connaître la<br />

16


titre coura<br />

température avec laquelle le petit-lait fait apparaître la pâte si<br />

douce du fromage frais.<br />

– Notre invitée devrait la connaître, ajoute Ellen, car dans<br />

les récits corses, c’est la sibylle delphique qui fournit la présure. »<br />

En étalant le brocciu onctueux sur des tartines recouvertes<br />

de miel de châtaigne, Sibilla répond, malicieuse :<br />

« J’ai oublié la recette, mais je me souviendrai à jamais du<br />

goût puissant et doux de cette délicate gourmandise. »<br />

Charles raconte que, près des sites préhistoriques, les bergers<br />

préfèrent préparer les fromages dans des constructions mégalithiques<br />

réaménagées, comme celle qu’il a commencé à fouiller à<br />

Vizzavona. Ellen précise :<br />

« La légende raconte que la grotte, où après-demain nous<br />

irons rouvrir le chantier, était la maison de l’Ogre. Celui qui<br />

s’approchait pour épier et dévoiler le secret de la transformation<br />

du petit-lait en brocciu devrait affronter l’ogre qui le détenait.<br />

Cela n’a pas été facile de recruter de la main-d’œuvre pour les<br />

fouilles. Charles a trouvé la solution : appeler officiellement le<br />

site “Grotte Southwell”. Une éventuelle malédiction serait ainsi<br />

détournée sur nous, les Anglais. »<br />

La cuisinière apporte à table une polenta à la farine de<br />

châtaigne accompagnée de figatelli et d’autres délicieuses<br />

saucisses de cochon <strong>sauvage</strong> cuites à la broche. L’initiation aux<br />

saveurs insulaires se termine par le traditionnel fiadone, les frittelle<br />

de pommes et de cédrats, ainsi que les frappe, le tout arrosé<br />

d’un verre de muscat levé à la santé de l’invitée inattendue. Avant<br />

de se retirer, Sibilla demande à l’archéologue s’il peut lui montrer<br />

quelques pièces de sa collection de découvertes néolithiques.<br />

« Je suppose que la statuette préhistorique d’un nu féminin<br />

retrouvée à Grossa, village proche de Sartène, peut vous intéresser.<br />

Les habitants de ce village soignent depuis toujours les malades<br />

mentaux par l’incubation, un rite de guérison que les peuples de<br />

Méditerranée pratiquaient dans leurs temples. J’ai vu les “innocents”,<br />

comme les appellent leurs parents, guéris de leurs crises<br />

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<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

aiguës après trois jours et trois nuits de sommeil hypnotique dans<br />

une petite église rupestre, construite sur des vestiges de grottes<br />

néolithiques. Certains d’entre eux m’ont rapporté avoir entendu<br />

la voix réconfortante d’une dame inondée de lumière. »<br />

Cette histoire évoque pour Sibilla le souvenir de sa propre<br />

mère, internée en hôpital psychiatrique, après que, mal aimée et<br />

trahie par son mari, elle a tenté de se suicider. Elle, pour sa part,<br />

démontrera à son père qu’elle ne se réfugie pas dans la folie, elle se<br />

le promet. Bien qu’elle somatise parfois des douleurs psychiques,<br />

notamment par des symptômes de dépression, l’engagement<br />

social, l’écriture, le plaisir du voyage la sauveront.<br />

Émergeant de ses pensées, Sibilla surprend le regard heureux<br />

de Charles qui admire Ellen. Dans un battement de soies violettes<br />

de sa robe de demi-deuil, telle une reine marchant sur des pétales<br />

de rose, celle-ci sort d’un pas décidé. Heureuse d’examiner la<br />

statuette avec la nouvelle invitée elle va prendre cette étonnante<br />

trouvaille dans une petite salle, à l’intérieur d’un tiroir étiqueté<br />

« Campo Fiorello, Grossa (Sartène) », et l’apporte au salon. Sous la<br />

lumière du lampadaire de Murano, l’archéologue et ses compagnes<br />

observent la petite statue de nu féminin. Charles ressent l’enthousiasme<br />

des trois femmes à l’excitation de leurs voix :<br />

« Ces triangles à la place des seins et sur la zone du pubis avec<br />

la pointe vers le bas ont été incisés intentionnellement, observe<br />

Edith.<br />

– On dirait que l’artiste a voulu symboliser la force réceptive<br />

et érotique du corps de la femme, capable d’attirer les énergies<br />

célestes pour les retourner vers la terre », commente Sibilla.<br />

Seul homme du groupe mais ne voulant pas se sentir exclu,<br />

Charles tourne la statuette et se fait un plaisir d’en souligner la<br />

forme phallique.<br />

« Je comprends que l’organe masculin en érection puisse être<br />

un motif d’orgueil pour toi, Charles, dit Ellen, mais cherche à le<br />

voir comme un symbole d’élévation, je te prie.<br />

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titre coura<br />

– Dans la préhistoire, l’ouverture vers le transcendant n’était<br />

certainement pas faite de constructions intellectuelles comme les<br />

nôtres mais d’expériences corporelles, rituelles, réfléchit Sibilla<br />

à voix haute.<br />

– Il est certain que les femmes ne séparaient pas le sexe du<br />

sacré. Regardez la ceinture autour de la taille. Elle est le symbole<br />

classique de la consécration à une religion », affirme Edith.<br />

Charles, dépassé par l’exaltation des trois femmes, se retire<br />

à l’étage, prétextant qu’il est temps pour lui de s’allonger. Edith<br />

et sa mère, au contraire, écoutent avec attention la subtile argumentation<br />

de Sibilla :<br />

« La lutte pour l’émancipation que nous, femmes, portons<br />

en avant, devrait être accompagnée d’une critique des religions<br />

patriarcales qui ont créé un Dieu omnipotent à l’image et à la<br />

ressemblance de l’homme seulement. Nous ne devons pas nous<br />

contenter non plus du fait que le christianisme ait mis le fils de<br />

Dieu dans le giron d’une femme. »<br />

Sibilla, frappée par ses propres intuitions et par le plaisir<br />

éprouvé à les échanger avec des femmes intelligentes, perçoit la<br />

saveur de l’acte libérateur qu’est sur le point de devenir son séjour<br />

en Corse et ajoute :<br />

« Cette statuette me semble représenter la prêtresse d’un<br />

culte matriarcal qui propose aux hommes un rapport avec notre<br />

corps non prédateur mais respectueux, empreint de révérence. »<br />

Plus tard, elle notera sur son petit carnet combien avait été<br />

fort son désir de s’affranchir de la soumission spirituelle dans<br />

laquelle ses amants l’avaient maintenue : tous intellectuels cosmopolites,<br />

ils l’avaient soutenue dans sa propre émancipation, certes,<br />

mais ils étaient au fond égocentriques. Cena, avec lequel elle avait<br />

vécu sept ans, lui avait fait retirer du manuscrit de Una donna tous<br />

les passages concernant son amour pour le poète Felice Damiani,<br />

dont il était jaloux. En cet instant, Sibilla se demande comment<br />

elle avait pu accepter cette censure, elle qui veut faire œuvre de<br />

vérité en se racontant sincèrement, sans complaisance littéraire.<br />

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<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Avant de s’endormir, elle se demande :<br />

Où était alors la petite courageuse Rina qui, toute seule,<br />

après tant d’humiliations, avec intrépidité, avait réagi aux<br />

violences de son mari et s’était libérée ?<br />

Et elle écrit sur son journal intime :<br />

Et la créature <strong>sauvage</strong> que je suis, la créature de liberté et<br />

de hauteur, certains jours comme aujourd’hui, rit, rit, rit ! Rit<br />

dans l’imminence de la lutte, grotesque lutte pour avoir un peu<br />

de matière à transformer en essence, en essence harmonieuse,<br />

parfumée, à donner à tous.<br />

Le lendemain, comme d’habitude, elle se réveille à l’aube<br />

et écrit :<br />

Créature matinale, je secoue doucement l’air quand le jour<br />

surgit limpide, et bénit mon front et me ravit, dans l’île de<br />

rochers et des broussailles, aussi âpre que belle. Et il me semble<br />

que d’autres m’attendent, sur des rivages que je ne connais pas<br />

encore. Retour parfait de mélodie, instants d’identité lumineuse !<br />

Cette terre et moi nous sommes une seule chose intense que<br />

soulève l’azur.


titre coura<br />

De Bastia à Vizzavona<br />

Le lendemain matin, Marie-Anne Comnène se présente à la maison<br />

Southwell, tout juste débarquée du paquebot provenant de Nice<br />

où elle enseigne la langue et la littérature italiennes dans un lycée<br />

privé. Elle porte une élégante robe souple sans manches qui lui<br />

donne un air de jeune fille désinvolte. Un voile de rouge à lèvres<br />

exalte la carnation de sa bouche en forme de cœur. L’italien courant<br />

dans lequel elle s’exprime est rendu précieux par l’accent chantant<br />

qui enveloppe ses interlocuteurs d’une joyeuse symphonie. Ils sont<br />

tous assis autour de la table de jardin où est servi le breakfast à<br />

base de confitures d’agrumes, de thé au lait, d’œufs au plat et de<br />

bacon. Sibilla et Marie-Anne préfèrent déguster le cake aux noix,<br />

coupé avec soin par Ellen en tranches carrées. À la fin de ce petitdéjeuner<br />

anglais raffiné, Sibilla demande quels livres acquérir<br />

pour mieux connaître l’île. Elle a l’intention d’écrire un article. La<br />

revue florentine Il Marzocco lui a promis cinquante lires pour l’un<br />

de ses reportages. Marie-Anne l’informe que le volume Corsica de<br />

l’historien allemand Gregorovius a été traduit en français.<br />

« Également en italien. L’éditeur m’a promis de me l’expédier<br />

à Evisa. Mais n’est-il pas trop ancien ? Gregorovius a visité l’île en<br />

1851. Il n’analyse pas l’époque moderne.<br />

– Ce livre est tout de même un classique hors pair. C’est<br />

intéressant la façon dont il décrit la résistance tenace des insulaires<br />

face aux invasions des puissances étrangères au cours des<br />

siècles. Aucun pays au monde n’en a subi autant. Cela explique<br />

21


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

le caractère des Corses qui ont laissé le littoral aux envahisseurs,<br />

des Grecs aux Français en passant par les Étrusques, les Romains,<br />

les Pisans et enfin les Génois. Ils se sont retirés à l’intérieur des<br />

terres où ils maintiennent les traditions ancestrales et une indépendance<br />

certaine. Et ils continuent de vénérer Pascal Paoli, père<br />

de la Patrie, qui proclama l’indépendance de la Corse vis-à-vis de<br />

la République de Gênes. »<br />

Le petit-déjeuner terminé, Charles et Ellen rentrent à la<br />

maison. Ils ont l’intention de préparer les outils à transporter<br />

à Vizzavona pour continuer la campagne des fouilles dans la<br />

grotte Southwell. Edith s’assoit sur le bord de la fontaine où elle<br />

a coutume de fumer les cigares qu’elle conserve dans une boîte<br />

d’argent héritée de son père. Marie-Anne, de son côté, ouvre un<br />

paquet de Gitanes brunes, objet de culte pour ses amies parisiennes,<br />

et offre à Sibilla une cigarette. L’écrivaine en hume le fort<br />

arôme typé et cherche dans son sac à main la boîte d’allumettes,<br />

encore emballée, de la marque Dellachà Moncalieri. Avant de<br />

l’ouvrir, elle montre à Marie-Anne et à Edith l’attrayante réclame<br />

qui l’illustre : une femme, l’air désinvolte, les mains dans les<br />

poches d’une veste de coupe masculine, tient une cigarette au<br />

bord des lèvres. Ensuite, elle traduit de l’italien le petit papier<br />

inséré à l’intérieur :<br />

Trois allumettes : la première pour te regarder le visage, la<br />

deuxième pour observer tes yeux, la troisième pour admirer tes<br />

lèvres. Le reste se fait dans l’obscurité.<br />

« Voilà, s’il y a une chose que nous, Français, admirons<br />

chez vous, Italiens, c’est bien l’ironie, la capacité à surprendre,<br />

à inventer des astuces amusantes pour vendre n’importe quoi »,<br />

dit Marie-Anne.<br />

Pendant qu’elles rivalisent en tentant d’expirer vers le haut<br />

des cercles de fumée, Edith affirme :<br />

« Moi, Corse d’adoption, je préfère continuer à fumer des<br />

cigares ou du tabac à pipe comme le veulent les traditions de l’île.<br />

22


titre coura<br />

– Et oui, chère Edith. Tu devrais également avertir Sibilla de<br />

l’existence des mazzeri en Corse, car cela ne se trouve dans aucun<br />

livre. À Evisa, elle pourrait rencontrer Cattarella. À Cargèse,<br />

nous l’invitons en tant que pleureuse. C’est elle qui entonne<br />

les chants et les lamentations pour la mort d’un proche. Mais à<br />

Evisa, Cattarella est renommée essentiellement comme mazzera.<br />

Dans nos villages, en cas d’infirmité physique ou psychique, on<br />

ne consulte pas un médecin, mais un mazzeru ou une mazzera.<br />

Pour connaître la cause de la maladie, ces guérisseurs, dans une<br />

sorte de rêve, en un état altéré de conscience, mènent une bataille<br />

contre un animal <strong>sauvage</strong>.<br />

– Cette chasse nocturne, onirique, est issue du chamanisme,<br />

qui remonte au Néolithique, précise Edith. Les petites<br />

communautés préhistoriques qui s’installèrent dans l’île divinisaient<br />

le gibier, qui leur servait de repas, pour en pérenniser<br />

l’espèce. L’animal était perçu comme un esprit qui, issu du corps<br />

d’un ancêtre, errait dans l’attente de se réincarner dans une vie<br />

nouvelle. La peau était exposée sur les arbres en guise d’offrande<br />

à la divinité créatrice et régénératrice du cosmos. » Se tournant<br />

vers Sibilla, elle demande :<br />

« Voulez-vous descendre avec nous à pied jusqu’à la plage des<br />

Sgiò, ou plage des Seigneurs, fréquentée par la noblesse locale et<br />

par les touristes du continent ? »<br />

Obtenant une réponse enthousiaste, Edith appelle Angelina,<br />

la domestique, et la prie de bien vouloir préparer un panier avec<br />

trois serviettes, des huiles essentielles, une gourde d’eau, le livre<br />

Une femme et la revue L’Illustration. Après s’être changées, les trois<br />

femmes s’aventurent sur le sentier en chantant. Edith et Marie-<br />

Anne, arrivées à la petite plage des Minelli, retirent leurs longues<br />

jupes. Sibilla, qui n’ose pas se déshabiller, admire la désinvolture<br />

avec laquelle les filles enfilent leurs maillots de bain moulants à la<br />

dernière mode, inspirée par les épreuves olympiques de natation.<br />

Pour la première fois, les femmes ont été admises aux compétitions.<br />

Certains journaux ont crié au scandale à cause des maillots<br />

23


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

portés par les concurrentes, lesquels ne masquaient rien de leurs<br />

corps à la fois musclés et séduisants saisis par les photographes.<br />

Edith et Marie-Anne se prélassent au soleil et commencent ces<br />

conversations intimes que seules les vraies amies savent engager.<br />

Marie-Anne confie à Sibilla :<br />

« Nous avons fait le serment de ne pas nous marier avant notre<br />

vingt-sixième anniversaire. Nous voulons nous affirmer dans la<br />

profession que nous avons choisie depuis l’enfance. Edith désire<br />

devenir anthropologue ; moi, romancière. »<br />

Sibilla, feuilletant l’hebdomadaire L’Illustration, leur montre<br />

la photo de Miss Harriett Quimby, une intrépide aviatrice américaine<br />

qui a traversé, seule, la Manche en monoplan, atterrissant<br />

sur une plage anglaise.<br />

« Regardez comme elle est fascinante ! Elle pose pour la<br />

photo, assise à son bureau, pendant qu’elle écrit ses Mémoires.<br />

Une fille de la même trempe que vous. Je vous souhaite de trouver<br />

des compagnons qui n’apprécient pas que votre beauté, mais<br />

surtout votre intelligence et votre audace. Il conviendrait qu’ils<br />

soient solidaires des libertés que nous, femmes, sommes sur le<br />

point de conquérir. La tyrannie des hommes qui essaient d’isoler,<br />

de dévaloriser et de culpabiliser leurs propres femmes doit cesser.<br />

– Grâce à votre œuvre littéraire qui révèle votre âme et à<br />

votre art de vivre, vous êtes pour nous une maîtresse, une muse.<br />

– Ne me vouvoyez pas, je vous en prie. Vous êtes toutes jeunes<br />

mais il n’y a pas de distance entre nous, il y a identité de nature.<br />

Nous pouvons nous tutoyer.<br />

– Alors Sibilla, nous te présenterons nos prétendants et tu<br />

feras des pronostics pour l’évolution de nos rapports. Te nommant<br />

Sibilla, tu as déclaré ton don de voyance. Connais-tu Benjamin<br />

Crémieux ? Je l’ai rencontré à la Sorbonne. Il est professeur de<br />

littérature italienne. Grâce à une bourse d’études, il est sur le point<br />

d’enseigner à Florence, où il m’a invitée. Là, il y est devenu l’ami<br />

d’un peintre, Guido Colucci, qui a eu le coup de foudre pour Edith.<br />

24


titre coura<br />

– J’ai entendu dire grand bien de ce Benjamin Crémieux et de<br />

Guido Colucci chez le directeur de l’Institut français de Florence.<br />

Dans son salon, il reçoit l’intelligentsia cosmopolite européenne.<br />

Même si je ne possède pas de boule de cristal, vos prétendants<br />

semblent mériter d’être approchés de plus près. »<br />

Edith sort Une femme du panier et lit, à la page marquée par<br />

le signet « Le printemps » :<br />

Une petite vieille qui venait à la maison pour aider maman,<br />

en bavardant, fit allusion à mon avenir, au moment où je serais<br />

épouse et mère, où je rirais de mes actuelles fonctions d’employée.<br />

Je répliquai tranquillement que je ne me marierais jamais, que<br />

je serais seulement heureuse dans une vie de travail libre, et que<br />

d’ailleurs toutes les filles devraient faire comme moi. Le mariage<br />

est une institution erronée. Mon père le disait bien.<br />

Marie-Anne demande :<br />

« Tu n’avais alors que 14 ans, n’est-ce pas ?<br />

– Oui. Et c’est l’année suivante que j’ai connu la plus atroce<br />

des initiations. Et pourtant, j’ai épousé cet homme en espérant<br />

parvenir à modifier sa nature brutale et opportuniste.<br />

– Eh oui ! Justement, j’ai mis le signet “L’été” là où tu as écrit :<br />

Il entra dans la chambre obscure, cet homme fatigué et énervé,<br />

il alluma la lampe. Il se mouvait sans regarder si je dormais,<br />

puis, les yeux fermés, je sentis une masse pesante s’étendre à<br />

mes côtés. Dans le silence, quelques mots qui voulaient exprimer<br />

la passion, l’ivresse, et j’étais en son pouvoir. Ô la révolte et<br />

l’exaspération de tout mon être ! Un dégoût, une haine envers<br />

lui et envers moi, et enfin une vision sinistre : la folie !<br />

– C’est à mon corps, qui s’est rebellé, que je dois ma libération.<br />

– Jusqu’à présent, les romans romantiques nous avaient<br />

proposé l’ineffable plaisir de devenir épouse et mère. Toi, au<br />

contraire, tu es la première à nous avoir fascinées par ta modernité<br />

en racontant ta lutte pour ton indépendance intellectuelle et<br />

affective, dit Marie-Anne.<br />

– Oui, mais à quel prix !<br />

25


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

– En effet, quand tu t’enfuis à Milan, lasse d’être maltraitée<br />

par ce mari qui t’avait violée pour te forcer à l’épouser, tu envisageais<br />

de demander la séparation. Ton père t’avait parlé d’un<br />

héritage de la part de ton oncle riche qui venait de mourir », dit<br />

Edith, enlevant le signet « L’automne » :<br />

J’acquérais l’indépendance matérielle. Cette somme, certes<br />

peu de choses, serait toutefois suffisante pour assurer l’entretien<br />

de mon fils quand j’aurais à subvenir à mes propres besoins par<br />

mon travail. Les semaines se succédèrent en un échange toujours<br />

plus violent de lettres entre mon mari et moi, entre mon mari<br />

et mon père et entre nos avocats respectifs. Enfin, je reçus le<br />

refus de l’autorisation maritale pour recueillir l’héritage de mon<br />

oncle. La loi disait que je n’existais pas. Je n’existais que pour<br />

être dépouillée de tout ce que j’avais : mes biens, mon travail,<br />

mon fils. Mon fils. Mais comment cet innocent pouvait-il être<br />

condamné ? Comment la loi pouvait-elle vouloir qu’il reste lié à<br />

son père ? Qu’on m’empêche, moi, de le protéger, de l’éduquer,<br />

de faire croître en lui tout ce que j’avais commencé à semer ?<br />

– Quand je lis ces passages à mes élèves, je sens leur indignation<br />

et l’envie de lutter pour changer la loi. Mais comment aider<br />

les jeunes filles à trouver l’être qui saura les accompagner vers<br />

une existence pleine ? demande Marie-Anne.<br />

– Moi, je me disais que je pourrais m’estimer heureuse dans<br />

mon malheur si je rencontrais, avant de mourir, un couple parfait.<br />

Mais c’est à votre génération qu’appartient le devoir d’initier les<br />

jeunes gens à une éducation sentimentale et sexuelle, et vous<br />

deux, vous êtes des pionnières ! » dit Sibilla.<br />

Avant de reprendre le chemin de la maison, les trois femmes<br />

se rendent à la gare. Edith, qui a l’intention de partir le lendemain<br />

en voiture pour Vizzavona avec les bagages, veut réserver<br />

pour le reste du groupe un wagon de première classe. Elle a invité<br />

Sibilla à faire étape dans le Grand Hôtel de la Forêt, fréquenté<br />

par la bourgeoisie de l’île et par des voyageurs venant de toute<br />

l’Europe. L’écrivaine a accepté parce que Marie-Anne s’est proposé<br />

26


titre coura<br />

de l’accompagner dans la poursuite de son voyage et lui a offert<br />

l’hospitalité chez ses parents à Cargèse.<br />

À l’extérieur de la gare, Sibilla s’arrête un instant à un<br />

kiosque pour acheter des cartes postales destinées à Giovanni<br />

Papini, à son père et à ses amis. Celle représentant un bel homme<br />

à barbe longue, assis sur un rocher avec le fusil qui pointe et un<br />

gros chien à ses côtés, l’interpelle. Sous la photo, la légende : Le<br />

bandit Antoine Bonelli, dit Bellacoscia, roi des bandits.<br />

Marie-Anne lui explique qu’Antoine est devenu un<br />

mythe après avoir pris le maquis pour échapper au service<br />

militaire obligatoire. Son père, Paulichju Bonelli, surnommé<br />

« Bellacoscia » pour son charme, vivait avec trois femmes, trois<br />

sœurs, qui étaient devenues les mères de ses seize enfants.<br />

L’évêque d’Ajaccio, intervenu pour régulariser les nombreux<br />

concubinages dans son diocèse, n’avait pas réussi à convaincre<br />

Paulichjiu d’épouser l’une d’elles. Pour la famille Bonelli, le<br />

ménage fonctionnait ainsi et il aurait été inconcevable d’éloigner<br />

les deux autres sœurs de leurs enfants. Ainsi, le clan Bellacoscia<br />

résidait sous le même toit, dans la vallée de Pentica, à cinq<br />

heures de marche du village de Bocognano, situé à quelques<br />

lieues du col de Vizzavona.<br />

« Dommage qu’Antoine soit décédé il y a cinq ans ; autrement,<br />

il serait venu avec le maire accueillir Sibilla Aleramo à la gare »,<br />

déclare Edith.<br />

L’écrivaine n’a jamais adhéré à l’idéalisation romantique de la<br />

figure du bandit d’honneur. Elle considère que la mode de vouloir<br />

le rencontrer est avilissante et que s’en servir à l’usage du nouveau<br />

tourisme bourgeois est déshonorant. Elle écrira au cours de son<br />

reportage :<br />

Par-deçà et par-delà les monts, les coutumes fondamentales<br />

ne changent pas encore. Il y a toujours ce point d’honneur, une<br />

passion cloisonnée qui suspecte l’intention de l’outrage. De<br />

temps en temps, elle explose d’un coup d’arme à feu au cours<br />

d’une embuscade.<br />

27


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

D’une façon générale, l’ancienne forme de vie patriarcale<br />

résiste aux suggestions venues de France.<br />

Le lendemain, le groupe s’installe dans le train pour six heures<br />

de voyage et commente la nouvelle découverte archéologique<br />

présentée dans la revue L’Anthropologie, à laquelle Edith est<br />

abonnée. Le docteur Lalanne, médecin passionné de préhistoire,<br />

est sur le point de mettre en valeur un abri rupestre à Laussel, en<br />

Dordogne. Il y a trouvé le bas-relief d’un nu intégral féminin,<br />

vieux de vingt mille ans. Tous en admirent la photo : une femme<br />

très ronde, aux seins tombants, la main sur le ventre, qui boit dans<br />

une corne de bison.<br />

« Regardez quelle vitalité lui a conféré l’artiste ! Il a utilisé une<br />

proéminence dans la roche pour la faire ressortir, tendue comme<br />

un arc. Il y a vingt mille ans, la température était glaciale, et ce<br />

n’était certainement pas habituel de se promener sans fourrure,<br />

relève Charles.<br />

– Donc il s’agit d’une nudité rituelle liée à un culte. Regardez<br />

la fine et délicate ceinture autour de la taille. C’est stupéfiant,<br />

quinze mille ans avant la statuette de votre prêtresse de Grossa,<br />

le même symbolisme ! affirme Sibilla exaltée.<br />

– Le prestige des vieilles femmes à cette époque pré-patriarcale<br />

devait être très important ! » s’étonne Ellen.<br />

Charles, avec une douce et affectueuse ironie lui répond :<br />

« Dans un passé lointain, vous, femmes matures, avez été<br />

capables de vous faire respecter et même de vous faire désirer par<br />

nous, jeunes hommes !<br />

– Arrête de plaisanter, Charles ! Ma fille Edith a étudié la<br />

thèse du matriarcat originel de Bachofen, pionnier des études sur<br />

l’organisation matriarcale des groupes humains préhistoriques.<br />

Elle m’a expliqué que, en tant que matriarches et chamanes, les<br />

cheffes de clan géraient le bien-être des petites communautés<br />

nomades. Donc, dans ce temple rupestre de Laussel, d’après<br />

moi, elles accueillaient les jeunes gens afin de les soigner, de<br />

28


titre coura<br />

les instruire, de les initier à leur vie d’homme et de femme. Tu<br />

es d’accord ?<br />

– Bien sûr ! Bachofen était un mystique génial !<br />

– Donc l’initiation des jeunes filles était différente de celle<br />

d’aujourd’hui. Je me suis toujours posé des questions à ce sujet,<br />

et je l’ai écrit dans mon roman :<br />

Et comment peut-elle devenir une femme si ses parents la<br />

donnent, innocente, faible, incomplète, à un homme qui ne la<br />

regarde pas comme égale, mais qui en use comme d’un objet dont<br />

il est le propriétaire ? »<br />

L’archéologue, avec son flegme habituel, lance :<br />

« Donc, ces nus féminins préhistoriques enflamment en vous,<br />

féministes, le désir d’une révolution sexuelle ! »<br />

Et se tournant vers Marie-Anne :<br />

« Maintenant, vous qui abattez les barrières à l’entrée des<br />

universités et militez pour l’accès des femmes à toutes les professions,<br />

transformerez-vous aussi la façon de vous confronter aux<br />

hommes ?<br />

– D’abord, nous ne serons plus contraintes de vous manipuler<br />

pour être entretenues par vous. Ensuite, nous vous initierons à l’art<br />

de l’amour. Le vrai », répond Marie-Anne.<br />

Tout en continuant à feuilleter la revue, Sibilla ajoute :<br />

« Peut-être que ces trouvailles témoignent d’un culte préhistorique<br />

où les chamanes initiaient les jeunes gens à l’abandon de<br />

l’instinct prédateur pour se consacrer à la joyeuse recherche du<br />

plaisir. Plaisir qui, s’il est partagé, conduit à l’extase amoureuse. »<br />

Entre-temps, le train traverse le pont du Vecchio dessiné par<br />

Gustave Eiffel. Sibilla admire par la fenêtre le cœur <strong>sauvage</strong> de la<br />

montagne sur laquelle grimpe le train à vapeur. Désirant partager<br />

ses pensées et ses émotions du moment avec son amoureux, elle<br />

écrit sur son carnet de voyage :<br />

Comme dans un vol léger, enlevée, au-dessus de la vie, en<br />

dessous de la mort, j’ai vu, moi en moi, toi en moi, un visage<br />

nimbé de bonheur. Et toi, tu te crois peut-être seul, toi, auquel<br />

mon esprit est relié ?


