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EC_89_Extrait

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Revue publiée avec le concours<br />

de la Collectivité de Corse<br />

et de la Ville de Bastia<br />

En couverture :<br />

ISBN : 978-2-8241-1331-9<br />

ISSN : 0338-361-X<br />

©Tous droits de publication, de traduction, de reproduction réservés pour tous pays.<br />

Albiana, 2023


SOMMAIRE<br />

Regards sur une île<br />

Introduction<br />

Jean-Paul Pellegrinetti 7<br />

La Corse dans le regard de l’Autre 7<br />

Comment Rousseau inventa la Corse<br />

Yves Vargas 9<br />

Deux loges maçonniques brillantes à l’époque de Pascal Paoli :<br />

les Neuf Muses à l’orient de Londres et à l’orient de Saint-Pétersbourg<br />

Pierre-Yves Beaurepaire 25<br />

Flaubert et la Corse : mythes et réalités d’une relation de voyage<br />

Edmond Maestri 33<br />

Consuls de Grande-Bretagne en Corse (1816-1916)<br />

Figures de l’histoire corse<br />

Francis Beretti 61<br />

Les évêques de Corse depuis les origines attestées<br />

jusqu’à la réunion de l’évêché d’Accia à celui de Mariana (591–1563)<br />

Alain Venturini 87<br />

Trois vies de Sampiero Corso<br />

Un adolescent corse et Jean-Jacques Rousseau :<br />

Napoléon Bonaparte dans les années 1780<br />

« Corse traditionnelle, Corse nouvelle »<br />

Dynamiques sociales et culturelles<br />

Didier Rey 125<br />

Antoine Casanova 143<br />

Les saints patrons honorés en Corse à partir des IV e et V e siècles<br />

et la christianisation des cultes antérieurs<br />

Geneviève Moracchini-Mazel 183<br />

Le vocero comme catharsis des tensions familiales et sociales<br />

Fernand Ettori 193<br />

Le vocabulaire de la mort en Corse<br />

Mathée Giacomo-Marcellesi 219


La femme corse dans la société villageoise traditionnelle :<br />

statuts et rôles<br />

Georges Ravis-Giordani 229<br />

La circulation du livre religieux entre le continent<br />

et la Corse au XIX e siècle<br />

Michel Casta 239<br />

Espace migratoire et urbanisation : l’exemple de Bastia<br />

Émile Kolodny 253<br />

Une histoire politique de la Corse<br />

Le contrat politique avant le Contrat social : le cas de la Corse,<br />

approche comparative<br />

Francis Pomponi 291<br />

Répercussions et attitudes du personnel politique en Corse,<br />

lors de la crise du 16 mai 1871<br />

Jean-Paul Pellegrinetti 319<br />

Installation et idéologie du régime vichyste en Corse<br />

Sylvain Gregori 341<br />

Implantation du PCF et mouvement de la société corse, 1943-1958<br />

Ange Rovere 387<br />

La Corse et l’Italie : histoires croisées<br />

« La Suisse de la Méditerranée » : la Corse économique<br />

dans la presse irrédentiste italienne (1930-1940)<br />

Marco Cini 451<br />

L’italianità linguistica della Corsica : pour une réévaluation des apports<br />

Marie-José Dalbera-Stefanaggi 471<br />

Une lecture géopolitique des relations entre la Corse et la Toscane<br />

Joseph Martinetti 481<br />

La Corse, les Corses et le monde<br />

Les relations entre la Corse et l’Aragon aux xive et XV e siècles<br />

Philippe Colombani 503<br />

Les Corses diplomates au XIX e siècle<br />

Louis Bergès 513<br />

Sidi-Merouan une colonie gréco-corse en Algérie<br />

Marie-Claude Bartoli 527


ÉTUDES CORSES, N° <strong>89</strong><br />

ALBIANA/ACSH<br />

DÉCEMBRE 2023<br />

5<br />

Introduction<br />

Nous célébrons, avec ce numéro spécial, les cinquante années<br />

d’existence de la revue Études corses et méditerranéennes.<br />

Cinquante années de recherches pluridisciplinaires, menées sur le<br />

temps long, sur une île terre de circulations, de migrations, d’échanges, de<br />

refuges et de conflits.<br />

Nous avons choisi de rassembler, pour ce numéro anniversaire, des articles<br />

parus depuis la naissance de la revue. Même si tout choix contient sa part d’arbitraire,<br />

nous avons souhaité que les vingt-trois contributions qui composent<br />

cette sélection reflètent la vaste palette des préoccupations et des domaines<br />

couverts par la revue en un demi-siècle. Le choix s’est ainsi porté sur quelquesunes<br />

des grandes thématiques représentatives des lignes de crêtes qui composent<br />

l’identité et la ligne éditoriale d’Études corses et méditerranéennes. Elles<br />

permettent, à travers les multiples périodes historiques et les jeux d’échelles –<br />

locaux, nationaux, internationaux –, une approche pluridisciplinaire de la<br />

Corse ; une île, porte d’entrée vers la compréhension d’une histoire plus large<br />

qui est celle de la Méditerranée.<br />

Ce florilège d’articles suggestifs des grandes orientations éditoriales,<br />

témoigne de la richesse de cet héritage. Ce patrimoine résonne aussi comme<br />

une promesse d’avenir pour une île, que nous continuons d’appréhender en<br />

tant qu’objet scientifique mouvant, au sein des Mediterranean Studies. Une<br />

Corse terre de recherches pluridisciplinaires produites tous les ans par l’ensemble<br />

