MyhologiesDUneLangue_Extrait
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Sommaire<br />
Avant-Propos ................................................................................................. 9<br />
Mythologies d’une langue ............................................................................. 17<br />
1. ACQUA – L’eau et nos rêves ................................................................... 51<br />
2. AMORE – Parlez-moi d’amour ............................................................... 59<br />
3. RISATE – Chì hè sta risa ? (De quoi rient les Corses) ............................ 65<br />
4. PULITICA – À cavallu .............................................................................. 95<br />
5. MAGNUSCA – Éléments pour une sémiologie des nourritures ................ 99<br />
6. A MORTE – Mourir ? Parlons-en ! (Fragments du discours ordinaire…) .. 119<br />
7. U SCIMUGHJINE – Vai è fà ti leghje !<br />
(Fragments du discours sur la folie) ...................................................... 139<br />
8. GHJASTEME – « Je ne vous aime point, Monsieur »<br />
(Esquisse d’une rhétorique corse des mauvais vouloirs) ...................... 149<br />
9. A DONNA – La femme et les poncifs ...................................................... 181<br />
10. A PARSONA – La personne et le corps : figures de l’impensé ................. 193<br />
11. I GHJACARI – Le chien, ce presque humain<br />
(Approche ethnolinguistique d’un phénomène de société) ................... 233<br />
APPICCIU – Sogni corsi .................................................................................. 265<br />
Index des ouvrages et documents cités ......................................................... 271
« Nous ne prétendons donc pas montrer comment<br />
les hommes pensent dans les mythes,<br />
mais comment les mythes se pensent<br />
dans les hommes et à leur insu. »<br />
Claude Lévi-Strauss, Le Cru et le Cuit,<br />
Paris, Plon, réédition 2009, p. 20.<br />
« Les mots qui vont surgir savent de nous ce que<br />
nous ignorons d’eux. Un moment nous serons l’équipage<br />
de cette flotte composée d’unités rétives, et le temps<br />
d’un grain, son amiral. Puis le large la reprendra,<br />
nous laissant à nos torrents limoneux<br />
et à nos barbelés givrés. »<br />
René Char, « Sept saisis par l’hiver »,<br />
in Chants de la Balandrane, Paris, Gallimard,<br />
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1983, p. 534.
9<br />
Avant-propos<br />
Le premier moderne qui ait pris la mythologie au sérieux a été le philosophe<br />
napolitain Giovan Battista Vico. Son idée était que seule l’exploration de la langue<br />
pouvait faire comprendre les mythes des peuples archaïques et que l’on ne pouvait<br />
être philosophe si l’on n’était pas d’abord philologue. Les cartésiens croyaient que<br />
c’est l’homme intelligent qui fait tout (homo intelligendo fi t omnia) ; une approche<br />
plus « imaginative » découvre le contraire : homo non intelligendo fi t omnia. La<br />
langue du populaire a une richesse et une « sagesse poétique 1 » que n’ont pas les<br />
constructions abstraites.<br />
Cette prise en compte de la langue dans l’étude des mythes et cette revalorisation<br />
du populaire réapparaissent quelques décennies plus tard, à la fin du<br />
e siècle, quand la philosophie allemande fait de la mythologie un objet d’étude<br />
à part entière et même un champ d’exploration privilégié. Herder, le premier,<br />
cherche dans la langue et dans le mythe l’esprit du peuple, l’âme de la nation ou une<br />
trace de ce qu’il appelle le Volksgeist, le « caractère national » et, dans la poésie, la<br />
langue mère du genre humain. Les créations des peuples deviennent plus importantes<br />
que les ambitions des rois et plus précieuses que les productions savantes :<br />
Homère ne nous a-t-il pas davantage appris que tous les philosophes ? Certains<br />
des plus importants folkloristes corses, comme Max Caisson, se souviendront des<br />
« lumières de Herder 2 » et rediront que dans les cultures populaires et dans les<br />
langues considérées en tant que phénomènes sensibles se forge une authentique<br />
raison. Ils diront aussi que l’enracinement de la langue dans un terreau culturel<br />
particulier peut être la source d’un patriotisme cosmopolite qui n’exclut ni l’amour<br />