titre coura<br />

Vizzavona<br />

9 et 10 juin 1912<br />

La petite gare de Vizzavona ressemble à un relais de poste du<br />

far-west. À l’instar des affiches montrant un visage surmonté<br />

de « Wanted Dead or Alive », des photographies soigneusement<br />

encadrées du bandit Antoine Bellacoscia s’imposent aux regards<br />

des passagers. Certaines le représentent dans ses jeunes années<br />

avec son frère Jacques, également hors la loi ; d’autres, un peu plus<br />

âgé, en compagnie du maire, du prêtre, d’élégants voyageurs et de<br />

dames habillées à la mode parisienne. Charles désigne une photo<br />

de famille où, au premier plan, pose une femme armée d’un fusil,<br />

cigare à la bouche et pantalon dépassant de la jupe :<br />

« Voilà Martha Piarchi, la matriarche qui s’occupe des affaires<br />

de ce qu’il reste du clan Bellacoscia. J’ai dû la rencontrer pour<br />

négocier la permission de commencer mes fouilles ici. C’était elle<br />

qui accompagnait, le long des sentiers difficiles conduisant au<br />

refuge des hors-la-loi, des journalistes, des politiques, des voyageurs<br />

curieux tels que le prince Roland Bonaparte et ces dames<br />

passionnées par le mythe romantique des bandits corses.<br />

Edith accompagne sa mère, Charles et Marie-Anne à sa<br />

voiture décapotable. Sibilla préfère rejoindre le Grand Hôtel de<br />

la Forêt à pied et s’engage à bonne allure sur la route de terre<br />

battue. Sur les bords de la route, des hommes et des femmes,<br />

fusil à l’épaule, appellent les brebis et les chèvres qui broutent<br />

31


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

au fond de la vallée. Les troupeaux éparpillés se dirigent vers<br />

leurs propriétaires respectifs guidés par les différentes intonations<br />

de leurs cris. Les hommes portent des pantalons de velours<br />

côtelé maintenus par une haute ceinture d’étoffe rouge. Les<br />

femmes ont la tête recouverte de la doublure de leur longue jupe<br />

qu’elles relèvent pour former une espèce de cape comme celle<br />

de la Madone. À en juger par leur démarche altière, il semble<br />

qu’elles veulent signifier aux étrangers que ce morceau d’étoffe,<br />

qu’elles nomment faldetta, est un emblème de leur identité corse,<br />

que la mode continentale ne saurait influencer. Sibilla croise les<br />

regards étonnés et admiratifs de jeunes gens aux yeux vifs qui<br />

montent leur cheval à cru. Lorsqu’elle salue ces bergers en italien,<br />

ils passent de l’étonnement à la curiosité.<br />

Elle écrira dans son reportage Corsica publié le 21 juillet 1912<br />

dans l’hebdomadaire florentin Il Marzocco :<br />

Partout, quand je prononce « buon giorno » et que je dis<br />

que je viens d’Italie, ils ont un petit sursaut de surprise et<br />

éprouvent de l’embarras à répondre dans ma langue. Ils ne<br />

sont pas habitués, même pas en cette élégante gare estivale de<br />

Vizzavona, à voir des Italiens en villégiature et encore moins<br />

une femme seule. Les Italiens envoient sur l’île uniquement des<br />

migrants : porteurs, charbonniers, terrassiers, colporteurs (en<br />

grande partie provenant de Lucca, en Toscane ; les Corses les<br />

nomment « Lucchesi »). Ils sont à la fois estimés et méprisés pour<br />

leur résistance à la fatigue et pour leurs exigences minimales.<br />

Une fois à l’hôtel, Sibilla est reçue par le propriétaire Jacques<br />

Casanova qui lui offre l’apéritif : tartines de pâté de merle accompagnées<br />

d’une coupe de champagne. Tout comme le fameux<br />

libertin dont il porte le nom, Jacques sait user de gentillesse et de<br />

savoir-faire. Offrant le bras à sa première hôte italienne, avec un<br />

regard pénétrant qui semble vouloir la dévêtir, il l’accompagne à<br />

l’étage. Là, il la confie à un porteur occupé à répartir les bagages<br />

dans les différentes chambres réservées par Edith. Une, avec un<br />

grand lit double, est attribuée à Charles ; deux avec un seul lit,<br />

32


titre coura<br />

au fond du couloir, accueillent respectivement Sibilla et Marie-<br />

Anne. L’unique chambre avec une petite terrasse, communiquant<br />

avec celle de l’archéologue, est dévolue à Ellen. Sibilla, amusée,<br />

envoie à Edith un petit signe de connivence pour la rassurer : elle<br />

ne doit plus craindre d’éventuelles avances de Charles à l’égard<br />

de sa nouvelle amie italienne.<br />

Casanova prend congé d’une révérence et donne rendezvous<br />

à ses invités au restaurant pour vingt heures. La première<br />

à descendre, enveloppée dans son châle blanc, est Sibilla qui<br />

veut profiter du coucher de soleil sur la terrasse. Casanova<br />

s’approche et, indiquant l’astre qui disparaît derrière le col de<br />

Vizzavona, dit :<br />

« Pour nous, ce col est une frontière naturelle entre deux<br />

mondes différents : l’en deçà et l’au-delà des Monts. Savez-vous<br />

que la nuit du 31 juillet, les mazzeri et les mazzere des villages des<br />

deux versants se rencontrent sur le col pour un combat rituel ?<br />

Les deux équipes s’affrontent, brandissant des tiges d’asphodèles<br />

séchés en guise d’épées.<br />

– Non, je ne le savais pas », dit Sibilla, perplexe et, du regard,<br />

elle demande des explications à Edith, venue les rejoindre. La jeune<br />

anthropologue précise :<br />

« De cette bataille végétale dépendaient la paix et la prospérité<br />

des habitants des deux flancs de la montagne pour l’année<br />

suivante. Cette lutte ritualisée est une invention chamanique pour<br />

éviter le réel danger de virulents conflits territoriaux. »<br />

Quand Ellen, Charles et Marie-Anne arrivent sur la terrasse,<br />

Casanova les accompagne dans l’une des petites salles du restaurant<br />

où il commande au serveur un bordeaux grand cru 1900.<br />

Pendant qu’il invite Sibilla à s’installer sur la chaise à côté de lui,<br />

il ajoute :<br />

« Virgile, dans l’Énéide, raconte que les asphodèles nourrissaient<br />

les morts et les régénéraient. Il raconte aussi que, pour<br />

rencontrer l’âme de son père Anchise, Énée se fit accompagner<br />

aux Champs Élysées par la Sibilla. Dès lors, ma chère, vous<br />

33


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

devriez connaître le chemin ! Je vous imagine vous servir d’une<br />

hampe d’asphodèle comme d’une baguette magique, la même<br />

avec laquelle les fées transforment les citrouilles en carrosses !<br />

Plus sérieusement, nous utilisons diversement les tubercules de<br />

ces plantes : nous les consommons bouillis, nous en extrayons<br />

de l’alcool pour produire une eau-de-vie capable de ressusciter<br />

les morts, et les jeunes gens s’en servent comme de pétards – ils<br />

les jettent dans le feu à la fête de la Saint-Jean, le 24 juin, avant<br />

de sauter au-dessus des braises main dans la main. »<br />

Charles, qui s’est installé aux côtés d’Ellen, rapporte :<br />

« Je trouve curieux que la bataille rituelle ait précisément lieu<br />

le 31 juillet. Cela doit être un héritage des Celtes qui, à cette date,<br />

célébraient le mariage sacré entre Lug, dieu du soleil, et Belisama,<br />

déesse de l’aurore.<br />

– Et les fiancés les imitaient en faisant l’amour dans les<br />

champs », ajoute Casanova, effleurant le bras de Sibilla pendant<br />

qu’il lui verse du vin dans un verre de cristal.<br />

L’écrivaine le déguste à la manière des sommeliers des<br />

collines du Chianti. Elle le déclare excellent avant de goûter<br />

la polenta de farine de châtaignes accompagnée de boulettes<br />

de gibier rôti. Puis elle compte sur ses doigts jusqu’à neuf en<br />

prononçant les noms des mois à partir du 31 juillet, et s’exclame :<br />

« Ceux qui avaient été conçus en cette nuit du 31 juillet<br />

naissaient le 1 er mai ! Voilà pourquoi, du côté du Monferrato,<br />

ma terre d’origine, au printemps, une procession s’ouvre avec<br />

une toute jeune reine de mai accompagnée d’un jeune garçon<br />

du même âge. Ensemble, vêtus de blanc comme des initiés, peutêtre<br />

incarnent-ils le couple divin Lug-Belisama ? Nos ancêtres<br />

celtes pensaient-ils que ceux qui étaient conçus pendant les fêtes<br />

saisonnières avaient pour destin d’être initiés, afin de devenir<br />

druides ou prophètes ?<br />

– Belle déduction, Sibilla ! approuve Charles. Donc celui<br />

qui avait été conçu durant le grand sabbat du 21 mars, premier<br />

jour de l’an pour les calendriers lunaires de l’Antiquité, naissait<br />

34


titre coura<br />

autour du 25 décembre ! Je me suis toujours demandé la signification<br />

d’un médaillon de bronze qui représente une femme en<br />

habits de cérémonie avec d’énormes clés à la main, regardant<br />

vers le haut. Maintenant, j’ai compris et je le déclare officiellement<br />

pour faire plaisir aux dames ici présentes : durant les nuits<br />

magiques des fêtes saisonnières, les portes du ciel étaient rituellement<br />

ouvertes, non pas par les druides mais par des druidesses,<br />

afin de favoriser la descente sur Terre de divinités cosmiques et<br />

leur incarnation en enfants prodigieux. »<br />

Une fois les desserts savourés, tandis que Charles monte dans<br />

sa chambre chercher le dessin du médaillon de Reithia, Marie-<br />

Anne, Edith et Ellen sortent fumer sur la terrasse pendant que<br />

Sibilla, confortablement assise sur un divan, sirote le limoncello<br />

que Casanova lui a préparé avec grand soin. Quand Charles<br />

revient, il invite tout le monde à se réunir autour d’une table ronde,<br />

illuminée par un grand lampadaire, pour examiner le dessin de la<br />

déesse Reithia ou, plus précisément, de sa prêtresse.<br />

Une fois tous assis, il leur fait remarquer qu’il représente une<br />

femme de profil inscrite dans une roue. Elle pointe une énorme<br />

clé vers le ciel comme pour en ouvrir les portes. Comme d’habitude,<br />

les quatre femmes se lancent dans des interprétations aussi<br />

passionnantes que hasardeuses :<br />

« Une fleur a éclos à ses pieds. Elle a cinq pétales, donc ça<br />

devait être une rose <strong>sauvage</strong>, premier symbole de la déesse de<br />

l’amour ! dit Sibilla d’une voix excitée.<br />

– Ses pieds, appuyés contre le cercle, semblent vouloir<br />

mettre en mouvement la roue de la vie », ajoute Edith.<br />

Casanova, d’un air sceptique, fait remarquer que la prétendue<br />

druidesse est habillée comme une femme corse et qu’elle semble<br />

tenir dans sa main un pistolet.<br />

« En effet l’usage des armes par les femmes pour se protéger<br />

et défendre leur propriété, lorsque les hommes partent en transhumance,<br />

est toujours très répandu ici, en Corse. Il m’est arrivé<br />

d’assister au don d’un pistolet de poche de la part d’un grand-père<br />

35


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

à sa petite-fille avec la recommandation de ne pas l’oublier quand<br />

elle se rend au bal, rapporte Edith.<br />

– J’imagine que la violence sexuelle sur les femmes est un<br />

crime assez rare en Corse, dit Sibilla.<br />

– Chez nous, les homicides motivés par la vengeance sont<br />

plus fréquents. Ce sont les femmes outragées qui poussent leurs<br />

frères à rétablir la justice, alors que sur le continent, il est préférable<br />

de réparer l’offense par le mariage », répond Casanova.<br />

Sibilla peine à contenir son trouble. Mais comment, se ditelle,<br />

ai-je bien pu épouser l’homme qui avait abusé de moi ?<br />

Pourtant, mon père, pour m’apprendre à me défendre, m’avait<br />

inscrite à un cours de tir ! Il n’était pas d’accord pour que<br />

j’épouse son mesquin employé. Mais, avec ma mère internée à<br />

l’hôpital psychiatrique, et lui parti vivre avec une autre femme,<br />

j’étais si seule !<br />

Cherchant à chasser cet angoissant souvenir, elle change<br />

de sujet :<br />

« Vous ne m’avez rien dit quant au programme de demain ! »<br />

Casanova, s’approchant pour lui verser un autre limoncello,<br />

en profite pour lui effleurer de nouveau le bras et propose :<br />

« Réveil à sept heures, promenade à la grotte Southwell pour<br />

accompagner Charles et ses collaboratrices aux fouilles. Ensuite,<br />

si vous êtes d’accord, je montrerai à Sibilla et à Marie-Anne la<br />

cascade des Anglais, le nom actuel du torrent où autrefois les<br />

bandits allaient se baigner.<br />

– D’accord, alors il vaut mieux se coucher tôt, dit Sibilla<br />

écartant la chaise pour se lever, et après cette expérience<br />

instructive en deçà des Monts, je m’aventurerai à la découverte<br />

de l’au-delà… des Monts, entendons-nous bien ! Et maintenant,<br />

veuillez m’excuser si je me retire dans ma chambre.<br />

– Je souhaite à tous de beaux rêves, déclare Casanova se<br />

levant à son tour, et à demain matin à sept heures. »<br />

36


titre coura<br />

Ayant l’intention de démarrer sa nouvelle vie de nomade<br />

vouée au culte de la liberté, sans pour autant renoncer à l’amour,<br />

l’écrivaine pense avant de s’endormir à Casanova et elle écrit :<br />

Comment se peut-il qu’un homme, un garçon beau et fort,<br />

ne me trouble pas du tout, même si je me sens désirée ? Y a-t-il<br />

une loi secrète, une moralité chez nous les femmes, dans le choix<br />

des rapports physiques les plus libres ?


titre coura<br />

La bandite<br />

Vizzavona, le 11 juin 1912<br />

Le lendemain, la petite troupe se met en marche le long du sentier<br />

qui mène à la grotte Southwell. Sibilla tient fermement dans sa<br />

main la tige d’asphodèle séché que Casanova lui a offerte au petitdéjeuner<br />

en l’accompagnant de quelques mots explicatifs :<br />

« Nous, les Corses, nous l’appelons luminellu. Les mazzere<br />

l’utilisaient aussi en guise de bougie pour éclairer. »<br />

Après avoir rejoint le chantier de fouilles, Edith, Ellen, Marie-<br />

Anne et Charles s’installent autour de la table où les ouvriers<br />

déposent leurs trouvailles, obtenues en tamisant la terre : dents<br />

d’animaux disparus, fragments de céramique, petits os d’oiseaux,<br />

pointes de flèche…<br />

Retrouvant l’audace de son enfance, Sibilla préfère entrer<br />

seule dans la petite grotte obscure. Au cœur de cet utérus rocheux,<br />

elle se met à l’écoute de son silence intérieur. Tous ses sens sont en<br />

alerte pendant qu’elle respire l’air humide et chaud. Elle savoure<br />

une goutte d’eau issue du suintement d’une stalactite. Elle caresse<br />

les parois de la grotte pour en explorer tous les recoins, après<br />

avoir enflammé le luminellu à l’aide d’une allumette. Des interstices<br />

prometteurs attirent le regard de l’exploratrice, désormais<br />

habituée à la pénombre. À la lumière incertaine de la torche<br />

improvisée, les protubérances de la roche s’animent, donnant<br />

forme à d’étranges créatures qui semblent vouloir raconter le<br />

39


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

mythe des origines. Sibilla imagine une chamane qui, se servant<br />

de la rondeur d’une sinuosité naturelle, invoquerait la déesse aux<br />

seins prospères, génitrice non seulement des êtres humains mais<br />

aussi du monde animal, végétal et minéral. Une déesse cosmique<br />

qui, désirant l’amour entre tous les êtres vivants, aurait généré<br />

le ciel en guise de voûte étoilée pour protéger la Terre.<br />

Lorsque l’écrivaine émerge de la grotte, dans sa petite robe<br />

de promenade froissée et poussiéreuse, elle serre quelque chose<br />

dans sa main, avec un sourire sur les lèvres semblable à celui de<br />

la Joconde. D’un air triomphant, elle dépose sur la table son petit<br />

trésor : une plaquette de calcaire gravée figurant une silhouette<br />

féminine.<br />

« Venez voir ! Elle était déposée là dans un petit trou de la<br />

paroi, à l’est. Elle porte les mêmes symboles que la statuette de<br />

Grossa ! Deux triangles tournés vers le bas, l’un sur les seins, l’autre<br />

sur le pubis, soulignés par des traces de peinture rouge. »<br />

Charles, avec sa nonchalance toute britannique, ne se laisse<br />

pas submerger par l’émotion débordante de Sibilla et lui demande :<br />

« Alors que diriez-vous d’une autre statuette, qui vient d’être<br />

trouvée dans une grotte à Willendorf ? Taillée en ronde-bosse,<br />

elle possède les rondeurs d’une femme mature, tandis que votre<br />

figurine ne représente qu’une pauvre anorexique, avec seulement<br />

la peau sur les os !<br />

– Ne le crois pas. Il adore se moquer de toi », dit Ellen à Sibilla.<br />

Et se tournant vers Charles :<br />

« Vu que tu es spécialiste des objets funéraires et des armes, et<br />

non du symbolisme du corps féminin, on te laisse seul cataloguer<br />

les pointes de flèche ! »<br />

Les quatre femmes, en file indienne, se dirigent alors vers une<br />

forêt de chênes en contrebas. Trouvant une petite clairière, elles<br />

s’assoient en cercle pour examiner, à la loupe, la plaquette que<br />

Sibilla baptise « la Smilza » (la Svelte), notant :<br />

« Seules des mains miniatures peuvent avoir sculpté une<br />

idole aussi petite : la preuve que ces artistes étaient des femmes<br />

40


titre coura<br />

qui, avec leurs enfants, ornaient, peignaient et parfumaient des<br />

pierres comme celles-ci. En même temps sans doute se maquillaient-elles<br />

pour imiter la lumière de la lune, en se connectant<br />

et en s’identifiant à ses phases. »<br />

Edith fait remarquer à ses amies que l’ombilic gravé sur le<br />

ventre de la Smilza ainsi que son pubis ont été recouverts d’ocre<br />

rouge. Sa mère Ellen se souvient que, sur le point d’accoucher,<br />

elle avait fait un rêve étrange. Elle allait dans une caverne où des<br />

femmes la faisaient asseoir sur un trône de pierre peint en rouge.<br />

« Chère maman, je suis heureuse d’être née dans le confort<br />

d’un lit alors que tu te connectais avec nos ancêtres qui accouchaient<br />

comme des reines sur un trône de pierre ! Peut-être que<br />

les femmes favorisaient les accouchements par un rituel, en<br />

modelant et en décorant des statuettes comme celle-là ? Avant<br />

l’invention de l’écriture, elles les auraient utilisées comme<br />

symboles pour transmettre leur savoir. Évidemment, du temps<br />

des matriarches, donner la vie était perçu comme un miracle, un<br />

mystère de femmes. À l’époque, on ne savait pas que c’était l’accouplement<br />

qui permettait d’enfanter et que l’homme y avait sa<br />

part. Pour moi, les statuettes étaient des objets de prière, comme<br />

aujourd’hui le sont les petites icônes de la Vierge Marie. Elles<br />

renvoient au culte de la déesse, créatrice de l’univers, ayant ses<br />

temples au fond des cavernes. Les femmes offraient, probablement,<br />

devant la grotte, le sang de leur accouchement, symbole<br />

de vie, en guise de don nourrissant à la Terre Mère pour la régénérer.<br />

Et elles s’apercevaient que, grâce à cet engrais, des grains<br />

féconds germaient. Ce sont elles qui ont inventé l’agriculture ! »<br />

Et Sibilla, pensive, commente :<br />

« Aujourd’hui, les hommes sont poussés à verser du sang<br />

dans des guerres de conquête soi-disant nécessaires. À cette<br />

époque, c’étaient les matriarches qui les éduquaient à devenir<br />

des héros, dans le sens originel du mot qui vient d’Éros, dieu<br />

grec de la force vitale de l’amour qui crée les liens sociaux.<br />

Et, vous verrez, les filles, en notre belle époque, nous ne nous<br />

41


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

restreindrons pas à transformer les idées, comme le font les intellectuels,<br />

nous révolutionnerons nos existences. Pour ma part,<br />

je ne me contenterai pas de m’occuper de littérature, je veux<br />

aussi continuer à lutter pour la justice et surtout pour la paix.<br />

– En effet Sibilla, j’ai été frappée quand, à l’occasion de la<br />

Conférence internationale de La Haye sur le désarmement, tu as<br />

écrit que tu ne te limitais pas à réclamer le droit de vote et la<br />

parité des droits, comme l’ont fait les suffragettes anglaises et les<br />

féministes françaises. J’ai expliqué à mes élèves que tu as aussi<br />

souligné l’importance, pour toi, d’œuvrer sur nous-mêmes, afin<br />

de devenir conscientes de notre propre spiritualité.<br />

– Eh oui, Marie-Anne, pour rejoindre notre individualité<br />

entière, autonome, libre, il faut travailler aussi sur la symbolique,<br />

par exemple envisager qu’il y ait eu une divinité différente de celle<br />

conçue par les religions patriarcales. Nous ne pouvons pas nous<br />

identifier à un Dieu omnipotent, omniscient, omniprésent qui créa,<br />

seul, Adam à son image. Je n’adhère pas non plus à l’idée que le<br />

christianisme ait mis d’autorité le fils de Dieu dans le giron d’une<br />

jeune fille. Comment peut-on s’identifier à la Vierge Marie qui a<br />

accepté d’enfanter un fils qui n’appartient qu’au Père ? À cause de<br />

cette prétendue loi divine, ancrée dans l’imaginaire collectif, la loi<br />

humaine permet encore au mari de revendiquer son fils. Et ainsi,<br />

pour ne pas perdre leurs enfants, les femmes n’ont d’autre choix<br />

que de supporter d’horribles humiliations de la part de certains<br />

hommes, leurs maîtres absolus. C’est ce qui m’est arrivé. »<br />

Au même moment, à côté de la grotte, survient Casanova avec<br />

des chevaux, qu’il attache à un arbre. Il se dirige ensuite dans la<br />

direction indiquée par Charles. Caché derrière un chêne, tout près<br />

de la clairière, il entend raconter qu’avant la culture du blé, les<br />

femmes réduisaient les glands en poudre pour obtenir une sorte de<br />

farine. Pendant les fêtes agricoles antiques, au caractère mystique,<br />

érotique, extatique, elles préparaient des grains d’épeautre en les<br />

imbibant de sang avant de les semer. Du reste, avec cette petite<br />

fissure au centre, les céréales ressemblent à de petites vulves<br />

42


titre coura<br />

miniatures. Ensuite, elles pétrissaient des pains rituels en forme<br />

d’organes génitaux.<br />

Casanova ramasse un gland et le goûte avec circonspection,<br />

comme si c’était le fruit interdit à Ève, et se dit à lui-même :<br />

goûter ces pains, boire du vin, m’adonner au sexe, proposé par<br />

des femmes qui connaissent le chemin de l’orgasme ; comme il<br />

me plairait d’expérimenter ces anciens mystères ! Mais ne t’illusionne<br />

pas : Sibilla et Marie-Anne ne se déshabilleront pas à la<br />

cascade des Anglais. Ces féministes prétendent que la nudité des<br />

prêtresses était un élément du culte de la déesse représentant la<br />

sacralité du corps. Ce qui est sûr, c’est qu’elles se borneront à<br />

soulever leurs jupes pour se baigner les pieds dans les eaux du<br />

torrent. Ni plus ni moins, comme le font les jeunes filles corses<br />

qui ne montrent même pas leurs chevilles.<br />

Résigné, il cueille des roses <strong>sauvage</strong>s, semblables à la fleur<br />