de la communauté des chercheuses et des chercheurs d’ici et d’ailleurs.<br />

Ce numéro rassemble ainsi six domaines allant de La Corse dans le regard<br />

de l’Autre, à quelques exemples de Figures de l’histoire corse, tout en illustrant<br />

une approche des Dynamiques sociales et culturelles dans une Corse traditionnelle<br />

et une Corse nouvelle. Il met également l’accent sur Une histoire politique<br />

de la Corse, une histoire transnationale, au prisme d’aires géoculturelles, à<br />

l’image de celles des histoires croisées avec l’Italie et, de manière plus globale<br />

et plus large, entre La Corse, les Corses et le monde.


Ce dossier démontre ainsi que tous les domaines et voies d’approches<br />

pluridisciplinaires ont eu leur place dans la revue Études corses et<br />

méditerranéennes. Il témoigne aussi de l’évolution permanente des intérêts et<br />

pratiques en Sciences humaines et sociales auxquels la revue a toujours ouvert<br />

ses colonnes. Telle était la promesse éditoriale exprimée dès le début par le<br />

premier directeur de publication que fut Fernand Ettori (1973-1981), et à<br />

laquelle sont restés fidèles ses successeurs, Georges Ravis-Giordani (1982-<br />

1987), Francis Pomponi (1988-1997), Michel Casta (1998-2011) et moimême<br />

depuis 2012.<br />

Études corses et méditerranéennes est la vitrine de l’Association des chercheurs<br />

en sciences humaines (domaine corse) 1 . Elle dispose d’un comité de<br />

rédaction et d’un comité scientifique qui soumettent tous les articles à une<br />

procédure de « peer review 2 ». La revue se porte bien, grâce à ses abonnés<br />

qui sont des lectrices et des lecteurs fidèles, grâce au soutien financier de la<br />

Collectivité de Corse, de la Mairie de Bastia et grâce aussi aux contributions<br />

scientifiques de qualité.<br />

Enfin, qu’il me soit permis de remercier ici Valérie Biancarelli, des éditions<br />

Albiana, pour la qualité de son travail durant ces vingt dernières années. Ses<br />

relectures, ses conseils et son aide nous sont des plus précieuses pour la revue.<br />

Un merci également à Vincent Sarbach-Pulicani, doctorant allocataire –<br />

qui prépare sous ma direction une thèse de doctorat à l’université Côte<br />

d’Azur de Nice en cotutelle avec Marco Cini, professeur à l’université de<br />

Pise –, pour avoir procédé à la mise en forme d’une grande partie des textes<br />

qui composent ce numéro.<br />

En vous souhaitant une bonne lecture et en vous remerciant pour votre<br />

fidélité.<br />

Jean-Paul Pellegrinetti<br />

Professeur d’Histoire contemporaine<br />

Directeur de publication<br />

1. Cf. https://www.etudes-corses.fr/<br />

2. Littéralement : examen par les pairs. Dans les faits, les articles soumis au comité éditorial de la revue,<br />

après avoir été anonymisés, sont relus par deux experts extérieurs ou deux membres du comité<br />

scientifique avant de valider leur publication.


LA CORSE<br />

DANS LE REGARD DE L’AUTRE


ÉTUDES CORSES, N° <strong>89</strong><br />

ALBIANA/ACSH<br />

DÉCEMBRE 2023<br />

9<br />

YVES VARGAS<br />

Comment Rousseau inventa la Corse<br />

Au livre II du Contrat social, Rousseau parle des Tartares, et<br />

quelques pages plus loin, des Corses. Des Tartares, il affirme qu’ils<br />

deviendront infailliblement les maîtres de l’Europe : « Les Tartares<br />

[…] deviendront ses maîtres [de la Russie] et les nôtres. Cette révolution me<br />

paraît infaillible 1 . » Pour ce qui est des Corses, ils ne domineront personne<br />

et se contenteront d’étonner : « La valeur et la constance avec laquelle ce<br />

brave peuple [corse] a su recouvrer et défendre sa liberté, mériteraient que<br />

quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai le pressentiment qu’un<br />

jour cette petite île étonnera l’Europe 2 . »<br />

Quand Rousseau se prend à rêver d’être lui-même cet « homme sage » qui<br />

leur apportera les bonnes lois dont ils ont besoin, il renonce à faire de la Corse<br />

un objet d’étonnement : « La nation [corse] ne sera point illustre mais elle sera<br />

heureuse. On ne parlera pas d’elle ; elle aura peu de considération au-dehors 3 . »<br />

Bref, la meilleure chose qui puisse arriver à la Corse est d’être oubliée de tout le<br />

monde, et pour cela elle devra faire le premier pas et commencer à oublier tout<br />

le monde, et « ne songer pas plus aux puissances étrangères que s’il n’en existait<br />

aucune 4 ». La Corse se construira donc sa liberté au milieu d’un désert<br />

politique, l’avenir de la Corse se trouve en Corse et nulle part ailleurs :<br />

« Cultiver et rassembler leurs propres forces, ne s’appuyer que sur elles 5 . »<br />