de son pays ni l’amour de l’humanité dans son ensemble.<br />
1. V, Giovan Battista, Principi di una scienza nuova intorno alla natura delle nazioni (1725),<br />
a cura di P. Cristofolini, Pisa, ETS, 2016, § 34.<br />
2. C, Max, « Lumières de Herder », in Terrain, n o 17, 1991, p. 17-28.
10<br />
Mythologies d’une langue<br />
C’est ce qui se dégage aussi à un moindre degré des œuvres de certains folkloristes<br />
naïfs, comme l’instituteur érudit Jean-Marc Salvadori 3 ou l’abbé militant<br />
irrédentiste Martinu Appinzapalu 4 (1877-1948), ainsi que des recueils de contes<br />
traditionnels établis par des amateurs éclairés et scrupuleux comme Jean-Bapiste<br />
Frédéric Ortoli 5 dans la deuxième moitié du e siècle ou des ethnologues professionnels<br />
telle Geneviève Massignon 6 au milieu des années 1960. Dans les multiples<br />
florilèges de proverbes dont la publication a commencé dès 1841 avec la publication,<br />
par Niccolò Tommaseo, en appendice de sa très riche récolte de « chants populaires<br />
toscans, corses, illyriens et grecs 7 », de quatre cent soixante-trois Proverbi corsi<br />
groupés secondo l’ordine delle cose – c’est-à-dire par thèmes mais plus encore ! –<br />
apparaît toujours (plus ou moins discrètement) une intention édifiante que l’archiprêtre<br />
Saravelli-Retali reconnaît toutefois expressément dans ses commentaires de La<br />
Vie en Corse à travers proverbes et dictons 8 . Cette constance à exhumer les dictons,<br />
vieilles histoires et motifs ancestraux traduit la quête, à travers les discours du passé,<br />
d’un fond de sagesse pérenne de l’humanité, les chercheurs pouvant devenir par là<br />
même créateurs de nouveaux mythes pas forcément perçus comme tels.<br />
À la suite de Herder, la philosophie allemande s’est attachée à nouer ensemble<br />
langue et mythologie. Schelling, l’un de ses plus grands représentants, regarde la<br />
langue et le mythe comme des êtres organiques à part entière, qui ne se forment<br />
pas par morceaux ou de manière atomistique, mais surgissent à chaque fois comme<br />
des touts achevés en chacune de leurs parties. À travers les mots et les mythes<br />
s’opère la symbolisation des expériences formatrices de l’âme humaine. Contre<br />
toute lecture allégorique des symboles mythiques, il faut donc laisser la mythologie<br />
s’expliquer elle-même et parler la langue qui est la sienne. À partir de là, de grands<br />
mythologues comme Hermann Karl Usener et Walter Otto chercheront à identifier<br />
ce qui du mythe persiste dans le logos (dans la raison, la pensée articulée) et, au<br />
e siècle, Ernst Cassirer pourra présenter le langage et le mythe comme les deux<br />
3. S, Jean-Marc, L’Âme corse, Contes, légendes et vieux dictons, 2 vol., Avignon,<br />
Aubanel frères, 1926.<br />
4. C, Dumenicu (Martinu Appinzapalu), Raconti è fole di l’isula persa, Ajaccio, CRDP de<br />
Corse, 1997 (première édition : 1924).<br />
5. O, Jean-Baptiste Frédéric, Les Contes populaires de l’île de Corse, Paris, Maisonneuve et<br />
Larose, 1967 (première édition : 1883).<br />
6. M, Geneviève, Contes corses, Paris, Picard, 1984 (première édition : Centre d’études<br />
corses de l’université de Provence, Aix-en-Provence, 1963).<br />
7. T, Niccolò, Canti popolari, toscani, corsi, illirici, greci, vol. II, Girolamo Tasso,<br />
Venezia, 1841. Les Canti popolari corsi sont également, de par leur date de parution, le tout<br />
premier recueil de référence pour les voceri, lamentations funéraires souvent vengeresses, dont<br />
la signification ne manque pas d’être interrogée dans le présent ouvrage.<br />
8. S-R, François (archiprêtre de Sartène), La Vie en Corse à travers proverbes et<br />
dictons, Nice, imprimerie Don-Bosco, 1978 (deuxième édition).