représentée aux pieds de Reithia, et il en fait quatre bouquets. En<br />

sifflotant, il rejoint les femmes et leur offre les fleurs avec une<br />

révérence théâtrale et une dévotion qui les fait rire aux éclats.<br />

De retour à la grotte, Ellen et Edith rejoignent Charles autour<br />

de la table et posent la Smilza sur une brique rouge, petit autel<br />

improvisé trônant au milieu des autres trouvailles.<br />

Sibilla et Marie-Anne caressent les chevaux avant de les<br />

monter en amazone. Puis elles suivent Casanova au petit trot.<br />

Sibilla, admirant la beauté virile des épaules musclées du cavalier,<br />

se dit : à l’instar d’un homme, est-ce qu’une femme peut être<br />

séduite uniquement par la beauté physique ? Je ne le crois pas.<br />

Arrivés au col, tous aperçoivent une vieille femme à<br />

dos d’âne. Vêtue en homme, fusil à l’épaule, elle vient à leur<br />

rencontre et leur souhaite la bienvenue en corse. S’étant assurée<br />

que les femmes comprennent son langage et qu’il ne s’agit pas<br />

de Françaises du continent, elle les invite à mettre pied à terre<br />

et à s’asseoir sur la pierre qui délimite la frontière entre l’en<br />

deçà et l’au-delà des Monts. Lorsqu’elle leur offre un cigare,<br />

les deux amies comprennent qu’il s’agit de Marta Piarchi, de la<br />

43


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

famille Bellacoscia, dernière protagoniste de l’âge glorieux du<br />

banditisme d’honneur. Marie-Anne lui parle en corse, énumérant<br />

sa parenté comme il est d’usage dans cette île où tout le monde<br />

se connaît. Elle lui explique que son père Pierre Stephanopoli<br />

Comnène est un descendant des Grecs fondateurs de Cargèse, et<br />

que sa mère, Santa Leca, est originaire de Vico. Marta commente :<br />

« Una bella mischia ! » (Un beau mélange !), et demande à Sibilla<br />

comment il se fait qu’aucun journaliste ne l’ait jamais interviewée,<br />

tandis que les frères Bellacoscia étaient courtisés par la<br />

presse internationale.<br />

Sibilla lui répond, en italien, que force, indépendance et<br />

courage ne sont pas des dons que les hommes admirent ouvertement<br />

chez les femmes. Même les plus ouverts d’esprit craignent<br />

cette liberté qui menace leur suprématie. Marta, qui comprend<br />

mieux l’italien que le français, répond en corse :<br />

« Eu, quand’eru zitella dicia nò à chì mi vulia spusà. Omi<br />

da serve e riverire ùn ne voliu micca. A fammi rispettà, aghju<br />

amparatu cù a scopetta. E finchè campu me la portu appressu. »<br />

(Quand j’étais jeune fille, je repoussais toutes les propositions de<br />

mariage. Je ne voulais pas servir un homme et lui être soumise.<br />

J’ai appris à me faire respecter avec mon escopette et je la porterai<br />

jusqu’à mon dernier jour.)<br />

En caressant son fusil qu’elle nomme familièrement « u<br />

porta rispettu » (l’impose-respect), Marta raconte ensuite<br />

comment elle a réussi à déjouer les traques des forces de l’ordre<br />

envers sa famille pendant des années. C’était grâce à l’odorat<br />

extraordinaire de Linda, une chienne de race cursinu, qui flairait<br />

les gendarmes de loin et avertissait les frères Bellacoscia de<br />

leur arrivée. Ils allaient alors se réfugier dans une grotte dissimulée<br />

par la végétation. En tant que complice, Linda avait été<br />

l’objet d’une mise à prix, mais personne n’osa jamais la capturer.<br />

Depuis que la chienne est morte de vieillesse, Marta élève ses<br />

descendants, prenant garde que les accouplements ne se fassent<br />

qu’entre cursini. Elle a l’intention de les donner à ses nièces<br />

comme armes de protection.<br />

44


titre coura<br />

Sibilla raconte que Sénèque, envoyé en exil en Corse par<br />

l’empereur Claude, avait déjà remarqué, à l’époque, que les chiens<br />

corses inspiraient une crainte révérencielle. La lecture d’un<br />

vieux numéro du Figaro lui avait appris que, lorsque Antoine<br />

Bellacoscia se rendit aux gendarmes, des centaines d’admirateurs<br />

l’avaient escorté, lui et son chien, jusqu’à la prison dans<br />

une sorte de marche triomphale. L’homme étant désormais plus<br />

que sexagénaire, il y avait prescription pour ses délits, parmi<br />

lesquels celui d’avoir séquestré le père de sa fiancée qui ne voulait<br />

pas consentir au mariage. Les Bellacoscia, d’après le journaliste,<br />

incarnent l’identité corse indépendante. Chaque fois que Paris<br />

a échoué dans la tentative d’arrêter les bandits, les Corses ont<br />

éprouvé le plaisir de se sentir supérieurs dans leur fierté indomptable.<br />

Et elle lance :<br />

« Verrà un tempo in cui le ragazze diventeranno fiere, non<br />

nel senso di belve, ma di donne libere e coraggiose. (Viendra le<br />

temps où les jeunes filles deviendront fières, non pas dans le sens<br />

d’indomptables mais dans celui d’audacieuses.)<br />

– A e zitelline di u mo paese sò eiu che l’ampargu cum’è<br />

difendersi (C’est moi qui apprends aux petites filles de mon village<br />

comment se défendre), lui répond Marta.<br />

– Peccato che il treno per Ajaccio ci aspetti domani mattina,<br />

altrimenti vi avremmo chiesto di insegnarlo pure a noi a difenderci.<br />

(Dommage que le train pour Ajaccio nous attende demain<br />

matin, autrement on vous aurait demandé de nous apprendre à<br />

nous défendre.)<br />

– Pigliatevi a scopetta è u cane cursinu è nimu avrà curaghju<br />

à disturbavi. (Prenez un fusil et un cursinu, personne<br />

n’osera vous importuner.) »<br />

Casanova demande : « Savez-vous que Marta a financé la<br />

statue d’une vierge guerrière, exhibant son épée, pour l’installer<br />

dans notre église ? Vous serez heureuses, vous les féministes,<br />

d’apprendre que Jeanne d’Arc vient d’être béatifiée ! »<br />

45


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Marie-Anne rapporte que, dans l’église latine de Cargèse<br />

aussi, les femmes de la paroisse ont financé une statue de la<br />

sainte. Elles sont convaincues qu’il est essentiel pour les filles de<br />

s’identifier à une femme combattante. Sibilla pense qu’en Italie,<br />

le symbole passerait mal ; il faudra attendre ; on verrait difficilement<br />

des statues de femmes armées dans les églises.<br />

Après avoir quitté Marta, elles rentrent à l’hôtel. Avant<br />

de se retirer dans sa chambre, l’écrivaine donne à Marie-Anne<br />

des revues italiennes dans lesquelles elle a publié ses articles.<br />

Marie-Anne lui confie en échange sa thèse de doctorat, Cargèse,<br />

une colonie grecque en Corse. Elles se sont promis de lire leurs<br />

écrits respectifs, pour mieux se connaître et pour perfectionner<br />

l’une son italien, l’autre son français. Sibilla, qui a accepté<br />

l’hospitalité des Comnène à Cargèse, est curieuse de connaître<br />

l’histoire de la colonie grecque, située sur la côte à une quarantaine<br />

de kilomètres d’Evisa, sa destination finale. Avant de<br />

s’endormir, elle lit d’un trait les cinquante pages de la thèse.<br />

Elle découvre ainsi que les Stephanopoli de Comnène,<br />

ancêtres de Marie-Anne, étaient des notables byzantins qui<br />

régnèrent pendant deux cents ans à Trébizonde et donnèrent<br />

six empereurs à Constantinople. Quand ils se sentirent menacés<br />

par l’invasion ottomane, leur petite communauté byzantine,<br />

installée à Vitylo, dans la péninsule de Maina, sollicita l’aide<br />

de la république de Gênes. Le Sénat, confronté à l’impétuosité<br />

et à la fierté indomptable de ses sujets corses, pensa alors<br />

qu’une colonie de Grecs habiles et raffinés saurait donner aux<br />

autochtones insulaires un bon exemple quant à la manière de<br />

faire fructifier des terres jusqu’alors essentiellement dédiées au<br />

pastoralisme.<br />

Il fait nuit lorsque Marie-Anne écrit un télégramme à<br />

Benjamin Crémieux, l’invitant à la rejoindre à Cargèse. Elle<br />

espère que la présence de Sibilla Aleramo le motivera à venir<br />

sur l’île.<br />

46


titre coura<br />

En même temps, Sibilla note dans son journal :<br />

Hommes et femmes sont sur mon chemin pour que je puisse<br />

les aimer. Je les aime, je les sens vivre, leur vie s’ajoute à la<br />

mienne. Si j’écris, si je fouille dans ma pensée ou dans ma<br />

passion, et les mots sont suintants de sang, je crois donner<br />

mais en fait je prends.


titre coura<br />

De Vizzavona à Ajaccio<br />

12-13 juin 1912<br />

Il est neuf heures du matin quand un serveur frappe à la porte pour<br />

amener le petit-déjeuner. Sur le plateau, une rose rouge accompagnée<br />

d’une petite lettre que Sibilla ouvre et lit :<br />

Une rose, est une rose, est une rose.<br />

Au verso, une poésie de Walt Whitman :<br />

Cueille la rose<br />

Car le temps, tu le sais, vole.<br />

Et la même fleur qui aujourd’hui s’ouvre<br />

Demain se fanera.<br />

Tout à fait dans le style de Gertrude Stein, sourit Sibilla. Je<br />

suppose qu’elle vient d’arriver de Paris. Casanova m’avait avertie<br />

qu’elle lui avait réservé une chambre. Elle a dû chercher à me<br />

voir et il l’aura prévenue de mon départ tôt ce matin. Sa citation<br />

sur la rose est une invitation à continuer à écrire sans fioritures<br />

romantiques et, avec les vers de mon poète préféré, elle veut me<br />

suggérer de cueillir l’instant présent.<br />

Sibilla retire les épines de la rose et la dépose, entre deux<br />

papiers buvards, dans le coffre où elle garde ses livres, cahiers<br />

et photographies. Ensuite, elle écrit un billet pour Gertrude Stein<br />

qu’elle laisse au portier :<br />

Merci, je n’oublierai pas ce que vous m’avez écrit. Pour moi,<br />

la rose n’est pas seulement une rose. Elle me rappelle la couleur<br />

49


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

et le parfum de la vie comme à 15 ans. J’ai enterré entre des<br />

pierres tombales le rosier ardent qui a été jusqu’à présent mon<br />

existence. J’ai accepté l’engagement de cheminer seule, de lutter<br />

seule. La rose représente pour moi un signe d’amour auquel il<br />

faut retirer les épines. Je suis sur le départ, nous nous verrons<br />

bientôt à Paris.<br />

Après avoir salué et embrassé Charles et les Southwell à<br />

la gare, Sibilla et Marie-Anne montent dans le train où elles<br />

occupent, à elles deux, l’unique wagon de première classe. Le<br />

train à vapeur s’élance en soufflant vers le col de Vizzavona<br />

et, peu après, il entre dans un tunnel long et étroit, inquiétant.<br />

Marie-Anne allume deux cigarettes et en donne une à Sibilla<br />

en disant :<br />

« Nous sommes à trois cents mètres sous le col, avec quatre<br />

kilomètres de galerie dans l’obscurité, mais au-delà des Monts,<br />

nous commencerons notre descente vers la mer. Courage. »<br />

Une fois passé au-delà des Monts, le train ralentit. De temps<br />

en temps, le conducteur descend pour faire dégager des rails les<br />

vaches allongées pour la sieste. Comme à l’accoutumée, les deux<br />

femmes conversent dans leurs langues maternelles respectives.<br />

Ou plutôt, dans leurs langues paternelles, car elles découvrent<br />

que, pour toutes les deux, études et lectures ont été orientées<br />

par un papa qui manifestement les préférait à leurs frères. À<br />

10 ans, elles ont dévoré Les Misérables de Victor Hugo. Vers<br />

13 ans, la lecture de la Vie de Jésus de Renan, conseillée par<br />

leurs pères pour stimuler leurs esprits critiques face au dogmatisme<br />

et au fondamentalisme, les avait rendues conscientes de la<br />

nécessité de lutter pour leur propre indépendance de jugement.<br />

Elles confessent ne pas avoir renoncé, en revanche, à un certain<br />

mysticisme visionnaire. Et là, leurs pères, qui n’avaient confiance<br />

que dans le progrès des sciences, s’étaient hélas ! montrés indifférents<br />

à leurs besoins de transcendance. Toutefois, à leurs yeux<br />

d’enfants, la figure paternelle avait incarné tout ce qu’il y a de<br />

noble et de plus généreux au monde. Elles en admiraient la<br />

50


titre coura<br />

loyauté, l’honnêteté, la droiture morale et la liberté d’opinion.<br />

Au contraire, elles manquaient de confiance en leurs mères, qui<br />

étaient conventionnelles, pieuses, excessivement sensibles et<br />

fragiles, exclusivement dévouées à la famille, étrangères aux<br />

intérêts culturels et à l’esprit laïque de leurs maris. Constatant<br />

qu’avoir vécu une enfance similaire les menait à une plus grande<br />

intimité, elles décident de s’appeler entre elles affectueusement,<br />

comme en famille, Maïa et Rina.<br />

« Tu sais, Maïa, quand j’étais enfant, la facilité avec laquelle<br />

ma mère s’adonnait aux pleurs me faisait éprouver un certain<br />

malaise. Je ne lui demandais pas d’explications et je n’avais pas<br />

avec elle d’effusions de confidences, ma vie culturelle et spirituelle<br />

étant entièrement polarisée sur mon père dont j’admirais<br />

l’orgueil d’homme, similaire à celui que pourrait avoir de sa<br />

propre espèce un chêne. Toutefois, c’est d’elle que me viennent la<br />

sensibilité, le profond instinct de dévouement, le penchant vers<br />

le mythe d’un amour de rêve. Maintenant qu’elle est internée en<br />

hôpital psychiatrique, je regrette de ne pas l’avoir soutenue. Je<br />

ne lui ai même pas confié la violence infligée par l’homme que<br />

j’ai épousé par dépit lorsque j’avais 17 ans. Tu sais, je voulais fuir<br />

la situation familiale devenue désolante après l’éloignement de<br />

mon père, parti vivre avec l’une de ses employées et qui m’avait<br />

déçue aussi par son intransigeance envers ses ouvriers.<br />

– En te lisant, chère Rina, j’ai compris que l’application avec<br />

laquelle on prend pour modèle le père, le professeur, le philosophe<br />

nous porte à une dépendance à l’homme. Différente de celle<br />

qu’éprouvent les femmes soumises à son autorité pour chercher<br />

à lui plaire, mais tout de même une dépendance, une non-autorisation<br />

à reconnaître notre propre originalité.<br />

Sibilla, qui s’était penchée à la fenêtre pour admirer les<br />

cascades de la Gravona dévalant vers la mer, se retourne :<br />

« Nous ne connaissons pas encore tous les mots pour nous<br />

exprimer et pour valoriser notre différence, qui ne nous est pas<br />

tout à fait claire. Comme je crains que la pensée inexprimée de<br />

51


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Rina ne me conduise à la folie, ma thérapie consiste à écrire.<br />

Me raconter dans la langue originelle : devenir Sibilla. »<br />

À Mezzana, les deux amies descendent du train pour une<br />

pause. Elles sont attirées par la petite gare dont les fenêtres,<br />

ornées d’une symphonie de géraniums, donnent sur un jardin de<br />

roses aux mille couleurs. Une femme en jupe marron, chemisier<br />

blanc, bandeau rouge au bras portant le sigle des chemins de fer,<br />

accueille les passagers sur le quai.<br />

« Cette étape avait un aspect tout à fait négligé l’année<br />

dernière, êtes-vous la nouvelle cheffe de gare ? lui demande<br />

Marie-Anne.<br />

– Non, seulement une remplaçante. La titularisation est<br />

réservée uniquement aux hommes.<br />

– Mais comment faites-vous pour consacrer autant de temps<br />

au jardinage tout en ayant à gérer le trafic, à soulever la barrière<br />

du passage à niveau, à vous occuper de la billetterie et de la<br />

centrale téléphonique ? »<br />

Et tandis que les voyageuses rentrent dans la salle d’attente<br />

et que l’employée regagne son poste derrière la billetterie :<br />

« La passion, répond la femme.<br />

– Et quand le nouveau chef de gare arrivera, peut-être vous<br />

licenciera-t-on. C’est contre cette injustice aussi que nous devons<br />

lutter ! » dit Sibilla, en admirant le petit espace accueillant aux<br />

senteurs florales. La remplaçante a recouvert les imperfections de<br />

l’enduit des parois avec des reproductions des impressionnistes<br />

français. Elle a exposé sur des étagères, à côté des horaires des<br />

trains, des petits pots dans lesquels poussent des violettes, du<br />

muguet, des cyclamens.<br />

« Quand nous aurons obtenu la parité des droits, ce seront<br />

les femmes qui amèneront un changement de civilisation », lance<br />

Sibilla à haute voix, comme si elle s’adressait à un rassemblement<br />

féministe.<br />

Pendant que les passagers se désaltèrent à la petite fontaine,<br />

la remplaçante court dans son jardin cueillir une rose qu’elle<br />

52


titre coura<br />

enveloppe dans une brochure des horaires et, sans dire un mot, la<br />

donne à Sibilla avec un sourire complice. Ensuite, elle annonce<br />

avec son sifflet le départ du train.<br />

Une fois remontée dans le wagon, Sibilla la salue de la main<br />

par la fenêtre. Puis elle écrit :<br />

J’avais, et j’ai toujours de moi, une image idéale, virile, mais<br />

capable de désespérer si je ne réussis pas à la concilier avec ma<br />

part féminine, si je ne parviens pas à être acceptée et aimée dans<br />

mon entièreté de corps et d’âme.<br />

Marie-Anne, qui partage complètement ce sentiment, lui dit :<br />

« J’envie ta capacité à traduire ton ressenti en écriture.<br />

– Pour le peu que j’ai compris de toi, chère Maïa, toi comme<br />

moi cherchons à être libres sans renoncer au plaisir de nous<br />

sentir belles. Même si, en tant que professeur, tu ne disposes que<br />

de peu de textes d’écrivaines italiennes émancipées à proposer à<br />

tes élèves, tu es un exemple pour elles, un modèle de subjectivité<br />

libre. Il suffit de te regarder pour sentir ta force contagieuse,<br />

ton indépendance. »<br />

Alors que le train annonce, par un sifflement prolongé, son<br />

entrée dans la plaine d’Ajaccio, Sibilla ouvre la fenêtre pour<br />

humer le parfum de cette terre que Napoléon disait reconnaître<br />

les yeux fermés.<br />

Marie-Anne lui demande si elle connaît les écrivaines qui,<br />

à Paris, font partie du groupe appelé « Les Amazones », comme<br />

Colette, Natalie Clifford Barney et Renée Vivien, qui entendent<br />

faire renaître l’école poétique de Sappho à la recherche d’une<br />

nouvelle sexualité libérée.<br />

« Oui, j’ai l’intention de les recenser. Probablement les<br />

rencontrerai-je quand je me rendrai à Paris. Elles s’attachent<br />

à redécouvrir l’âme féminine originelle. L’enseignement de<br />

Sappho, prodigué sur l’île de Lesbos à des jeunes filles appartenant<br />

à l’aristocratie grecque, était une initiation à l’Éros par<br />

une recherche de la beauté aussi bien du corps que de l’esprit.<br />

53


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Dans un de ses vers, qu’elle récitait à son cercle d’amies,<br />

elle énonçait :<br />

“Certains vous disent qu’il est une armée de chevaliers, qu’il<br />

est une flotte de navires, la meilleure chose sur la terre noire, mais<br />

moi je vous dis qu’il est ce que vous aimez.”<br />

Cette même sensibilité, je l’ai retrouvée chez Lina Poletti,<br />

une jeune écrivaine qui m’a fait tourner la tête. La révélation<br />

de ce sentiment nouveau fut terrible, quelque chose de vertigineux,<br />

ah oui ! je n’avais jamais pensé à la possibilité d’aimer une<br />

femme, et de surcroît une jeune fille. Je n’ai pas honte de dire que<br />

j’ai connu l’extase. J’ai éprouvé une émotion sacrée. Différente<br />

de celle ressentie pour les hommes auxquels je me suis contenté<br />

de me soumettre sans jamais connaître le plaisir.<br />

– Je te comprends. Dans le lycée féminin où j’enseigne<br />

naissent des passions semblables. Moi aussi, je me suis sentie<br />

attirée par une femme quand j’étudiais à Paris. Il ne s’agit pas de<br />

libertinage ni de l’intention d’imiter l’homme dans sa recherche<br />

de jouissance uniquement physique, mais de se sentir solidaire<br />

avec l’âme féminine.<br />

– Tu conviendras avec moi, chère Maïa, que l’amour et la<br />

beauté ont des significations différentes pour les femmes et les<br />

hommes. Pour nous, c’est un miracle qui transfigure le quotidien.<br />

Pour eux, une distraction, un ornement de la vie. Je me<br />

suis toujours laissé fasciner par des philosophes, poètes, écrivains<br />

plus vieux que moi, physiquement non attrayants, mais socialement<br />

engagés et influents. Maintenant, je me sens proche des<br />

écrivains à la sensibilité féminine, mais il me semble que la passion<br />

pour le féminin continuera à me concerner seulement sur le plan<br />

métaphysique. De plus, je n’écrirai pas pour instaurer des théories<br />

sur la liberté sexuelle, mais simplement pour trouver des paroles<br />

sincères, authentiques, lyriques : les miennes. »<br />

Tandis qu’au loin se profile le golfe d’Ajaccio, Sibilla confie<br />

à Marie-Anne être amoureuse de Giovanni Papini :<br />

« Je l’appelle Arno, car ses yeux ont la couleur de ce fleuve<br />

près duquel il est né. Assurément, il n’est pas beau, mais sa<br />

54


titre coura<br />

chevelure foisonnante, <strong>sauvage</strong>, a des reflets de cuivre qui m’attendrissent.<br />

Je l’aime d’un amour absurde. Que dis-tu, Maïa,<br />

suis-je retombée là-dedans ? Continuerais-je à me laisser fasciner<br />

non par l’homme mais par l’intellectuel ?<br />

– Moi aussi, je me sens attirée par la profonde culture de<br />

Benjamin Crémieux, tout en continuant un échange de sentiments<br />

amoureux avec mon amie de cœur. Il est très ouvert,<br />

mais je n’ose pas lui confier le fait d’avoir été séduite par lui et<br />

par son intelligence, tout en continuant à être fascinée par la<br />

délicatesse d’âme de mon amie qui m’attend à Paris.<br />

– Pour moi, la sincérité est une valeur absolue. À Giovanni<br />

Cena, j’avais confié ma passion pour Lina, qui n’excluait pas mes<br />

sentiments amoureux pour lui. Mais malheureusement, je n’ai pas<br />

réussi à lui faire accepter que l’amour pour une femme n’enlevait<br />

rien à mon amour pour lui. Il m’a écrit :<br />

On peut renoncer à toute chose, mais pas à l’exclusivité de<br />

l’amour. On ne peut pas. On ne doit pas.<br />

Les hommes profitent tranquillement de leur liberté mais<br />

exigent de nous une totale dévotion. Nos rapports sont devenus<br />

compliqués, douloureux, un enfer pour tous les trois. Il y a deux<br />

ans, je me suis décidée à le quitter, lui, sa maison, ma sécurité, et<br />

même à oublier Lina qui s’est mise à vivre avec Eleonora Duse.<br />

Maintenant, je suis une nomade sans domicile fixe, une pèlerine<br />

d’amour. J’espère que pour celles de votre génération, il sera<br />

plus facile de renoncer à l’idée de possession exclusive. Peutêtre<br />

réussirez-vous à concilier le besoin d’attachement avec le<br />

désir de liberté.<br />

– Le fait que je me sente proche de Benjamin sur le plan<br />

intellectuel est un atout évident pour espérer former avec lui<br />

un couple uni. Nous avons tous les deux vocations d’écrire. Je<br />

l’ai invité à Cargèse afin de le présenter à ma famille. À cause<br />

de son origine humble, il a peur de ne pas être apprécié par mon<br />

père, mais il se trompe. Quand il m’a invitée à aller à Florence<br />

où, en tant que critique littéraire, il devait tenir une conférence à<br />

55


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

l’Institut français, mon père ne s’y est pas opposé. Au contraire,<br />

il était content pour moi de cette opportunité, même si cela a<br />

signifié que je ne vienne pas le voir à Cargèse pour ces vacances<br />

scolaires. Benjamin m’a confié qu’il a l’intention de traduire en<br />

français Svevo et Pirandello. L’idée de romancer son adolescence<br />

de fils d’un couturier juif, né et élevé en Provence, lui<br />

tient aussi à cœur. Actuellement, il se trouve chez ses parents à<br />

Narbonne et j’espère qu’il nous rejoindra à Ajaccio. »<br />

Arrivées à la gare de la cité impériale, les deux femmes<br />

rejoignent la calèche envoyée par le Grand Hôtel de France, où<br />

elles ont réservé deux chambres. Le cocher remet un télégramme<br />

à Marie-Anne, qui après l’avoir lu, dit :<br />

« On dirait, chère Rina, que ta présence a convaincu<br />

Benjamin d’accepter mon invitation. Il arrivera demain par le<br />

paquebot de Marseille.<br />

– Moi, au contraire, je suis sûre que le professeur Benjamin<br />

Crémieux est tombé amoureux de Marie-Anne Comnène, la belle<br />

princesse de Cargèse, la Grecque.<br />

– N’imagine pas que ma famille aime se pavaner au sujet<br />

de ses origines nobles. Nous sommes des gens simples. Notre<br />

maison n’est pas un palais, elle est semblable à toutes les autres<br />

du village. Notre unique richesse est une oliveraie et une vigne<br />

au bord de la mer. Mon père, qui enseigne la langue grecque,<br />

produit aussi de l’huile et un excellent vin. »<br />

Marie-Anne invite Sibilla à faire une promenade en<br />

calèche avant de rentrer à l’hôtel. Elle demande au cocher de<br />

les emmener visiter les lieux symboliques de la ville, comme<br />

la grotte où jouait le petit Napoléon Bonaparte, ainsi que sa<br />

maison natale.<br />

Quand ils rejoignent le rivage bordé par de monumentaux<br />

caveaux de famille, Sibilla observe :<br />

« Comme sur l’antique via Appia à Rome. »<br />

56


titre coura<br />

Prenant mentalement des notes pour son reportage sur cette<br />

île où le rapport entre vivants et morts est encore si étroit, elle<br />

écoute le commentaire de Marie-Anne :<br />

« Bonifacio fut la première à céder aux pressions de la<br />

France, édifiant en 1823 un cimetière surplombant la mer, mais<br />

les Corses continuent d’enterrer les morts dans leurs champs. Ils<br />

pensent que le lien avec les défunts impose de ne pas perdre le<br />

contact avec la terre familiale. Ce serait un déshonneur de vendre<br />

les propriétés où les anciens sont enterrés, dans des chapelles<br />

qui ressemblent à de petites villas, souvent plus soignées que les<br />

maisons d’habitation. C’est pour cela que plusieurs terres sont<br />

en indivision entre les héritiers. »<br />

Dans son reportage, Sibilla écrira :<br />

Dans toute la Corse, on trouve ainsi, le long de la route,<br />

quand on sort des villages, d’antiques mais aussi récentes<br />

chapelles funéraires, érigées par les notables du lieu. J’en ai vu<br />

au soleil, étincelantes de blancheur entre deux cyprès, avec de<br />

grands bouquets de géraniums flamboyants sur le devant de la<br />

façade. Ou bien, entourées de touffes <strong>sauvage</strong>s qu’ici, on nomme<br />