1. Du Contrat social, II, ch. 8, p. 386 (Œuvres complètes, t. III, Du Contrat social. Écrits politiques,<br />

édition publiée sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond, « Bibliothèque de la Pléiade »,<br />

Paris, Gallimard, 1964).<br />

2. Ibid., II, ch. 10, p. 391.<br />

3. Projet de Constitution pour la Corse, fragments, p. 947.<br />

4. Ibid, p. 904.<br />

5. Projet de Constitution pour la Corse, p. 904.


10 Yves Vargas<br />

Construire la Corse à partir de la Corse, ce n’est pas ce que propose le<br />

« Projet » de Rousseau : ses propositions sortent tout droit des textes théoriques<br />

écrits à une époque où il ne s’intéressait pas à la Corse mais élaborait<br />

des idées générales, comme si la Corse n’était qu’un terrain de parachutage<br />

pour y déposer des idées élaborées ailleurs. Dans leur admirable biographie<br />

de Rousseau, Monique et Bernard Cottret ont quelque raison de souligner le<br />

caractère utopiste de la conduite de Rousseau, plus soucieux d’y installer un<br />

nouveau monde que d’y organiser la réalité : « Comme l’Utopie, la Corse<br />

était une île. Comme toute île, elle récapitulait le monde. C’était là pour<br />

Rousseau le plus grand de ses attraits 6 . »<br />

UN « PROJET » SUR LA CORSE… SANS LA CORSE<br />

Il suffit en effet de considérer les grands axes de son projet pour s’en<br />

aviser : la Corse doit être une nation agricole, autosuffisante, sans monnaie ni<br />

commerce, sans capitale ni luxe, composée d’une classe moyenne, sans armée<br />

de métier…<br />

L’agriculture<br />

Commençons par l’agriculture : « L’agriculture est […] la seule occupation<br />

qui puisse […] donner [au peuple corse] la consistance dont il a besoin 7 . » La<br />

prééminence de l’agriculture est un principe omniprésent chez Rousseau :<br />

celui-ci considère que la richesse d’une nation tient à l’agriculture et à elle seule,<br />

et s’occuper du sort des laboureurs est la seule tâche utile du gouvernement.<br />

Dans son Discours sur les sciences et les arts, il raille les sociétés modernes : « Il<br />

semble, aux précautions qu’on prend, qu’on ait trop de laboureurs et qu’on<br />

craigne de manquer de philosophes 8 ». Le contrat social fonde la nation sur la<br />

population paysanne : « C’est le terrain qui nourrit les hommes […], qu’il y ait<br />

autant d’habitants que la terre peut en nourrir 9 ».<br />

6. Cottret Monique et Bernard, Jean-Jacques Rousseau en son temps, Paris, éd. Perrin, 2005, p. 3<strong>89</strong>.<br />

7. Projet de Constitution pour la Corse, p. 906.<br />

8. Discours sur les sciences et les arts, p. 27.<br />

9. Du Contrat social, II, ch. 5, p. 3<strong>89</strong>. On sait que dans La Nouvelle Héloïse, toute la maison de Clarens ne<br />

vit que sur les activités agricoles gérées par Monsieur de Wolmar. Émile, à plusieurs reprises, insiste<br />

sur le caractère politique et anthropologique du travail de la terre : « Les hommes ne sont pas faits<br />

pour être entassés en fourmilières, mais épars sur la terre qu’ils doivent cultiver » (Émile, I, p. 270) ;


Comment Rousseau inventa la Corse<br />

11<br />

La suppression de la monnaie<br />

Le deuxième principe est la suppression de l’argent, liée à l’autosuffisance<br />

agricole. « La Corse n’a pas besoin d’argent […]. On pourra vivre dans<br />

l’abondance sans jamais manier un sou 10 ». Ce thème n’est pas réservé aux<br />

Corses, c’est une figure constante des écrits de Rousseau : « Le seul secret pour<br />

être riche […] est d’avoir peu d’argent 11 ». « J’avais choisi mon asile dans<br />

quelque province éloignée où l’on voit peu d’argent et beaucoup de denrées, et<br />

où règnent l’abondance et la pauvreté 12 ».<br />

L’industrie évitée<br />

L’argent est lié au commerce et à l’industrie, il faudra donc que les Corses<br />

se passent autant que possible des activités ouvrières : « Il ne nous faut ni des<br />

sculpteurs ni des orfèvres mais il nous faut des charpentiers et des forgerons ;<br />

il nous faut des tisserands, de bons ouvriers en laine et non des brodeurs et<br />

des tireurs d’or 13 ». Et si, d’aventure, le secteur industriel devenait trop<br />

important, il faudrait établir sur l’île une dictature de la paysannerie sur les<br />

villes : « Il est dans la nature de notre constitution que ce soit le colon qui<br />

fasse la loi à l’ouvrier 14 ». Cette réduction des activités industrielles se trouve<br />

dans plusieurs textes bien antérieurs. « Le commerce et l’industrie attirent<br />

dans les capitales l’argent de la campagne […] ; plus la ville est riche plus le<br />

pays est misérable 15 ».<br />

J’ai parlé de dictature de la paysannerie, le mot n’est pas excessif tant<br />

Rousseau manifeste à l’égard des villes, et notamment des capitales, une haine<br />