Avant-propos 11<br />
premières formes originaires dans lesquelles la pensée symbolique s’est formée et<br />
à travers lesquelles les hommes orientent leur vie et leur activité dans les sociétés 9 .<br />
Pour l’heure, les études corses ont fait peu d’incursions dans le champ du<br />
mythe. C’est à peine si Max Caisson a analysé la manière dont Théodore de<br />
Neuhoff a pu apparaître en plein e siècle comme une sorte de Persée ou de<br />
Bellérophon, et son débarquement à Aléria, comme un mythe devenu événement 10 .<br />
Le matériau ne manque pourtant pas. En 1802, le maire de Santa-Reparata-di-<br />
Moriani répond au si précieux questionnaire de l’an X 11 . À la question de savoir<br />
qui est le personnage le plus estimé de sa commune, il ne dit pas, comme le maire<br />
de Lento par exemple, « le curé Saturnino Lorenzoni », mais « Forcus, qui fut<br />
roi de Corse et de Sardaigne six cents ans après la création du monde ». Il a suffi<br />
qu’un des deux hameaux de Santa-Reparata s’appelle « Forci » pour que le fils<br />
de Pontos et de Gaïa devienne l’ancêtre référentiel du village 12 . Gérard Lenclud<br />
décrit alors les fêtes qui, dans un village saturé de références chrétiennes, voient<br />
confluer des souvenirs de la mythologie grecque et des images de géants et de<br />
saints, une « mort noire », une procession macabre, une épidémie et les invasions<br />
barbaresques : le chrétien et le païen, l’imaginaire et l’historique se mêlent dans<br />
une véritable superposition des origines.<br />
Le travail de Max Caisson est certainement l’un des plus riches et des plus<br />
fascinants qui ait été consacré aux croyances insulaires, car son analyse des rites,<br />
des dictons et des légendes le met sur les traces de la « pensée sauvage » méditerranéenne<br />
et lui permet de retrouver dans le folklore des idées apparentées à celles<br />
des premiers philosophes grecs. Le folklore est une pensée forte désarticulée, mise<br />
en morceaux 13 , mais qui laisse encore apparaître l’essentiel, à savoir que ce sont<br />
les mots qui portent les mythes. En psychanalyste, Max Caisson s’attache alors à<br />
recenser « les paroles lourdes, embuées de mythe », qui, en Corse comme en Grèce,<br />
n’en finissent pas d’exorciser le fantôme du matriarcat ou le fantasme du principe<br />
9. Voir U, Hermann Carl, Götternamen, Ein Versuch einer Lehre der religiösen Begriffsbildung,<br />
Bonn, Cohen, 1896, p. 375 ; C, Ernst, Langage et mythe, trad. O. Hansen-Loeve, Paris,<br />
Minuit, 1973, p. 59.<br />
10. C, Max, Mots et mythes, Ajaccio, Alain Piazzola, 2004, p. 89.<br />
11. Daté de l’an X du calendrier républicain (1802-1803), ce questionnaire adressé à tous les maires<br />
du département du Golu (Haute-Corse), comportait 240 questions concernant essentiellement,<br />
les poids et mesures, les techniques de plantation et de récolte (châtaignier, olivier, blé, vigne),<br />
l’état de la démographie, etc. Les autorités n’omettent cependant pas de s’enquérir discrètement<br />
sur la vendetta qui faisait l’originalité de cette nouvelle région française (Archives du<br />
département de Haute-Corse, 6M. 780-83).<br />
12. L, Gérard, Société corse traditionnelle et transition au capitalisme, Le cas de la pieve<br />
de Muriani, thèse de doctorat, Aix-en-Provence, 1986, p. 158.<br />
13. C, Max, Le Génie de la Sibylle, Ajaccio, Albiana, 2003, p. 77.
12<br />
Mythologies d’une langue<br />
maternel, mais manifestent aussi le plus souvent l’angoisse « que provoque chez<br />
les mâles la parturition sanglante de la femme 14 ».<br />
Le point le plus complexe de l’analyse de Max Caisson est la remarque sur la<br />
langue et la culture corses qui ouvre Mots et mythes : « L’annexion par la France a<br />
progressivement coupé la culture corse de la grande culture italienne qui nourrissait<br />
ses productions, savantes ou populaires. La grande culture française n’a pu remplir<br />
le vide laissé par la régression de l’italianité 15 . » La langue corse s’est trouvée en<br />
suspens entre deux cultures fortes, et c’est ce vide qui a fait ressortir les virtualités<br />
de son folklore dans le domaine de la pensée.<br />
Il fallait sans doute un linguiste plus aguerri et plus directement intéressé par<br />
l’intelligence de la langue pour reconstituer l’imaginaire qu’elle porte en elle et<br />
expliquer par quels mécanismes son isolement géographique, ses limites de diffusion,<br />
mais aussi son enfermement entre des systèmes de langue haute ont donné<br />
à un petit idiome archaïque son génie. La question que pose Ghjuvan Ghjaseppiu<br />
Franchi dans l’ouvrage qui s’ouvre ici est une question qu’aucun des auteurs que<br />
nous venons d’énumérer n’avait posée franchement : qu’apprend-on quand on<br />
considère la langue en soi ? Par quel processus une langue engendre-t-elle son<br />
corpus de « mythes » ou se fait-elle le conservatoire de « mythes » éteints ? Le<br />
renversement qu’opère Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi est d’interroger directement<br />
la langue pour faire réapparaître les « images matérielles 16 » ou les « métaphores<br />
obsédantes 17 » qui lui donnent sa consistance, mais aussi sa saveur.<br />
Dans ce livre, il est bien sûr question de la mythologie dans son acception<br />
traditionnelle de grand récit, histoire de fondation, aventure des dieux, mais plutôt<br />
incidemment, quand sont évoqués par exemple Janus et Pluton. Mais l’originalité<br />
de ce travail est ailleurs : ce que Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi entreprend, c’est<br />
de faire apparaître par transparence les « mythes » qui se dessinent à même la<br />
langue, ne disent jamais leur nom, mais s’imposent et ressurgissent en dessinant<br />
des linéaments de sens, des couches de signification. Au détour d’une expression,<br />
à même la matière linguistique, ce sont des bribes de mythologies incomplètes,<br />
révélatrices d’un inconscient pas nécessairement glorieux, qui refont surface. Le<br />
renversement par rapport à la tradition est donc total : ce qu’il s’agit de retrouver,<br />
c’est une mythologie intrinsèque à la langue et non les mythologies intentionnelles<br />
que s’attachaient à dénoncer un Barthes ou un Klemperer. Jamais le principe de<br />
