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La_democratie_en_question_03112023

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QUESTION<br />

DE DÉMOCRATIE<br />

<strong>La</strong> démocratie <strong>en</strong> <strong>question</strong><br />

Sous la direction de<br />

Nicolas Sorba<br />

UNIVERSITÀ DI CORSICA


Question de démocratie<br />

<strong>La</strong> démocratie <strong>en</strong> <strong>question</strong>


Nicolas Sorba<br />

Directeur<br />

Question de démocratie<br />

<strong>La</strong> démocratie <strong>en</strong> <strong>question</strong><br />

Cet ouvrage a reçu le souti<strong>en</strong><br />

de l’Università di Corsica Pasquale Paoli


7<br />

AVANT-PROPOS<br />

PROBLÉMATISER LA DÉMOCRATIE À TRAVERS<br />

UNE RÉSIDENCE SCIENTIFIQUE<br />

Nicolas SORBA<br />

Professeur des universités<br />

Università di Corsica – UMR CNRS 6240 LISA<br />

INTRODUCTION<br />

Les 1, 2 et 3 juin 2022, le c<strong>en</strong>tre culturel de l’Università di Corsica a<br />

expérim<strong>en</strong>té une « résid<strong>en</strong>ce sci<strong>en</strong>tifique ». Ent<strong>en</strong>dez une r<strong>en</strong>contre interdisciplinaire<br />

<strong>en</strong>tre chercheurs invités et doctorants autour d’une notion. Les articles<br />

de ce recueil éman<strong>en</strong>t des riches échanges qui ont eu lieu durant ces trois jours.<br />

Pour les doctorants, il s’agissait <strong>en</strong> fait d’un chall<strong>en</strong>ge. En effet, ils ont<br />

prés<strong>en</strong>té une communication orale avec comme contrainte de <strong>question</strong>ner la<br />

démocratie, notion fil rouge de la résid<strong>en</strong>ce, découverte par les doctorants seulem<strong>en</strong>t<br />

le premier jour des r<strong>en</strong>contres.<br />

<strong>La</strong> résid<strong>en</strong>ce sci<strong>en</strong>tifique s’est déroulée <strong>en</strong> trois temps correspondant à trois<br />

activités distinctes. Le premier jour a été consacré aux communications faites par<br />

les confér<strong>en</strong>ciers invités qui, eux, connaissai<strong>en</strong>t la thématique des r<strong>en</strong>contres bi<strong>en</strong><br />

<strong>en</strong> amont. Ces chercheurs étai<strong>en</strong>t aussi membres du jury du chall<strong>en</strong>ge. Le l<strong>en</strong>demain,<br />

les doctorants ont travaillé leurs communications sous l’œil bi<strong>en</strong>veillant<br />

des chercheurs invités vadrouillant d’un doctorant à un autre pour les conseiller<br />

et ori<strong>en</strong>ter. Le troisième jour, les doctorants ont eu chacun <strong>en</strong>tre quinze et vingt<br />

minutes pour prés<strong>en</strong>ter, sous la forme d’une communication orale, les travaux<br />

de la veille. Les délibérations et la remise des prix qui a suivi ont été l’occasion<br />

de relever la qualité de l’<strong>en</strong>semble des travaux prés<strong>en</strong>tés malgré les <strong>en</strong>combres<br />

volontairem<strong>en</strong>t placés pour l’exercice.<br />

<strong>La</strong> démocratie comme notion fil rouge<br />

<strong>La</strong> g<strong>en</strong>èse de la resid<strong>en</strong>za sc<strong>en</strong>tifica débute avec l’idée d’organiser une<br />

r<strong>en</strong>contre <strong>en</strong>tre Alain Gagnon, professeur <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces politiques à l’Université


8 <strong>question</strong> de démocratie<br />

avant-propos<br />

9<br />

du Québec, et Jacques Thiers, professeur émérite de l’Università di Corsica.<br />

Ce dernier ayant traduit <strong>en</strong> langue corse plusieurs ouvrages du chercheur québécois.<br />

À l’ouverture de la resid<strong>en</strong>za sc<strong>en</strong>tifica, Jacques Thiers n’a d’ailleurs pas manqué<br />

de donner des détails sur cette fructueuse collaboration. Nous voulions profiter de<br />

la prés<strong>en</strong>ce d’Alain Gagnon à l’Università di Corsica pour organiser une réflexion<br />

plus large sur ses thématiques de travail. L’idée de la résid<strong>en</strong>ce a ainsi germé<br />

avec une conceptualisation originale où des confér<strong>en</strong>ciers invités aiguillai<strong>en</strong>t des<br />

étudiants lors d’un défi.<br />

<strong>La</strong> démocratie étant une préoccupation récurr<strong>en</strong>te dans les travaux d’Alain<br />

Gagnon, la notion a été choisie pour la resid<strong>en</strong>za sc<strong>en</strong>tifica. De plus, sa transversalité<br />

permet une r<strong>en</strong>contre pluridisciplinaire, répondant ainsi à une des volontés<br />

préalables. L’impossibilité pour Alain Gagnon de rejoindre la Corse et de participer<br />

à la résid<strong>en</strong>ce sci<strong>en</strong>tifique n’a pas freiné les velléités.<br />

Notre <strong>en</strong>vie de <strong>question</strong>ner par divers champs sci<strong>en</strong>tifiques la démocratie a<br />

pris le dessus. Il faut dire qu’au milieu de la polycrise que nous traversons, dans<br />

cet <strong>en</strong>semble complexe de crises <strong>en</strong>tremêlées et interdép<strong>en</strong>dantes (sanitaire, économique,<br />

migratoire, climatique, militaire, énergétique…), la crise démocratique<br />

est de plus <strong>en</strong> plus évoquée. Travailler sur la démocratie, c’est aussi, <strong>en</strong> fin de<br />

compte, être à peu près certain d’aborder une thématique d’actualité tellem<strong>en</strong>t le<br />

concept est mouvant et s’adapte continuellem<strong>en</strong>t à la situation, à la conjoncture,<br />

au lieu et à l’époque.<br />

<strong>La</strong> Corse n’est pas épargnée par le phénomène avec, me semble-t-il, des<br />

singularités notamm<strong>en</strong>t dans le discours politique insulaire et la surutilisation du<br />

terme « démocratie ». Lors de l’introduction de la resid<strong>en</strong>za sc<strong>en</strong>tifica, à l’aide<br />

d’un montage vidéo, tiré d’interviews de Gilles Simeoni, présid<strong>en</strong>t de l’exécutif<br />

de Corse, j’ai t<strong>en</strong>té de dévoiler certains particularismes. L’objectif n’était pas<br />

d’analyser <strong>en</strong> profondeur les propos mais simplem<strong>en</strong>t d’introduire la resid<strong>en</strong>za<br />

sc<strong>en</strong>tifica avec une illustration de l’emploi du terme, où les acceptions peuv<strong>en</strong>t<br />

s’avérer complexes. Le présid<strong>en</strong>t de l’exécutif de Corse évoque une « lutte<br />

démocratique » (singulièrem<strong>en</strong>t pour s’opposer à ceux qui serai<strong>en</strong>t pour une<br />

lutte armée ?) ou un « déni de démocratie » (pour stigmatiser la position rigide<br />

de l’État français face aux rev<strong>en</strong>dications de son parti), ou <strong>en</strong>core un « raz-demarée<br />

démocratique » avec une « révolution démocratique » (pour caractériser la<br />

large victoire de son parti lors des élections territoriales comme si les précéd<strong>en</strong>tes<br />

élections étai<strong>en</strong>t faussées par la fraude électorale ?).<br />

Lors de la création du montage vidéo, ce qui m’a frappé, c’est la facilité pour<br />

moi de trouver dans les interviews de Gilles Simeoni le terme « démocratie ».<br />

Pourtant, dans la plupart des interv<strong>en</strong>tions utilisées pour le montage, si l’on<br />

retire le mot « démocratie », cela ne change pas vraim<strong>en</strong>t la quiddité du discours.<br />