« Émile et Sophie […] peuvent vivifier la campagne et ranimer le zèle éteint de l’infortuné villageois.<br />

Je crois voir le peuple se multiplier, les champs se fertiliser… » (Émile, V, p. 859).<br />

10. Projet de Constitution pour la Corse, p. 922.<br />

11. La Nouvelle Héloïse, V, II, p. 549-550 (Œuvres complètes, t. II, op. cit.). « L’argent est fort rare dans<br />

le Haut-Valois, mais c’est pour cela que les habitants sont à leur aise […]. Si jamais ils ont plus<br />

d’argent, ils seront infailliblement plus pauvres » (Id., I, XXIII, p. 80).<br />

12. Émile, IV, p. 687 (Œuvres complètes, t. IV, op. cit.). « Un gouvernement est parvenu à son dernier<br />

degré de corruption quand il n’a plus d’autre nerf que l’argent […]. On ne fait que peu de choses<br />

avec beaucoup d’argent » (Économie politique, p. 275).<br />

13. Projet de Constitution pour la Corse, p. 926.<br />

14. Projet de Constitution pour la Corse, p. 928.<br />

15. Économie politique, p. 274. « À mesure que l’industrie et les autres arts s’étendent et fleurissent, le cultivateur<br />

méprisé, chargé d’impôts […] et condamné à passer sa vie entre le travail et la faim, abandonne ses<br />

champs… » (Discours sur l’inégalité, note IX, p. 206). « Le premier de tous les arts est l’agriculture, je<br />

mettrai la forge au second rang, la charpente au troisième et ainsi de suite » (Émile, III, p. 460).


12 Yves Vargas<br />

invincible. « Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine 16 ». « Ce sont les<br />

grandes villes qui épuisent l’État et font sa faiblesse […]. La France serait<br />

beaucoup plus puissante si Paris était anéanti 17 ». Ainsi, lorsque Rousseau<br />

choisit Corte comme « chef-lieu » et non « capitale » de la Corse, et<br />

justifie ce choix par le caractère incommode de la région, il ne fait<br />

qu’appliquer à la Corse son ressentiment pour toute capitale.<br />

Domaine d’État et corvée<br />

Ayant supprimé l’argent, Rousseau propose d’une part que les revenus<br />

de l’État soient le produit de ses terres cultivées (son domaine) et que<br />

d’autre part les impôts soient prélevés en nature sur les récoltes et en travail<br />

(en « corvées »). « Je veux […] que la propriété de l’État soit aussi grande,<br />

aussi forte […] qu’il est possible. […] Il reste dans l’île une grande quantité<br />

de terres en friche dont il est très facile au gouvernement de tirer parti 18 ».<br />

« Je tire une […] sorte de revenu, la plus sûre et la meilleure, des hommes<br />

mêmes en employant leur travail, leurs bras […] par des corvées dans les<br />

travaux publics 19 ».<br />

Ces deux principes, domaine d’État et corvées, se trouvent également<br />

dans l’article Économie politique et dans le Contrat social. « Trouver un<br />

fonds public suffisant pour l’entretien des magistrats et autres officiers, et<br />

pour toutes les dépenses publiques […]. Quiconque a suffisamment réfléchi<br />

sur cette matière […] regarde le domaine public comme le plus honnête et<br />

le plus sûr 20 » « Je crois les corvées moins contraires à la liberté que les<br />

taxes 21 ». Encore une fois la Constitution pour la Corse n’est pas tirée de la<br />

réalité corse mais de la tête de Jean-Jacques Rousseau. Poursuivons.<br />

16. Émile, I, P. 277.<br />

17. Émile, V, p. 852. « Adieu Paris […], nous ne serons jamais assez loin de toi » (Id., IV, p. 691) ;<br />

« J’aime mieux voir les hommes brouter l’herbe dans les champs que s’entre-dévorer dans les<br />

villes » (Discours sur l’inégalité, réponses, p. 92) ; « C’est dans les capitales que le sang se vend à<br />

meilleur marché » (Émile, V, p. 831). « L’accueil qu’on y fait [dans les villes] aux fainéants qui<br />

viennent chercher fortune ne fait qu’achever de dévaster le pays qu’au contraire il faudrait repeupler<br />

aux dépens des villes » (Ibid., p. 859).<br />

18. Projet de Constitution pour la Corse, p. 931.<br />

19. Ibid., p. 932.<br />

20. Économie politique, p. 264.<br />

21. Du Contrat social, III, ch. 15, p. 429.


Comment Rousseau inventa la Corse<br />

13<br />

La classe « médiocre »<br />

En ce qui concerne la société civile, les catégories sociales, Rousseau se<br />

félicite de la disparition de la noblesse féodale et prône une société axée sur<br />

une classe moyenne, qu’on appelle au xviii e siècle la « classe médiocre » ou<br />

la « médiocrité ». « Il faut que tout le monde vive et que personne ne<br />

s’enrichisse 22 ». « Ramener les choses à l’égalité, en sorte que chacun ait<br />

quelque chose et que personne n’ait rien de trop 23 ».<br />

Ce programme est celui du Contrat social : « Rapprochez les degrés<br />

extrêmes autant qu’il est possible : ne souffrez ni des gens opulents ni des<br />

gueux 24 ». Programme déjà présent en 1755 dans l’article de l’Encyclopédie :<br />