14. C, Mots et mythes, op. cit., p. 21 et 55.<br />
15. Ibid., p. 17.<br />
16. Selon l’expression de Gaston Bachelard, sur laquelle nous reviendrons.<br />
17. Cf. M, Charles, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Paris, Corti, 1963.
Avant-propos 13<br />
la lecture d’images n’avait été appliqué à la langue dans sa totalité et dans son<br />
substrat ancien.<br />
En effet, nous parlons en « mythes » sans nous en rendre compte. Les<br />
proverbes, les expressions toutes faites, les métaphores, les dires traditionnels<br />
ont un potentiel que, le plus souvent, nous n’apercevons pas. Ils ont une richesse<br />
propre, indépendamment de la performance individuelle de celui qui les prononce.<br />
C’est d’autant plus vrai quand nous manipulons une langue qui se corrompt dès<br />
qu’on l’intellectualise – « les langues disent à travers nous une foule de choses<br />
que nous ne soupçonnons pas » – surtout quand elles n’ont pas eu de Malherbe ou<br />
de Vaugelas pour leur inventer des règles. Au contraire du français qui se nourrit<br />
d’abstractions et de distinctions sociales, le corse se trouve préservé par certaines<br />
formes d’archaïsme et d’anachronisme, aussi bien que par un amour de la belle<br />
parole qui n’est certainement pas réservé à une élite. Il fallait oser soutenir que la<br />
« langue des bergers » (et non pas celle des professeurs) était la plus intéressante<br />
et la plus relevée pour faire apparaître son potentiel « mythique » ; il fallait dire<br />
qu’elle respectait mieux le génie intrinsèque de son peuple et qu’elle était la vraie<br />
langue du collectif, si on voulait ensuite faire ressortir en elle une structure.<br />
En explorant la langue corse dans ce qu’elle a de plus spécifique et en la<br />
sondant même dans sa matérialité sonore, Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi fait<br />
ressurgir une profusion d’images et d’idées enfouies : c’est une deuxième langue,<br />
cachée sous la langue vernaculaire, qu’il fait réapparaître, une langue d’images où<br />
le « mythe » se cristallise le plus souvent autour d’effets de signifiant. Quant aux<br />
idées que la sonorité appelle, ce n’est pas, d’après l’auteur, parce qu’on a voulu<br />
les penser qu’on les a dites, mais c’est parce qu’on les a dites qu’on les a pensées.<br />
Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi oppose alors à l’ordre du concept, qui est toujours<br />
intentionnel, celui de la pulsion : dans une langue comme la langue corse, rien ne<br />
relève d’une volonté artificielle ou d’un plan préétabli. La pulsion qui anime la<br />
langue part d’en bas.<br />
À travers la diversité des études, le lecteur repérera certains thèmes mythologiques<br />
incontournables, comme celui du sang, qui est le symbole mythique<br />
par excellence, celui du principe féminin, présenté cette fois comme une force<br />
tellurique et comme « la part souterraine inconnaissable et menaçante de l’être »,<br />
ou celui du chien, qui réactive de très anciens archétypes de pensée (l’animal<br />
psychopompe) et se prête presque spontanément à une construction mythologique<br />
(Paoli entouré de ses chiens, par exemple). Il verra aussi que, de manière plus<br />
philosophique, maints dictons évoquent la folie comme un « mal métaphysique »<br />
qui inspire des sentiments ambivalents : gêne, pitié, peur de la contagion.<br />
Mais le lecteur admirera surtout la manière dont Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi<br />
laisse parler la langue. La langue parle et on la fausse quand on importe en elle<br />
un savoir (quand on l’italianise ou la francise, par exemple. De toute façon, les
14<br />
Mythologies d’une langue<br />
langues « hautes » ont la même structure tant elles se sont mélangées : quand on<br />
lit Moravia, on lit du français).<br />
Aussi faut-il développer autre chose qu’un simple rapport « amoureux » à la<br />
langue (comme dans je ne sais quel Dictionnaire amoureux de la langue française).<br />
On ne croit plus que la femme soit comme la farine, mais on le dit par amitié<br />
pour la langue (pas pour l’idée), en transmettant par là toute une mythologie.<br />
La tendresse que peut avoir l’auteur des Fole di mamma 18 pour ce qui lui a été<br />
transmis et la croyance sincère qui l’anime, à savoir qu’une seule différence dans<br />