« mucchi ». Ces tombes sont regroupées et tellement parsemées<br />

qu’on dirait que cette terre n’aura plus rien d’autre à exprimer<br />

pour toute l’éternité. Elles semblent contraster avec la nature<br />

luxuriante, emplie de la force merveilleuse de vie. L’île nous<br />

confie sa véritable image de créature qui a assez vécu pour devenir<br />

familière avec l’esprit de la mort.<br />

De retour de l’excursion, elles se rendent à côté du Grand<br />

Hôtel de France sur la place du Diamant. Pendant que le cocher<br />

s’occupe des bagages, elles vont admirer le monument de<br />

Napoléon et de ses quatre frères. Marie-Anne, faisant remarquer<br />

à Sibilla que seuls les mâles de la famille Bonaparte ont été<br />

immortalisés dans le bronze, dit :<br />

« Selon moi, Ajaccio aurait dû célébrer aussi ses sœurs et<br />

leur mère Letizia Ramolino, une femme très belle et très courageuse.<br />

Je l’imagine prendre le maquis, après la défaite de Pascal<br />

57


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Paoli, qu’elle avait activement soutenu. On raconte qu’elle<br />

retourna de Corte à Ajaccio, enceinte de Napoléon, chevauchant<br />

deux jours durant. »<br />

Rentrées à l’hôtel, après s’être rafraîchies dans la chambre<br />

et en avoir réservé une troisième pour Benjamin, les deux amies<br />

poursuivent leur conversation devant le plat du jour servi par<br />

l’établissement, des moules au vin blanc. Sibilla, bien qu’ habituée<br />

aux cozze alla marinara comme elles se cuisinent en Italie,<br />

apprécie cette mode culinaire française qui consiste à ajouter la<br />

crème au vin blanc et à accompagner les moules de pommes frites.<br />

Marie-Anne, sirotant son alcool de myrte à la fin du repas,<br />

raconte :<br />

« Une légende veut que le comte Marbeuf, avant de devenir<br />

gouverneur de Corse, ait été amoureux de Letizia Ramolino.<br />

Letizia, de famille bourgeoise, aurait été également attirée<br />

par ce monsieur d’âge mûr de noblesse bretonne. Il se dit que<br />

Napoléon serait en réalité le fils de Marbeuf et non celui de<br />

Charles Bonaparte. Pour nous les Grecs, le comte fit construire<br />

cent vingt nouvelles maisons à Cargèse. Lui qui résidait à Bastia<br />

fit ériger ici, sur la colline qui domine le golfe, une noble demeure<br />

pour être près de sa belle, entre-temps devenue pro-française.<br />

Letizia, avec le petit Napoléon, passait de longues périodes<br />

avec le comte devenu marquis de Cargèse ; tandis que son mari<br />

Charles, doté bien à propos de titres de noblesse par le marquis,<br />

était muté ailleurs.<br />

– Regarde, regarde un peu, je devais vraiment venir en Corse<br />

pour recevoir ces nouvelles de première main. Napoléon, grâce à<br />

qui les idées de Liberté, Égalité, Fraternité se sont affirmées dans<br />

toute l’Europe, était fils de noble !<br />

– Napoléon était un rétrograde conservateur. Pense un peu<br />

qu’il disait préférer que les femmes restent soumises comme en<br />

Orient plutôt qu’elles s’élèvent au niveau des hommes, comme cela<br />

commençait à se produire en Occident. Et pourtant, il ne mesurait<br />

qu’un mètre cinquante !<br />

58


titre coura<br />

– Alors, chère Maïa, c’est à nous de promouvoir la Liberté,<br />

l’Égalité et la Fraternité et d’y intégrer la Sororité. »<br />

En énonçant cette idée, les deux femmes, avant même d’en<br />

découvrir la raison, sentent qu’une même inclination agit secrètement<br />

dans leurs vies et elles se donnent un baiser affectueux,<br />

en guise de bonne nuit, comme si elles se connaissaient depuis<br />

toujours.<br />

•••<br />

Le lendemain, après s’être fait coiffer au salon de beauté<br />

de l’hôtel, elles se rendent au port pour attendre le paquebot de<br />

Marseille. Benjamin, sur le point de débarquer, les aperçoit sur<br />

le quai. Pour plaire à Marie-Anne, il a enduit ses cheveux noirs<br />

de brillantine et les a peignés avec l’habituelle raie au milieu.<br />

Il a laissé pousser naturellement ses moustaches ainsi que sa<br />

barbe, à la Garibaldi, mais les a également assouplies avec la même<br />

brillantine du parfumeur Édouard Pinaud. Sa chemise blanche et<br />

sa cravate sont impeccables. Pendant qu’il se rapproche, il enfile<br />

la veste de lin beige, confectionnée par son père, et arbore son<br />

sourire naturel, bon enfant, empathique, vaguement ironique<br />

qui plaît tant aux femmes.<br />

Après leur avoir baisé la main, il demande à l’écrivaine :<br />

« Chère Sibilla, puis-je vous appeler Rina ? Dans la langue<br />

juive, votre vrai prénom signifie “joie”, “allégresse”.<br />

– Et moi qui pensais que c’était le diminutif de Catherine,<br />

la sainte égyptienne ! Lorsque ma mère m’emmenait au Duomo<br />

de Milan j’observais, sur la façade, la statue de sainte Catherine<br />

tenant un livre dans sa main. Je m’identifiais à cette noble<br />

femme égyptienne qui avait converti les sages d’Alexandrie en<br />

Égypte, soutenant ses convictions avec profondeur et philosophie.<br />

Que Rina signifie “joie” me semble tout aussi prometteur.<br />

Marché conclu. »<br />

59


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Pendant qu’ils se dirigent à pied vers l’hôtel, Benjamin prend<br />

chacune d’elles par le bras et affirme avec conviction :<br />

« Je suis heureux de voir que la protagoniste de Una donna<br />

s’est libérée au point d’entreprendre toute seule ce voyage dans<br />

l’Île de Beauté. Elle a ainsi rencontré Marie-Anne qui doit être<br />

encouragée à devenir, elle aussi, écrivaine. »<br />

Assis autour d’une table de l’élégant Grand Café Napoléon,<br />

en face de la préfecture, Benjamin informe Marie-Anne qu’il<br />

a réservé une chambre à l’Hôtel de France à Cargèse pour une<br />

semaine. Ensuite, se retournant vers Sibilla :<br />

« Alors que j’attendais le paquebot à Marseille, j’ai relu<br />

Une Femme, et sur le bateau j’ai pris des notes pour écrire un article<br />

sur la grande voix féminine de l’Italie d’aujourd’hui. Savez-vous<br />

ce que m’a dit mon collègue Gargiulo ? Que l’Aleramo pouvait<br />

se vanter d’avoir œuvré pour le genre féminin plus encore que<br />

n’avaient pu le faire, et continuent de le faire, toutes les féministes<br />

du monde associées.<br />

– Je suis vraiment curieuse de savoir ce que raconte de moi<br />

Benjamin Crémieux, l’émérite italianiste qui va faire connaître à<br />

la France Svevo et Pirandello.<br />

– Sincérité impitoyable, lyrisme transfigurant, réalisme<br />

mystique et abstractions presque charnelles, art de créer une<br />

atmosphère et d’éveiller chez le lecteur une complicité fraternelle,<br />

voilà ce qu’offre la palpitante et frémissante Sibilla Aleramo.<br />

Vous reconnaissez-vous dans ce que j’ai ressenti en lisant<br />

votre roman, chère Sibilla… pardon, Rina ? »


titre coura<br />

D’Ajaccio à Cargèse<br />

Le lendemain, les trois amis quittent la cité ajaccienne dans une<br />

automobile de location pour rejoindre Cargèse.<br />

Une fois dépassé le col de San Bastiano, la décapotable<br />

s’arrête sur le belvédère. Benjamin aide Sibilla et Marie-Anne à<br />

descendre pour contempler le grand amphithéâtre de montagnes<br />

qui embrasse les golfes de la Liscia, de Sagone et de Cargèse.<br />

« On dirait que la mer, si limpide et calme, se complaît à être<br />

protégée par les montagnes qui la dominent ! s’exclame Sibilla.<br />

– Peut-on faire une pause à Sagone, Benjamin ? Je voudrais<br />

montrer à Sibilla la statue menhir que Prosper Mérimée a<br />

signalée au préfet parmi les monuments historiques à préserver.<br />

Deux ouvriers italiens l’avaient exhumée en défrichant un terrain<br />

destiné à la plantation d’un vignoble. Des menhirs semblables<br />

ont été réemployés dans les murs de la cathédrale paléochrétienne<br />

de Sant’Appiano, maintenant en ruine.<br />

– Je serais ravie de voir de près cette statue dont j’ai vu le<br />

dessin réalisé par Mérimée dans la revue L’Illustration ! Où se<br />

trouve-t-elle exactement ? demande Sibilla.<br />

– En attendant de pouvoir l’abriter dans un musée, elle a<br />

été érigée à côté d’une petite église au col de Saint-Antoine, sur<br />

la route qui monte de Sagone à Vico. S’y rendre nécessiterait<br />

juste un détour d’une trentaine de kilomètres, si notre chauffeur<br />

est d’accord.<br />

61


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

– Bien sûr, mesdames, je serais content d’apprendre moi<br />

aussi comment l’homme s’est exprimé dans les œuvres d’art<br />

préhistoriques », répond Benjamin en ouvrant les portes de la<br />

voiture aux deux femmes, qui continuent leur conversation.<br />

« Les habitants des alentours sont convaincus que cette<br />

pierre de granit est miraculeuse. Ils vont l’embrasser à l’insu du<br />

curé, qui n’approuve pas ces rites païens : les anciens pour guérir<br />

les maux de la vieillesse, les femmes enceintes pour favoriser<br />

un accouchement sans douleur, nous, les jeunes, pour trouver<br />

l’amour, dit Marie-Anne.<br />

– Et moi, puis-je lui réclamer le miracle de la parole<br />

poétique ? » demande Sibilla.<br />

Au col de Saint-Antoine, Benjamin, qui n’a dit mot pendant<br />

le voyage, gare l’auto à côté d’un relais de poste sur l’esplanade.<br />

Marie-Anne indique la montagne en face :<br />

« Regardez cette aiguille là-haut. Ne dirait-on pas qu’elle<br />

ressemble à un visage de profil avec un chignon ? On l’appelle<br />

“A Spusata” (La Mariée). Les Vicolais disent qu’il s’agit d’une<br />

jeune fille à cheval, suivie par un cortège de chevaliers venus<br />

l’accompagner jusqu’au château d’Arbori dont elle allait épouser<br />

le seigneur. Cette jeune fille, s’emparant de tous les biens matériels<br />

de sa maison maternelle, aurait laissé dans la misère sa famille<br />

d’origine pour être accueillie chez les nouveaux seigneurs génois.<br />

Lorsqu’elle revint, car elle avait oublié de prendre aussi la raclette<br />

pour ramasser la pâte, la mère pétrifia sa fille et son cortège.<br />

– Il me semble que cette légende raconte que cette spusata a<br />

été punie pour avoir trahi les coutumes matriarcales, dit Sibilla.<br />

– C’est le signe de la fin de l’époque archaïque où l’aînée des<br />

filles héritait de la matriarche l’honneur de chef de clan et les<br />

devoirs de gardienne des ressources communes », ajoute Benjamin.<br />

Marie-Anne regarde Benjamin avec l’air de vouloir le défier<br />

intellectuellement, et, comptant sur ses doigts, lance :<br />

« Une époque hélas ! morte et enterrée, où une femme était<br />

libre : un, de choisir un amant dans d’autres clans sans aller<br />

62


titre coura<br />

habiter chez lui ; deux, de l’inviter seulement pour la nuit chez<br />

elle, car au matin, il était obligé d’aller s’occuper de son propre<br />

clan ; trois, de déléguer le rôle social de père de leurs enfants<br />

à ses propres frères avec lesquels elle continuait à cohabiter.<br />

Quel bonheur pour un enfant d’être élevé dans une grande<br />

maison par sa grand-mère, ses tantes, ses oncles dans une<br />

société non hiérarchique ! »<br />

Tout en manifestant son assentiment, Benjamin, qui s’achemine<br />

vers le menhir de granit haut de deux mètres, ne dit pas<br />

moins avec fierté :<br />

« Vu de loin, il évoque une forme phallique ! »<br />

Sibilla, examinant la statue de près, lui fait remarquer aussi<br />

deux seins gravés dans la pierre couverte de lichens.<br />

« Bravo Sibilla ! déclare Marie-Anne. Voilà la confirmation<br />

du fait qu’à cette époque pré-patriarcale, le masculin et le féminin<br />

étaient également dignes sur le plan symbolique !<br />

– Si vous regardez bien, mes amies : sur le côté qui donne vers<br />

le soleil couchant, la tête de la statue ressemble à un gland, alors<br />

que de l’autre côté, face au soleil levant, on distingue un visage<br />

avec des yeux, une bouche entrouverte et de grandes oreilles en<br />

forme de spirale.<br />

– Peut-être cette idole représente-t-elle un chaman androgyne<br />

qui, après avoir perçu les sons de la nature par ses grandes<br />

oreilles, lance un oracle », lance Marie-Anne.<br />

Sibilla et Marie-Anne échangent un regard complice et, se<br />

tenant par la main, embrassent l’idole. En percevant la chaleur qui<br />

émane de la pierre, Marie-Anne appuie son dos d’abord contre la<br />

partie phallique, puis contre la partie féminine, en disant :<br />

« Et maintenant, embrassons l’idole sur la bouche. On ne<br />

sait jamais, peut-être qu’elle nous transmettra le don de la parole<br />

oraculaire. Même si toi, chère Rina, qui comme par hasard te fait<br />

appeler Sibilla, tu le possèdes certainement. »<br />

Benjamin qui est tombé amoureux de Marie-Anne pour<br />

son côté indomptable, spontané, <strong>sauvage</strong>, ressent le niveau<br />

63


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

de confiance et d’exaltation que les deux femmes éprouvent<br />

pendant qu’elles scellent, avec ce rite improvisé, leur pacte de<br />

sororité. Il a l’intuition que l’amitié qu’une femme éprouve<br />

pour une autre femme, si différente du rapport de camaraderie<br />

entre hommes, a un pouvoir similaire, inexplicable, à celui de<br />

l’amour. C’est une amitié qui donne du sens et de la profondeur<br />

aux mots, aux gestes, aux silences et qui a besoin de contact<br />

charnel. Comme l’amour. Enrichie d’intelligence, d’élégance, de<br />

culture, l’affinité élective fait oublier la banalité du quotidien.<br />

Le jeune homme soupçonne que ces deux femmes pourraient<br />

lui donner accès à tout un univers qu’il aimerait expérimenter.<br />

Benjamin rêve que sa complicité intellectuelle avec Marie-<br />

Anne se transforme en plaisir érotique. Il sent confusément<br />

qu’il voudrait déloger Éros des lieux où il a été jusqu’à présent<br />

enfermé pour le mener vers de nouveaux domaines où il expérimenterait,<br />

pour la première fois, et avec Marie-Anne, puissance<br />

vitale et créativité.<br />

En rentrant vers la voiture, ils aperçoivent, au relais de poste,<br />

deux couples d’un certain âge qui demandent des mulets pour<br />

descendre leurs bagages, par un sentier escarpé, vers le Sagone,<br />

le fleuve qui descend à la mer.<br />

« Ils vont sûrement se faire soigner aux bains de Caldanelle,<br />

une source d’eau chaude douée de propriétés thérapeutiques, à<br />

peu de distance de la rivière. Voulez-vous qu’on y aille, nous<br />

aussi ? demande Marie-Anne.<br />

– Pourquoi pas ? Faisons comme eux ! dit Benjamin.<br />

– D’accord, mais, en tant que visiteurs sans bagages, on peut<br />

louer des chevaux », dit Sibilla avec enthousiasme.<br />

Marché conclu. Benjamin aide Rina à mettre le pied à<br />

l’étrier pour s’installer, en amazone, sur la selle d’un cheval<br />

noir. Pendant que l’écrivaine ajuste la robe longue de lin couleur<br />

crème, en époussetant les lichens qui s’y sont agrippés, Marie-<br />

Anne, qui étrenne sa nouvelle jupe-culotte de chanvre beige,<br />

dernière trouvaille de la mode parisienne, monte toute seule à<br />

64


titre coura<br />

califourchon sur un destrier blanc. Adoptée par les suffragettes,<br />

cette jupe, qui, à la hauteur du genou se divise en deux jambes<br />

formant un large pantalon, a été violemment critiquée par les<br />

journaux du monde entier. La désinvolture avec laquelle Marie-<br />

Anne la porte ne fait qu’augmenter l’admiration que Sibilla<br />

éprouve pour le courage et l’esprit libre de la jeune femme.<br />

« Si j’arborais une tenue semblable, le tout-Florence crierait<br />

au scandale », dit Sibilla à Benjamin. Tout en la suivant comme<br />

un fidèle écuyer sur un cheval nerveux, il lui répond :<br />

« Pas vraiment le tout-Florence. Votre cercle d’amis vous<br />

protégerait des médisances. En revanche, exhibant cette jupeculotte<br />

dans certains États d’Amérique, où elle a suscité des<br />

débats parlementaires, vous écoperiez d’une amende, et même<br />

peut-être de cinq jours de réclusion.<br />

– Alors, vive la France ! Il faut que je me décide à aller à Paris<br />

pour respirer l’air de la liberté. »<br />

Avec une expression de béatitude, Sibilla, suivie de ses<br />

deux compagnons et des quatre curistes, attaque avec détermination<br />

la piste cabossée qui descend vers le fleuve.<br />

Je suis une privilégiée, pense-t-elle. Je suis libre de voyager,<br />

et quelqu’un m’aime, me désire, attend mon retour. Papini a dit<br />

qu’il m’écrira à Evisa. Il me tarde de m’installer là-haut pour<br />

reprendre la plume, mais quel bonheur d’avoir rencontré Marie-<br />

Anne et Benjamin !<br />

Des fragments d’une lettre que Papini lui a écrite à la fin du<br />

mois de mai, et qu’elle s’est efforcée d’apprendre par cœur, lui<br />

reviennent en tête :<br />

Ton amour – l’amour de moi, de toi-même, de ta douleur,<br />

des joies qu’on a éprouvées ensemble, des douleurs qui viendront<br />

– remplit toute mon existence. […] Tout l’air qui nous entoure,<br />

c’est ta bouche qui le respire et moi, je dois en boire un souffle<br />

sur tes lèvres qui pâlissent.<br />

À leur arrivée aux bains, la maîtresse des lieux invite les<br />

quatre curistes à se rendre dans une bâtisse contenant un dortoir<br />

65


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

et seize petites chambres modestes. L’ambiance est festive : les<br />

autres hôtes, qui ont déjà pris leur bain, jouent de l’accordéon,<br />

chantent et dansent sous une treille. La jeune Luchinette, fille<br />

des propriétaires des lieux, leur amène du vin et la traditionnelle<br />

merendella, repas champêtre et familial. Ensuite, elle accompagne<br />

les trois visiteurs explorer les deux maisonnettes en pierre<br />

accueillant chacune un bassin.<br />

Marie-Anne et Sibilla entrent dans celle réservée aux<br />

femmes. Du sol en terre battue jaillit une source d’eau sulfureuse.<br />

La simplicité, le calme et la volupté du lieu leur donnent<br />

envie de se tremper dans le bassin à l’eau réputée miraculeuse.<br />

Elles décident d’alterner bain chaud et bain froid dans le Sagone<br />

tout proche. Marie-Anne dit à Benjamin :<br />

« Ciao ciao. Deux heures de repos suffisent. On se retrouve<br />

à seize heures pour remonter à cheval et arriver à Cargèse avant<br />

le coucher du soleil. »<br />

Les deux femmes ferment la porte, sortent de leur sac les<br />

tenues de bain et se déshabillent en riant et en chantant.<br />

Benjamin entre tout seul dans le bassin réservé aux hommes,<br />

prend son bain mais, entendant la gaieté des deux femmes, il rêve<br />

de les rejoindre pour s’amuser en leur compagnie.


titre coura<br />

Cargèse<br />

Ce n’est pas facile de manœuvrer dans les étroites rues de Cargèse.<br />

Calèches, carrioles, troupeaux de brebis et de chèvres parcourent la<br />

route principale dans les deux sens. De la décapotable qui avance<br />

au pas, Sibilla croise les regards pénétrants des hommes à cheval,<br />

fusil à l’épaule, qui lui rappellent les rangers américains dans les<br />

vers de Walt Whitman :<br />

« Grands et gros, turbulents, valeureux, avenants, généreux,<br />

fiers et affectueux, barbus, brûlés par le soleil, vêtus du simple<br />

habit des chasseurs. Pas un au-dessus de trente ans. »<br />

Toute cette jeune beauté virile interpelle les 35 printemps de<br />

Sibilla qui retire son chapeau, avec des mouvements conscients<br />

et sobres. Marie-Anne l’observe pendant qu’elle coiffe de sa main<br />

ses cheveux et les laisse onduler dans la brise comme la crinière<br />

d’un cheval au galop. Elle comprend que le regard absorbé de<br />

Sibilla reflète sa fierté et qu’il ne s’agit pas d’une simple tentative<br />

de séduction de la femelle vis-à-vis du mâle. Elle reconnaît<br />

l’intention, qui est également la sienne, d’une femme sensuelle<br />

mais libre, qui voudrait séduire non pas le mâle, mais l’homme<br />

au plus profond de son âme.<br />

Au croisement de la rue qui s’élance vers le haut du village<br />

et de celle qui s’immisce entre les maisons et les jardins, la<br />

voiture est contrainte de s’arrêter sur la petite esplanade, animée<br />

par le va-et-vient de femmes et d’enfants autour d’une fontaine.<br />

De l’eau coule en abondance par les deux bouches. L’une est<br />

67


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

destinée à remplir des récipients en terre cuite, l’autre alimente<br />

un abreuvoir. Benjamin observe avec curiosité de jeunes garçons<br />

qui se débrouillent ingénieusement pour livrer à domicile des<br />

jarres pleines d’eau. Ils les suspendent à un long et large manche<br />

en bois qu’ils appuient sur leur épaule. Deux roues pleines,<br />

accrochées à l’autre extrémité du manche, permettent de les<br />

faire rouler, sans se fatiguer, dans les rues du village. Sibilla<br />

regarde avec intérêt les femmes qui transportent sur leurs têtes<br />

cruches, seaux et corbeilles, avec fierté chez les plus jeunes<br />

et résignation chez les plus âgées. Assis sur les murets de la<br />

chapelle funéraire des Stephanopoli, qui domine la placette,<br />

des anciens commentent la scène. Certains portent les larges<br />

pantalons traditionnels des paysans grecs. Ils parlent un dialecte<br />

qui mélange le corse et le grec.<br />

Quand les plus curieux et intrusifs se disposent en demi-cercle<br />

pour faire des commentaires sur l’automobile et les nouveaux<br />

arrivants, Marie-Anne suggère à Benjamin :<br />

« Il vaut mieux aller garer la voiture sur la grande esplanade<br />

au sommet du village. Rina et moi descendrons à pied vers ma<br />

maison pendant que tu t’arrêteras à l’Hôtel de France. J’enverrai<br />

mon frère récupérer nos bagages avec Biancone, le cheval de<br />

mon père. »<br />

Arrivé sur la place qui surplombe la mer, Benjamin reste<br />

bouche bée et s’exclame :<br />

« Dis la vérité, tu as planifié la journée pour nous faire arriver<br />

ici à cette heure.<br />

– Eh bien oui, car de chez moi, on assiste à des aubes magiques<br />

mais pas à des couchers de soleil comme celui-ci.<br />

– En effet, cela mérite des applaudissements », dit Sibilla dont<br />

le regard balaie trois promontoires, chacun dominé par une tour<br />

de pierre.<br />

Les tours génoises de forme ronde semblent avoir renoncé à<br />

leur rôle de surveillance. Abandonnées, elles se permettent le luxe<br />

68


titre coura<br />

d’un doux farniente, se laissant effleurer par un soleil rouge feu<br />

qui va laver ses couleurs sur l’horizon marin.<br />

« La tour située sur la première langue de terre ci-dessous<br />

est celle d’Omigna. Là se réfugièrent mes ancêtres, lorsque les<br />

Corses, en lutte contre Gênes, ont pris d’assaut et ont détruit<br />

les hameaux des Grecs, accusés de prendre parti pour l’ennemi,<br />

explique Marie-Anne.<br />

– Oui, j’ai lu dans ta thèse qu’en 1729, ils avaient embarqué<br />

ici pour se réfugier à Ajaccio, contraints d’abandonner les terres<br />

qu’ils avaient rendues prospères en cinquante ans de dur travail,<br />

dit Benjamin.<br />

– Quand ensuite Gênes céda la Corse à la France, certains<br />

descendants de ces réfugiés, guidés par mon ancêtre Giorgio<br />

Stephanopoli, acceptèrent la proposition de Marbeuf, gouverneur<br />

de Corse pour le compte du roi de France, de revenir ici pour<br />

construire Cargèse. Les vieux hameaux de Paomia et de Revinda,<br />

que vous apercevez sur les collines là-haut, étant désormais en<br />

ruine, ils décidèrent d’édifier le village plus bas, de façon qu’il<br />

surplombe ces deux golfes.<br />

– Sans doute avaient-ils ainsi l’impression de reconstituer le<br />

paysage de leurs ancêtres. D’ici, c’est comme si on dominait un<br />

Péloponnèse en miniature ! affirme Benjamin.<br />

– De plus, ils se sont sentis à l’abri sous la tutelle de Giorgio<br />

Stephanopoli, héritier des Comneno, empereurs byzantins de<br />

Trébizonde, ajoute Sibilla.<br />

– Eh bien oui, ce fut en 1769, que Louis XVI nous autorisa<br />

à ajouter à Stephanopoli le nom « Comnène », francisant le prestigieux<br />

titre impérial. Mais ce fut Marbeuf qu’il nomma marquis<br />

de Cargèse.<br />

– Et il construisit un château dominant le nouveau village.<br />

Il tenta aussi une politique d’intégration entre Corses, Grecs et<br />

Français en séduisant la mère de Napoléon, mais cette rumeur,<br />

vous ne la trouverez pas dans la thèse. Nous vous la raconterons<br />

demain ; ciao ciao, bonne nuit, Benjamin ! » dit Sibilla.<br />

69


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Lorsque les deux amies arrivent en vue de sa maison, Marie-<br />

Anne désigne à Sibilla deux femmes qui égrènent un chapelet,<br />

assises sur le muret de pierre à l’extérieur.<br />

« Voilà ma mère Santa et ma tante Maria, la sœur de mon père,<br />

qui vit avec nous. Et le jeune qui descend du cheval est François,<br />

mon frère, qui va sur ses 18 ans. Théodore, mon autre frère, habite<br />

avec moi à Nice et n’a pas voulu venir. Il a autre chose en tête, car<br />

il est tombé amoureux d’une femme mariée à un préfet. »<br />

Quand Santa voit arriver les deux femmes, elle appelle son<br />

mari Pierre qui court embrasser Maïa et baiser la main de Sibilla<br />

avec une galanterie distinguée.<br />

Franchissant le portail de la maison, Sibilla pénètre dans un<br />

petit vestibule d’où elle observe avec curiosité la porte qui s’ouvre<br />

sur le salon. À côté de la plaque où est écrit « Stephanopoli »,<br />

une croix ansée est fixée sur le battant de droite. Le tout verni<br />

de blanc.<br />

« Il y a quarante ans, les chefs de famille grecs venaient<br />

ici pour célébrer la messe en attendant la construction de leur<br />

nouvelle église byzantine qui défierait l’église latine, financée<br />

par les Corses installés à Cargèse. Pendant les travaux, les rites<br />

liturgiques orthodoxes se pratiquaient dans notre maison,<br />

explique tante Maria.<br />

– Et ça se voit ! Même si, à la place des icônes byzantines, sur<br />

les petits autels, vous avez disposé les portraits de nos anciens,<br />

vous maintenez cette pièce comme si une messe devait encore y<br />

être célébrée », dit Marie-Anne en entrant dans le séjour.<br />

Elle montre ensuite à Sibilla une photo jaunie où elle figure,<br />

petite, à 3 ans, avec sa famille au complet, excepté François qui<br />

n’était pas encore né.<br />

« Le monsieur à la longue barbe blanche, qui domine ses<br />

proches, est mon grand-père. À côté, ma grand-mère, et, en<br />

dessous d’elle, mon père Pierre qui met fièrement en avant son<br />

premier-né, Dimo, maintenant marié et qui vit à Vico. À sa droite,<br />

ses deux filles d’un premier lit et tante Maria ; à sa gauche, ma<br />

70


titre coura<br />

mère qui porte dans ses bras mon frère Théodore âgé de quelques<br />

mois. Moi, je pose à la base de la pyramide sur un tabouret,<br />

boudeuse, cramponnée à un sac où je gardais ma petite monnaie<br />

et mes petits jouets.<br />

– Ta mère et ta tante ne me font jamais déjeuner dans ce<br />

salon, bien qu’il soit proche de la cuisine. Et dans la corbeille qui<br />

servait à recueillir l’aumône pour financer les travaux de l’église,<br />

regarde ce qu’elles mettent : ton courrier ! » dit Pierre à sa fille.<br />

En découvrant sur la table, qui jadis servait d’autel, une<br />

enveloppe du lycée Fénelon de Paris, Marie-Anne sursaute, s’en<br />

empare et la serre sur le cœur :<br />

« Dites-moi qu’ils ont accepté ma demande. Ce serait trop<br />

beau ! Moi, première femme à être professeur d’italien dans le<br />

lycée féminin le plus prestigieux de France. »<br />

La jeune fille décachette le pli à l’aide d’un petit couteau en<br />

argent posé sur une étagère et exulte :<br />

« Ils m’ont convoquée ! Je ne peux pas y croire, ils m’offrent<br />

une chambre, je logerai dans l’auberge de l’immeuble qui accueille<br />

l’école. Mais pensez un peu, je serai tout près de mes amis de la<br />

Sorbonne, dans une demeure nobiliaire du xvii e siècle, au cœur<br />

du quartier latin.<br />

– Tu le mérites. Déjà enfant, quand tu venais dans ma classe<br />

de grec, tu disais à tes camarades que tu aurais préféré étudier<br />

l’italien », lui dit son père en l’embrassant.<br />

Entre-temps, François, de retour avec les valises, apprend<br />

avec joie la bonne nouvelle et aide les femmes à allumer les<br />

lampes à pétrole du salon. Sibilla, tandis qu’elle observe les<br />

préparatifs du dîner, se sent enveloppée par un climat qui lui<br />

rappelle l’agréable atmosphère familiale de son enfance. À<br />

l’image de deux châtelaines, Santa et tante Maria entretiennent<br />

avec les victuailles une relation noble, comme si la transformation<br />

des légumes, des farines et du miel en nourritures bénies<br />

dépendait d’elles. Pierre débouche une bouteille de son meilleur<br />

71


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

vin, la pose sur l’autel désaffecté et verse le liquide dans une<br />

coupe géante, se conformant au rituel de la dégustation.<br />

« Viens, Rina, je te montre la chambre où je suis née et où<br />

tu dormiras cette nuit », dit Marie-Anne à la fin du repas, après<br />

avoir trinqué une énième fois.<br />

Les deux femmes grimpent à l’étage par un escalier étroit.<br />

Elles marchent sur le plancher de châtaignier plus que centenaire,<br />

tout comme le mobilier et les bibelots qui conservent une<br />

élégance austère, loin de l’influence de la mode parisienne. Les<br />

deux amies s’assoient au bureau devant la fenêtre d’où elles<br />

jouissent du spectacle des deux églises, la latine et la byzantine,<br />

qui se font face, telles deux sentinelles ayant déposé les armes.<br />

Elles distinguent aussi le port endormi ainsi que le golfe qui<br />

respire doucement sous un ciel parsemé d’étoiles.<br />

À l’aide d’une clé cachée dans une fissure du plancher,<br />

Marie-Anne ouvre le tiroir du bureau et en <strong>extrait</strong> un cahier à<br />