« Un ordre économique qui […] rapprocherait insensiblement toutes les<br />

fortunes de cette médiocrité qui fait la véritable force d’un État 25 ». On pourra<br />

poursuivre l’énumération des thèmes, et on verra alors que la Corse ne fournit à<br />

Rousseau aucune idée nouvelle 26 .<br />

Il n’est pas étonnant que Rousseau soit fidèle à ses principes généraux ;<br />

mais cette application mot à mot peut ressembler à un certain idéalisme<br />

forcené, montrant un Rousseau semblable à Platon, construisant le réel à<br />

partir des idées. Or, ce n’est pas le cas pour deux raisons. La première est que<br />

Rousseau adopte une tout autre attitude lorsqu’il s’agit de la Pologne, et que<br />

loin de recopier à l’identique ses principes, il met en place des stratégies<br />

lentes et graduelles pour y arriver, à partir de la situation réelle du pays 27 .<br />

22. Projet de Constitution pour la Corse, p. 924.<br />

23. Projet de Constitution pour la Corse, fragments, p. 945.<br />

24. Du Contrat social, II, 11, note, p. 392.<br />

25. Économie politique, p. 277.<br />

26. On trouve la même figure répétitive concernant d’autres aspects moins essentiels. Par exemple le refus<br />

d’une armée de métier : elle est impérativement interdite en république corse : « Nul ne doit être<br />

magistrat par état ou soldat par état […]. Il ne doit y avoir d’autre état permanent dans l’île que<br />

celui de citoyen » (Projet de Constitution pour la Corse, fragments, p. 946). Le danger de l’armée<br />

mercenaire est un point partout répété depuis les premiers textes, ces mercenaires, «… méprisant les<br />

lois, […] le poignard levé sur leurs concitoyens, prêts à tout égorger au premier signal » (Économie<br />

politique, p. 277). Repris dans Discours sur l’inégalité : « On verrait les défenseurs de la patrie en<br />

devenir tôt ou tard ses ennemis, tenir sans cesse le poignard levé sur leurs concitoyens » (Discours sur<br />

l’inégalité, p. 190). Dans Du Contrat social : « À force de paresse et d’argent, ils ont enfin des soldats<br />

pour asservir la patrie » (Du Contrat social, III, ch. 15, p. 429). Et les Écrits sur l’abbé de Saint-Pierre<br />

formulent : « Tous les citoyens sont soldats en temps de guerre et il n’y a pas de soldat en temps de<br />

paix. C’est un des meilleurs signes de la jeunesse et de la vigueur d’une nation » (p. 614).<br />

27. Par exemple lorsqu’il s’agit de se débarrasser de la noblesse féodale ou lorsqu’il s’agit de libérer<br />

les serfs. En Pologne, il accepte même une forme de monarchie et se contente d’en limiter les<br />

inconvénients.


14 Yves Vargas<br />

La deuxième raison, qui est ici primordiale, c’est que Rousseau adopte vis-àvis<br />

de la Corse une méthode d’analyse fermement matérialiste, et c’est cette<br />

même méthode qui l’amène à une « utopie corse », une utopie matérialiste.<br />

LES TROIS PRINCIPES MATÉRIALISTES DE ROUSSEAU<br />

Le « caractère » du peuple<br />

Dans le Contrat social, Rousseau met en garde tout législateur : « Le sage<br />

instituteur ne commence pas par rédiger de bonnes lois en elles-mêmes, mais<br />

il examine si le peuple auquel il les destine est propre à les supporter 28 ». Il<br />

doit examiner deux points : le caractère du peuple et son âge : « Ces objets<br />

généraux de toute bonne constitution doivent être modifiés en chaque pays<br />

par les rapports qui naissent […] du caractère des habitants 29 ». « Il est pour<br />

les nations comme pour les hommes, un temps de maturité qu’il faut attendre<br />

avant de les soumettre à des lois 30 ». « Les peuples, ainsi que les hommes, ne<br />

sont dociles que dans leur jeunesse 31 ».<br />

La situation économique<br />

Cette précaution sociologique ne suffit pas, les « bonnes lois » devant se<br />

référer à la situation économique du pays : « Il y a […] dans la nature et le sol de<br />

chaque pays des qualités qui lui rendent un gouvernement plus propre qu’un<br />

autre […] 32 ».<br />

Dire que la politique dépend de l’économie, cela évoque Marx :<br />

l’économie est la base de la société sur laquelle s’élève la superstructure<br />

politique et juridique. Marx élargit le tableau et affirme que l’idéologie<br />

(ce que Rousseau nomme le « caractère du peuple ») repose à son tour sur<br />

la politique. Cette pyramide est souvent considérée comme une solide<br />

28. Du Contrat social, II, ch. 8, p. 384.<br />

29. Ibid., p. 392.<br />

30. Ibid., p. 386.<br />

31. Ibid., p. 385.<br />

32. Projet de Constitution pour la Corse, p. 906.


Comment Rousseau inventa la Corse<br />

15<br />

référence matérialiste : base économique + superstructure politique et<br />

juridique + superstructure idéologique 33 .<br />

Rousseau n’est pas très loin de ce schéma : après avoir affirmé la dépendance<br />

du gouvernement par rapport à la production, il affirme que le caractère du<br />

peuple est lui-même défini doublement par l’économie et par la politique.<br />

« Tout se réduit d’abord à la subsistance, et par là l’homme tient à tout ce qui<br />

l’environne […]. Le climat, le sol, l’air, l’eau, les productions de la terre et de la<br />

mer, forment son tempérament, son caractère, déterminent ses goûts, ses passions,<br />

ses travaux de toutes espèces. Si cela n’est pas exactement vrai des individus, il l’est<br />

incontestablement des peuples, et […] qui connaît bien l’état de tout ce qui les<br />

environne pourrait déterminer à coup sûr ce qu’ils deviendront 34 . »<br />

« C’est de la nature du sol que naît le caractère primitif des habitants 35 . »<br />