le monde mérite qu’on la défende quand elle reflète une différence de la pensée,<br />
n’empêche nullement d’avoir un rapport distancié et critique aux images : tout le<br />
chapitre consacré ici à la femme et aux poncifs peut se placer sous le patronage<br />
de Roland Barthes et de son entreprise de démystification qui pointe, derrière les<br />
dires les plus communs, essentialisme, idéologie et tautologie (« La femme est<br />
femme 19 »). Mais, de manière plus positive aussi, cette exploration de l’imaginaire<br />
propre à une langue fait ressurgir pour nous les mots et les rêves d’un monde rural<br />
et paysan que le monde moderne a sacrifié après l’avoir privé de parole 20 .<br />
Cette archéologie mythique des langues « en soi » examine aussi, à la manière<br />
de Bachelard, ce qui donne aux mots le pouvoir de faire rêver et de nous rendre<br />
heureux en rêvant. Par opposition à la brutalité sonore du mot anglais river, le mot<br />
français « rivière » fait surgir « l’image de rives immobiles et la douceur de l’eau<br />
qui n’en finit pas de couler pour ainsi dire vivante et chantante entre ses rives »,<br />
disait celui qui se définissait comme un « rêveur de mots ». L’essai qui ouvre ces<br />
Mythologies d’une langue, intitulé « L’eau et nos rêves », en référence directe à<br />
L’Eau et les Rêves de Bachelard, rend heureux celui qui le lit non seulement par<br />
la vivacité de son style, mais aussi par toutes les images premières de l’imagination<br />
matérielle que le thème de l’eau véhicule et qui se prêtent à maintes rêveries<br />
substantielles. « L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté<br />
18. F, Ghjuvan Ghjaseppiu, E Fole di mamma, Ajaccio, Cyrnos et Méditerranée, 1981 ;<br />
Contes de Corse, Luçon, éditions Jean-Paul Gisserot, 2002, rééd. 2011 ; E Fole di mamma.<br />
Contes de Corse, 2 e éd. bilingue, avec QR Code renvoyant au document sonore original (intégralement<br />
transcrit et traduit), Ajaccio, Alain Piazzola, 2023.<br />
19. U, Sixte, A donna hè donna, L’image de la femme corse à travers les proverbes, Ajaccio,<br />
Piazzola, 2011.<br />
20. Cf. B, Pierre, D, Yves, Le Sacrifice des paysans, Une catastrophe sociale et anthropologique,<br />
Paris, L’échappée, 2016 ; B, Pierre, « Une classe objet », Actes de la recherche<br />
en sciences sociales, n o 17, 1977, p. 4 : « Dominées jusque dans la production de leur image<br />
du monde social et par conséquent de leur identité sociale, les classes dominées ne parlent pas,<br />
elles sont parlées […]. Entre tous les groupes dominés, la classe paysanne, sans doute parce<br />
qu’elle ne s’est jamais donnée ou qu’on ne lui a jamais donné le contre-discours capable de la<br />
constituer en sujet de sa propre vérité, est l’exemple par excellence de la classe objet. »
Avant-propos 15<br />
de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui<br />
dépassent la réalité, qui chantent la réalité 21 », disait encore Bachelard.<br />
Aujourd’hui, l’anthropologie doute de plus en plus de ses propres concepts,<br />
et la notion même de « mythe » se trouve singulièrement dévalorisée, le terme<br />
apparaissant comme trop grossier pour désigner ce qui est le produit d’une interaction<br />
vivante en face à face. Les discours coutumiers relèvent de schématismes<br />
narratifs complexes qui tirent leur légitimité de la validation qu’ils reçoivent<br />
de communautés locales d’interactions, où les raconteurs ne sont pas dupes de<br />
ce qu’ils disent et prennent même plaisir à ne pas être dupes 22 . Aussi, à mesure<br />
qu’elle se demande si elle n’a pas été victime d’une « illusion mythique » et si le<br />
« mythe » n’est pas une fausse catégorie, l’anthropologie s’arme de notions de plus<br />
en plus fines pour penser la jonction du langage et de l’imaginaire en interrogeant<br />
notamment la langue dans ses différents contextes d’oralité. Toutes les images que<br />
Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi réactive ici sont des paroles sans auteur, des dires<br />
connus de tous, qui se sont construits dans le dialogue ou dans une performance<br />
orale. Ce qu’il prouve aussi magistralement, c’est que l’oral ne représente pas, en<br />
soi, un manque par rapport à l’écrit, mais qu’il peut être, pleinement, le lieu d’une<br />
véritable créativité. La « mythologie » qui se découvre dans ces pages est alors<br />