la couverture noire.<br />

« J’ai écrit la première page de ce qui pourrait devenir un<br />

roman. Je te saurais gré, ma chère aînée, de le corriger avant de<br />

partir pour Evisa.<br />

– Volontiers. Je te remercie de m’avoir cédé ta chambre, chère<br />

sœur de plume. »<br />

Le lendemain matin, le premier rayon de soleil rejoint le<br />

cahier posé sur le bureau. Sur l’étiquette blanche, on peut lire :<br />

Marie-Anne Comnène Joconda Roman<br />

Après avoir aéré la chambre et respiré les odeurs vivifiantes<br />

d’une aube effrontée, qui se plaît à inonder la pièce de couleurs<br />

pimpantes, Sibilla, bercée par les tintements des deux cloches qui<br />

sonnent de concert, replonge sous les draps et lit :<br />

D’aussi loin qu’elle se souvenait, il y avait eu cette joie au<br />

centre d’elle-même qui irradiait dans tout son corps, le gonflait,<br />

l’exaltait, puis le soumettait heureux, souple et doux entre les<br />

draps rudes, pendant que son esprit, non pas troublé ni engourdi<br />

mais extraordinairement lucide et vif, rêvait de tout comprendre<br />

72


titre coura<br />

et de tout savoir. Cela remontait aux saisons brûlantes de son<br />

village natal. Mais aussi aux nuits noires des chambres citadines.<br />

Sans doute n’avait-elle pas plus de quatre ans la première fois<br />

que ce qu’elle croyait être une grâce d’en haut avait pris naissance<br />

à l’endroit le plus secret d’elle-même et sournoisement coulé dans<br />

son sang, coulé en lui, avec lui, lui donnant une réalité et comme<br />

une sorte de prestige dont elle sut pourtant tout de suite qu’il ne<br />

fallait en parler à personne.<br />

Frappée par la sincérité et la hardiesse de cette jeune auteure<br />

en herbe, Sibilla note rapidement les mots qui lui viennent à<br />

l’esprit. Puis, entendant des bruits de pas provenant du séjour,<br />

elle sort de la chambre et lance de la cage d’escalier :<br />

« Maïa, tu peux monter ? »<br />

La jeune fille arrive essoufflée avec le plateau du petitdéjeuner<br />

qu’elle pose sur le bureau. Voyant son cahier ouvert<br />

sur le lit, elle interroge du regard l’écrivaine qui l’embrasse en<br />

lui disant :<br />

« Le titre est parfait, le style innovant, et parler de nous et<br />

de notre corps est révolutionnaire. En Italie, tu risquerais d’être<br />

mise à l’index.<br />

– Pour le moment, il ne s’agit que d’un devoir de vacances<br />

que je fais lorsque je suis à Cargèse. Quand tu viendras à Paris,<br />

m’aideras-tu, si je réussis à le poursuivre ?<br />

– Tu peux compter sur moi. La sincérité et le courage ne<br />

te manquent pas. Je te lis ce que je viens d’écrire après avoir lu<br />

ton récit :<br />

Être soi-même est un devoir. Extraire de nous, avec patience,<br />

avec foi, avec respect, ce qui est seulement nôtre et enrichit la<br />

vie. Nous créer notre propre loi et la suivre résolument, sans<br />

regarder ni derrière soi ni autour, ni même dans ce qui en nous<br />

est vieux, incertain, obscur.<br />

73


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

– Merci maître, ton élève viendra te rejoindre à Evisa. Nous<br />

célébrerons le solstice d’été avec le commaratico 1 , comme les<br />

Corses ont l’habitude de le faire. Nous sauterons par-dessus<br />

le feu, main dans la main, pour sceller notre pacte de solidarité.<br />

Mais rends-toi compte, à Paris, je pourrai voir librement<br />

Benjamin, le connaître intimement, ce qui est impossible ici, au<br />

village ! Et maintenant, allons saluer mes parents, puis rejoignons<br />

Benjamin pour visiter Cargèse. J’ai prévu de déjeuner à<br />

l’Hôtel de France pour trinquer, cette fois avec lui, à ma nouvelle<br />

nomination. Ensuite, nous t’accompagnerons à la diligence qui<br />

part pour Evisa à quatorze heures.<br />

1 Rite de camaraderie de la Saint-Jean où l’on se sacrait commères et compères.


titre coura<br />

De Cargèse à Evisa<br />

La diligence à deux niveaux, conduite par six fougueux étalons,<br />

attend devant la fontaine. Les amis de Sibilla chargent ses bagages,<br />

puis échangent avec elle embrassades, accolades, promesses et<br />

recommandations, tandis que les autres voyageurs s’impatientent<br />

du temps perdu à cause de ces élégants continentaux.<br />

Seul le charme de l’Italienne, unique femme à bord, les retient de<br />

protester ouvertement pour le retard. L’écrivaine prend enfin place<br />

au deuxième étage de la diligence et se plonge peu après dans la<br />

lecture du roman Une vie de Guy de Maupassant, qui justement<br />

décrit la route étroite et sinueuse rejoignant Evisa.<br />

En traversant les calanques de Piana, Sibilla se laisse fasciner<br />

par la puissance du paysage. La voiture longe, exactement telle<br />

que l’auteur la décrit, « une mer ceinte d’une muraille sanglante<br />

de granit rouge ». Face à ce chaos rocheux où la terre, la mer<br />

et le ciel semblent se confondre comme avant leur création, les<br />

passagers montrent du doigt d’étranges figures, pétrifiées pour<br />

l’éternité, qu’ils imaginent être un chien, un lion, deux amants<br />

qui se regardent par une fenêtre en forme de cœur.<br />

Sibilla pense qu’il lui fallait cette île <strong>sauvage</strong> pour trouver<br />

la clé d’accès à un autre monde et sent monter en elle l’urgence<br />

de s’exprimer par des mots poétiques. Quand la diligence marque<br />

une pause près d’une source, l’écrivaine reconnaît le tapis de<br />

mousse où Jeanne, la protagoniste du roman, en voyage de<br />

noces en Corse, s’était amusée à asperger d’eau fraîche son mari<br />

75


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Julien. Et elle souligne avec son crayon la phrase de Maupassant :<br />

« Envahie d’un besoin d’aimer devant cette beauté des choses,<br />

elle avait pour la première fois ressenti une étrange et véhémente<br />

secousse des sens. »<br />

De retour en Italie, elle écrira dans son roman Le Passage :<br />

Elle est loin, la pierre couverte de mousse et de pollens de<br />

pin, dans la forêt à l’ombre blonde où, m’étant étendue, une fois,<br />

je m’entendis m’ordonner à moi-même : « Arrête-toi, arrête une<br />

minute. Une minute suffit pour attester que tu as vécu. »<br />

Une fois arrivée à Porto, la voiture s’élance vers la montagne,<br />

entre chèvres et cochons <strong>sauvage</strong>s, sur la route sinueuse qui<br />

longe les gorges de la Spelunca. À l’entrée d’Evisa, la première<br />

maison du village attire l’attention des passagers. Cette villa de<br />

construction récente, ostentatoire avec sa tour ronde, ressemble<br />

à un château. Les petites maisons voisines en exaltent la grandeur<br />

et l’éclat.<br />

Sibilla imagine, dans l’une de ces maisons-là, la chambre<br />

aux murs de pierre nue où Jeanne passa sa première nuit d’amour,<br />

nullement insensible aux baisers dont Julien la couvrit. L’écrivaine<br />

relit un passage du cinquième chapitre qui l’a amusée pour la<br />

description romancée du caractère des femmes corses.<br />

« Le lendemain, à l’heure de partir, Jeanne ne se décidait plus<br />

à quitter cette humble maison où il lui semblait qu’un bonheur<br />

nouveau avait commencé pour elle. Elle attira dans sa chambre<br />

la petite femme de son hôte et insista pour lui rapporter de Paris,<br />

dès son retour, un souvenir auquel elle attachait une idée presque<br />

superstitieuse. La jeune Corse résista longtemps, ne voulant point<br />

accepter. Enfin elle consentit. “Eh bien, dit-elle, rapportez-moi<br />

un petit pistolet, un tout petit.” Jeanne ouvrit des grands yeux.<br />

L’autre ajouta tout bas, près de l’oreille, comme on confie un<br />

doux et intime secret : “C’est pour tuer mon beau-frère.” »<br />

La diligence s’arrête enfin sur la place d’Evisa devant l’hôtel<br />

Gigli, où Sibilla avait réservé une chambre en attendant de<br />

trouver un logement moins coûteux. À l’accueil, elle demande<br />

76


titre coura<br />

s’il y a du courrier pour elle. Le concierge lui remet une liasse de<br />

magazines, de cartes postales et de lettres qu’elle passe rapidement<br />

en revue. Enfin, elle reconnaît une enveloppe avec l’écriture<br />

de Giovanni Papini, son Arno. L’embrassant, la sentant, elle se<br />

dirige vers la salle de restaurant où elle s’assied à une petite table<br />

basse pour l’ouvrir et lire : Je ne t’écris pas des lettres d’amour.<br />

Je ne sais pas les écrire. Je refuse de les écrire. Il me semble<br />

inutile d’écrire de telles lettres de loin. D’autre part tout n’est<br />

pas très clair me concernant.<br />

Mais comment fais-tu pour ne pas savoir écrire de lettres<br />

d’amour ? pense Sibilla, alarmée par cette première phrase<br />

glaciale, alors qu’il y a un mois seulement, après notre premier<br />

baiser au bord de l’Arno, notre fleuve d’eau palpitante, tu m’avais<br />

écrit des mots que je connais par cœur : Je n’ai aucun souvenir<br />

aussi intense de ma vie. J’ai ressenti le monde comme quelque<br />

chose de sublime. Et tu le ressentais avec moi, auprès de moi ;<br />

tous les deux seuls et silencieux sur cette berge déserte. Dans<br />

cette somptueuse soirée de notre premier baiser, j’ai ressenti<br />

mon âme proche de la tienne, tout comme avaient été, au soleil<br />

du jour, nos lèvres.<br />

Elle prend alors sa tête entre ses mains pour se convaincre<br />

de ne pas devenir folle, un geste qui est sien depuis l’enfance,<br />

depuis qu’elle a vu la folie détruire sa douce mère. Poursuivant<br />

la lecture de la lettre dans cette position, elle reste stupéfaite en<br />

constatant que Papini envisage déjà le moment où ils ne seront<br />

seulement que des amis et où seules compteront leurs œuvres.<br />

Avalant le thé qu’elle avait commandé, elle se retire dans sa<br />

chambre pour chercher dans sa malle la première lettre qu’Arno<br />

lui avait écrite. Elle la relit pour la énième fois pour se rassurer,<br />

vérifier qu’elle ne s’est pas trompée en espérant être aimée.<br />

Sibilla ! Quand le ciel sera tout assombri, au-dessus et de<br />

toutes parts, au point qu’aucune prière ne pourra le crever<br />

et l’affaisser ; lorsque les fleuves seront réduits à de grands<br />

chemins de boue, quand le soleil de printemps n’aura plus<br />

77


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

la force de briser les précieuses feuilles vertes des bourgeons,<br />

quand l’homme sera parfait à la veille de sa mort, alors je te<br />

verrai tout près avec mes yeux fluviaux pour regarder ta bouche<br />

illuminée d’un sourire.<br />

Elle se souvient lui avoir répondu :<br />

La mort pourrait arriver, elle nous trouvera enlacés cœur<br />

contre cœur, lèvre contre lèvre.<br />

Et elle décide de retourner à la réception pour lui envoyer<br />

un télégramme :<br />

Si tu trouves inutile de m’écrire en étant éloignés, tu devrais<br />

trouver surtout encore plus inutile d’écrire pour la postérité.<br />

Afin de se distraire et de calmer son angoisse d’abandon, elle<br />

décide de sortir se promener le long de la rue principale jusqu’à<br />

la maison luxueuse qu’elle avait remarquée en entrant dans le<br />

village. Arrivée devant la demeure, elle aperçoit un troupeau de<br />

brebis broutant l’herbe autour des arbres du parc, surveillé par un<br />

monsieur à l’air distingué.<br />

L’homme, vêtu d’un pantalon de velours et d’une chemise à<br />

carreaux, montre à gousset dans la poche de son gilet, s’avance<br />

pour ouvrir le portail. Il se présente comme étant Paulu Ceccaldi,<br />

maire d’Evisa, et lui demande s’il peut lui être utile. Sibilla,<br />

ôtant son gant de dentelle, se présente en tendant la main.<br />

« Je recherche une chambre en demi-pension pour tout l’été.<br />

Je souhaiterais trouver un endroit tranquille dans cet environnement<br />

verdoyant. »<br />

L’homme lui répond :<br />

« Ce serait un honneur de rendre votre séjour agréable. Cette<br />

villa, nommée U Castellu, appartient aux frères Luciani qui sont<br />

sur le point d’arriver de Tunisie. La maison d’à côté est celle de<br />

madame Ucelli, l’une de leurs sœurs, qui est veuve. Je l’aide à<br />

surveiller ses brebis. Je suis certain qu’elle serait ravie de vous<br />

offrir l’hospitalité. »<br />

Sur le petit balcon au premier étage de la modeste mais<br />

pimpante maisonnette, une dame d’une cinquantaine d’années,<br />

78


titre coura<br />

vêtue de noir, tricote assise sur une chaise à bascule. Le monsieur<br />

l’interpelle :<br />

« Madame Ucelli, cette dame italienne, qui est écrivaine,<br />

recherche un logement tranquille pour l’été.<br />

– Je dispose d’une chambre avec une fenêtre donnant sur le<br />

parc. Le portail est ouvert. La dame peut monter pour que je la<br />

lui montre. »<br />

Sibilla prend congé du maire et pénètre dans le hall d’entrée<br />

qui intègre un rocher, épousé par les contours d’un escalier de<br />

bois très escarpé. Elle monte les premières sept marches et tourne<br />

à gauche pour monter les sept autres qui grimpent à l’étage. Elle<br />

pense que sept est un chiffre magique, celui de toute initiation.<br />

La paysanne, sans mot dire, la conduit dans une chambre<br />

dont elle ouvre les deux fenêtres. Par celle qui donne sur le parc,<br />

on entrevoit la villa à travers les branches d’un grand tilleul en<br />

fleurs. Par l’autre, le panorama de la vallée et des montagnes<br />

conquiert Sibilla qui demande à la veuve taciturne des renseignements<br />

sur les voisins.<br />

« La villa appartient à mon frère Paul qui possède une<br />

concession destinée à approvisionner les pharmacies en Tunisie.<br />

Il arrive demain avec notre frère Noël, accompagné par son<br />

épouse Angèle et mes neveux Joseph, Célestine et Dominique. »<br />

Elles se mettent d’accord sur le tarif de la pension, correspondant<br />

à trois lires par jour pour le gîte et le couvert, et Sibilla<br />

décide d’y emménager le jour suivant.<br />

Alors qu’elle est de retour à l’auberge, le réceptionniste lui<br />

tend un télégramme de Papini, portant les mots : Soyez calme<br />

et forte.<br />

Alarmée à nouveau par l’emploi du vouvoiement, elle se retire<br />

dans sa chambre sans dîner et lui écrit une lettre :<br />

Notre amour est fait d’une compréhension si douloureuse,<br />

si pitoyable, si orgueilleuse ; un amour de deux âmes déterrées<br />

vivantes qui se contemplent avidement, et, en même temps, une<br />

adhésion si ardente de deux corps, une telle violence et une telle<br />

79


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

douceur dans l’appel du sang, dans l’entrelacement des membres<br />

et dans l’union des lèvres.<br />

Penses-tu te soustraire et me soustraire à ce miracle ?<br />

Le lendemain, après avoir envoyé la lettre à Pieve di Santo<br />

Stefano, le village dans lequel Papini habite avec sa femme<br />

Giacinta et leurs deux filles, elle croise le maire qui lui propose<br />

son aide pour le déménagement. Les bagages sont chargés sur<br />

l’une des calèches de luxe mises à la disposition des clients<br />

de l’hôtel Gigli ; Sibilla s’installe à l’arrière, et Paulu Ceccaldi,<br />

à l’avant, pour tenir les rênes. Devant la scierie des Colonna,<br />

tout près de la maison Luciani, le conducteur sollicite l’aide de<br />

deux apprentis pour monter les bagages dans la chambre de la<br />

maison Ucelli.<br />

Après les avoir tous remerciés, Sibilla commence à ranger<br />

sur le bureau ses livres, ses cahiers et la photo encadrée de son<br />

fils Walter, enfant. Elle accroche à deux clous, au-dessus du lit,<br />

la photo de la statue Amour et Psyché, prise au musée de Naples,<br />

et celle d’Ibsen, auteur de Maison de poupée, son roman préféré.<br />

Depuis qu’elle a commencé sa nouvelle vie, prenant son petitdéjeuner<br />

adossée à la tête de lit pour ensuite se mettre à écrire,<br />

elle est inspirée par ces deux photos.<br />

Celle de Psyché est un souvenir de l’époque où, à la fin de<br />

son triste mariage, elle avait été interpellée par la sculpture de la<br />

jeune fille ailée regardant le sol. Elle lui avait demandé pourquoi,<br />

au lieu de s’envoler, elle contemplait la terre. Il lui semblait que<br />

la statue avait alors déclaré :<br />

Il faut dire oui à la Terre Mère parce qu’il est si important<br />

de modeler l’argile et de l’animer pour l’éternité.<br />

D’après Apulée, de culture matriarcale car d’origine berbère,<br />

la jeune Psyché représente l’âme féminine, soumise à toutes<br />

sortes d’épreuves initiatiques avant de s’unir à Éros, l’érotisme<br />

mystique. À la fin, Psyché réussit à rejoindre Perséphone,<br />

reine du monde souterrain, qui lui donne un coffret de beauté<br />

80


titre coura<br />

contenant des onguents secrets assurant une jeunesse éternelle<br />

à son âme.<br />

Et Sibilla désire maintenant dire oui à la Terre Mère et<br />

modeler l’argile pour faire rayonner sa beauté, fruit de l’union<br />

entre son corps et son âme.<br />

La photo d’Ibsen lui rappelle la phrase qui conclut la<br />

critique de son livre Una donna, écrite par Gargiulo sur la revue<br />

Giornale d’Italia : Une femme de Sibilla Aleramo, avec Maison<br />

de poupée d’Ibsen, va rentrer dans la bible du féminisme à la<br />

place de la Genèse.<br />

Soudain, elle entend les voisins arriver. La villa s’éclaire.<br />

Depuis qu’elle a choisi une vie de nomade, elle ne connaît plus la<br />

chaleur d’une vie de famille. Elle pleure doucement tandis qu’elle<br />

passe en revue ses relations passées. Y a-t-il quelqu’un qui l’ait<br />

vraiment aimée ? Arno aura-t-il la force de quitter sa femme ?<br />

De toute façon, elle ne va pas céder. Elle continuera à lui écrire<br />

et peut-être aussi convaincra-t-elle Giacinta de laisser libre son<br />

mari d’aimer également une autre femme. Loyauté, sincérité,<br />

courage ne lui font pas défaut. Avant de s’endormir, elle écrit<br />

sur l’une des feuilles qu’elle conserve sur sa table de chevet :<br />

Vérité et sincérité seraient pour Papini de continuer sa vie<br />

avec moi, une vie pleine de passion. Mais là où je n’ai jamais<br />

reculé, d’autres ont peur.<br />

Moi je veux vivre, aimer, écrire. Est-ce un péché que d’être<br />

soi-même ?


titre coura<br />

La mazzera<br />

Une semaine après l’installation chez madame Ucelli, une grève<br />

des paquebots coupe l’île du continent. Plus tard, se souvenant de<br />

cet épisode et de l’annonce douloureuse qui suivit, Sibilla écrira :<br />

Quand le courrier arrive de nouveau, un soir, comment se<br />

déclenche un mélodrame après un grand silence ? Un fracas,<br />

un coup de théâtre. Bouleversée, la lettre d’Arno à la main, la<br />

lettre où il me demande de renoncer à lui – et l’accent ne me<br />

laisse aucune illusion – je tombe sur le sol, enveloppée dans mon<br />

châle blanc, pauvre colombe ! C’est ainsi que la paysanne me<br />

trouve, le lendemain. Elle me secoue, m’aide à me relever, elle<br />

m’allonge sur le lit. Je ne veux pas de médecin. Je ne veux pas<br />

de nourriture. Elle s’en va, elle revient, je ne fais pas attention<br />

ni au coucher du soleil ni ensuite à l’aube. Je ne pleure pas, mes<br />

yeux sont dans le vide.<br />

La tentative pour sauver son ardente relation amoureuse à<br />

l’aide des lettres et des télégrammes a échoué. Pendant des jours<br />

et des nuits sans sommeil, elle ne fait que ruminer les passages<br />

des lettres où Papini cherche à justifier sa décision de la quitter :<br />

Tu as l’art, l’esprit, le souvenir. Elle n’a que moi et nos<br />

filles. Que faire ? La chose la plus logique, en parlant cruellement,<br />

serait de lui dire franchement que je t’aime et de la<br />

quitter. Mais puis-je le faire ? N’y aurait-il pas entre nous et<br />

en nous le remords de trois vies gaspillées ? Je suis conscient<br />

que tu es touchée durement, profondément, farouchement dans<br />

83


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

ton dernier espoir. Je te sacrifie, le cœur saignant, mais je te<br />

sacrifie. La vie est terrible.<br />

Rina et Sibilla commencent à habiter des corps et des esprits<br />

séparés, dédoublés. Les douleurs et les abus subis par Rina<br />

occupent une partie de son cerveau, l’autre partie est consacrée<br />

à son travail d’écriture quotidien. Sibilla précise noir sur blanc<br />

à son amant qu’elle ne peut que lui donner de l’amour, pas de<br />

l’amitié. Qu’elle ne peut pas continuer à vivre sans son amour.<br />

Papini s’inquiète. Rina avait déjà tenté de se suicider lorsque le<br />

harcèlement et les intimidations de son mari étaient devenus<br />

insupportables. Et alors il lui répond :<br />

Tu es forte, bien plus forte que moi. Il y a en toi une telle<br />

résistance, une telle réserve de vie. Tu crois à la vie bien plus<br />

que moi. Je reconnais ne pas être digne de toi. Tu m’as fait<br />

comprendre bien des choses que je ne savais pas : l’âme de la<br />

femme par exemple. Sois forte comme tu l’es, et vis. Vis au<br />

moins pour celui qui voulait te donner de la joie mais qui n’a<br />

pas pu t’épargner.<br />

Madame Ucelli, inquiète pour la santé de Sibilla qui s’est<br />

enfermée dans sa chambre, refusant de manger et de voir qui que<br />

ce soit, cherche à la soigner en lui apportant avec bienveillance<br />

des tisanes au miel de châtaigne.<br />

Par un chaud après-midi de juillet, Rina, qui a passé trop de<br />

nuits blanches dans le noir, désespérée par la sensation d’être<br />

coupée en deux, rencontre le désir de lumière de Sibilla et essaie<br />

de sortir. Totalement abattue, sans destination précise, elle évite<br />

la route principale et s’aventure dans des ruelles qui descendent<br />

vers la vallée. Quand le soleil est sur le point de se coucher, elle<br />

s’arrête en face d’un petit enclos d’où émanent les parfums de<br />

mille herbes aromatiques. Une voix profonde sort d’une maisonnette<br />

en pierre donnant sur ce jardin : « Vous êtes enfin arrivée.<br />

Je vous attendais. »<br />

Sibilla fait un pas en arrière.<br />

84


titre coura<br />

« N’ayez pas peur, ce soir c’est la pleine lune, et vos yeux<br />

vont bientôt voir. Quand quelque chose meurt à l’intérieur et que<br />

l’âme tombe malade, c’est moi qui la guéris. Rentrez madame »,<br />

dit une dame brune et trapue qui l’observe du seuil de la porte.<br />

« Êtes-vous Cattarella ? » demande Rina, se souvenant de la<br />

mazzera dont Marie-Anne lui avait parlé.<br />

« Oui, c’est ainsi que l’on me nomme à Evisa. »<br />

Rina pénètre dans la pénombre de la pièce et, petit à<br />

petit, commence à entrevoir les contours des parois, prenant<br />

conscience qu’elles ne sont pas en pierres taillées. Elle se trouve<br />

en fait dans une grotte naturelle, humide et fraîche. Au fond de<br />

cet utérus minéral, des gouttes d’eau suintent par une fissure et<br />

coulent dans une cavité ronde creusée à même le sol pierreux.<br />

Tout comme celle de madame Ucelli, la maison de Cattarella est<br />

construite sur l’anima di a casa, l’âme de la maison, ainsi qu’on<br />

qualifie en Corse le rocher granitique servant de soubassement,<br />

considéré comme un porte-bonheur, capable de transmettre<br />

l’énergie de la nature. Un canapé usé, une petite table vermoulue<br />

et une paillasse constituent le seul mobilier.<br />

Rina s’identifie à une pèlerine en attente de la consultation<br />

de l’oracle de la Pythie à Delphes. Son caractère rationnel<br />

l’empêche de croire aux pouvoirs de Cattarella, mais le fait est<br />

que maintenant elle se trouve là, dans la grotte d’une sorte de<br />

chamane, et qu’elle a envie de se désaltérer à cette source, de<br />

se purifier à l’eau de cette cuvette ronde, de s’allonger sur les<br />

herbes parfumées posées par la mazzera sur la paillasse, de se<br />

reposer, de dormir et de rêver. Les mains rugueuses de Cattarella<br />

lui offrent une tasse d’une infusion de plantes balsamiques fleuries<br />

au soleil. Sibilla a l’impression de boire le philtre où agit le<br />

sens profond de la vie. Malgré son désir de s’abandonner, elle<br />

pose sur la table son carnet pour écrire :<br />

La douleur persiste, le mal demeure, mais souffrance,<br />

abandon, rébellion, amère et vaine, n’empêchent pas d’espérer<br />

85


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

que quelque chose se libère, se soulève, se transforme en rythme,<br />

en caresse éphémère.<br />

Ensuite, le silence s’installe. Cattarella s’assied sur le divan,<br />

Rina se couche sur le lit d’herbes comme une biche blessée et, au<br />

moment où la pleine lune, entrant par la fenêtre, projette à ses<br />

pieds un disque lumineux, elle s’endort.<br />

Le lendemain, la lumière du matin se pose sur le carnet ouvert<br />

à la page où elle a écrit, pendant la nuit, le rêve qui l’avait réveillée :<br />