L’efficacité idéologique de la politique<br />

Voilà pour la dépendance à l’économie, voici la politique : « Il est certain<br />

que les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être 36 ».<br />

« Chaque forme de gouvernement a une force particulière qui porte les<br />

peuples vers telle ou telle occupation 37 ».<br />

Le programme est bien défini : étudier les conditions économiques pour<br />

fixer le cadre politique, étudier le caractère des Corses pour modifier ce cadre<br />

général et l’adapter ; envisager enfin les réformes que le gouvernement peut<br />

attendre, « à la longue » par une politique sage. Il faut, bien sûr, éviter de<br />

commencer par la fin, et se donner d’abord un peuple sur mesure, alors que<br />

ce peuple idéal ne pourra être que la conséquence « à la longue » de la<br />

politique ; Rousseau nous en prévient clairement :<br />

« Pour qu’un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et<br />

suivre les règles fondamentales de la raison d’État, il faudrait que l’effet pût<br />

33. « […] la structure économique […] sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique,<br />

et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale », Marx Karl, Contribution à la<br />

critique de l’économie politique (1859), Paris, Éd. sociales, 1969, p. 4.<br />

34. Fragments politiques, p. 530.<br />

35. Projet de Constitution pour la Corse, p. 913.<br />

36. Économie politique, p. 251.<br />

37. Projet de Constitution pour la Corse, p. 906.


16 Yves Vargas<br />

devenir la cause, et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir<br />

par elles 38 ».<br />

Voyons comment Rousseau s’y prend.<br />

CORSE : LES LOIS TIRÉES DE L’ÉCONOMIE<br />

Les premières pages du Projet sont conformes aux positions que nous<br />

venons de voir. Rousseau préconise de partir de la réalité corse : « Les<br />

maximes tirées de votre expérience sont les meilleures sur lesquelles vous<br />

puissiez vous gouverner 39 ».<br />

À partir de là, il ne commence pas son projet de constitution par une<br />

réflexion sur la politique ou sur les lois, mais bien sur les conditions<br />

économiques de l’île. « La pauvreté présente de leur île et l’état de dépopulation<br />

et de dévastation 40 » l’amène à une réflexion sur les capacités économiques de<br />

la Corse, c’est-à-dire sur les moyens d’assurer sa prospérité, et il considère<br />

qu’elle ne viendra pas des finances mais du travail. Il faut produire des hommes,<br />

assurer une forte démographie : « L’île de Corse ne pouvant s’enrichir en<br />

argent doit tâcher de s’enrichir en hommes 41 ». Cette exigence démographique<br />

entraîne le choix d’une vie agricole : elle donne à manger à la population et les<br />

femmes des campagnes sont plus prolifiques que celles des villes.<br />

C’est à partir de cette considération de l’essor économique et<br />

démographique, dont la solution est l’agriculture extensive, qu’arrive enfin la<br />

question du choix politique : la Corse est pauvre et doit être agricole, c’est<br />

pour ces raisons qu’elle sera démocratique. Le choix du gouvernement est<br />

bien une superstructure installée sur le sol de l’économique :<br />

« La forme de gouvernement que nous avons à choisir est d’un côté la moins<br />

coûteuse parce que la Corse est pauvre, et de l’autre la plus favorable à l’agriculture<br />

[…]. L’administration la moins coûteuse est […] en général l’état républicain<br />

et en particulier l’état démocratique. L’administration la plus favorable à<br />

l’agriculture […] est la démocratie 42 . »<br />

38. Du Contrat social, II, ch. 7, p. 383.<br />

39. Projet de Constitution pour la Corse, p. 902.<br />

40. Ibid., p. 904.<br />

41. Ibid..<br />

42. Ibid., p. 906.


Comment Rousseau inventa la Corse<br />

17<br />

Arrivé en ce point, il faut appliquer le second principe, celui du<br />

« caractère » du peuple auquel on destine ce projet : les Corses sont-ils prêts<br />