indissociable d’une rhétorique du quotidien, d’un art d’insinuer ou de multiplier<br />
les allusions subtiles par un jeu de variations autour d’un potentiel partagé 23 . Ce<br />
que l’exploration de la langue met au jour, ce n’est pas un stock de « mythes »<br />
constitués, mais un monde d’images, qui relève parfois d’un authentique art verbal<br />
et, pourquoi pas ?, d’une réelle maîtrise littéraire, mais qui émerge le plus souvent<br />
à l’insu des locuteurs.<br />
Même s’il appartient à l’auteur de pousser plus loin sa sémiologie et d’élaborer<br />
une véritable logique des images, nous pouvons nous demander à notre tour<br />
pourquoi ces images enfouies nous parlent encore autant. D’où vient leur force ?<br />
On pourrait chercher une réponse du côté de Lucrèce et de son étrange théorie des<br />
simulacres, car nul n’a parlé aussi fortement que lui de la puissance physique des<br />
images 24 . Lucrèce a pensé que quelque chose, le simulacre, pouvait se détacher des<br />
objets pour former des images impalpables autour des corps. Certains éléments<br />
21. B, Gaston, L’Eau et les Rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Corti,<br />
1942, rééd. : Paris, Le Livre de Poche, 1993, « Imagination et matière », p. 25.<br />
22. Cf. S, Jean-Louis, L’Illusion mythique, Paris, Institut Synthélabo, 1998. Voir aussi<br />
B, Alban, « Mythe, mentalité, ethnie : trois mauvais génies des sciences sociales », in<br />
Genèses, n o 16, 1994, p. 142-157 ; D, Marcel, L’Invention de la mythologie, Paris,<br />
Gallimard, 1981.<br />
23. Cf. S, op. cit., p. 62.<br />
24. L, De la nature, trad. E. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1997, chant IV, v. 58, p. 8 ; cf.<br />
B, Horst, Théorie de l’acte d’image, trad. F. Joly, Paris, La Découverte, 2015, p. 296.
16<br />
Mythologies d’une langue<br />
des choses se dissiperaient et se résoudraient dans les airs comme une fumée ou<br />
une chaleur ; d’autres se déposeraient comme « les rondes tuniques qu’à l’été<br />
abandonnent les cigales, les membranes dont les veaux se défont en naissant, ou<br />
encore la robe que le serpent visqueux quitte au milieu des ronces ». Cette continuité<br />
physique du simulacre et de la chose, qu’une chaîne très matérielle réunit,<br />
se laisse à notre avis aisément transposer au rapport qu’entretiennent la langue et<br />
l’image. Ce qui fait la puissance des images « mythiques » est la proximité charnelle,<br />
matérielle, qu’elles gardent à la langue qui les prononce. L’image adhère<br />
au mot et fait corps avec lui.<br />
Patrick Cerutti
17<br />
Mythologies d’une langue<br />
DES MYTHES ORDINAIRES DU DISCOURS<br />
AUX MYTHOLOGIES D’UNE LANGUE<br />
En 1956, paraissaient les Mythologies 1 de Roland Barthes, recueil de chroniques<br />
où l’on ne trouvait ni dieux de l’Olympe ni croyances de civilisations éloignées,<br />
mais bel et bien les objets et les discours de notre environnement le plus<br />
quotidien : « Je suis chez le coiffeur, écrit Barthes, et on me tend un numéro de<br />
Paris-Match. Sur la couverture, un jeune nègre vêtu d’un uniforme français fait<br />
le salut militaire, les yeux levés, fixés sans doute sur les plis du drapeau tricolore.<br />
Cela c’est le sens de l’image. Mais, naïf ou pas, je vois bien ce qu’elle me<br />
signifie : que la France est un grand Empire, que tous ses fils, sans distinction<br />
de couleur, servent fidèlement sous son drapeau, et qu’il n’est pas de meilleure<br />
réponse aux détracteurs d’un colonialisme prétendu, que le zèle de ce Noir à<br />
servir ses prétendus oppresseurs 2 . »<br />
La seule photographie de couverture d’un magazine constitue donc ici « le<br />
support » de tout un « discours ». Il s’en dégage une mythologie qui, dans cette<br />
nouvelle acception, naît toujours, selon Barthes, « d’une parole […] qui peut<br />
être bien autre chose qu’orale […] le discours écrit, mais aussi la photographie,<br />
le cinéma, le reportage, le sport, les spectacles, la publicité, tout cela peut servir<br />
de support à la parole mythique 3 ».<br />
La façon dont fut gérée médiatiquement (i. e. en matière de communication)<br />
la geste des bandits corses des années 1930 illustre, à merveille, le processus<br />
selon lequel s’élaborent les mythologies du discours volontaire. La presse insulaire,<br />