Ce constat, qui peut sembler anecdotique, ne révèle-t-il pas une crise sous-jac<strong>en</strong>te<br />

où, pour chaque acte, la couverture démocratique devrait être utilisée pour parer<br />

les divers soupçons qui pourrai<strong>en</strong>t se dresser ? Interroger la démocratie a donc<br />

aussi un intérêt intrinsèquem<strong>en</strong>t local.<br />

Des invités inspirés<br />

Lors du montage d’un événem<strong>en</strong>t de ce type, un large choix de confér<strong>en</strong>ciers<br />

s’offre aux organisateurs. Parmi les critères ret<strong>en</strong>us pour réaliser la complexe<br />

sélection, le fait d’avoir porté une réflexion, dans la démarche de recherche,<br />

sur la démocratie figurait tout <strong>en</strong> haut de cette liste très loin d’être exhaustive.<br />

L’autre élém<strong>en</strong>t majeur pour l’aide à la sélection reposait sur la pluridisciplinarité<br />

afin d’avoir des approches variées. Notre choix a permis d’ouvrir un large panel<br />

avec des spécialistes du droit public, de la politique insulaire, des sci<strong>en</strong>ces du<br />

langage, du domaine corse, de l’histoire contemporaine, de la communication et<br />

de la didactique des langues.<br />

Face à l’impossibilité de dernière minute de rejoindre Corti pour Albin<br />

Wag<strong>en</strong>er, maître de confér<strong>en</strong>ces <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ces du langage à l’université catholique<br />

de l’Ouest à Angers, les chercheurs invités prés<strong>en</strong>ts étai<strong>en</strong>t au nombre de six. Les<br />

voici prés<strong>en</strong>tés dans l’ordre chronologique de leur interv<strong>en</strong>tion lors du premier<br />

jour de la résid<strong>en</strong>ce :<br />

– Wanda Mastor, juriste, professeur de droit public, membre de l’IRDEIC,<br />

C<strong>en</strong>tre d’excell<strong>en</strong>ce Jean Monnet. Elle est directrice du C<strong>en</strong>tre de droit comparé<br />

de l’université Toulouse 1 Capitole, et reconnue comme l’une des meilleurs<br />

spécialistes français des <strong>question</strong>s de constitutionnalité.<br />

– Fazi André, politologue, maître de confér<strong>en</strong>ces <strong>en</strong> sci<strong>en</strong>ce politique à<br />

l’Università di Corsica, est membre de l’UMR CNRS 6240 LISA. Ses travaux<br />

port<strong>en</strong>t notamm<strong>en</strong>t sur les institutions comparées, les systèmes politiques insulaires<br />

et les comportem<strong>en</strong>ts politiques.<br />

– Ser<strong>en</strong>a Talamoni, docteure <strong>en</strong> histoire contemporaine et philosophy in<br />

communication sci<strong>en</strong>ces, qualifiée aux fonctions de maître de confér<strong>en</strong>ces,<br />

travaille sur l’évolution de l’imaginaire politique de la société insulaire de la<br />

période contemporaine.<br />

– Anne-Christel Zeiter, maître d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t et de recherche à l'université<br />

de <strong>La</strong>usanne, est spécialiste <strong>en</strong> didactique des langues étrangères et de la socialisation<br />

langagière.<br />

– Bruno Maurer, professeur ordinaire et directeur de l’École de français<br />

langue étrangère de l’université de <strong>La</strong>usanne, dont les recherches concern<strong>en</strong>t les<br />

politiques linguistiques éducatives et la méthodologie d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>t-appr<strong>en</strong>tissage<br />

des langues étrangères.<br />

– Alain Di Meglio, professeur des Universités, vice-présid<strong>en</strong>t du conseil<br />

d’administration de l’Università di Corsica, est sociolinguiste et sociodidacte.<br />

Ses recherches port<strong>en</strong>t sur le domaine de l’école bilingue et autour des <strong>question</strong>s<br />

liées à la langue corse.


10 <strong>question</strong> de démocratie<br />

avant-propos<br />

11<br />

Un appel à succès<br />

Pour participer à cette résid<strong>en</strong>ce sci<strong>en</strong>tifique et concourir <strong>en</strong> tant que doctorant,<br />

il fallait <strong>en</strong>voyer un curriculum vitae et une courte prés<strong>en</strong>tation (600 mots<br />

maximum) de ses travaux de thèse. Les modalités de présélection et d’inscription<br />

au concours ayant été préalablem<strong>en</strong>t définies, et votées par les instances universitaires,<br />

dans un cahier des charges compr<strong>en</strong>ant le règlem<strong>en</strong>t du concours. Un appel<br />

à candidature a donc été lancé le 11 novembre 2021 via le site de l’Università di<br />

Corsica. <strong>La</strong> date limite de candidature a été fixée au 17 décembre 2021. Malgré ce<br />

délai que l’on peut juger plutôt court, au regard des habituels appels à communications,<br />

le c<strong>en</strong>tre culturel universitaire a reçu une quarantaine de candidatures. Ce<br />

nombre complexifiant la phase de présélection, qui s’est déroulée du 17 décembre<br />

2021 au 3 janvier 2022, car, pour des raisons organisationnelles, « seulem<strong>en</strong>t »<br />

dix doctorants pouvai<strong>en</strong>t participer à la resid<strong>en</strong>za sc<strong>en</strong>tifica. <strong>La</strong> sélection s’est<br />

faite ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t sur l’analyse du curriculum vitae des doctorants et le li<strong>en</strong><br />

tangible <strong>en</strong>tre leurs thématiques de recherche et la notion fil rouge des r<strong>en</strong>contres.<br />

Évidemm<strong>en</strong>t, éliminer les trois quarts des candidats n’a pas été aisé, mais<br />

cela a toutefois permis d’assurer une haute qualité sci<strong>en</strong>tifique qui a été largem<strong>en</strong>t<br />

confirmée et amplem<strong>en</strong>t soulignée à la clôture des r<strong>en</strong>contres.<br />

Un recueil d’articles<br />

Pour faire profiter un plus grand nombre des fructueux échanges et afin<br />

d’immortaliser les réflexions qui ont eu lieu durant les trois jours de la résid<strong>en</strong>ce,<br />

tous les participants ont été unanimes quant à la nécessité d’une publication.<br />

Pour les chercheurs invités, qui ont eu une durée « normale » de préparation<br />

pour leurs interv<strong>en</strong>tions, l’exercice de rédaction semblait plus « classique ».<br />

Pour les doctorants, dont l’élaboration de la communication a été réalisée dans<br />

des conditions particulières, le passage à l’écrit a demandé, pour la plupart, des<br />

investigations nouvelles.<br />

Afin de donner plus de clarté et de faciliter la lecture des actes de la résid<strong>en</strong>ce<br />

sci<strong>en</strong>tifique, les articles ont été répartis selon leur thématique ou leur objet<br />

d’étude. <strong>La</strong> première partie de l’ouvrage regroupe les textes qui concern<strong>en</strong>t le<br />

ou la politique. Les trois textes prés<strong>en</strong>tés sont très divers et permett<strong>en</strong>t une large<br />

réflexion concernant la démocratie et sa place dans nos sociétés.<br />

L’article qui introduit cette partie s’intitule « Interroger les imaginaires “démocratiques”<br />

: l’exemple de l’Assemblée de Corse ». Il est signé par Ser<strong>en</strong>a Talamoni,<br />

docteure <strong>en</strong> histoire contemporaine et philosophy in communication sci<strong>en</strong>ces.<br />

L’auteure interroge l’imaginaire de la démocratie à travers l’exemple de l’Assemblée<br />

de Corse, à la fois terrain de recueil de données et objet de <strong>question</strong>nem<strong>en</strong>t.<br />