à le recevoir ? Sont-ils des paysans laborieux ?<br />

Eh bien, non, c’est tout le contraire, les Corses ne sont pas attachés à leur<br />

terre, ils « [errent] dans l’île comme des bandits 43 », ils sont violents 44 et<br />

paresseux 45 . La première tâche du gouvernement démocratique sera donc de<br />

modifier le caractère des Corses et d’en faire des agriculteurs :<br />

« Que les Corses, ramenés à une vie laborieuse perdent l’habitude d’errer dans<br />

l’île comme des bandits […]. Que leur travail leur fournisse de quoi subsister<br />

eux et leur famille 46 ».<br />

Rousseau propose un plan pour arriver à ce but. Puisque « les peuples sont<br />

à la longue ce que le gouvernement les fait être », grâce à l’action du<br />

gouvernement, les Corses vont donc devenir des agriculteurs. On voit le<br />

problème, on est parti de l’agriculture pour choisir le gouvernement<br />

démocratique et on demande à ce gouvernement d’établir l’agriculture car on<br />

manque cruellement d’agriculteurs. Ainsi le gouvernement est établi au nom<br />

d’une agriculture qu’il doit établir, l’effet devient la cause, on tombe dans le<br />

cercle que Rousseau a dénoncé.<br />

Il faut donc changer de perspective, et au lieu de partir de l’économie, on<br />

va partir du « caractère » du peuple, le second principe que le « sage<br />

instituteur » doit examiner.<br />

LE PEUPLE CORSE TIRÉ DU SOL<br />

Le peuple corse possède les caractères propres à la jeunesse : « Le peuple<br />

corse est […] plein de vigueur et de santé, il peut se donner un gouvernement 47 ».<br />

Il existe un caractère national corse : « Tout peuple a ou doit avoir un caractère<br />

national […]. Les Corses en particulier en ont un naturellement très sensible 48 ».<br />

Les Corses sont certes courageux et « braves » mais cela ne suffit pas à définir<br />

43. Ibid., p. 918.<br />

44. « L’humeur indomptable et féroce qu’on leur attribue » (Projet de Constitution pour la Corse, p. 917).<br />

45. « La source de ces vices est la paresse… » (Ibid., p. 917).<br />

46. Ibid., p. 918<br />

47. Ibid., p. 902.<br />

48. Ibid., p. 913.


18 Yves Vargas<br />

un caractère, il faut y joindre les coutumes, les préjugés, et là les choses ne sont<br />

pas si faciles, car « la nation corse a des préjugés contraires à mes principes 49 ».<br />

Ces préjugés sont d’abord l’attachement des Corses à leur noblesse féodale,<br />

mais, pire, le peuple corse « a contracté dans la servitude beaucoup de vices 50 ».<br />

Quel peuple n’a pas de préjugés, quel peuple n’a pas de vices ? Le « sage »<br />

doit s’en accommoder et plier ses projets aux situations réelles ; c’est ce que fera<br />

Rousseau avec les Polonais. Va-t-il s’accommoder aussi des vices des Corses ?<br />

Pas du tout, il entreprend de les détruire : « Ce sont ces préjugés qu’il faut<br />

combattre et détruire pour former un bon établissement 51 ».<br />

Les vices sont nés de l’esclavage : « Le peuple corse a contracté dans la<br />

servitude beaucoup de vices 52 ». Ces vices sont de deux natures, les uns<br />

« disparaîtront d’eux-mêmes avec la cause qui les fit naître […]. D’autres ont<br />

besoin qu’une cause déracine les passions qui les produisirent 53 ».<br />

Ceux qui s’en iront avec les occupants génois sont « l’humeur indomptable<br />

et féroce » des Corses, qui n’est qu’une réaction immédiate à l’occupant. Les<br />

autres vices sont plus graves car ils se sont enracinés, il s’agit du « penchant au<br />

vol et au meurtre ». Ils se sont enracinés car ils dépendent de passions établies :<br />

« la source de ces vices est la paresse et l’impunité ». Si les Corses sont<br />

paresseux, voleurs, meurtriers, comment Rousseau peut-il affirmer que « le<br />

peuple corse est dans l’heureux état qui rend une constitution possible 54 » ? La<br />

réponse est déroutante : les Corses sont un peuple jeune pour la raison que ces<br />

vices, il ne les a pas produits lui-même, ils ne font donc pas partie de son<br />

histoire, et par conséquent, il reste sain. Les Corses n’ont pas encore les vices<br />

des autres nations 55 .<br />

Voilà donc pour les vices apparents ; mais comment sont les Corses en<br />

réalité, sous cette couche de vices ? « Les Corses sont presque encore dans l’état<br />

naturel et sain 56 ». « Le peuple corse conserve grand nombre de ses vertus<br />

primitives 57 »<br />

49. Projet de Constitution pour la Corse, fragments, p. 947.<br />

50. Ibid., p. 917.<br />

51. Ibid., p. 902.<br />

52. Ibid., p. 917.<br />

53. Ibid.<br />

54. Ibid., p. 902.<br />

55. Ibid., p. 902.<br />

56. Projet de Constitution pour la Corse, fragments, p. 950.<br />

57. Projet de Constitution pour la Corse, p. 917.


Comment Rousseau inventa la Corse<br />

19<br />

À la différence des hommes socialisés et corrompus qui ont perdu à jamais<br />

leur figure humaine naturelle 58 , les Corses ont conservé cette figure, ils ne sont<br />

pas défigurés mais plutôt grimés, masqués. Et cette nature masquée sera « facile<br />

à rétablir et à conserver » grâce à la position de l’île, protégée des influences<br />