continentale et même mondiale alimentait alors au quotidien une chro-<br />
1. B, Roland, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1956.<br />
2. Ibidem, p. 223.<br />
3. Ibidem, p. 216.
18<br />
Mythologies d’une langue<br />
nique haletante des faits et méfaits de quelques hors-la-loi (sujet que Barthes<br />
eût défini comme « le support du mythe »). Parallèlement, une profusion de<br />
lamenti (complaintes), souvent œuvres de commande dues à des plumes exercées<br />
et plus ou moins spécialistes du genre, en exaltaient la figure, individuelle<br />
ou générique. Tel Lamentu di u banditu (lamento du bandit) dû à une célébrité<br />
locale du temps 4 annonce ouvertement la couleur. L’auteur qui avait déjà prêté<br />
sa plume à tel ou tel de ses contemporains cascatu in disgrazia (littéralement :<br />
tombé – par euphémisme ! – dans le malheur) célèbre tout simplement ici une<br />
figure idéale de bandit. Pure incarnation du rebelle, son héros est en communion<br />
totale avec une nature inviolée dont il « respecte jusqu’à la moindre fleur » ; seuls<br />
l’occupent son « honneur » et celui de son île dont il assimile les « vertus » aux<br />
siennes propres, il lutte pour le Droit, se réfère aux antiques héros corses et, bien<br />
entendu, est à tout instant prêt à mourir (et à tuer) pour ces hautes valeurs. Tout<br />
aussi parlant que sur la couverture de Paris Match est donc ce que Barthes eût<br />
défini ici encore comme « le concept » : un peuple libre et indomptable, maître<br />
de son maquis que les apologistes de tout poil et le bandit lui-même appellent<br />
« le Palais vert », résiste et résistera toujours à l’oppression, etc. Ces pièces<br />
ne relèvent pas, comme on pourrait le croire, d’une littérature de proximité,<br />
par définition dithyrambique et compassionnelle ou révélatrice d’un entre-soi<br />
complice. Vont dans le même sens nombre de reportages hagiographiques ou<br />
interviews de bandits filmées, « en plein maquis, sous le ciel bleu de Cyrnos »,<br />
par des envoyés spéciaux aux références prestigieuses 5 et même, au jour le jour,<br />
la chronique à suspense d’une journaliste anglaise venue « tenir le maquis 6 »<br />
aux côtés de son héros.<br />
En ramenant le propos au sujet qui nous concerne : un nègre fait le salut<br />
militaire français, un bandit corse passe en cour d’assises, un poète chante la<br />
complainte de ce bandit pendant que journalistes et cinéastes en font un personnage<br />
d’épopée, la question est de savoir ce que tout cela « veut dire », autrement<br />
dit de relier ces signifiants à un signifié : « Pour le signifié, dit Barthes, il n’y a pas<br />
d’ambiguïté possible, nous lui laisserons le nom de concept. » Va donc pour la<br />
terminologie qui implique que « la forme » (ou « le support ») du mythe est dans<br />
le premier cas une photographie de magazine, dans le second des « produits » qui<br />
4. M, Dumenicantone V dit ~, Risa è Canti, Ajaccio, CRDP de Corse, coll.<br />
« l’Ammaniti », 2001, p. 90, édition originale : 1923.<br />
5. G, Harry, H, Christiane, La Vie de André Spada, le roi du maquis, Paris, Taillandier,<br />
1931, 90 p., ill. par des photographies du film (coll « Cinéma bibliothèque »). Journaliste<br />
cinéaste et romancier américain, Harry Grey (pseudonyme de Herschel Goldberg) est surtout<br />
connu pour être l’auteur d’une œuvre emblématique, The Hoods, qui inspira le scénario du film<br />
de Sergio Leone, Il était une fois en Amérique.<br />
6. « Histoire de bandits : avec André Spada » (série de six reportages de Mrs Edith Nelson, publiés<br />
dans Le Petit Marseillais au cours de l’année 1931).