Elle t<strong>en</strong>te de répondre à cette <strong>question</strong> complexe : Quel est, au sein de son<br />

propre hémicycle, l’imaginaire démocratique attaché à l’Assemblée de Corse ?<br />

Le chapitre deux de l’ouvrage, rédigé par Croyance Pistis Mfwa, doctorant<br />

(EA 4428 Dynadiv, université de Tours), a pour titre « Démocratie et<br />

expertise sci<strong>en</strong>tifique : quelles conditions pour une expertise sci<strong>en</strong>tifique plus<br />

démocratique ? ». Il s’intéresse au recours à l’expertise sci<strong>en</strong>tifique fait par les<br />

politiques (<strong>en</strong>t<strong>en</strong>dus comme hommes ou femmes politiques, voire comme le<br />

pouvoir politique d’une façon générale). Ces recours à l’expertise sci<strong>en</strong>tifique<br />

sont généralem<strong>en</strong>t réalisés pour dépolitiser les décisions impopulaires, ce qui<br />

pourrait représ<strong>en</strong>ter un danger dans une société démocratique où les experts sont<br />

c<strong>en</strong>sés éclairer la décision politique. À l’aide de divers exemples, Pistis Mfwa<br />

remet <strong>en</strong> <strong>question</strong> la « société des experts » et l’évalue face à ce qui est défini<br />

comme une société démocratique.<br />

Le troisième chapitre est de Marcandria Peraut, doctorant à l’Università di<br />

Corsica, membre de l’UMR CNRS 6240 LISA. Le titre de sa réflexion est assez<br />

explicite : « <strong>La</strong> démocratie française permet-elle le recouvrem<strong>en</strong>t des mémoires<br />

régionales ? » Le point de départ de la réflexion est la date symbolique du<br />

4 août 1789, jour durant lequel l’Assemblée nationale française proclame l’abolition<br />

des privilèges et des provinces. L’approche historique permet de mieux saisir<br />

dans quel contexte, <strong>en</strong> Corse, quasim<strong>en</strong>t un siècle après sa négation, la mémoire<br />

paoliste r<strong>en</strong>aît. L’opposition de deux politiques mémorielles apparaît alors, celle<br />

de l’État et celle des nationalistes corses.<br />

Le quatrième chapitre, dernier article de cette partie, intitulé « <strong>La</strong> déconsolidation<br />

démocratique : une réalité nuancée », est du politologue André Fazi.<br />

Partant d’un constat désormais largem<strong>en</strong>t partagé, le chercheur dresse un bilan<br />

de l’état actuel de la démocratie dans nos sociétés tout <strong>en</strong> portant une réflexion<br />

sur ce qu’est la démocratie et les actions à m<strong>en</strong>er pour la maint<strong>en</strong>ir.<br />

<strong>La</strong> deuxième partie de l’ouvrage est une approche plutôt littéraire de la<br />

démocratie. Le premier texte s’intitule « <strong>La</strong> Corse antimoderne, une critique de la<br />

modernité pour mieux adapter la République aux rev<strong>en</strong>dications des territoires ».<br />

Il est signé par Kévin Petroni, doctorant à l’Università di Corsica, qui reconsidère<br />

la portée démocratique des antimodernes. En effet, si les antimodernes ont toujours<br />

été perçus comme des auteurs réfractaires au rationalisme politique, linguistique,<br />

juridique, qui ont conduit à l’émerg<strong>en</strong>ce de la démocratie et de la république <strong>en</strong><br />

France, il n’<strong>en</strong> demeure pas moins que certaines de leurs critiques ou de leurs<br />

remarques sur l’attachem<strong>en</strong>t à la terre, à la pluralité linguistique, à la difficulté<br />

de s’adapter au xix e siècle, au nouveau droit, mérit<strong>en</strong>t d’être <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dues dans une<br />

perspective ayant pour but de mieux considérer les territoires dans la prise de<br />

décision institutionnelle.<br />

Dans son article intitulé « <strong>La</strong> littérature pour la démocratie », J<strong>en</strong>na El<br />

Hilali, de l’Università di Corsica et de l’Università di Pisa, membre de l’UMR<br />

CNRS 6240 LISA, propose d’interroger la démocratie à travers la littérature.<br />

Et ce, notamm<strong>en</strong>t à l’aide de deux textes fondateurs, l’Énéide de Virgile et Les<br />

Suppliantes du tragique grec Eschyle. Il s’agit donc de p<strong>en</strong>ser une littérature pour


13<br />

la démocratie et de constater combi<strong>en</strong> les <strong>question</strong>s posées par ces auteurs d’un<br />

autre temps ont <strong>en</strong>core toute leur place dans les débats qui nous anim<strong>en</strong>t.<br />

<strong>La</strong> dernière partie de l’ouvrage est dédiée aux travaux de la sociolinguistique.<br />

Trois textes abord<strong>en</strong>t la thématique fil rouge, la démocratie, avec des angles bi<strong>en</strong><br />

distincts. Le premier article, de Bruno Maurer et Anne-Christel Zeiter, s’appuie<br />

sur différ<strong>en</strong>ts travaux qui s’ancr<strong>en</strong>t dans des contextes variés (France, Suisse,<br />

Afrique subsahari<strong>en</strong>ne, Europe). Le texte a pour vocation de prés<strong>en</strong>ter les fonctionnem<strong>en</strong>ts<br />

démocratiques qui sous-t<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t ces contextes variés tout <strong>en</strong> portant<br />

une réflexion sur les interfér<strong>en</strong>ces avec la « langue » <strong>en</strong> tant qu’elle est utile à la<br />

pratique de la démocratie pour les publics concernés. Les li<strong>en</strong>s <strong>en</strong>tre les langues<br />

et la démocratie sont <strong>en</strong>visagés depuis deux points de vue, celui des individus et<br />

celui des institutions étatiques ou supra-étatiques.<br />

S’appuyant sur la situation sociolinguistique corse, Alain Di Meglio, dans<br />

son article intitulé « <strong>La</strong>ngue corse et démocratie linguistique », <strong>question</strong>ne les<br />

concepts de communauté linguistique, peuple corse et nation corse afin d’id<strong>en</strong>tifier<br />

l’intérêt de ces constructions.<br />

<strong>La</strong> réflexion qui clôt le chapitre s’intitule « Pour une interv<strong>en</strong>tion sociolinguistique<br />

démocratique ». À partir de trois exemples d’interv<strong>en</strong>tions de la<br />

sociolinguistique sur le terrain corse, une volonté nette de donner le pouvoir<br />

au peuple se dégage. Cette position sci<strong>en</strong>tifique est, de manière plus ou moins<br />

sous-jac<strong>en</strong>te, une vive critique du modèle dominant de gestion et de construction<br />

linguistiques qui laisse peu de place aux volontés des locuteurs, bi<strong>en</strong> que ces mises<br />

<strong>en</strong> place leur soi<strong>en</strong>t principalem<strong>en</strong>t destinées.<br />