Une Rina habillée en noir, vieillie, triste et découragée se<br />

laisse pénétrer par la lumière d’une Sibilla tout de rouge vêtue.<br />

Encore somnolente, elle ajoute :<br />

C’est juste que, étant la plus forte, je sois la plus malheureuse.<br />

Je n’ai pas d’enfant. Je n’ai pas de compagnon. Je n’ai pas<br />

de maison. Je suis seule. C’est logique que ce soit à moi qu’on<br />

demande le sacrifice car je donne depuis longtemps la preuve<br />

d’être capable de supporter n’importe quelle cruauté du destin.<br />

À l’aube, son corps est comme une ampoule chargée d’électricité.<br />

Un rayon de soleil frappe l’extrémité de son crayon qui,<br />

mû par une énergie étrange, commence à courir presque automatiquement<br />

sur le papier. Un émerveillement, teinté d’une sorte de<br />

respect timide, enveloppe Sibilla qui écrit alors sa première poésie :<br />

Nuit en pays étranger,<br />

nuit d’étoiles, nuit de vent doux.<br />

Les roches dentelées caressent le ciel<br />

et lui donnent plus de clarté.<br />

Ciels lointains des contrées où je suis passée,<br />

où j’ai aimé,<br />

ciels fleuris des mêmes constellations<br />

mais si lointains,<br />

traversés d’espoirs que je ne connais plus,<br />

de désespoirs qui ne me font plus pleurer,<br />

je vous reverrai,<br />

peut-être,<br />

et je penserai alors à ces nuits en pays étranger,<br />

86


titre coura<br />

à ces lumières vivantes dans le vent<br />

qui voltige doucement sur les roches,<br />

à cette âme, la mienne,<br />

qui encore une fois se relève,<br />

se relève avide,<br />

je penserai à ce qui coule encore dans mes veines<br />

palpitation de la jeunesse,<br />

ardente force,<br />

volonté plus grande que tous mes pleurs,<br />

et j’étonnerai alors,<br />

ô nuit d’étoiles, de vent, de souffle solitaire 2 .<br />

« De quel sortilège s’agit-il ? Je n’ai jamais écrit de poème.<br />

Je n’en ai jamais eu le courage.<br />

– Certains mots, chère madame, ont un pouvoir enchanteur,<br />

comme la musique. Quand ils arrivent d’en haut, la douleur s’en va.<br />

– Que désirez-vous recevoir d’Italie en souvenir de cette nuit<br />

magique ? Que sais-je, un pistolet, un fusil ?<br />

– Je n’ai pas besoin d’armes. Les gens me respectent et<br />

ont peur de moi, même si je ne chasse qu’en rêve les animaux<br />

<strong>sauvage</strong>s. Cette nuit, mon esprit est allé à la recherche de votre<br />

âme malade. Elle était sortie de votre corps pour s’installer dans<br />

celui d’un corbeau. En combattant l’animal, je l’ai libérée et ainsi<br />

votre esprit a pu regagner votre corps et vous êtes guérie.<br />

– Mais comment avez-vous appris à devenir mazzera ?<br />

– Ce n’est pas quelque chose que l’on apprend, c’est un don<br />

de l’au-delà. Ma tante était mazzera. Quand j’étais toute petite, je<br />

l’ai vue endormie luttant contre une force invisible. À son réveil,<br />

épuisée et meurtrie, elle m’a dit : “Va chez les voisins leur dire<br />

que leur pépé ne va pas guérir. Il vaut mieux le laisser partir.”<br />

– Quand avez-vous compris que vous aviez le même don<br />

que votre tante ?<br />

2 Traduite de l’italien par René de Ceccaty (Sibilla Aleramo, Éditions du Rocher,<br />

2004).<br />

87


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

– Je suis devenue mazzera à l’âge de 13 ans. Les gens<br />

viennent me demander s’ils doivent appeler le docteur ou<br />

s’il vaut mieux laisser la mort arriver. Jamais je ne me suis<br />

trompée. À un cousin, malade de tuberculose, les médecins<br />

avaient dit qu’il était incurable. À sa mère, après une de mes<br />

chasses nocturnes, j’ai dit de ne pas se faire de soucis, car il<br />

guérirait. Ses poumons se sont recousus comme une broderie.<br />

Vous devriez rencontrer un autre de mes cousins, analphabète,<br />

qui pourtant dicte à sa fille des poésies. Il s’appelle Minicale. Il<br />

dit que la Muse lui envoie des vers en rêve. On le connaît partout<br />

dans la région, car il court les foires pour participer à des joutes<br />

poétiques improvisées. Mais maintenant, venez à l’étage boire<br />

un café dans ma cuisine. Elle se tient dans l’embrasure de la<br />

porte, un pied dans l’obscurité de la maison et l’autre dans la<br />

clarté du jour, pour vérifier si le soleil naissant apportera un<br />

jour propice.<br />

Rina décline gentiment l’invitation, car elle ne veut pas<br />

inquiéter madame Ucelli qui viendra bientôt dans sa chambre lui<br />

apporter le petit-déjeuner. Habitée par la sensation que Rina est<br />

enfin réunie à une Sibilla à l’allure royale, séduisante et probablement<br />

poétesse, elle remercie Cattarella en l’embrassant.<br />

Regagnant sa chambre, elle a juste le temps de se laver<br />

et de se changer avant que le facteur ne lui apporte un télégramme<br />

de Marie-Anne. Inquiète, sa jeune amie lui demande<br />

pourquoi elle n’a pas répondu à sa lettre dans laquelle elle lui<br />

rappelait leur rendez-vous à la fête du solstice d’été. Sibilla se<br />

promet de lui écrire bientôt pour lui expliquer le drame qu’elle<br />

a vécu et pour l’informer de sa décision de la rejoindre à Paris<br />

au solstice d’hiver.<br />

Le lendemain, elle rencontre une dame qui, sortant du<br />

« château » avec un petit chien, s’approche et se présente comme<br />

étant Angèle Leca, femme de Noël Luciani. Elle affirme avoir<br />

demandé à sa belle-sœur de dire à Sibilla que les Luciani seraient<br />

honorés de faire sa connaissance et qu’elle attendait une réponse.<br />

88


titre coura<br />

Angèle s’adresse ensuite au chien, lui demandant de saluer la<br />

dame. Elle l’oblige à se lever sur ses deux pattes postérieures en<br />

tenant de sa main une de ses pattes avant. L’animal émet des<br />

couinements modulés sur l’air de la Marseillaise, tandis que<br />

sa propriétaire chante « Allons enfants de la patrie… ». Sibilla<br />

éclate de rire, s’excuse de n’avoir pas encore répondu et accepte<br />

l’invitation pour le lendemain à l’heure du thé.<br />

•••<br />

L’accueil des Luciani est chaleureux et généreux. Deux<br />

domestiques tunisiens en livrée mauresque l’attendent sur le pas<br />

de la porte et l’accompagnent dans le salon, où les propriétaires<br />

la reçoivent. Sibilla se voit imposer le salut à la française, une<br />

bise sur chaque joue par toutes les personnes présentes : Noël et<br />

Angèle, leur fille Célestine, qu’on nomme Titine, une jeune fille<br />

dégourdie de 22 ans, leur fils Dominique de 15 ans et l’oncle<br />

Paul. Angèle s’approche de la fenêtre qui donne sur le parc pour<br />

appeler l’autre fils, Joseph, qui sort de l’écurie :<br />

« Joe, il ne manque plus que toi, viens vite, on t’attend. »<br />

Elle explique à Sibilla :<br />

« Joe doit étudier pour le rattrapage de son bac, car il a<br />

échoué au mois de juin. Il se sent comme prisonnier, enfermé<br />

dans la tour où il a sa chambre, et il se détend en allant galoper<br />

à cheval dans la forêt. »<br />

Le jeune homme, athlétique et séduisant dans son élégante<br />

veste bleue, la chemise ouverte sur une poitrine bronzée et vigoureuse,<br />

se présente. Sibilla croise ses yeux brillants, verts, telle la<br />

mer. Il ne l’embrasse pas comme les autres, la saluant simplement<br />

d’une poignée de main et d’un « enchanté », prononcé avec la<br />

timide hésitation d’un adolescent à qui l’audace fait encore défaut.<br />

Il ne participe pas à la conversation autour du thé mais il ne la<br />

quitte pas des yeux. Quand elle s’approche des livres alignés sur<br />

89


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

les étagères près de la cheminée, il la suit et lui montre l’œuvre<br />

complète de Balzac, édition de luxe :<br />

« Je l’ai offerte à ma sœur après que Colette, son écrivaine<br />

préférée, a déclaré : “Je suis née dans Balzac.”<br />

– Et bien moi aussi j’aime Colette pour sa prose qui est toute<br />

musique. Si Balzac est son maître, je dois absolument lire toute<br />

son œuvre.<br />

– Notre bibliothèque est à votre disposition. Prenez tout ce<br />

que vous voulez.<br />

– Merci. Pour le moment, je vous emprunte Eugénie Grandet<br />

et Les Lys dans la vallée. En échange, je vous laisse Ainsi parlait<br />

Zarathoustra de Nietzsche et Feuilles d’herbe de mon poète<br />

préféré, Walt Whitman », dit Sibilla, extirpant lesdits ouvrages<br />

du sac dont elle ne se sépare jamais.<br />

« Ce sont des auteurs que je ne connais pas. Dans mon lycée,<br />

on est resté à Lamartine et à Victor Hugo.<br />

– Alors Joe, au lieu de te promener tout seul, tu accompagneras<br />

Sibilla et ta sœur à la mer pour qu’elles te parlent de<br />

littérature contemporaine, lui dit sa mère.<br />

– Nous pouvons prendre les chevaux, la calèche où l’automobile.<br />

Que préférez-vous ? demande Titine à Sibilla.<br />

– Oh, j’aime aussi les promenades à pied !<br />

– Alors, nous pouvons descendre à la mer par le sentier de<br />

la Spelunca ! dit Joe.<br />

– D’accord. Je propose le 14 août, jour de mon anniversaire.<br />

À quelle heure faudrait-il partir ?<br />

– Le plus tôt possible, pour éviter la chaleur. Venez prendre le<br />

petit-déjeuner à l’aube. Le sentier est long et tortueux. Je pourrai<br />

vous faire remonter en calèche pour vous éviter la fatigue du retour<br />

à pied, dit Angèle.<br />

– Ne vous inquiétez pas, madame, je suis bonne marcheuse et<br />

je désire parcourir à pied le chemin décrit par Maupassant quand<br />

la route carrossable n’existait pas encore », répond Sibilla.<br />

90


titre coura<br />

Après quoi, elle salue tout le monde à l’italienne, agitant sa<br />

main avec un « ciao, ciao » pour éviter des embrassades qu’elle<br />

a l’habitude de réserver aux amis intimes. De retour dans sa<br />

chambre, elle ouvre la fenêtre qui donne sur le parc où elle aperçoit<br />

Joe dans la tour, qui, feuilletant ostensiblement le livre de<br />

Nietzche, la salue. Tous deux s’assoient à leurs bureaux respectifs.<br />

Elle ne sait pas encore qu’un jour de novembre, rentrée en<br />

Italie, elle recevra une lettre de Joe relatant leur rencontre :<br />

Pourquoi j’aime la <strong>sauvage</strong> Evisa au lieu de la grande ville,<br />

comme tout garçon de mon âge ? Parce que j’y ai connu la plus<br />

belle des femmes.<br />

Elle habite une petite chambre juste en face de la mienne.<br />

Je ne savais rien d’elle sinon qu’elle est italienne et un grand<br />

écrivain.<br />

Un jour par hasard je marchais derrière elle et je la suivis.<br />

Elle s’arrêta et me lança un regard qui me fit frissonner. Il exprimait<br />

un souverain mépris et mon cœur fut glacé. Cette femme,<br />

ce mystère, m’attirait comme un gouffre et la profondeur de ses<br />

yeux me donnait le vertige. Un jour, elle fit la connaissance de<br />

mes parents et vint à la maison. J’entrais dans le salon. Elle<br />

répondit gracieusement à mon timide salut. Depuis ce jour-là<br />

je savais quelque chose de plus la concernant, je savais qu’elle<br />

s’appelait Sibilla. Que de fois n’ai-je répété ce nom ! Dès lors<br />

je me mis à l’aimer, à l’aimer follement et je n’avais qu’une<br />

crainte : qu’elle s’en aperçut. J’étais amoureux d’une étoile trop<br />

haute dans le ciel pour que je puisse monter vers elle, trop haute<br />

dans le ciel pour qu’elle pût descendre jusqu’à moi.<br />

Joe ne sait pas qu’au contraire, elle s’en est aperçue et<br />

qu’elle a écrit à Giovanni Papini pour lui raconter cette nouvelle<br />

rencontre. Ce n’est pas qu’elle espère le rendre jaloux, mais tout<br />

simplement, elle ne peut s’empêcher de raconter avec sincérité<br />

les émotions qu’elle éprouve, comme un genre d’exercice préparatoire<br />

à son nouveau projet littéraire : romancer sa nouvelle vie.<br />

91


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

J’ai un autre presque amoureux, un jeune celui-ci, un<br />

garçon très beau, venu avec sa famille de Tunis, dans sa villa<br />

mauresque. Élégant mais pas trop, cavalier parfait, il passe<br />

sous mes fenêtres et me regarde, timide et audacieux à la fois.<br />

Il m’a invité à faire des excursions avec lui. Qui sait ! Cependant<br />

il continuait à chercher mes yeux, avec les siens qui ne sont<br />

ni noirs ni verts, ils sont dorés, oblongs, changeants. Yeux<br />

d’Africain, hé oui.<br />

Avant de mettre la lettre dans l’enveloppe, elle ajoute :<br />

Et j’écris une nouvelle en forme de lettre – une lettre à ta<br />

femme qui ne l’aura jamais –<br />

Je veux l’appeler : Transfiguration. Est-ce que je guéris ?


titre coura<br />

U Castellu<br />

Evisa, 14 août 1912<br />

Les premières lueurs de l’aube éclairent les feuilles écrites au<br />

crayon, posées sur la table de chevet. Elles sont adressées à<br />

Giacinta Giovagnoli, la femme de Papini. Sur la première page<br />

en haut, Sibilla a écrit :<br />

Tu étais la santé et moi la maladie, c’est pour cela que<br />

je t’ai aimée.<br />

Plus bas :<br />

Oui c’est moi. Je désire que nous parlions un peu. Oui,<br />

je te tutoie. Essayons d’avoir du courage, essayons de parler.<br />

Dis, tu veux bien ?<br />

Prends ces pages et va les lire dans ta chambre, ou bien<br />

dehors, dans les prés, mais que tes petites ne viennent pas te<br />

chercher, ni personne d’autre d’ailleurs. Nous devons être seules.<br />

Seules : ton âme veut être aussi sage que la mienne. Mon âme<br />

pense que la tienne est son égale et elle te parle de sœur à sœur.<br />

Sibilla, encore allongée dans le lit, relit rapidement sa<br />

prose, écrite pendant ses dernières nuits blanches et s’attarde<br />

sur quelques passages :<br />

Est-ce que tu sens toi aussi que la vie continue, malgré ta<br />

douleur ? Les hommes, même les plus grands, se lassent de la<br />

vie avec plus de facilité que nous, ils désespèrent de la vie plus<br />

facilement que nous. Et toujours, tu sais, les femmes ont été pour<br />

93


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

les hommes comme des troncs inertes pour les naufragés, des<br />

objets auxquels ils s’accrochent dans l’heure horrible où il n’y a<br />

plus que l’instinct pour les pousser.<br />

Ton mari t’aime. Il m’a dit qu’il t’aimait, toujours de la<br />

même manière et il te l’a répété, lorsque tu as tant pleuré pour<br />

cette lettre qui a fait naître en ton cœur le soupçon que nous<br />

nous aimions.<br />

— Écoute-moi, si tu l’aimes, ne maudis pas ce qui s’est<br />

passé. Il a mis ses mains dans les miennes et, pour la première<br />

fois depuis qu’il est homme, il a senti dans l’amour s’exalter<br />

son être tout entier. Ses mains, ses yeux, sa poitrine lui sont<br />

apparus comme aussi sacrés que son âme. Notre étreinte était<br />

un sacrement.<br />

— Tu as aimé la bonté de son cœur. J’ai aimé la douleur de<br />

son âme.<br />

— Regarde-nous. Personne ne te trahit, personne ne t’humilie.<br />

L’amour est un mystère. Tu exigeras que nous renoncions à nous<br />

voir, même en amis, tu exigeras une séparation totale ? Avant de<br />

renoncer à jamais à lui donner mon amour actif, ma confiance,<br />

ma force passionnée, j’ai voulu tenter l’impossible, j’ai invoqué<br />

ici, devant nous, un miracle.<br />

— Si dans ton âme le prodige ne pouvait s’accomplir, je<br />

m’inclinerai devant le destin, en silence.<br />

Eh bien oui, elle ira recopier ces mots à la plume dans son<br />

cahier de notes destiné à l’écriture de Transfiguration, une nouvelle<br />

en forme de lettre à Giacinta, qui lui tient à cœur ! Mais elle a<br />

aussi en tête un autre projet, encore plus ambitieux : la rédaction<br />

d’un roman autobiographique. Elle désire raconter avec lyrisme<br />

les événements de sa nouvelle vie, disséquer ses émotions, mais<br />

avant tout parler d’amour. Elle veut se consacrer à la recherche<br />

d’un nouveau style, d’une écriture originale, différente de celle<br />

des courants littéraires actuels. Elle confie à son journal intime :<br />

Jusqu’à présent, pour gagner l’estime des intellectuels que<br />

j’ai rencontrés, j’ai dû me calquer sur leur représentation du<br />

94


titre coura<br />

monde. Comprendre l’homme, apprendre son langage, cela m’a<br />

coûté de m’éloigner de moi-même. À partir de maintenant, je<br />

donnerai l’image des choses comme elles le sont dans mon for<br />

intérieur : intuition, poésie, émerveillement.<br />

Enfin, elle se lève, cherche dans la malle un nouveau<br />

cahier, s’assied au bureau et plonge sa plume dans l’encrier.<br />

Pensant que, pour se régénérer, il est nécessaire de pardonner<br />

la fragilité des autres autant que la sienne, elle écrit sur la<br />

première page une citation de La Tempête de Shakespeare :<br />

Tout sera transformé en quelque chose de riche et d’étrange.<br />

Juste en dessous, elle décide d’écrire : Le Passage, qu’elle<br />

souligne de trois traits. Avec ce titre, le jour de son trente-sixième<br />

anniversaire, elle inaugure son nouveau projet :<br />

Dévoiler l’identité féminine dans sa différence à l’identité<br />

masculine, réformer la conscience de l’homme, créer la conscience<br />

de la femme. Sortir de soi, s’auto-analyser pour se connaître<br />

intérieurement. Transformer sa vie intérieure en écriture pour<br />

aider d’autres femmes à valoriser leur âme propre.<br />

Mais maintenant, elle doit se dépêcher. Les Luciani<br />

l’attendent. Une fois boutonnée sa chemise blanche et enfilée<br />

sa longue jupe verte, elle se penche pour lacer ses bottines en<br />

cuir de cabri. Ensuite, elle se parfume et s’attarde devant le miroir<br />

pour débusquer d’éventuels signes de vieillissement. Vérification<br />

faite, elle se sent encore fraîche et pleine d’énergie. Une lionne<br />

qui sent la rose et le jasmin. Elle pose sur sa tête son chapeau à<br />

larges bords, glisse dans son sac carnet et crayon et s’achemine<br />

vers U Castellu.<br />

Avec l’ostentatoire exubérance de celui qui cherche à<br />

cacher sa timidité, Joe vient à sa rencontre, lui offrant un<br />

bouquet de pensées violettes cueillies dans son jardin. Sibilla<br />

les hume et, en souriant, les remet dans son sac lui expliquant<br />

95


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

qu’une fois les fleurs séchées, elle les emportera en Italie en<br />

souvenir de ce jour 3 .<br />

Avec une galanterie latine tenace, Joe lui tend le bras et<br />

l’accompagne dans les escaliers jusqu’au salon où un serveur, en<br />

habit berbère, attend pour le petit-déjeuner. Joe s’arrête devant<br />

un tableau suspendu au-dessus de la cheminée, pour montrer à<br />

Sibilla la peinture à l’huile d’une cascade formant un bassin où<br />

se reflètent de hauts pins larici.<br />

« Voilà ma destination préférée : la plus accueillante, la plus<br />

intime, la plus isolée des piscines naturelles de la forêt d’Aïtone.<br />

Nous l’appelons A Madre, La Mère. J’y reviendrai avec votre<br />

Whitman. Vous savez, à l’école, la poésie est ma matière préférée<br />

et, ici, j’aime la lire en pleine nature. Et vous, avez-vous écrit<br />

des poèmes ? » dit Joe, tendant une chaise à Sibilla pour l’aider à<br />

s’asseoir à table, à côté de sa sœur.<br />

« Un seulement et justement ici, à Evisa.<br />

– Ô, mais quel honneur ! Tu as entendu, Titine ? Notre village<br />

aura le privilège d’avoir inspiré des vers…<br />

– Lyriques mais modernes, sans coquetteries littéraires,<br />

n’est-ce pas Sibilla ? Inspirés, comme ceux de Whitman que j’ai<br />

appris par cœur », l’interrompt Titine, adoptant une pose théâtrale<br />

pour déclamer les premiers mots du poème Carpe diem :<br />

« Profite de la journée !<br />

Ne la laisse pas terminer sans évoluer un peu.<br />

Sans avoir été heureux,<br />

Sans avoir nourri tes rêves dans le fleuve »<br />

« Fantastique, et avant que le soleil ne soit trop chaud,<br />

dépêchons-nous de descendre à la mer, les filles ! Premier arrêt :<br />

le pont génois de Zaglia, où les torrents de nos montagnes se<br />

3 Dans l’un des deux fascicules du dossier Joe Luciani, conservé aux archives<br />

Aleramo à Rome, le premier document est une enveloppe avec cinq violettes<br />

séchées. La date, inscrite de la plume de Sibilla, est le 14 août 1912.<br />

96


titre coura<br />

jettent dans le fleuve. Pause au relais de poste d’Ota. Ensuite, à<br />

cheval jusqu’à Porto ! D’accord ? »<br />

Sibilla lui répond par l’affirmative avec un regard pénétrant,<br />

chaud, direct, qui le fait rougir. Pour cacher la flamme qui teinte<br />

ses joues, il se tourne et ouvre la fenêtre.<br />

Les trois excursionnistes se mettent en route vers le sentier<br />

pierreux qui commence tout près de U castellu par une descente<br />

très raide dans les gorges de la Spelunca. Un fort parfum de thym<br />

et de menthe <strong>sauvage</strong> enivre Sibilla. Des pics pointus couleur de<br />

sang délayé surplombent le canyon, creusé au cours des siècles<br />

par d’impétueux torrents.<br />

Les toponymes – Monts de la femme morte, Bouche de<br />

l’Enfer –, tout comme ce gros rocher qui surplombe Ota et qui<br />

semble pouvoir dévaler à tout moment sur le village en contrebas,<br />

inquiètent Sibilla. Titine la précède et Joe la suit. Ils entendent<br />

ainsi la protéger, comme si elle était encore une adolescente<br />

insouciante et téméraire s’aventurant sur un parcours dangereux.<br />

Joe cherche à la rassurer en racontant une légende : « Les premiers<br />

moines arrivés ici pour évangéliser cette région enchaînèrent le<br />

rocher rond qui domine le village d’Ota et ils continuent de le<br />

surveiller à tour de rôle. »<br />

À l’arrivée au vieux pont génois, Sibilla s’attarde sur l’arche<br />

en dos d’âne, pour observer d’en haut les gamins qui cherchent<br />

à attraper à la main les truites cachées sous les pierres dans les<br />

eaux limpides et transparentes de la rivière. Au Café de la Poste,<br />

ils consomment un repas frugal et, tandis que Joe va louer des<br />

chevaux, Sibilla écrit sur son carnet :<br />

Enfance, enfantillage, adolescence, attendent, dans le jour<br />

de son anniversaire, le poète qui se réveille comme une petite<br />

Belle au bois dormant.<br />

Après avoir hissé sa sœur et Sibilla sur leurs montures, Joe<br />

les précède au trot sur la chaussée qui longe la rivière solennelle<br />

et bouillonnante. Une fois dans la baie de Porto, ils attachent les<br />

chevaux aux eucalyptus qui offrent une ombre rafraîchissante.<br />

97


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Joe et Titine se déshabillent et courent en maillot de bain vers<br />

la plage, surplombée par la falaise abrupte gardée par une tour<br />

carrée massive. Sibilla s’assoit sur l’herbe sèche et épineuse<br />

et observe le frère et la sœur nager parmi les barques des<br />

pêcheurs qui reviennent de la mer, se glissant dans le fleuve<br />

à la recherche d’un abri. Quand Joe sort de l’eau, elle écrit au<br />

crayon sur son carnet :<br />

Il y a des plages où personne avant moi ne s’est arrêté pour<br />

élever son hymne : et il y a ce corps parfait d’Adam, sa correspondance<br />

certaine avec l’âme qui l’habite. Ce riche corps si fort<br />

et si fervent, si chaud, gerbe d’herbe parfumée, architecture de<br />

noblesse essentielle. Adam, Adam, baiser solaire. Toute entière,<br />

je me sens comme une fleur immergée dans la luxuriante nature.<br />

Elle ira recopier ces mots à la plume dans le cahier de notes<br />

destiné à son nouveau roman Le Passage, heureuse d’avoir<br />

commencé à soulever les voiles de son âme féminine avec une<br />

pudeur <strong>sauvage</strong>, une <strong>sauvage</strong> nudité.<br />

Plus tard, alors qu’ils sont de nouveau à pied, sur le sentier<br />

vers Evisa, Joe se hasarde, en guise de jeu de séduction, dans<br />

des spéculations philosophiques et littéraires. Faisant allusion au<br />

surhomme de Nietzche, il dit à sa sœur : « Il est certain que Sibilla,<br />

en acceptant de s’aventurer dans la Spelunca, s’est révélée une<br />

véritable surfemme. »<br />

Dans une lettre que Joe lui écrira le 29 novembre, du lycée<br />

Mignet d’Aix-en-Provence, Sibilla trouvera, en annexe, le récit<br />

de leur première excursion. C’était elle qui lui avait assigné le<br />

devoir de traduire ses sentiments en mots écrits avec la plus<br />

grande sincérité. Joe, qui a également échoué à l’examen de<br />

repêchage, doute de son aptitude et déclare ne pas être capable<br />

d’écrire, mais il essaie : Au retour je marchais le dernier pour<br />

regarder Sibilla. Je lui causais. Nous parlions philosophie,<br />

littérature, Victor Hugo, Napoléon. Je cherchais mes mots,<br />

surveillais mon langage, faisant bien attention à ne pas dire<br />

des bêtises.<br />

98


titre coura<br />

Dans un post-scriptum de la même lettre, il dit qu’il a mis<br />

dix-neuf minutes pour écrire ce souvenir et qu’il l’a fait pour lui<br />

faire plaisir, parce qu’elle l’avait sollicité en écrivant :<br />

Je ne sais pas si tu crois en moi et si mon soupir pour toi<br />

n’est pas vain.<br />

Il ne veut surtout pas la décevoir. Il ne sait pas que Sibilla, de<br />

retour dans sa chambre d’Evisa le 14 août, avait écrit :<br />

Tu es pour moi comme l’herbe que mon front voudrait<br />

toucher, comme l’herbe verte et douce qui ne se trouve pas dans<br />

ce pays des rochers et des ronces, et qui donnerait à mon front<br />

fraîcheur et repos.<br />

Joe n’imagine pas avoir contribué à faire naître en elle le ton,<br />

le rythme de ce qu’elle décrira comme :<br />

Poésie féminine, tentative héroïque, pour la première fois<br />

dans l’histoire du lyrisme italien, d’attester la qualité du génie<br />

féminin, que j’affirme être différent du génie masculin.