étrangères, « par leur position isolée 59 ».<br />

On se trouve donc devant deux problèmes bien distincts : un problème<br />

théorique, qui est de savoir quel est le caractère naturel des Corses à partir<br />

duquel on va faire des lois ; et un problème pratique, qui est de déterminer les<br />

moyens de débarrasser les Corses de leur paresse et de leurs vices.<br />

LA NATURE DES CORSES<br />

Problème théorique d’abord : il ne suffit pas d’affirmer que « le peuple<br />

corse conserve un grand nombre de ses vertus primitives », il faut énoncer ces<br />

vertus et surtout les justifier, puisque les Corses qu’on a sous les yeux, « défiguré<br />

[s] par l’esclavage et la tyrannie » ne présentent pas cette figure vertueuse. La<br />

description du naturel vertueux des Corses, Rousseau la trouve bien quelque<br />

part, mais c’est dans un texte écrit dix-neuf siècles auparavant, au premier siècle<br />

avant Jésus-Christ, par Diodore de Sicile. Comment imaginer que les Corses<br />

puissent être encore ce qu’ils étaient alors ? Parce que les peuples sont<br />

déterminés directement par la nature du territoire : « L’île de Corse, dit<br />

Diodore, est montagneuse, pleine de bois et arrosée de grands fleuves. Ses<br />

habitants se nourrissent de lait, de miel et de viandes que le pays leur fournit<br />

largement. Ils observent entre eux les règles de la justice et de l’honnêteté avec<br />

plus d’exactitude que les autres barbares 60 ».<br />

Nous sommes donc dans une figure matérialiste stricte, « c’est de la nature<br />

du sol que naît le caractère primitif des habitants », et c’est le sol de l’île qui<br />

exige que ses habitants soient honnêtes s’ils veulent survivre, c’est-à-dire<br />

conserver le fruit de leur travail : « la propriété ne peut s’établir ni se conserver<br />

que sous la foi publique ».<br />

58. « Semblable à la statue de Glaucus que le temps, la mer et les orages avaient tellement défigurée,<br />

[…] l’âme humaine […] a pour ainsi dire changé d’apparence au point d’être presque méconnaissable<br />

» (Discours sur l’inégalité, p. 122).<br />

59. Projet de Constitution pour la Corse, p. 913.<br />

60. Ibid., p. 913.


20 Yves Vargas<br />

Diodore nous a donc donné le tableau du caractère « primitif » des Corses,<br />

mais qu’en est-il du caractère actuel ? Cette question ne se posera pas, et on<br />

devra admettre que les Corses n’ont pas changé en dix-neuf siècles. Plus<br />

précisément, les Corses et les Suisses avaient à l’origine le même caractère car<br />

leurs sols sont comparables, mais la Suisse a perdu son bon naturel à cause de<br />

son histoire 61 . Il est donc sous-entendu que si les Corses ont gardé ce bon<br />

naturel, c’est parce que la Corse n’a pas d’histoire, son histoire n’a été que<br />

l’histoire des autres, venus quelque temps l’occuper et partir ensuite ; les Corses<br />

sont un peuple que la servitude a empêché de vieillir. À la différence des<br />

Polonais qui ont retrouvé une nouvelle jeunesse après une si longue histoire 62 ,<br />

les Corses n’ont pas besoin de retrouver leur jeunesse puisqu’ils ne l’ont jamais<br />

perdue, ils sont donc « dociles » comme des adolescents, c’est-à-dire sans<br />

traditions ancrées, sans préjugés indéracinables. « Les Corses sont presque<br />

encore dans un état naturel et sain 63 . » « Le peuple corse conserve grand<br />

nombre de ses vertus primitives 64 ».<br />

En clair, les Corses sont encore barbares, n’ayant pu avoir une histoire qui<br />

leur soit propre : là réside l’axiome de base, que Rousseau ne cherche pas à<br />

vérifier. Quelles sont les traditions familiales corses ? Rousseau ne se le demande<br />

pas et avance des lois sur le mariage sans se soucier des coutumes 65 . Quel<br />

rapport les Corses ont-ils à leur village natal ? Même chose, Rousseau pense<br />

qu’on pourra imposer à la population une répartition uniforme sur tout le<br />

territoire 66 . Quelle est la signification des vendettas 67 ? Rousseau se contente<br />

d’y mettre fin en abolissant l’impunité sans s’interroger sur les codes<br />

honorifiques des crimes. Tous les vices étant supposés être des produits<br />

d’importation, il faudra « beaucoup d’art » pour les supprimer mais on<br />

retrouvera à la fin une Corse jeune et vierge comme au premier jour ou du<br />

moins comme au jour que Diodore nous décrit, une Corse à l’image de son<br />

61. « Ainsi retrouvait-on jadis dans les Suisses le caractère que Diodore donne aux Corses : l’équité,<br />

l’humanité, la bonne foi » (Ibid., p. 914).<br />

62. « La Pologne […] au fort de ses malheurs et de son anarchie montre encore tout le feu de la<br />

jeunesse […] comme si elle ne faisait que de naître […]. En songeant à ce que vous voulez acquérir,<br />

n’oubliez pas ce que vous pouvez perdre » (Considérations sur le gouvernement de Pologne, p. 954).<br />

63. Projet de Constitution pour la Corse, fragments, p. 950.<br />

64. Ibid., p. 917.<br />

65. Projet de Constitution pour la Corse, fragments, p. 945.<br />

66. Projet de Constitution pour la Corse, p. 919 (« attacher les hommes à la terre… ») et 941 (« tout<br />

particulier qui change de domicile… »).<br />

67. Ibid., p. 917.

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