À la fin de l’ouvrage, Jacques Thiers, à la g<strong>en</strong>èse de la r<strong>en</strong>contre sci<strong>en</strong>tifique<br />

qui a donné une exist<strong>en</strong>ce à ces textes, propose, non pas pour clôturer les débats<br />

mais bi<strong>en</strong> au contraire pour ne cesser de les ouvrir, sa position concernant l’officialisation<br />

du corse. Un élargissem<strong>en</strong>t des débats pour prouver, si besoin est, que<br />

la démarche démocratique concerne tous les pans de nos sociétés.<br />

INTRODUCTION<br />

DU CHOIX DES ÉLUS À LA SÉLECTION DU PEUPLE<br />

PARTICIPANT : QUEL DÉMOS POUR QUELLE DÉMOCRATIE<br />

Wanda MASTOR<br />

Professeur de droit public<br />

Université Toulouse Capitole<br />

Rarem<strong>en</strong>t un mouvem<strong>en</strong>t comme celui des gilets jaunes, puis celui de contestation<br />

de la réforme des retraites, n’aura obligé les gouvernants à s’interroger<br />

sur la démocratie. L’actualité française politique et sociale, sans <strong>en</strong> être nécessairem<strong>en</strong>t<br />

un prolongem<strong>en</strong>t, témoigne <strong>en</strong>core d’une sorte de mal<strong>en</strong>t<strong>en</strong>du <strong>en</strong>tre<br />

l’élite dirigeante et le peuple dirigé. Que ret<strong>en</strong>ir de cette séqu<strong>en</strong>ce au cours de<br />

laquelle une nation <strong>en</strong>tière fut susp<strong>en</strong>due à la décision du Conseil constitutionnel,<br />

dont, par ailleurs, elle n’a que faire ? Le récit est si surpr<strong>en</strong>ant qu’il <strong>en</strong> devi<strong>en</strong>t<br />

incompréh<strong>en</strong>sible ; celui d’une réforme des retraites politiquem<strong>en</strong>t mal déf<strong>en</strong>due,<br />

sociologiquem<strong>en</strong>t mal acceptée. Et, dans cette histoire d’un mal-être général qui<br />

fragilise autant nos institutions que notre société, la fin a des acc<strong>en</strong>ts <strong>en</strong>core plus<br />

dramatiques : le présid<strong>en</strong>t de la République a promulgué la loi « dans la nuit »,<br />

après que le Conseil constitutionnel lui a donné l’onction. <strong>La</strong> colère de Pierre<br />

Rosanvallon, sans appel, a circulé tel un feu non maîtrisable : « Nous sommes <strong>en</strong><br />

train de traverser, depuis la fin du conflit algéri<strong>en</strong>, la crise démocratique la plus<br />

grave que la France ait connue […]. Ce que nous vivons là, c’est la répétition des<br />

gilets jaunes, mais <strong>en</strong> beaucoup plus grave. Aujourd’hui, il y a ce même s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t<br />

de ne pas être écouté 1 ». Et l’histori<strong>en</strong> et sociologue d’ajouter que « l’esprit » de<br />

la démocratie est « bafoué », comme il avait peu de temps auparavant regretté<br />

chez Emmanuel Macron une « arrogance nourrie d’ignorance sociale et de méconnaissance<br />

de l’histoire des démocraties 2 ».<br />

On ne s’interroge finalem<strong>en</strong>t sur les fondam<strong>en</strong>taux qu’<strong>en</strong> période de crise,<br />

comme s’ils étai<strong>en</strong>t acquis. <strong>La</strong> démocratie, <strong>en</strong> France et <strong>en</strong> Europe, semble une<br />

évid<strong>en</strong>ce depuis longtemps et certains événem<strong>en</strong>ts, qui sont analysés de manière<br />

1. Propos t<strong>en</strong>us lors de l’émission Quotidi<strong>en</strong> sur la chaîne TMC, diffusée le 17 avril 2023.<br />

2. Journal Libération du 3 avril 2023.


14 <strong>question</strong> de démocratie<br />

introduction<br />

15<br />

positive par certains et négative par d’autres, ne sont que le visage effectif de la<br />

démocratie. <strong>La</strong>quelle n’est pas qu’un concept, un absolu, un idéal à atteindre,<br />

mais aussi un mode de gouvernem<strong>en</strong>t opératoire aux effets concrets et très divers.<br />

Pr<strong>en</strong>ons l’exemple de la montée des extrêmes dans la plupart des pays d’Europe.<br />

Les explications sont diverses et multiples, mais une chose est certaine : l’accès au<br />

pouvoir s’est fait par la voie légale des urnes. Il est possible d’analyser et critiquer<br />

les causes politiques, d’<strong>en</strong>visager des moy<strong>en</strong>s de lutte politique et/ou juridique<br />

contre lesdites extrêmes (notamm<strong>en</strong>t pour leur déf<strong>en</strong>se des « idées » contraires<br />

aux constitutions démocratiques), mais ce succès de partis extrémistes est l’une<br />

des facettes de la démocratie, comme le fut celui de Hitler <strong>en</strong> 1933. Précisons<br />

d’ailleurs qu’il n’a pas été dans un premier temps élu, mais nommé chancelier au<br />

terme d’une procédure démocratique. Ce n’est que dans un second temps, après la<br />

dissolution du parlem<strong>en</strong>t par le présid<strong>en</strong>t du Reich, que son parti politique arriva<br />

<strong>en</strong> tête des élections législatives avec 44 % des voix.<br />

Réfléchir à la démocratie est complexe parce que cela nous oblige, intellectuels,<br />

politiques, citoy<strong>en</strong>s, à l’<strong>en</strong>visager de manière globale et à ne mettre de côté<br />

aucun aspect. On ne peut pas ne ret<strong>en</strong>ir que les aspects positifs qui remont<strong>en</strong>t à<br />

Athènes <strong>en</strong> évinçant ceux qui nous dérang<strong>en</strong>t. <strong>La</strong> démocratie, pour ne pr<strong>en</strong>dre<br />

que l’exemple du proche voisin espagnol, c’est aussi le succès du parti Vox, basé<br />

sur des discours anti-étrangers, anti-femmes, anti-animalistes, anti-indép<strong>en</strong>dantistes,<br />

anti-médias… Mais aussi une participation souv<strong>en</strong>t massive et l’élection<br />

de prisonniers politiques catalans. Pour le dire autrem<strong>en</strong>t, on ne peut pas se dire<br />

démocrates quand on se réjouit d’un taux de participation ou de la victoire d’un<br />

parti pour lequel on a de la sympathie, et s’avouer démocrato-sceptiques quand<br />

Marine Le P<strong>en</strong> est prés<strong>en</strong>te au second tour des élections présid<strong>en</strong>tielles <strong>en</strong> France.<br />

On ne peut pas ret<strong>en</strong>ir une vision de la démocratie à géométrie variable. Soit nous<br />

sommes démocrates, et alors nous devons égalem<strong>en</strong>t accepter et assumer les risques<br />

de déviations de cette forme de gouvernem<strong>en</strong>t, déjà mis <strong>en</strong> lumière par Aristote<br />

et Platon : la démagogie, le populisme 3 . Soit nous ne sommes pas démocrates.<br />

Évidemm<strong>en</strong>t ce choix ne doit pas <strong>en</strong>fermer la réflexion et il est de la responsabilité<br />

des gouvernants de p<strong>en</strong>ser à sans cesse aménager la démocratie, pour l’améliorer,<br />

3. Dans <strong>La</strong> Politique, Aristote distingue trois formes de gouvernem<strong>en</strong>ts : la royauté, l’aristocratie,<br />

la république, dont les déviations sont respectivem<strong>en</strong>t la tyrannie, l’oligarchie et la démagogie,<br />

« le plus supportable des mauvais gouvernem<strong>en</strong>ts » (livre iii, chapitre ii, § 2), mais qu’il<br />

condamne néanmoins, contrairem<strong>en</strong>t à Platon (qu’il vise d’ailleurs dans le paragraphe suivant) :<br />

« Un écrivain, avant nous, a traité le même sujet ; mais son point de vue différait du nôtre :<br />

admettant que tous ces gouvernem<strong>en</strong>ts étai<strong>en</strong>t réguliers, et qu’ainsi l’oligarchie pouvait être<br />

bonne aussi bi<strong>en</strong> que les autres, il a déclaré la démagogie le moins bon des bons gouvernem<strong>en</strong>ts,<br />

et le meilleur des mauvais. » Et Aristote d’ajouter (4) que « nous, au contraire, nous<br />

déclarons radicalem<strong>en</strong>t mauvaises ces trois espèces de gouvernem<strong>en</strong>ts ; et nous nous gardons<br />

bi<strong>en</strong> de dire que telle oligarchie est meilleure que telle autre ; nous disons seulem<strong>en</strong>t qu’elle est<br />

moins mauvaise ». Les traductions choisies dans le cadre de cette contribution sont du latiniste<br />

et helléniste Philippe Remacle, disponibles ici : https://remacle.org/bloodwolf/philosophes/<br />