titre coura<br />

Sant’ Eliseo et le lac de Crena<br />

Les jours suivants sont consacrés à de brèves promenades avec<br />

Joe et Titine.<br />

En souvenir de chacune de leurs excursions, Joe adresse<br />

à Sibilla des petits mots accompagnés soit de marguerites, soit<br />

de rameaux de lentisque, ainsi que des photos et des cartes<br />

postales d’Evisa et de ses environs, sur lesquelles il note la date.<br />

Sur un papier à en-tête Vermouth Cinzano Torino, arraché d’un<br />

bloc-notes que Sibilla gardait dans son sac, il écrit des vers en<br />

rimes alternées en les signant « Joe ». Le lycéen lui cache qu’ils<br />

proviennent d’une chanson populaire dont l’auteur des paroles<br />

est le poète parnassien Armand Silvestre :<br />

Quand ton regard tomba sur moi,<br />

Je sentis mon âme se fondre ;<br />

Mais ce que serait cet émoi,<br />

Je ne pus d’abord en répondre.<br />

Ce qui me vainquit à jamais,<br />

Ce fut un plus douloureux charme,<br />

Et je n’ai su que je t’aimais<br />

Qu’en voyant ta première larme !<br />

Tout en se sentant flattée, elle ne veut pas l’encourager et,<br />

le 22 août, elle lui écrit :<br />

Comme le soleil, tu m’offres ton adoration en silence, sans<br />

rien me demander. Tu ne sais rien de moi, sinon que je diffuse<br />

de la lumière. Je te regarde comme je regarde l’aurore dans un<br />

101


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

ciel lointain, et tu crois que je ne sens pas le battement de ton<br />

cœur, que je ne sens pas ta jeune vie, forte et violente. Oh, tu es<br />

un cadeau dont je ne jouirai pas !<br />

À l’aube du 29 août, interpellée par l’appel de Joe et de Titine,<br />

elle se penche à la fenêtre qui donne sur la voie carrossable. Elle<br />

découvre une procession de mulets et d’ânes chargés de corbeilles<br />

remplies de bouteilles de vin, d’eau-de-vie, d’anisette, de gros<br />

pains, menés par des hommes à cheval et suivis par des femmes<br />

et des enfants en tenue festive.<br />

« Est-ce un exode ? demande Sibilla.<br />

– Non, un pèlerinage, répond Titine. Ils se dirigent vers le lac<br />

de Crena. Aujourd’hui, on fête saint Élisée avec les pèlerins qui<br />

arrivent de toute la région.<br />

– Dites donc, Élisée est reconnu comme un prophète par les<br />

juifs, les chrétiens et les musulmans. Pourrai-je aussi participer<br />

à la fête, moi qui suis agnostique ?<br />

– Certainement. Si vous le souhaitez, vous pouvez venir avec<br />

nous en voiture à Soccia et ensuite gravir à pied le mont sacré, qui<br />

surplombe le lac de Crena. »<br />

Sibilla accepte avec enthousiasme, car elle attribue à l’effort<br />

physique de l’ascension une valeur laïque et purificatrice.<br />

La voiture des Luciani, scrutée par des regards curieux, est<br />

l’unique automobile qui accompagne la procession sur la voie<br />

poussiéreuse entre Evisa et Soccia. Quand la route s’interrompt,<br />

Joe gare le véhicule sur une esplanade à côté d’un étal.<br />

Une vieille femme, portant le vêtement gris des franciscaines<br />

tertiaires, que les Corses nomment pizzocche, propose ses<br />

bastelle, une sorte de chausson rempli de blettes, d’oignons ou de<br />

courges. Un petit garçon se rapproche pour observer de près cette<br />

calèche qui n’a pas besoin de chevaux pour avancer. En sautillant<br />

autour, il se met à chantonner, la voix teintée d’hostilité :<br />

« Ùn vulemu più pinzuti,<br />

razza è sangue di Caino,<br />

vulemu a razza corsa<br />

tutta dentru à so scorza… »<br />

102


titre coura<br />

(Nous ne voulons plus des pinzuti, de la race et du sang de<br />

Caïn, nous voulons la race corse tout entière dans son écorce…)<br />

« Nous ne sommes pas des pinzuti. Ma sœur et moi sommes<br />

d’Evisa et la dame vient d’Italie », lui répond Joe avec un air<br />

de reproche.<br />

Le gamin court vers son père qui, rassuré sur leur identité,<br />

enlève son chapeau en signe de salut et donne une petite tape<br />

de circonstance au jeune impertinent. Il lui ordonne d’aller chez<br />

minnà, sa grand-mère, pour l’aider à envelopper de feuilles de<br />

figue les chaussons destinés aux pèlerins.<br />

« Que signifie pinzuti ? demande Sibilla.<br />

– Ça veut dire “pointus”. Les patriotes de la République de<br />

Pascal Paoli appelaient pinzuti les soldats de l’armée française<br />

qui portaient le tricorne, un chapeau à trois pointes. Depuis, ce<br />

mot est utilisé péjorativement envers les continentaux, surtout les<br />

Parisiens qui ont un accent pointu, différent de celui des Corses. »<br />

Les trois amis se mettent en marche le long du sentier escarpé,<br />

qui serpente entre les pins et les sapins. Les pèlerins cheminent,<br />

en grande partie pieds nus en signe de repentance, tenant leurs<br />

chevaux par la bride. Parvenus au col, ils pénètrent dans la<br />

petite église où des femmes couvrent la statue de Sant’ Eliseo de<br />

sept manteaux d’une légère étoffe multicolore. Quatre hommes la<br />

déposent ensuite sur une civière pour la transporter à l’extérieur<br />

où le prêtre la bénit. Sibilla assiste perplexe à la lacération des sept<br />

voiles par des fidèles qui veulent emporter chez eux une bribe des<br />

vêtements bénis. Ils sont convaincus que ces lambeaux protègent<br />

des maladies.<br />

« D’après moi, il s’agit de la version chrétienne de la danse<br />

des sept voiles que les prêtresses égyptiennes exécutaient pour<br />

représenter les mystères d’Isis, dit Sibilla. Le culte de la déesse<br />

s’était diffusé de l’Égypte dans tout l’Empire romain et, par<br />

conséquent, en Corse également.<br />

J’ai lu quelque part que sur le piédestal d’une statue d’Isis<br />

voilée de noir, il y avait l’inscription : “Je suis ce qui fut, qui<br />

103


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

est, qui sera et aucun mortel n’osera soulever le voile qui me<br />

recouvre.” Peut-être que cela signifiait que les non-initiés<br />

auraient pu être aveuglés par la nudité du corps féminin sacralisé<br />

? demande Sibilla à Titine.<br />

– Eh bien oui ! Maintenant je comprends pourquoi la responsable<br />

de l’habillage de Notre-Dame-des-Douleurs pour la procession<br />

du Vendredi saint à Calvi doit forcément être une vieille<br />

femme aveugle ! affirme Titine.<br />

– Depuis que le sacerdoce est devenu exclusivement<br />

masculin et que nous, les femmes, avons été privées de notre<br />

prestige et reléguées à représenter seulement la chair, le mystère<br />

de l’incarnation du divin dans un corps de femme s’est perdu… »<br />

Remarquant le silence de Joe, Sibilla s’interrompt, car elle<br />

se rend compte des excès de son mysticisme. Déjà, quand elle<br />

avait communiqué à son père son intention de se rendre toute<br />

seule en Corse pour commencer sa troisième vie de chercheuse<br />

nomade, voulant se nourrir de spiritualité, d’amour et de liberté,<br />

il lui avait écrit ces mots lapidaires : Tu évoques un vague culte<br />

de divinité suprême qui pourrait te donner du réconfort. Il n’y<br />

a pas de Dieu, il n’y a pas d’âme, il n’y a pas d’éternité mais<br />

seulement le progrès. Contente-toi de peu, cherche à obtenir une<br />

satisfaction de nature physique et sensuelle et laisse reposer ta<br />

tête et ton esprit. Aurait-il raison ?<br />

La messe terminée, une procession réunissant les membres de<br />

plusieurs confréries accompagne le prêtre sur un éperon rocheux<br />

qui domine la vallée s’étendant jusqu’à la mer. Certains portent<br />

une cagoule avec deux trous à la place des yeux. Joe explique<br />

que ce sont des pénitents. Ils se couvrent le visage pour ne pas<br />

être reconnus. Seul le curé connaît leur identité et leur garantit<br />

l’anonymat, même si ce sont des assassins.<br />

Du haut du col, le prêtre bénit les quatre versants de la<br />

montagne. Aux coups de fusils, tirés par les membres des confréries,<br />

répondent les cloches des églises des villages avoisinants.<br />

104


titre coura<br />

« Ne vous inquiétez pas Sibilla ! Maintenant va se dérouler la<br />

partie païenne de la fête : un casse-croûte, accompagné d’abondantes<br />

liqueurs, suivi de chants et de danses. Mais pas ici. Nous<br />

allons nous rendre dans une petite clairière en contrebas, où<br />

jaillit une source », dit Joe.<br />

Une fois arrivés, les pèlerins déchargent les victuailles<br />

des mulets et les disposent sur des nappes étalées sur l’herbe.<br />

Ensuite, ils rivalisent de rapidité pour offrir à l’étrangère leurs<br />

charcuteries, leurs fromages de chèvre, leurs canistrelli. Après<br />

avoir dégusté ces biscuits secs, trempés dans un verre d’alcool de<br />

myrte, Sibilla assiste en spectatrice au chjama è rispondi : une<br />

joute poétique où deux participants improvisent des décasyllabes<br />

en langue corse. Titine l’avertit :<br />

« L’épreuve chantée risque de tourner au litige si un concurrent<br />

soupçonne une intention outrageuse dans les vers du rival.<br />

Une haine atavique semble parfois s’emparer des concurrents,<br />

qui transforment alors la compétition verbale en un duel à<br />

l’arme blanche. »<br />

Joe déclare à son tour : « J’ai assisté, il n’y a pas longtemps,<br />

au déchaînement d’un des concurrents qui interprétait comme<br />

une offense envers Catherine, sa propre fiancée, les vers :<br />

“Cattarinetta vestita di novu de taffetà<br />

O chì belle gambe ch’ella hà !” » (Catherinette, en nouvelle<br />

robe de taffetas, oh quelles belles jambes elle a !)<br />

Grâce à Minicale, le poète d’Evisa qui improvise des vers<br />

lyriques, la rencontre poétique se termine sans incident. Mais<br />

l’appréhension s’empare de Sibilla lorsqu’elle aperçoit des mères<br />

qui enseignent à leurs enfants comment utiliser un pistolet. Les<br />

pères, quant à eux, apprennent même à des petites filles d’une<br />

dizaine d’années comment mettre le fusil en joue et tirer en l’air<br />

ou contre les arbres. L’entraînement au tir terminé, Joe présente<br />

Sibilla à des jeunes gens d’Evisa, qui l’invitent à continuer la<br />

fête au lac de Crena.<br />

105


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Sur place, tandis que les uns préparent du café sur un brasero<br />

improvisé et que les autres sortent leurs bouteilles de vin, de<br />

limoncello et autres liqueurs faites maison, Sibilla en profite pour<br />

se désaltérer. Rapidement commencent des danses frénétiques au<br />

son de flûtes, de mandolines et d’instruments à percussion que<br />

les pèlerins ont <strong>extrait</strong>s de leurs besaces.<br />

Joe demande à un ami de jouer en l’honneur de Sibilla<br />

une tarentelle et se lance. Elle admire le corps du jeune homme<br />

qui s’anime, les bras levés comme des ailes, tournant en rond<br />

autour de Titine qui joue du tambourin. Ensuite, Joe s’approche<br />

de Sibilla et lui prend la main pour l’inviter. À ce contact, un<br />

frisson l’envahit et le rythme de son cœur s’emballe. Hésitant à<br />

se laisser aller, mais sous le charme de l’instant, elle entre dans<br />

le jeu de la danse. Les amis de Joe l’entourent et Joe l’entraîne<br />

dans une ronde magique, la tenant par la main.<br />

Elle s’identifie à Ariane exécutant à côté de Thésée la danse<br />

autour de la statue d’Aphrodite, déesse de l’amour, avec les jeunes<br />

filles et garçons sortis sains et saufs du labyrinthe du Minotaure.


titre coura<br />

La Madre<br />

Le matin suivant, Sibilla s’occupe de sa correspondance et, avec sa<br />

candeur crue habituelle, elle tient au courant Papini de l’évolution<br />

de ses relations avec Joe :<br />

Lui il s’est entraîné à la boxe, à la course, à la bicyclette, à<br />

la natation, à l’équitation. Il a un sourire merveilleux, odorant<br />

de santé, de force, de tendresse limpide. Il ne m’a pas dit qu’il<br />

m’aimait, mais il m’a fait sentir son amour avec une simplicité<br />

si profonde que le plus savant des psychologues aurait enviée.<br />

Personne n’a jamais, autant que lui, satisfait le désir inconscient<br />

de mon cœur.<br />

Elle ne lui écrit pas qu’elle a accepté de se rendre, dans<br />

l’après-midi, cette fois toute seule avec Joe, à La Madre, la piscine<br />

naturelle de la forêt d’Aïtone dont il lui avait tant vanté la magie.<br />

Le rendez-vous est pris en dehors du village à quatorze<br />

heures, à l’heure discrète de la sieste. Il va à sa rencontre sur<br />

Pegasus, son fidèle cheval. Quand il la rejoint sur le sentier de la<br />

châtaigneraie, il l’attrape par la taille et l’installe sur le destrier<br />

avec l’attitude protectrice d’un chevalier qui enlève doucement<br />

une amazone consentante. Un accord tacite les pousse<br />

à rester silencieux. Joe la serre devant lui, entre ses bras qui<br />

tiennent également les rênes. S’élevant et s’abaissant, il impose<br />

à Pegasus une allure à l’anglaise, et le rythme se répercute<br />

dans les reins de Sibilla qui s’abandonne à la cadence du trot.<br />

Le cheval sent les deux passagers fusionner en un seul corps<br />

107


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

harmonieux et offre sa complicité en trottant joyeusement,<br />

sans avoir besoin des ordres de Joe. Maintenue entre les jambes<br />

du jeune amoureux qui, dans un élan audacieux, caresse ses<br />

cheveux blonds et effleure son cou de sa bouche, Sibilla expérimente<br />

cet égarement magique qui sera la source de son lyrisme<br />

naissant. À cette heure, la forêt est déserte. Les gazouillis des<br />

hirondelles, qui nichent parmi les rochers ainsi que les coups<br />

de bec des pics dans l’écorce des arbres, les accompagnent.<br />

Près du ruisseau, Joe saute au sol et aide Sibilla à descendre<br />

du cheval pour rejoindre à pied A Madre. Ils marchent parmi<br />

les pins larici comme dans une cathédrale verte silencieuse. La<br />

couleur et le parfum des fleurs et des herbes <strong>sauvage</strong>s les font<br />

revenir, tels Adam et Ève, au début de la création. Quand leurs<br />

yeux irradiant de bonheur se rencontrent, Sibilla lui fait une<br />

déclaration qu’elle transcrira plus tard :<br />

Jamais la vie ne m’avait mise en présence d’un être si pur. Je<br />

ne suis pas digne du cadeau que tu me fais. Ta jeunesse est sacrée.<br />

Il ne répond pas mais très spontanément la prend dans ses<br />

bras pour rejoindre le bassin abrité où ruisselle l’eau des petites<br />

cascades, qui exhale le parfum des fougères enracinées dans les<br />

pierres. Ils entrent tout habillés dans l’eau cristalline et, comme<br />

s’ils étaient dans le Jourdain, il prononce SI-BI-LLA et la baptise<br />

avec quelques gouttes qu’il verse religieusement sur sa tête<br />

blonde. Après cette initiation, il l’embrasse sur la bouche, passant<br />

directement du premier au septième sacrement. Tenant toujours<br />

la « nouvelle épousée » dans ses bras, il sort de la piscine et franchit<br />

deux colonnes de granit tenant lieu de seuil de leur nouvelle<br />

maison. Il dépose Sibilla dans une anfractuosité recouverte de<br />

mousse et, sans mot dire, s’allonge à ses côtés pour embrasser<br />

ses mains, ses yeux, sa bouche avec une douce langueur. Ensuite,<br />

il la déshabille avec fougue. Le clapotis des cascades rythme les<br />

soupirs extatiques de leur plaisir enfin partagé.<br />

Elle se fait jeune fille. Il se fait homme.<br />

108


titre coura<br />

Le jour suivant, une fois réveillée et avant de se lever, elle<br />

passe en revue ses relations amoureuses de ces dernières années.<br />

Elle les compte sur les doigts de ses mains. Joe, le plus jeune,<br />

mais celui qui lui a fait la cour plus poétique, est le septième.<br />

À nouveau le chiffre sept ! Il représente un cycle à la fin duquel<br />

il y a une transformation, comme dans les phases lunaires.<br />

Ce jour même, elle reçoit un billet de Joe. Il lui explique que,<br />

pour mieux apprendre l’imparfait du subjonctif, il a composé la<br />

complainte amoureuse que voici :<br />

Oui, dès l’instant que je vous vis,<br />

Beauté féroce, vous me plûtes ;<br />

De l’amour qu’en vos yeux je pris,<br />

Sur le champ vous vous aperçûtes ;<br />

Mais de quel air froid vous reçûtes,<br />

Tous les soins que pour vous je pris !<br />

Combien de soupirs je rendis !<br />

De quelle cruauté vous fûtes !<br />

Il ajoute plus loin :<br />

Il faut, oh ma Sibilla, que je t’écrive des blagues pour te<br />

faire rire car tu avais l’air triste et tu devrais être un peu plus<br />

gaie depuis le 30 août.<br />

Je ne sais pas écrire, Sibilla tu le sais. D’autres t’auront écrit<br />

avec un style superbe et tu te seras laissée charmer au son de leur<br />

musique, et abandonnée à ces vilains charmants qui n’avaient<br />

pour toi qu’une passion grossière. Mais moi aujourd’hui, pauvre<br />

enfant, encore lycéen, je ne sais même pas écrire ce que me dicte<br />

mon cœur.<br />

Elle lui répond :<br />

Je ne t’ai pas repoussé car tu es la vie. Je voulais fuir,<br />

c’est vrai, j’avais l’impression d’être trop faible pour supporter<br />

cette nouvelle invitation du destin, ce don inattendu et bref, et<br />

peut-être le dernier. Je suis restée et je me laisse pénétrer par<br />

l’enchantement, je me laisse envelopper de douceur.<br />

109


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Bien que tentée de se soustraire à l’amour de ce jeune homme<br />

de l’âge de son fils, elle se sent envahie d’une fureur créatrice,<br />

louant la vie des sens. Elle écrit dans son carnet des notes et une<br />

nouvelle poésie pour Le Passage :<br />

Prodigieusement, j’oublie mes paroles de douleur, car d’autres<br />

s’élèvent, dansantes, filles de mon âme délivrée.<br />

Rythme<br />

Adolescence retrouvée,<br />

Joie de la couleur,<br />

Jeux verts du soleil au bord du fleuve,<br />

Ondes immenses ébréchées turquoise<br />

Blondeurs des rochers et des nuages<br />

Couleur, rythme<br />

Comme une blanche et noire hirondelle,<br />

L’âme te sillonne.<br />

Tout instinct <strong>sauvage</strong>, toute violence de désir, toute fierté de<br />

pensée font naufrage dans cette simple mais infinie et parfaite<br />

affirmation d’amour.<br />

Ces beaux yeux de jeune homme qui ne connaît pas la<br />

douleur, ne connaît pas la passion et jouit d’être sain et fort, me<br />

regardent en sentant simplement qu’il me plaît et en éprouvant<br />

du bonheur.<br />

Pendant tout le mois de septembre, ils se rencontrent clandestinement<br />

presque chaque nuit. Assis à son bureau où il devrait<br />

étudier dans la journée, Joe envoie à la fenêtre de la chambre de<br />

la maison d’en face le reflet du soleil dans un miroir. Selon leur<br />

code secret, cela signifie : Descends ce soir ouvrir ton portillon.<br />

À chaque rencontre, il lui offre des fleurs <strong>sauvage</strong>s qu’elle va<br />

sécher et conserver toute sa vie.<br />

En observant les traits sculpturaux du jeune homme, l’ivoire<br />

immaculé de ses dents, la couleur ambrée de son visage, elle se<br />

rend compte qu’elle aussi est attirante, mais que sa beauté avait<br />

constitué jusque-là son malheur. La première nuit, elle lui confie :<br />

110


titre coura<br />

« Lire dans les yeux des hommes l’effet que mon corps<br />

produit sur eux, leur envie de me posséder comme un objet sans<br />

âme, m’a toujours effrayée. »<br />

Maintenant qu’il se permet de la tutoyer, il lui répond :<br />

« Je veux tout savoir, tout apprendre de toi pour mieux aimer<br />

ton corps et ton âme. Tu seras ma maîtresse, mon initiatrice,<br />

l’amour de ma vie.<br />

– Comme tu parles la langue corse, tu peux comprendre<br />

l’italien. Je t’enverrai à Tunis mon premier roman autobiographique.<br />

Tu vas découvrir la différence entre mon adolescence<br />

et la tienne.<br />

– Et ce cahier où tu vas écrire les notes pour ton prochain<br />

livre, tu me permettras de le consulter pour mieux apprendre<br />

l’italien ?<br />

– Tu pourras lire là où il y aura tes marguerites comme<br />

marque-pages. »<br />

À chaque rendez-vous, il transcrit sur son bloc-notes les<br />

pages qui le concernent et il les traduit en français avec l’aide de<br />

sa maîtresse.<br />

Torses d’athlètes harmonieux, vives formes saintes comme<br />

des bronzes immortels.<br />

Celui que je caresse – une heure, mille heures dans un temps<br />

intemporel comme celui du rêve – sait-il que j’offre par ce geste<br />

le cœur éclairé de mes contemplations les plus secrètes ?<br />

L’initié adore toute la souffrance qui m’a enrichie. Il peut<br />

l’adorer cette souffrance, tissée ainsi dans la douceur de ma<br />

chair et dans la dignité de ma pensée. Je représente pour lui la<br />

plénitude de la vie, la sagesse dernière de la vie, mais il sent que<br />

je m’appartiens. Mon don et le sien peut-être nous surpassent.<br />

Cette intimité devient bientôt un exercice préliminaire à la<br />

recherche des caresses qui réchauffent le cœur, et à la jouissance<br />

amoureuse dans l’impudeur du plaisir donné et reçu.<br />

•••<br />

111


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Le 27 septembre, Joe part à contrecœur, avec sa famille,<br />

pour Tunis. La veille du départ, il confie à Sibilla que sa mère a<br />

fouillé dans son portefeuille et trouvé les lettres de l’écrivaine.<br />

D’Ajaccio, avant de s’embarquer, il lui écrit : Tu sais avec quel<br />

regret j’ai quitté Evisa. Tu peux être sûre qu’à tous les instants<br />

je penserai à toi et que j’aurai toujours l’espoir de t’avoir de<br />

nouveau près de moi.<br />

Après quelques jours, Sibilla aussi quitte Evisa et rentre en<br />

Italie. L’unique personne à qui elle confie l’histoire vécue avec Joe<br />

est son ami Scipio Slataper, qui lui reproche cette liaison. Alors<br />

elle lui envoie une lettre :<br />

Je devais continuer à vivre et la vérité n’était pas la vie. La<br />

vie était le soleil encore doux, c’était la terre parfumée, c’était<br />

le sourire pur et bon de ce garçon, c’étaient les pleurs au fond<br />

de mon cœur, en même temps que la tendresse amoureuse qui<br />

refleurissait en lui devant toutes ces choses réelles et même aussi,<br />

divines, mais en dehors de la vraie ligne de mon destin. Que dis-tu<br />

Scipio ? Que j’aurais dû plutôt me laisser mourir ?<br />

Quand il échouera à son bac pour la deuxième fois, Joe écrira<br />

à Sibilla que sa mère en tient l’écrivaine pour responsable, car<br />

celle-ci a distrait son fils. Angèle, descendante des seigneurs<br />

Leca de Vico, figure autoritaire de maîtresse femme, a décidé<br />

que son dernier-né serait médecin, qu’il le veuille ou non, et<br />

veut l’inscrire dans un internat sévère à Alger. Joe, menaçant de<br />

quitter définitivement sa famille, obtient seulement de pouvoir<br />

s’exiler à Aix-en-Provence, prétextant le désir de s’inscrire dans<br />

le prestigieux lycée Mignet, jadis fréquenté par Paul Cézanne<br />

et par Émile Zola. En réalité, il espère que Sibilla pourra plus<br />

facilement le rejoindre.<br />

Entre le 6 mars 1913 et le 29 mars 1918, Joe lui écrira vingttrois<br />

lettres, plus longues que les précédentes. Sibilla les consignera<br />

dans le deuxième fascicule de son dossier portant comme<br />

en-tête « Joe Luciani ». Elle les conservera malgré deux guerres<br />

mondiales et de nombreux changements de résidence.