Aristote/politique6.htm<br />

la r<strong>en</strong>dre plus participative, pour lutter contre le fléau de l’abst<strong>en</strong>tion. En quelque<br />

sorte, la démocratie doit, elle aussi, comme toute autre institution, se moderniser,<br />

dans le s<strong>en</strong>s de s’adapter aux besoins et souhaits de la société.<br />

<strong>La</strong> crise des gilets jaunes et, aujourd’hui, celle consécutive à la réforme des<br />

retraites sont particulièrem<strong>en</strong>t révélatrices de cette rev<strong>en</strong>dication de « plus » de<br />

démocratie. Évoquer le futur de la démocratie, y réfléchir dans le cadre d’une<br />

résid<strong>en</strong>ce sci<strong>en</strong>tifique interdisciplinaire <strong>en</strong>tre chercheurs et doctorants, c’est<br />

tout d’abord rappeler ce que nous <strong>en</strong>t<strong>en</strong>dons par le gouvernem<strong>en</strong>t du peuple (I).<br />

C’est <strong>en</strong>suite préciser les modalités d’exercice de la démocratie dans le cadre de<br />

la V e République française <strong>en</strong> mettant <strong>en</strong> exergue ses faiblesses (II). C’est, <strong>en</strong>fin,<br />

émettre des hypothèses de transformation de cette démocratie dont certaines faces<br />

craquell<strong>en</strong>t sous le poids de rev<strong>en</strong>dications multiples (III).<br />

I. Admettre la démocratie : la souveraineté du peuple<br />

L’adresse de Gettysburg d’Abraham Lincoln <strong>en</strong> 1863 est connue : la démocratie<br />

est, comme son s<strong>en</strong>s étymologique l’indique d’ailleurs, « le gouvernem<strong>en</strong>t du<br />

peuple, par le peuple, pour le peuple ». <strong>La</strong> Constitution de la V e République française<br />

a fait si<strong>en</strong>ne cette acception, son article 2, alinéa 5, proclamant sol<strong>en</strong>nellem<strong>en</strong>t<br />

que la devise de la République est : « gouvernem<strong>en</strong>t du peuple, par le peuple et pour<br />

le peuple ». Il faut d’emblée apporter deux éclaircissem<strong>en</strong>ts : premièrem<strong>en</strong>t, t<strong>en</strong>ter<br />

d’établir le li<strong>en</strong> <strong>en</strong>tre démocratie et république. Deuxièmem<strong>en</strong>t, expliquer que<br />

malgré le choix de ce principe attribuant tous les pouvoirs au peuple, le régime n’est<br />

pas une démocratie directe ou semi-directe mais un régime dit « représ<strong>en</strong>tatif ».<br />

Expliciter le li<strong>en</strong>, les différ<strong>en</strong>ces <strong>en</strong>tre démocratie et république est une<br />

vraie difficulté tant les deux concepts et réalités sont souv<strong>en</strong>t confondus.<br />

Il existe des démocraties qui ne sont pas des républiques (le Royaume-Uni) et des<br />

républiques qui ne sont pas démocratiques (la République populaire de Chine).<br />

Aristote, lui-même, pouvant être considéré à bi<strong>en</strong> des égards comme le père du<br />

constitutionnalisme moderne, <strong>en</strong>treti<strong>en</strong>t cette confusion <strong>en</strong> prés<strong>en</strong>tant la république<br />

comme le « mélange » – le mot est le si<strong>en</strong> – de la démocratie et de l’oligarchie 4 .<br />

Pour le Stagirite, la démocratie est la souveraineté, non du plus grand nombre,<br />

mais des pauvres : « C’est une erreur grave, quoique fort commune, de faire<br />

reposer exclusivem<strong>en</strong>t la démocratie sur la souveraineté du nombre 5 », tandis<br />

que l’oligarchie est la domination des riches.<br />

4. <strong>La</strong> Politique, livre iii, chapitre vi, § 2 : « Après avoir indiqué les motifs de notre classification,<br />

passons à l’exam<strong>en</strong> de la république. Nous <strong>en</strong> s<strong>en</strong>tirons mieux le véritable caractère,<br />

après l’exam<strong>en</strong> que nous avons fait de la démocratie et de l’oligarchie ; car la république n’est<br />

précisém<strong>en</strong>t que le mélange de ces deux formes. »<br />

5. Ibid., livre iii, chapitre iii, § 6.


16 <strong>question</strong> de démocratie<br />

introduction<br />

17<br />

<strong>La</strong> démocratie est une forme de gouvernem<strong>en</strong>t, dont la république est<br />

l’habillage institutionnel. <strong>La</strong> seconde peut être considérée comme le choix du cadre<br />

juridico-politique dans lequel s’épanouit la première, <strong>en</strong> tant que gouvernem<strong>en</strong>t du<br />

peuple, par le peuple et pour le peuple. Elle est l’armature choisie, donc quelque<br />

part artificielle, de quelque chose qui ne peut pas exister dans son expression<br />

la plus pure.<br />

Admettre la démocratie, c’est admettre que la souveraineté, c’est-à-dire le<br />

pouvoir absolu, premier et dernier, la compét<strong>en</strong>ce de la compét<strong>en</strong>ce, n’apparti<strong>en</strong>t<br />

qu’au peuple. L’une des grandes <strong>question</strong>s ayant présidé à la naissance des<br />

premières constitutions fut la suivante : de quel peuple parle-t-on ? À Athènes,<br />

berceau de la démocratie, tous les êtres humains n’étai<strong>en</strong>t pas des citoy<strong>en</strong>s. Étai<strong>en</strong>t<br />

exclus de l’ecclesia les femmes, les esclaves et les métèques. Aristote lui-même, né<br />

à Stagire, faisait partie de ces derniers et n’avait pas le droit de participer à la vie<br />

politique de la cité. Pour son maître Platon l’idéaliste, qui était citoy<strong>en</strong> d’Athènes<br />

et originaire d’une grande famille, le peuple dominant devait être celui des aristocrates,<br />

dans les s<strong>en</strong>s des savants, des sachants, avec le philosophe-roi comme<br />

leader pot<strong>en</strong>tiel. L’expression ne figure pas dans son œuvre mais il est classique<br />

de tirer cette image du dialogue <strong>en</strong>tre Socrate et Glaucon dans <strong>La</strong> République : « À<br />

moins que, dis-je, les philosophes n’arriv<strong>en</strong>t à régner dans les cités, ou à moins<br />

que ceux qui à prés<strong>en</strong>t sont appelés rois et dynastes ne philosoph<strong>en</strong>t de manière<br />

auth<strong>en</strong>tique et satisfaisante et que vi<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t à coïncider l’un avec l’autre pouvoir<br />

politique et philosophie ; à moins que les naturels nombreux de ceux qui à prés<strong>en</strong>t<br />

se tourn<strong>en</strong>t séparém<strong>en</strong>t vers l’un et vers l’autre n’<strong>en</strong> soi<strong>en</strong>t empêchés de force, il<br />

n’y aura pas, mon ami Glaucon, de terme aux maux des cités ni, il me semble, à<br />

ceux du g<strong>en</strong>re humain 6 . »<br />

C’est une vision que l’on pourrait qualifier, au prix d’un anachronisme,<br />

d’élitisme politique. Pour Aristote, le pragmatique, c’est aux pauvres que doit<br />

appart<strong>en</strong>ir le pouvoir puisque ce sont eux qui sont <strong>en</strong> nombre majoritaire, et de<br />

préciser, comme déjà souligné plus haut, qu’il ne s’agit pas du gouvernem<strong>en</strong>t<br />

idéal, mais du « plus supportable des mauvais gouvernem<strong>en</strong>ts 7 ».<br />

Pragmatisme que l’on retrouve aussi dans l’ouvrage attribué à Aristote sur<br />

la Constitution d’Athènes dont il reste quelques fragm<strong>en</strong>ts 8 . Ce sont, pour lui, les<br />

pratiques politiques de ladite Constitution qui ont façonné la démocratie, notamm<strong>en</strong>t<br />

les périodes associées à Ion, Thésée, Dracon, Solon et surtout Clisthène,<br />

prés<strong>en</strong>té comme le père de la démocratie qui, bi<strong>en</strong> qu’issu d’une grande famille,<br />

est celui qui a poussé le peuple à mieux se « confondre » : « Clisthène voulait<br />

6. <strong>La</strong> République, traduction G. Leroux, Paris, livre V, 473d, Paris, GF, p. 301.<br />

7. Ibid., livre iii, chapitre ii, § 2.<br />

8. Aristote, Constitution d’Athènes, traduction, introduction et notes par Michel Sève, Le Livre de<br />

Poche, 2006.<br />

mêler davantage les citoy<strong>en</strong>s les uns aux autres et faire participer un plus grand<br />

nombre d’hommes à la vie politique 9 . »<br />

En droit constitutionnel, il est classique d’appr<strong>en</strong>dre aux étudiants de<br />

première année que les seules démocraties directes qui ont existé ou exist<strong>en</strong>t<br />

<strong>en</strong>core sont celles d’Athènes autrefois et de la Suisse aujourd’hui. En réalité,<br />

ces deux affirmations sont inexactes. Premièrem<strong>en</strong>t, seuls 10 % des habitants<br />

d’Athènes pouvai<strong>en</strong>t participer à la vie politique, pour les raisons explicitées plus<br />

haut ; deuxièmem<strong>en</strong>t, <strong>en</strong> Suisse, seulem<strong>en</strong>t deux cantons alpestres (App<strong>en</strong>zell et<br />

Glaris) continu<strong>en</strong>t de réunir leurs <strong>La</strong>ndsgemeind<strong>en</strong> ou Gemeindeversammlung<strong>en</strong><br />

une fois par an. Les citoy<strong>en</strong>s se réuniss<strong>en</strong>t sur la place publique, vot<strong>en</strong>t les lois qui<br />

leur sont soumises et se prononc<strong>en</strong>t sur certains problèmes administratifs majeurs.<br />

C’est <strong>en</strong> réalité la théorie de la représ<strong>en</strong>tativité qui, pour des raisons évid<strong>en</strong>tes<br />

d’effectivité d’exercice du pouvoir, prédomine largem<strong>en</strong>t. Ce fut le choix fait par<br />

la France dès le grand été 1789.<br />

II. Aménager la démocratie : la nécessité de la représ<strong>en</strong>tation<br />

<strong>La</strong> république est l’armature institutionnelle du gouvernem<strong>en</strong>t du peuple<br />

qui ne peut <strong>en</strong> réalité exister concrètem<strong>en</strong>t. L’idéaliste Jean-Jacques Rousseau<br />

avouait lui-même que la démocratie directe n’étant pas <strong>en</strong>visageable in concreto,<br />

une certaine forme de représ<strong>en</strong>tation devait être imaginée. Les citoy<strong>en</strong>s, dét<strong>en</strong>teurs<br />

de la souveraineté, sont obligés d’abandonner une parcelle de cette dernière<br />

pour la confier à des représ<strong>en</strong>tants. Les élus ne sont que les récepteurs, et non<br />

les dét<strong>en</strong>teurs, d’un souverain bi<strong>en</strong> qui, initialem<strong>en</strong>t, n’apparti<strong>en</strong>t qu’au peuple.<br />

Le régime est alors dit « représ<strong>en</strong>tatif », car le peuple ne pouvant matériellem<strong>en</strong>t<br />

gouverner directem<strong>en</strong>t, il désigne des représ<strong>en</strong>tants qui exprim<strong>en</strong>t, au sein des<br />

organes délibératifs notamm<strong>en</strong>t, la volonté générale.<br />

Pour compr<strong>en</strong>dre l’une des rev<strong>en</strong>dications des gilets jaunes, l’instauration<br />

d’un référ<strong>en</strong>dum d’initiative citoy<strong>en</strong>ne, il faut au préalable bi<strong>en</strong> saisir l’élém<strong>en</strong>t<br />

suivant : dans certaines grandes démocraties, comme celle des États-Unis, le<br />

régime est représ<strong>en</strong>tatif mais, dans le même temps, le mandat est impératif. <strong>La</strong><br />

personne élue est obligée de t<strong>en</strong>ir ses promesses de campagne, liée qu’elle est<br />

par le caractère impératif de son mandat. En France, la Constitution interdit<br />

explicitem<strong>en</strong>t une telle acception (« tout mandat impératif est nul »). Le citoy<strong>en</strong><br />

ne fait donc pas que transférer sa souveraineté à un représ<strong>en</strong>tant par le biais des<br />

urnes : il l’abandonne. Il <strong>en</strong> va tout à fait différemm<strong>en</strong>t outre-Atlantique où les<br />

élus tels que les sheriffs, les gouverneurs, les membres du Congrès, les juges sont<br />

politiquem<strong>en</strong>t responsables devant leurs électeurs. Ces derniers peuv<strong>en</strong>t donc, s’ils<br />

ne sont pas satisfaits de la façon dont leur souverain bi<strong>en</strong> est utilisé, les destituer.<br />

9. Chapitre xxi, v. – époque de Clisthène.


18 <strong>question</strong> de démocratie<br />

introduction<br />

19<br />

Sous l’empire de la Constitution de la v e République française, cette destitution<br />

pour « mauvaise » utilisation politique d’un mandat est impossible, et même<br />

inconcevable. Le présid<strong>en</strong>t de la République possède d’imm<strong>en</strong>ses pouvoirs, parmi<br />

lesquels celui de dissoudre l’Assemblée nationale qui, elle, n’a pas le pouvoir de<br />

le r<strong>en</strong>verser. Cette abs<strong>en</strong>ce de contrepartie est difficile à faire admettre au peuple<br />

qui exprime régulièrem<strong>en</strong>t son mécont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t à travers des actions parfois<br />

spectaculaires – mais constitutionnelles.<br />

Ainsi perçue, la forme représ<strong>en</strong>tative d’un régime est un aménagem<strong>en</strong>t<br />

de la démocratie, lui permettant d’être plus effective et donc efficace. Cette<br />

expression du peuple ne s’épuise pas dans la possibilité d’élire ses représ<strong>en</strong>tants<br />

mais peut s’exprimer égalem<strong>en</strong>t par le biais d’un référ<strong>en</strong>dum. <strong>La</strong> Constitution<br />

de la République française ne prévoit pas moins de six référ<strong>en</strong>dums différ<strong>en</strong>ts :<br />

le référ<strong>en</strong>dum législatif (article 11), le référ<strong>en</strong>dum constituant (article 89), le<br />

référ<strong>en</strong>dum de consultation des populations intéressées (article 53, alinéa 3), le<br />

référ<strong>en</strong>dum d’initiative parlem<strong>en</strong>taire avec appui populaire (article 11, alinéa 3),<br />

le référ<strong>en</strong>dum local consultatif (article 72-1, alinéa 1) et le référ<strong>en</strong>dum local<br />

décisoire (article 72-1, alinéa 2). Mais la pratique desdits référ<strong>en</strong>dums vi<strong>en</strong>t<br />

rappeler que la France n’est pas une démocratie référ<strong>en</strong>daire et que la culture de<br />

l’expression directe a bi<strong>en</strong> du mal à s’épanouir au sein d’un régime profondém<strong>en</strong>t<br />

représ<strong>en</strong>tatif. <strong>La</strong> révision constitutionnelle française a ainsi <strong>en</strong>t<strong>en</strong>du insérer <strong>en</strong><br />

2008 un référ<strong>en</strong>dum s’inspirant des référ<strong>en</strong>dums d’initiative populaire existant<br />