titre coura<br />

Vers la Grande Guerre<br />

Les lettres de Joe d’octobre 1912 à février 1913 sont écrites par un<br />

étudiant paresseux qui, espérant toujours que Sibilla le rejoindra,<br />

se fait coller une troisième fois. Celles qu’il rédigera peu avant la<br />

guerre montreront plus de profondeur.<br />

À plusieurs reprises, il se plaint de la froideur laconique des<br />

lettres de Sibilla. Quand, pour se justifier, elle lui répond qu’elle<br />

souffre d’arthrose et l’invite à correspondre avec elle comme avec<br />

une vieille amie, le 10 février 1913, il lui écrit :<br />

Je t’écrirai toujours comme à la personne que j’adore et que<br />

je respecte, comme à la femme qui m’a fait connaître l’amour,<br />

qui m’a fait entrevoir l’avenir, qui m’a fait avoir confiance en<br />

moi, qui m’a appris à surmonter par la volonté et le courage les<br />

mystères de la vie, en un mot qui a fait de l’enfant un homme.<br />

Il a fallu notre séparation pour que je m’aperçoive à quel point<br />

je t’aimais. Ainsi les petites lettres sont devenues longues.<br />

Te souviens-tu du rêve que j’avais fait à Evisa ? Je passais en<br />

Italie et j’avais vu une femme âgée aux cheveux gris. En passant<br />

près d’elle, mon cœur avait battu si fort que je t’avais reconnue.<br />

Peut-être ce rêve se réalisera-t-il ?<br />

Sibilla, de novembre 1913 à mars 1914, s’installe à Paris et<br />

ne lui envoie pas sa nouvelle adresse. Elle ne lui confie pas que<br />

c’est la période où elle se sent différente de toute autre femme,<br />

irremplaçable, seule et maîtresse d’elle-même.<br />

113


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Chez madame Aurel, elle rencontre l’intelligentsia cosmopolite,<br />

matérialiste et progressiste du Mercure de France et revoit<br />

le peintre futuriste Umberto Boccioni, dont elle était tombée<br />

amoureuse à Milan. Elle lui avait écrit :<br />

Tu es le seul homme fort que j’ai connu.<br />

Elle reconnaît que, dans ses rapports avec des hommes<br />

déterminés, énergiques et sûrs d’eux, elle est condamnée à offrir<br />

un amour non réciproque. Ses amies parisiennes lui ont fait<br />

comprendre que Boccioni est capable de relations d’égal à égale,<br />

mais qu’il ne supporte pas chez Sibilla cette tendance à se croire<br />

indispensable à l’autre. Madame Aurel lui a dit : « Ta propension<br />

à transférer ta maternité insatisfaite dans la relation amoureuse<br />

t’amène à attirer seulement des hommes à soutenir, à protéger, à<br />

consoler. »<br />

À Paris, elle compare sa propre singularité, qui cherche à sortir<br />

héroïquement du sillon de la tradition, à celle de l’avant-garde<br />

française. Elle est chaleureusement accueillie par les écrivaines du<br />

groupe appelé Les Amazones, engagées dans la recherche d’une<br />

sexualité libre teintée de spiritualité et d’érotisme. Sibilla admire<br />

leurs tentatives pour traduire l’existence en art. Elle signe un article<br />

admiratif pour les romans de madame Aurel qui la remerciera en<br />

écrivant à Boccioni : Sibilla n’est pas une entre les grandes, elle est<br />

la plus grande dans votre pays ; c’est votre première conscience<br />

féminine. Le présent le sait, l’avenir le criera.<br />

Mais elle ne partage cependant pas complètement la veine<br />

intellectualiste et nihiliste du milieu littéraire parisien. À la<br />

formule de madame Aurel : « J’ai échappé à l’amour, donc je suis »,<br />

elle oppose son : J’aime, donc je suis.<br />

Et c’est avec son amie corse Marie-Anne Comnène qu’elle<br />

voudrait approfondir cette harmonie, cette empathie, éprouvées<br />

avec elle dans l’île, en raison du fait qu’elles sont toutes les deux<br />

dépourvues de foi surnaturelle et en même temps croyantes en<br />

une loi d’harmonie cosmique.<br />

114


titre coura<br />

En réponse à la lettre que Sibilla lui a adressée au lycée<br />

Fénelon, Marie-Anne a envoyé une invitation à se rencontrer Aux<br />

deux magots, le café littéraire de Saint-Germain-des-Prés. Sous<br />

les premiers rayons du soleil de mars, les deux femmes, assises<br />

en terrasse sur de confortables sièges Thonet en paille de Vienne,<br />

échangent des confidences sur leurs dernières expériences sentimentales.<br />

Marie-Anne, radieuse, respire la satisfaction pour sa<br />

nouvelle vie professionnelle et amoureuse. Elle confie à son amie<br />

que sa relation avec Benjamin est devenue intime et passionnée :<br />

ils se rencontrent tous les samedis dans un petit hôtel du quartier<br />

latin où elle l’invite à retirer sa cuirasse pour se consacrer<br />

à l’apprentissage de la vie amoureuse. Le lendemain de chaque<br />

rencontre, il lui écrit des phrases passionnées faisant allusion au<br />

nirvana qui les emporte dans une communion extatique empreinte<br />

de sensualité audacieuse. Maïa sort de son sac un paquet d’enveloppes<br />

liées par un ruban rouge et le donne à son amie :<br />

« Je t’en prie, Rina, traduis en italien ces petits mots. J’adore<br />

ta langue maternelle ainsi que ta façon de rendre musicaux les<br />

mots d’amour. »<br />

Sibilla sort une feuille de la première enveloppe et constate<br />

qu’elle est adressée à Marion, amie, sœur, amante. Le nouveau<br />

prénom de Marie-Anne ainsi que la signature A-INI piquent sa<br />

curiosité, et elle poursuit sa lecture : Je croyais avoir terminé mon<br />

apprentissage de la vie amoureuse, mais c’est de toi que je sortirai<br />

adulte accompli. Tu es idole et maîtresse, dans le double sens de<br />

celle qui m’enseigne et de celle qui m’aime.<br />

Sibilla réfléchit à cette déclaration de Benjamin qui, bien que<br />

n’en étant pas à sa première relation sexuelle, reconnaît sa bienaimée<br />

comme son initiatrice, et s’exclame :<br />

« Maintenant j’ai compris : A-INI est l’acronyme de AMOUR<br />

INITIATIQUE ! Qu’est-ce que tu lui as appris qu’il ne savait pas<br />

encore ?<br />

– Lis les quatre autres feuilles et tu vas comprendre. »<br />

115


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Comme s’il s’agissait de précieux parchemins ou de réponses<br />

des oracles, Sibilla sort les feuilles des enveloppes et lit :<br />

Donne-moi l’endroit le plus secret de toi pour que je le caresse.<br />

J’ai eu ton spasme.<br />

Mon doigt te conduit <strong>sauvage</strong>ment où ta chair l’exige et ma<br />

chair suit l’impulsion de la tienne.<br />

Aimons la pureté de nos étreintes profondes et sans retenue.<br />

« Je suis contente pour toi, dit Sibilla. Pour ma génération,<br />

il était inconcevable que les femmes se montrent actives dans<br />

leurs relations sexuelles. Et malheureusement, la plupart des<br />

mâles continuent à évacuer leur excès d’énergie érotique avec<br />

des femelles qui, pour de l’argent, leur donnent l’illusion d’une<br />

virilité déifiée.<br />

– Grâce à la rébellion de votre génération, nous ne renierons<br />

plus notre jardin secret pour le plaisir exclusif de l’autre. Nous<br />

délogerons l’éros des maisons closes et des mariages forcés où<br />

il est encore confiné. Nous entraînerons nos compagnons dans<br />

une sphère transcendante, leur apprenant à nous respecter, à<br />

sacraliser notre sexe comme à l’époque de la déesse mère. »<br />

•••<br />

Peu de mois après, Benjamin sera appelé à prendre les armes.<br />

Du front, il écrira à sa fiancée, qu’il a renommée Marion :<br />

Comme nous avons bien fait de nous élancer à l’assaut<br />

l’un de l’autre ! T’avoir sous mes doigts, sous mes lèvres et te<br />

parcourir, te ravir, t’absorber et jouir d’un plaisir écrasant, d’une<br />

joie qui ferme les portes de la plus satanique douleur. Ayant<br />

appris à détester la guerre, j’apprends à aimer comme je n’ai<br />

jamais aimé.<br />

Quand Sibilla quitte Paris et rentre en Italie, elle trouve à<br />

l’une de ses différentes adresses une lettre du 27 avril 1914 signée<br />

« J. Luciani<br />

7 e Groupe d’artillerie à pied.<br />

116


titre coura<br />

En subsistance à la 2 e batterie. BIZERTE ».<br />

Hélas les temps ont bien changé. Je suis militaire, bien triste,<br />

bien dégoûté de cette guerre qui s’annonce, sans plus le moindre<br />

espoir de te revoir.<br />

Elle lui répond :<br />

La guerre n’est pas une création de la femme. La guerre est<br />

toujours décidée contre la volonté des femmes. Le journalisme<br />

patriotique appelle ça « l’heure virile » où le bien croit pouvoir<br />

se fonder sur le mal, l’héroïsme sur la lâcheté, l’espoir sur le<br />

désespoir. La guerre n’exalte jamais les femmes. Mais elle exalte<br />

la plupart des hommes, même les planqués.<br />

C’est ça, la folie que masque leur « raison ».<br />

La guerre seule est capable d’unir ceux qui ne savent pas<br />

aimer, ne savent pas aspirer au monde spirituel.<br />

Dans une autre lettre, du 29 juin 1914, Joe écrit :<br />

J’ai reçu ta lettre pendant que j’étais en manœuvres. Il y a<br />

des jours où je suis résigné, indifférent. Il y a des jours où je me<br />

sens révolté de me voir traité comme une véritable brute, une<br />

machine sans âme. Tu me dis que tu rêves de faire une folie en<br />

venant à Bizerte, mais que cet été c’est impossible. Donc aucun<br />

espoir.<br />

Le 14 août 1914, il lui écrit que, si on l’envoie au front, il<br />

fera son devoir et que, s’il s’agissait de faire le sacrifice de sa<br />

vie, sa dernière pensée serait : Pour toi qui m’as fait savoir que<br />

j’avais un cœur, toi qui m’as fait connaître la vie, le bonheur<br />

et la tristesse.<br />

Et le 13 septembre 1914 : Tu me dis que tu es beaucoup<br />

plus âgée, que tu commences à avoir des cheveux blancs. Je te<br />

réponds que je ne t’en aime que davantage. Seule tu es femme.<br />

Seul je commence à être homme. Nous ne sommes plus que<br />

deux cœurs bien unis pour toujours, deux âmes qui ne peuvent<br />

se séparer.<br />

Je t’aime comme aux premiers jours.


titre coura<br />

De l’amour fou à l’amour éternel<br />

L’aberration de la guerre a des répercussions différentes sur la vie<br />

amoureuse de Sibilla Aleramo et sur celle de son amie Marie-Anne<br />

Comnène. Le 9 mars 1916, Marie-Anne se marie à Paris avec son<br />

bien-aimé Benjamin Crémieux, tandis que Sibilla ne répond plus<br />

aux lettres de Joe. Elle a lu les Chants orphiques du poète maudit<br />

Dino Campana dont le lyrisme sensuel fait jaillir en elle l’amour<br />

comme une déflagration.<br />

Le tout-Florence parle de Dino Campana comme d’un vagabond<br />

anarchiste et fou, mais elle veut faire sa connaissance et,<br />

en demandant à le rencontrer, lui écrit :<br />

Je ferme ton livre, je dénoue mes tresses. Oh cœur <strong>sauvage</strong>,<br />

cœur musicien !<br />

Étonné que la femme la plus belle et la plus courtisée de<br />

Florence s’intéresse à lui, Dino lui donne rendez-vous sur les<br />

collines autour de Marradi, son village natal. Elle le rejoint le 3 août<br />

par le train, puis en autobus et enfin à pied. Ce seront trois jours<br />

de passion brûlante dans la nature <strong>sauvage</strong> des Apennins toscans<br />

à la belle étoile, sous la constellation du Lion. Tous deux étaient<br />

nés sous le signe du Lion : elle quarante ans auparavant, lui trente.<br />

Les deux amants se retrouvent au cours des mois suivants,<br />

mais la jalousie de Dino vient rompre le sortilège.<br />

119


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Les amis de Sibilla, qui assistent à leurs litiges, sont effrayés<br />

de cette nouvelle aventure, la plus tourmentée de ses relations<br />

amoureuses.<br />

Ils lui disent : « D’abord un enfant, puis un fou. Tu prends ce<br />

que la guerre te laisse. »<br />

Hautaine, elle répond :<br />

« C’est un poète <strong>sauvage</strong>, lui. Et moi une errante. Vous<br />

n’aimez que les poètes de salon. »<br />

Et elle se donne pour mission de l’arracher à la folie.<br />

Sur un fragment de feuille, peut-être le brouillon d’un poème<br />

lyrique envoyé à Dino, elle écrit :<br />

Roses il foulait aux pieds dans son délire<br />

ainsi que mon corps blanc qu’il aimait.<br />

À chaque ecchymose je me prosternais<br />

oh gémissement vain, oh créature !<br />

Roses il foulait aux pieds, le poing descendait,<br />

ainsi que le fou crachat sur mon front qu’il adorait.<br />

Féroce son mal plus que mon martyre.<br />

Mais maintenant que je me suis enfuie, que je meure de son mal.<br />

Sibilla décide de lui faire consulter un célèbre psychiatre<br />

qui conseille un séjour dans un établissement spécialisé, mais<br />

Dino refuse l’internement et préfère se soigner en vagabondant<br />

dans la nature. Elle continue de l’aider de loin en lui envoyant<br />

de l’argent et en lui permettant de s’installer dans le Piémont<br />

chez deux femmes, mère et fille, qui l’accueillent et acceptent<br />

ses bizarreries, sans en faire un drame. Mais toute tentative de<br />

l’arracher à son mal de vivre échoue. Dino Campana sera interné<br />

définitivement dans un asile psychiatrique en 1917. Le certificat<br />

d’hospitalisation indique qu’il souffre d’aliénation mentale.<br />

La réponse à un fol amour qui n’a plus d’espoir se trouve<br />

dans une envolée lyrique de Dino Campana. Pendant toute sa<br />

longue vie, Sibilla conservera cette feuille, écrite au crayon,<br />

accompagnée de roses fanées dont elle avait enlevé les épines,<br />

symbole de sa lutte pour ne pas sombrer, elle aussi, dans la folie.<br />

120


titre coura<br />

En un instant<br />

sont fanées les roses,<br />

les pétales tombés<br />

car je ne pouvais pas oublier les roses.<br />

Nous les cherchions ensemble.<br />

Nous avions trouvé des roses<br />

C’étaient ses roses, c’étaient mes roses.<br />

Ce voyage nous l’appelions amour.<br />

Avec notre sang et avec nos larmes nous ramassions les roses<br />

qui brillaient un instant au soleil du matin.<br />

Nous les avons laissées flétrir sous le soleil parmi les ronces<br />

les roses qui n’étaient pas nos roses,<br />

mes roses, ses roses.<br />

Et ainsi nous avons oublié les roses.<br />

Après l’heureuse parenthèse corse avec Joe, le seul amant<br />

par lequel elle n’ait pas été abandonnée, elle consignera, dans<br />

son journal intime, le bilan de sa vie amoureuse, la qualifiant de :<br />

Bouleversement tragique dans un tourbillon, ayant vraiment<br />

quelque chose d’effrayant, de tentatives amoureuses se terminant<br />

toutes en échecs.<br />

Le jour de l’Épiphanie de 1946, Sibilla s’inscrit au parti<br />

communiste et confie dans son journal intime :<br />

Le tutoiement utilisé entre camarades me procure un effet<br />

exaltant ainsi qu’émouvant. Je me sens un peu comme une<br />

catéchumène.<br />

Elle ne cesse de répéter à ses amis :<br />

« Le sentiment de l’amour est invincible en moi, tout comme<br />

peut l’être la foi dans l’âme d’un croyant. Mon engagement politique<br />

et social répond à mon besoin de donner de l’amour, non<br />

plus à un seul homme mais à l’humanité toute entière. »<br />

Dans ce nouvel entourage de militants, de nombreux ouvriers<br />

la considèrent comme la poétesse du peuple. Cela reconnecte<br />

Sibilla au mysticisme visionnaire de son enfance, au temps où<br />

elle se nommait Rina. Une Rina qui, enfant, cueillait une rose dans<br />

121


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

son jardin pour l’apporter à la cathédrale de Milan. Elle ne l’offrait<br />

pas à Notre-Dame-de-l’Aide, dite la Madone des riches, mais elle<br />

préférait la déposer sous le tableau de Notre-Dame-des-Roses, la<br />

Madone des pauvres.<br />

Le 17 février 1948, dans la mansarde de la rue Margutta à<br />

Rome, où elle vit dans une longue et totale indigence, à court de<br />

combustible, Sibilla brûle des paquets entiers de vieilles lettres<br />

dans le poêle pour se réchauffer. Dans son journal intime, elle écrit<br />

avoir relu celles de Joe :<br />

Mots naïfs et très doux, dans leur pureté absolue. Depuis<br />

1918 je n’ai plus entendu parler ni de lui ni de sa famille. Il était<br />

soldat dans cette guerre. Aura-t-il survécu ? Se sera-t-il marié ?<br />

Il méritait le bonheur, le jeune Joe. Je ne brûlerai pas ses lettres<br />

comme celles d’autres, autant passionnées mais égoïstes.<br />

Le lendemain, elle envoie une lettre à l’ancienne adresse des<br />

Luciani à Tunis en demandant des nouvelles, après trente-six ans<br />

de silence. Au mois d’avril, elle reçoit une missive de Joe :<br />

Joseph Luciani<br />

Pharmacie de 1 ère classe<br />

de la faculté de Montpellier<br />

Chère Madame. Votre lettre m’a apporté une grande joie car<br />

j’avais reconnu votre écriture avant d’ouvrir l’enveloppe. Je me<br />

souviens vous avoir envoyé plusieurs lettres qui sont restées sans<br />

réponse. Mon père est mort il y a huit ans. Ma mère et l’oncle<br />

Paul, 76 et 81 ans, se portent bien. Ma sœur est grand-mère et<br />

habite Paris avec sa fille et deux petites-filles. J’ai un enfant qui<br />

fait ses études à Paris. Il a 19 ans.<br />

Sibilla note la froide et distante réponse du pharmacien<br />

embourgeoisé, qui cependant fait discrètement allusion au fait<br />

que son fils a le même âge que celui qu’il avait quand il a connu<br />

bibliquement Sibilla à Evisa.<br />

Elle lui répond avec tendresse qu’il restera, pour elle, le jeune<br />

Joe, le seul qui ait vraiment su l’aimer. En mai, elle reçoit une<br />

nouvelle lettre de Joe qui, cette fois, la tutoie à nouveau. Il écrit<br />

122


titre coura<br />

qu’il a décidé de passer l’été à Evisa, car ne pas revoir les lieux<br />

de leur amour lui manque depuis une dizaine d’années. Sur une<br />

photo prise par ses voisins de la scierie Colonna en juillet 1948,<br />

on voit Joe qui marche côte à côte avec son fils Charles. Joe<br />

avait peut-être l’intention de l’expédier à Sibilla accompagnée<br />

de quelques mots :<br />

« Comme tu le vois, ton jeune Joe a maintenant 56 ans.<br />

J’accompagne mon fils à La Madre et dans les autres lieux où<br />

nous avons vécu notre grand amour. Dommage que tu l’aies voulu<br />

si bref.<br />

Du reste, je lui ai fait lire cette maxime de Nietzsche :<br />

“Le vrai amour pense à l’instant et à l’éternité, jamais à<br />

la durée.” »<br />

Le 3 avril 1950, Sibilla rédige ses « Données biographiques ».<br />

À propos de Joe, elle écrit :<br />

Le jeune tomba amoureux. Après quelques semaines<br />

j’acceptais, comme un don, son amour ingénu, très frais comme<br />

une gorgée d’eau provenant de ces pics <strong>sauvage</strong>s et parfumés.<br />

J’ai aimé ce jeune homme qui me rattachait à la vie ainsi qu’à<br />

la poésie.<br />

•••<br />

Rina Faccio et Sibilla Aleramo, enfin réunies, reposent à<br />

l’emplacement 61 du cimetière monumental de Campo Verano,<br />

à Rome.<br />

Sur la pierre tombale est gravée l’épitaphe :<br />

Poète qui croit à un temps dans lequel la terre sera digne<br />

du blé, de l’olivier et de la rose.<br />

À côté de l’urne, un rosier refleurira chaque printemps.<br />

FIN


titre coura<br />

Sibilla Aleramo et la Corse<br />

1. Sibilla Aleramo<br />

125


2. Marie-Anne Comnène dans son bureau parisien<br />

<strong>Pudeur</strong> Sauvage


3. Sibilla Aleramo et Titine Luciani (?) Evisa, 1912.


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

4. Titine Luciani, Sibilla Aleramo et Joe Luciani,<br />

château des Luciani, Evisa, 1912.


titre coura<br />

Post-scriptum<br />

Luisella Veroli<br />

« Le 14 août, je fêterai mes 36 ans en Corse, comme autrefois Sibilla<br />

Aleramo ».<br />

Je me le répétais encore et encore au cours de ma première<br />

traversée, en 1982, de Livourne à Bastia, enchantée par les<br />

couleurs de la mer. À l’approche des côtes, les parfums poivrés<br />

du maquis corse m’enivrèrent, me faisant revivre les bonheurs<br />

de mon enfance au contact de la nature vierge et préservée de<br />

mon village montagnard.<br />

Après avoir exploré l’île de long en large à bord de notre<br />

camping-car, j’ai convaincu mon mari de s’arrêter sur une<br />

plage ombragée entre Sagone et Cargèse. Nous n’étions pas<br />

très loin d’Evisa, ou, plus précisément, selon les mots de Sibilla<br />

Aleramo, de la rupestre Evisa. C’est dans ce village montagneux<br />

que l’écrivaine, dont j’avais lu le journal intime (Diario<br />

di una donna, Feltrinelli, 1978), avait séjourné de juin à<br />

octobre 1912. Ici, elle aurait composé ses premières poésies,<br />

soulevant les voiles de son âme avec une pudeur <strong>sauvage</strong>,<br />

une <strong>sauvage</strong> nudité. Ici, précisément le 14 août 1912, jour de<br />

son trente-sixième anniversaire, elle avait donné naissance à<br />

un nouveau projet d’écriture, avant-gardiste pour l’époque :<br />

129


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

Dévoiler l’identité féminine dans sa différence vis-à-vis de<br />

l’identité masculine, réformer la conscience de l’homme, créer la<br />

conscience de la femme.<br />

Sortir de soi, s’auto-analyser pour se connaître intimement.<br />

Transformer sa vie intérieure en écriture pour aider d’autres<br />

femmes à valoriser leur propre âme.<br />

En 1982, le camping <strong>sauvage</strong> était encore toléré. Mon fils<br />

se lia d’amitié avec un petit garçon italien et ses trois sœurs.<br />

Ensemble ils baptisèrent « Paradiso » la plage où ils jouaient<br />

toute la journée et où les familles ajacciennes nous défiaient,<br />

nous les Italiens, au football, au volley-ball, à la natation. Le<br />

soir, on trinquait, on chantait, on dansait. À la fin de l’été, les<br />

enfants obtinrent de leurs parents la promesse de revenir au<br />

Paradiso. Ainsi, au fil des années, nous nous retrouvions sur la<br />

même plage, et la Corse devint l’île de mon cœur, objet de mes<br />

recherches archéo-mythologiques et ethnographiques.<br />

Je me demandais souvent ce qui avait pu déterminer Sibilla<br />

à rejoindre l’île, seule, sans que personne ne l’attende. Alors, de<br />

retour à Milan, je passais des heures à la bibliothèque, lisant tout<br />

ce qu’elle avait publié. La lecture de son journal intime m’avait<br />

appris qu’elle avait vécu une histoire d’amour à Evisa avec le jeune<br />

Joe Luciani et, intriguée, je m’interrogeais… Pourquoi n’avaitelle<br />

pas transformé en œuvre littéraire cette aventure, comme<br />

elle l’avait fait plus tard pour ses autres amants ? Pourquoi, lors<br />

de ses multiples périodes de précarité, n’avait-elle pas jeté au<br />

feu, par manque de bois, ses lettres, comme elle l’avait fait avec<br />

d’autres documents ?<br />

Ce furent les archives du Fonds Sibilla Aleramo, de l’Institut<br />

Gramsci de Rome, qui comblèrent ma curiosité. J’y ai<br />

trouvé deux fascicules fermés par des clips métalliques rouillés,<br />

portant l’en-tête Joe Luciani, rencontré en Corse août-septembre<br />

1912, de la plume de l’écrivaine. Le premier fascicule contenait<br />

130


titre coura<br />

quarante-trois documents datant d’octobre 1912 à février 1913 :<br />

billets divers, cartes postales, fleurs séchées qu’il lui avait offerts<br />

à Evisa, suivis des lettres, rédigées par le lycéen amoureux,<br />

encore sous enveloppe d’origine, avec les différentes adresses<br />

de Sibilla, alors sans domicile fixe. Le second fascicule abritait<br />

des missives écrites entre le 6 mars 1913 et le 29 mars 1918 par<br />

le jeune homme devenu soldat, soit sur le front de guerre, soit à<br />

l’hôpital militaire où il fit un passage pour des orteils gelés, soit<br />

en Tunisie où il passait ses permissions.<br />

À cette époque, les archives n’étant pas informatisées, je me<br />

suis rendue plusieurs fois à Rome pour retranscrire à la main ces<br />

documents sur de grands agendas que les banques offraient aux<br />

clients et que j’emportais toujours dans mon sac.<br />

En Italie, j’allais à la recherche des maisons et des hôtels où<br />

Sibilla avait séjourné, en errante et libre amante, pour interroger<br />

les nouveaux propriétaires, et aussi pour me baigner dans les eaux<br />

thermales où elle se rendait afin de se soigner.<br />

De retour en Corse, j’empruntais les sentiers qu’elle avait<br />

parcourus avec Joe en calèche, à pied, à cheval, jouissant des<br />

panoramas qu’elle avait décrits.<br />

À Evisa, au début des années quatre-vingt, personne n’avait<br />

gardé Sibilla en mémoire, mais les anciens, certains plus que<br />

centenaires comme Paolo Andreotti, se donnèrent beaucoup<br />

de mal pour me mettre en contact avec la famille et les amis<br />

des Luciani. Au cours d’une visite à U Castellu, leur résidence,<br />

je fus émue en reconnaissant, telles que décrites dans les lettres,<br />

la chambre de Joe ainsi que celle louée par Sibilla dans la petite<br />

maison en face, restées comme elles étaient alors, au temps de<br />

la Belle Époque.<br />

À partir de 2017, dans la grande maison construite pierre<br />

à pierre par ma famille dans le maquis proche de Paradiso, lieu<br />

devenu depuis une petite communauté solidaire franco-italienne,<br />

131


<strong>Pudeur</strong> Sauvage<br />

j’ai commencé à mettre par écrit le voyage de Sibilla. Je souhaitais<br />

le romancer tout en restant fidèle aux documents historiques, que<br />

j’ai soulignés par de l’italique dans le texte. Je voulais m’amuser,<br />

en imaginant des dialogues entre les personnages existant réellement<br />

sur l’île en 1912. En particulier, je désirais raconter l’amitié<br />

de Sibilla avec l’écrivaine Marie-Anne Comnène dont j’avais lu<br />

les romans à la bibliothèque de Cargèse, d’où elle est originaire.<br />

La rencontre récente avec ses petites-filles France et<br />

Nathalie Crémieux m’a aidée à persévérer. Nathalie, qui a<br />

conservé avec amour la maison de Cargèse comme elle fut<br />

construite par ses ancêtres, m’a fait visiter la chambre où vraisemblablement<br />

Sibilla avait été accueillie. Elle m’a lu aussi<br />

les lettres d’amour de son grand-père Benjamin Crémieux à<br />

sa grand-mère Marie-Anne Comnène. France, me confiant les<br />

photos de ses grands-parents tout jeunes, m’a inspiré le récit<br />

de la première rencontre de Sibilla avec Marie-Anne Comnène<br />

et Benjamin Crémieux.<br />

Je dois à Robert Colonna d’Istria, qui m’a dédicacé, le<br />

15 mars 2020, son livre fraîchement publié, La Femme qui<br />

voulait écrire des romans d’amour, d’avoir pris la décision<br />

de confier Pudore selvaggio – l’estate in Corsica di Sibilla<br />

Aleramo à mon éditeur italien.<br />

Pour nous, femmes, on le sait, publier s’apparente à un<br />

accouchement. Craignant une dépression post-partum, nous<br />

réinvestissons nos écrits à l’infini, comme la protagoniste du<br />

récit de Robert Colonna d’Istria.<br />

Il m’a fallu le premier confinement forcé pour achever<br />

Pudore selvaggio et le deuxième pour en coordonner la traduction<br />

en français.<br />

Mon amie Alda Merini m’a aidée à dépasser la peur d’être<br />

affectée par le virus et l’angoisse de rester toute seule dans ma<br />

grande maison vide. Je l’ai imaginée, assise sur un nuage, me<br />

répétant depuis le ciel :


« Écris, transforme tes fantasmes en littérature et n’oublie<br />

pas que moi, à 70 ans, je suis tombée amoureuse et devins<br />

jeune fille. »


titre coura<br />

Remerciements<br />

Du fond du cœur merci à chacune de mes amies, à chacun de mes<br />

amis, qui ont fait en sorte que l’aventure de la rédaction en français<br />

de Pudore selvaggio ne soit pas une course solitaire.<br />

Je tiens à remercier Nathalie Crémieux pour son soutien<br />

à mon projet de publication, pour son écoute attentive lors<br />

de ma lecture du manuscrit en italien et pour ses conseils<br />

et suggestions.<br />

Merci à Laura Benedetti pour le premier jet de la traduction,<br />

à Hélène Chavanne pour m’avoir généreusement accompagnée<br />

dans la toilette du texte, ainsi qu’au comité de relecture et<br />

correction finale : Marie et Pierre-Guy Paris, Irène et Jean-<br />

Pierre Bérenguier, Patricia Soumarmon, Paola Broggi, Patricia<br />

Ceccaldi, Marie Marini, Isabelle Paoli, Dany Vernier, sa sœur<br />

et son fils.<br />

Je remercie également France Crémieux, les familles de<br />

Cargèse, d’Evisa (Andreotti, Ceccaldi, Castellani) et de Vico (Leca)<br />

qui m’ont ouvert les portes de leurs maisons, de leurs archives de<br />

photos d’époque, qui m’ont raconté les histoires qui ont inspiré<br />

les personnages corses de mon récit.


Achevé d’imprimer<br />

en janvier 2024<br />

6, Boulevard Fred Scamaroni<br />

Dépôt légal<br />

2 e trimestre 2024<br />

isbn<br />

978-2-8241-1358-6<br />

maquette et mise en page<br />

Valérie Biancarelli<br />

Albiana<br />

4, rue Emmanuel-Arène – 20000 Ajaccio<br />

Tél. : 04 95 50 03 00<br />

info@albiana.fr<br />

www.albiana.fr<br />

© Tous droits de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Albiana 2024.

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