à l’étranger, qui permett<strong>en</strong>t aux citoy<strong>en</strong>s de proposer l’adoption d’une loi sur un<br />

problème déterminé. Le projet qu’on <strong>en</strong>visage de soumettre au vote doit réunir<br />

un nombre suffisant de signatures ; il peut être de nature législative – c’est le cas<br />

<strong>en</strong> Italie – ou constitutionnelle. En Suisse, l’initiative populaire n’est reconnue<br />

au niveau fédéral qu’<strong>en</strong> matière constitutionnelle. Dans ces deux pays, le projet<br />

est discuté par les assemblées législatives et ne peut être soumis à consultation<br />

populaire que s’il est adopté par celles-ci. L’initiative populaire est un procédé<br />

démocratique d’exercice du pouvoir législatif qui est très répandu et populaire<br />

aux États-Unis, mais uniquem<strong>en</strong>t et exclusivem<strong>en</strong>t au niveau des États fédérés.<br />

Une vingtaine d’États, tous pratiquem<strong>en</strong>t dans l’Ouest, autoris<strong>en</strong>t les citoy<strong>en</strong>s à<br />

proposer des lois par voie de pétitions. Dans certains États (Californie, Oregon,<br />

Washington, Dakota du Nord, Arizona, Colorado), l’initiative populaire est<br />

dev<strong>en</strong>ue une caractéristique habituelle de la vie politique locale. Elle est soit<br />

directe s’il suffit d’un certain nombre de signatures pour que le texte soit soumis<br />

au vote, soit indirecte si la consultation n’intervi<strong>en</strong>t que dans l’hypothèse où la<br />

législature de l’État repousserait le projet de texte (c’est le système <strong>en</strong> vigueur<br />

dans l’État du Massachusetts).<br />

Prés<strong>en</strong>té à l’origine comme un « droit d’initiative populaire 10 », le nouvel<br />

alinéa 3 de l’article 11 de la Constitution française crée <strong>en</strong> réalité un référ<strong>en</strong>dum<br />

d’initiative parlem<strong>en</strong>taire avec appui populaire, désormais baptisé « référ<strong>en</strong>dum<br />

d’initiative partagée » dont la réc<strong>en</strong>te actualité a montré les limites. Une proposition<br />

de loi référ<strong>en</strong>daire doit être déposée par au moins un cinquième des membres<br />

du Parlem<strong>en</strong>t (soit au moins 185 députés et/ou sénateurs sur un total de 925) et<br />

soumise au Conseil constitutionnel qui doit procéder à plusieurs vérifications, dont<br />

le respect des conditions posées aux troisième et sixième alinéas de l’article 11 de<br />

la Constitution. Sous réserve de cette « validation » par le Conseil constitutionnel,<br />

un certain nombre de signatures appuyant la proposition doit être recueilli (au<br />

moins un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales). Le Conseil<br />

constitutionnel a déjà admis que les conditions d’un RIP relatif à la privatisation<br />

des aéroports de Paris étai<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> remplies, mais la procédure n’est pas allée<br />

jusqu’à son terme, faute de recueil de signatures suffisantes. Le deuxième cas,<br />

très médiatisé, l’a conduit à arrêter la procédure au stade de la vérification, le<br />

Conseil constitutionnel ayant jugé que ne portait pas sur une « réforme » relative<br />

à la politique sociale de la nation, au s<strong>en</strong>s de l’article 11 de la Constitution, la<br />

proposition de loi visant à affirmer que l’âge légal de départ à la retraite ne pouvait<br />

être fixé au-delà de 62 ans 11 . Il statuera le 3 mai 2023 sur une troisième initiative<br />

référ<strong>en</strong>daire qui risque de connaître le même sort que la précéd<strong>en</strong>te.<br />

C’est donc <strong>en</strong> ayant à l’esprit cette caractéristique si particulière de la<br />

V e République (un pouvoir présid<strong>en</strong>tiel hypertrophié sans responsabilité politique<br />

correspondante) qu’il faut <strong>en</strong>visager des perspectives d’amélioration. Tant la<br />

crise des gilets jaunes que les réactions à l’adoption de la réforme des retraites<br />

ont prouvé l’urg<strong>en</strong>ce de rep<strong>en</strong>ser la démocratie.<br />

III. Améliorer la démocratie : la participation des citoy<strong>en</strong>s<br />

L’idée d’une démocratie plus « participative » n’est évidemm<strong>en</strong>t pas nouvelle,<br />

mais elle a pris un relief tout particulier avec les réc<strong>en</strong>tes crises sociales. Le<br />

mouvem<strong>en</strong>t des gilets jaunes ne fut pas la première révolte populaire décl<strong>en</strong>chée<br />

notamm<strong>en</strong>t par le mécont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t fiscal, qui fut déjà à la source des jacqueries<br />

paysannes. <strong>La</strong> révolte des Va Nu-pieds, des sans-culottes, des Chouans, des<br />

V<strong>en</strong>dé<strong>en</strong>s, le poujadisme, Mai 1968 et les bonnets rouges sont autant de maillons<br />

jalonnant le récit d’un peuple <strong>en</strong> révolte. Révolutionnaires ou contre-révolutionnaires<br />

qui, bi<strong>en</strong> souv<strong>en</strong>t, se caractéris<strong>en</strong>t par un aspect hétéroclite. Les premières<br />

10. Lettre de mission de Nicolas Sarkozy du 18 juillet 2007 : « […] Vous étudierez les moy<strong>en</strong>s<br />

d’instiller plus de démocratie directe dans notre fonctionnem<strong>en</strong>t institutionnel, sous la forme,<br />

le cas échéant, d’un droit d’initiative populaire », in Comité de réflexion et de proposition sur la<br />

modernisation et le rééquilibrage des institutions de la v e République (présidé par E. Balladur),<br />

Une V e République plus démocratique, Fayard, <strong>La</strong> docum<strong>en</strong>tation française, 2008, p. 211.<br />

11. Décision n o 2023-4 RIP du 14 avril 2023, considérant 10.


20 <strong>question</strong> de démocratie<br />

introduction<br />

21<br />

lignes des Chouans de Balzac font tout autant p<strong>en</strong>ser à des gilets jaunes du<br />

xxi e siècle : « Ce détachem<strong>en</strong>t, divisé <strong>en</strong> groupes plus ou moins nombreux, offrait<br />

une collection de costumes si bizarre et une réunion d’individus appart<strong>en</strong>ant à<br />

des localités ou à des professions si diverses, qu’il ne sera pas inutile de décrire<br />

leurs différ<strong>en</strong>ces caractéristiques pour donner à cette histoire les couleurs vives<br />

auxquelles on met tant de prix aujourd’hui ; quoique, selon certains critiques, elles<br />

nuis<strong>en</strong>t à la peinture des s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>ts […]. En considérant ces hommes étonnés<br />

de se voir <strong>en</strong>semble, et ramassés comme au hasard, on eût dit la population d’un<br />

bourg chassée de ses foyers par un inc<strong>en</strong>die. »<br />

Il est aussi t<strong>en</strong>tant que dangereux d’opérer de telles comparaisons mais,<br />

néanmoins, ces grands mouvem<strong>en</strong>ts de révoltes populaires ont un point commun :<br />

le mécont<strong>en</strong>tem<strong>en</strong>t fiscal et, de manière générale, le s<strong>en</strong>tim<strong>en</strong>t d’être des oubliés.<br />

Pour t<strong>en</strong>ter d’<strong>en</strong>diguer la crise des gilets jaunes, l’Exécutif a créé le Grand Débat<br />

national <strong>en</strong> ressuscitant les cahiers de doléances de l’époque révolutionnaire. Autres<br />

temps, autres mœurs, ce Grand Débat a été <strong>en</strong>touré d’une très forte communication,<br />

incarnée <strong>en</strong> tout premier lieu par un présid<strong>en</strong>t désireux de s’impliquer personnellem<strong>en</strong>t,<br />

manches retroussées dans des arènes populaires (gymnases, salles des<br />

fêtes municipales), et diffusée à l’aide de moy<strong>en</strong>s de communication modernes<br />

et sophistiqués. Sophistiqués mais pas toujours très clairs : le schéma récapitulatif<br />

du Grand Débat, disponible sur le site dédié, est proprem<strong>en</strong>t incompréh<strong>en</strong>sible 12 .<br />

À l’échelon local, il a été demandé aux élus d’organiser des confér<strong>en</strong>ces<br />

citoy<strong>en</strong>nes autour de citoy<strong>en</strong>s tirés au sort. L’opération de tirage au sort a été<br />

confiée à l’institut de sondage Harris, qui a travaillé à partir du répertoire téléphonique<br />

sous le contrôle de l’Arcep, l’Autorité de régulation des communications<br />

électroniques et des postes, qui a donné audit à l’institut de sondage sur les six<br />

premiers chiffres de tous les numéros de France. L’institut de sondage a eu le droit<br />

d’opérer des correctifs (sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle) si le hasard du<br />

tirage au sort ne reflétait pas suffisamm<strong>en</strong>t la sociologie des régions. Mais Harris<br />

a assuré ne pas avoir eu besoin de retoucher les échantillons.<br />

Deux élém<strong>en</strong>ts doiv<strong>en</strong>t ret<strong>en</strong>ir principalem<strong>en</strong>t l’att<strong>en</strong>tion. Premièrem<strong>en</strong>t, il<br />

faut mieux appr<strong>en</strong>dre la démocratie. Éduquer <strong>en</strong> quelque sorte le peuple qui n’est<br />

pas habitué à la démocratie directe. Preuve <strong>en</strong> est cette incise dans le rapport de<br />

synthèse de la confér<strong>en</strong>ce d’Ajaccio : la plupart des tirés au sort p<strong>en</strong>sai<strong>en</strong>t qu’il<br />

s’agissait d’une « blague 13 » – sic.<br />

Deuxièmem<strong>en</strong>t, il faut régler la <strong>question</strong> du choix des citoy<strong>en</strong>s membres<br />

d’une confér<strong>en</strong>ce citoy<strong>en</strong>ne. L’histoire nous permet évidemm<strong>en</strong>t de convoquer<br />

12. https://granddebat.fr/<br />

13. <strong>La</strong> synthèse de la confér<strong>en</strong>ce régionale <strong>en</strong> Corse est téléchargeable ici : https://granddebat.fr/<br />

pages/les-confer<strong>en</strong>ces-citoy<strong>en</strong>nes-regionales<br />

la <strong>question</strong> du tirage au sort des citoy<strong>en</strong>s participants 14 . Cette <strong>question</strong> est très<br />

<strong>en</strong> vogue depuis le début du xxi e siècle. Mieux vaut miser sur la possible indép<strong>en</strong>dance<br />

plutôt que sur l’impossible impartialité. Non l’indép<strong>en</strong>dance <strong>en</strong>vers<br />

soi-même (nous ne pouvons l’être), mais <strong>en</strong>vers la main qui nous place sur les<br />

bancs ou sièges de telle ou telle juridiction, de tel ou tel cénacle politique. Le<br />

tirage au sort, mode d’élection non vexatoire, est une façon de ne devoir une dette<br />

qu’à des êtres dématérialisés. Le citoy<strong>en</strong> tiré au sort, <strong>en</strong> étant au-dessous de ri<strong>en</strong><br />

ni de personne, se hisse au-dessus de tout soupçon. Mais pointe alors un nouveau<br />

risque déjà mis <strong>en</strong> évid<strong>en</strong>ce dans l’Antiquité : celui de l’incompét<strong>en</strong>ce et/ou du<br />

manque de motivation. C’est la raison pour laquelle Aristote proposait év<strong>en</strong>tuellem<strong>en</strong>t<br />

de ne tirer au sort que les magistratures « ne demandant ni expéri<strong>en</strong>ce ni<br />

compét<strong>en</strong>ce ». Quoi qu’il <strong>en</strong> soit, le tirage au sort est l’expression démocratique<br />

la plus absolue, bi<strong>en</strong> plus que l’élection ou la nomination, qui peuv<strong>en</strong>t n’être<br />

l’apanage que de quelques-uns.<br />

Le droit comparé est, comme toujours, riche d’<strong>en</strong>seignem<strong>en</strong>ts. Les assemblées<br />

citoy<strong>en</strong>nes ont comm<strong>en</strong>cé à dev<strong>en</strong>ir des laboratoires démocratiques de<br />

grande ampleur au début des années 2000. <strong>La</strong> première assemblée citoy<strong>en</strong>ne voit<br />

le jour au Canada, dans la province de Colombie-Britannique, <strong>en</strong> 2004. Deux ans<br />

plus tard, un processus similaire est mis <strong>en</strong> place <strong>en</strong> Ontario et aux Pays-Bas. Les<br />

expéri<strong>en</strong>ces ont été positives dans leur déroulé, négatives dans leur effet direct. <strong>La</strong><br />

première expéri<strong>en</strong>ce de confér<strong>en</strong>ce citoy<strong>en</strong>ne qui peut être qualifiée de réussite est<br />

celle, islandaise, qui s’est déroulée <strong>en</strong> 2009. Neuf c<strong>en</strong>ts citoy<strong>en</strong>s avai<strong>en</strong>t été tirés au<br />

sort pour délibérer avec trois c<strong>en</strong>ts représ<strong>en</strong>tants de la société civile de leur vision<br />

de l’av<strong>en</strong>ir politique du pays. Des élections ont <strong>en</strong>suite été organisées, interdites<br />

aux partis politiques, pour désigner vingt-cinq citoy<strong>en</strong>s membres de l’Assemblée<br />

constituante d’Islande. Cette assemblée a rédigé une constitution populaire qui a<br />

été soumise à un référ<strong>en</strong>dum le 20 octobre 2012 et largem<strong>en</strong>t approuvée. L’échec<br />

est v<strong>en</strong>u d’une autre conjoncture : le nouveau parti au pouvoir lors des élections<br />

suivantes a refusé de faire <strong>en</strong>trer <strong>en</strong> vigueur la constitution citoy<strong>en</strong>ne.<br />

<strong>La</strong> réussite fut <strong>en</strong> revanche totale <strong>en</strong> Irlande. Un élém<strong>en</strong>t doit tout de même<br />

être d’emblée relativisé : la première expéri<strong>en</strong>ce de 2011 ne fut pas « exclusivem<strong>en</strong>t<br />

» démocratique, car l’initiative n’a pas appart<strong>en</strong>u au peuple ; elle fut<br />

celle d’un groupe de chercheurs et d’activistes irlandais souhaitant une réforme<br />

constitutionnelle. D’où la création d’un mouvem<strong>en</strong>t, le We The Citiz<strong>en</strong>s, et<br />

d’une assemblée citoy<strong>en</strong>ne informelle tirée au sort, dite « pilote ». Un institut de<br />

sondage a tiré au sort un échantillon représ<strong>en</strong>tatif de c<strong>en</strong>t personnes, qui se sont<br />

réunies à Dublin durant un week-<strong>en</strong>d pour discuter de trois grandes <strong>question</strong>s : le<br />

rôle des députés (les li<strong>en</strong>s avec la circonscription, le système électoral, la taille<br />

du Parlem<strong>en</strong>t), l’id<strong>en</strong>tité des politici<strong>en</strong>s (femmes, âge, limite de mandat, experts<br />

14. Voir la passionnante étude de Paul Demont, « Tirage au sort et démocratie <strong>en</strong> Grèce anci<strong>en</strong>ne », <strong>La</strong> Vie<br />

des idées, 22 juin 2010, https://laviedesidees.fr Tirage-au-sort-et-<strong>democratie</strong>-<strong>en</strong>-Grece-anci<strong>en</strong>ne

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