Mythologies d’une langue 19<br />
vont d’un poème à la métrique convenue chanté sur un air traditionnel à des performances<br />
d’écriture et d’aventures destinées à d’autres rivages 7 . Nous ne sommes<br />
alors plus dans le fait divers, mais dans la pure signification qui en émane 8 , à savoir<br />
que, dans une île lointaine et quelque peu mystérieuse, surviennent des événements<br />
et surgissent des personnages sans commune mesure avec l’humanité banale !<br />
Même s’il ne consiste pas en une célébration avouée, comme dans l’exemple<br />
précédent, le concept demeure porté par une intentionnalité qui le distingue de<br />
la notion que nous essaierons plus loin de mettre en valeur : des discours de tous<br />
ordres parcourent une langue à l’insu même de ses locuteurs.<br />
À la différence des « discours verbaux » analysés par Barthes (« Quelques<br />
paroles de M. Poujade », « Adamov et le langage 9 », etc.), dont l’émetteur maîtrise<br />
le sens, il s’agira moins en effet d’un discours avec des mots que du discours des<br />
mots ! Le « sens » induit n’étant le plus souvent décelable qu’en filigrane, il est<br />
par là impossible de parler de « concept », ce qui supposerait une intention qui,<br />
en l’occurrence, n’est celle de personne. La langue seule apparaît ici considérée<br />
comme détentrice, en soi, de discours qui s’entrecroisent, racontant en somme,<br />
à travers nous, une foule de choses que nous ne soupçonnons pas. C’est par<br />
des repères ossifiés et en quelque sorte pérennes comme les expressions toutes<br />
faites, les métaphores récurrentes du langage courant ou des genres à forme fixe<br />
comme le proverbe, le voceru 10 et même le légendaire, que nous essaierons d’en<br />
faire ressortir quelques thématiques.<br />
7. G, Harry, « Spada et son mystère », in magazine Vu, n o 334, 6 mars 1935, rétrospective<br />
de « reportages audacieux qui durèrent plusieurs mois », réalisés par cet écrivain alors assez<br />
connu des deux côtés de l’Atlantique, auprès d’un bandit survivant de la grande campagne<br />
d’éradication des années 1931-1934. (En première de couverture figure en majesté un<br />
portrait photo du héros et, en pages intérieures [hasard des rencontres entre la petite et la<br />
grande histoire], un « papier » étonnamment prophétique de H. G. Wells, sobrement intitulé :<br />
« Roosevelt jugé par Wells : ses premiers résultats, quelle sera la place de Roosevelt dans<br />
l’histoire ? »)<br />
8. Le télescopage entre mythe et réalité est spectaculairement mis en scène en cette même année 1931<br />
avec, d’un côté, le lancement par le gouvernement Laval de la campagne militaire d’éradication<br />
du banditisme – face à 5 ou 6 individus qui « tenaient le maquis », un corps expéditionnaire de<br />
600 gendarmes mobiles, dirigés par un général et accompagnés de tanks, d’automitrailleuses, de<br />
bateaux armés et de correspondants de guerre – et de l’autre, un discours littéraire et romantique<br />
que d’aucuns se sentent en devoir de dénoncer : « Les bandits corses passent, en effet, à tort,<br />
pour des justiciers. Toute une littérature facile nous a chanté leurs louanges, leurs qualités et<br />
leur adresse, leur chevalerie, leur mépris du danger. Nous les voyons tels de magnifiques pirates<br />
barbaresques […], drapés dans leur « pelone » comme dans une pourpre de légende, ils apparaissent<br />
encore comme les derniers chevaliers romantiques, d’un monde moderne où le sentiment n’a<br />
plus sa place. » (Le Petit Parisien, 11 novembre 1931.)<br />
9. B, op. cit., p. 96 et p. 99.<br />
10. Tandis que le lamentu est, comme son nom l’indique, une lamentation du héros (généralement<br />
un bandit) sur son propre sort, le voceru (chant de la mort violente) et la ballata ou baddata<br />
(déploration chantée d’une mort naturelle) sont improvisés par des proches sur le corps du
20<br />
Mythologies d’une langue<br />
À la différence de celles du discours qui mettent intentionnellement en scène<br />
« des concepts », les mythologies qui se dégagent de la langue de tous sont alimentées<br />
par des concepteurs anonymes dont le nom est légion ! Pas plus que nous<br />
n’avons inventé les mots, nous ne sommes les créateurs de certaines constellations<br />
d’images autour desquelles ils s’organisent et que nous transmettons à notre tour<br />
par le simple fait de les avoir reçues. Sans doute est-ce cette dimension impersonnelle<br />
ou plutôt interpersonnelle de la langue que Jacques Lacan avait (entre autres)<br />
voulu connoter en parlant de « lalangue 11 », néologisme né par la grâce d’un lapsus<br />
et appelé depuis à faire carrière.<br />
Intentionnalité du mythe<br />
Dans le sens où nous l’entendons, une « mythologie de la langue » diffère<br />
donc de la définition de Barthes, selon laquelle « le mythe est une parole définie<br />
par son intention 12 ». On peut, en effet, admettre que « le nègre-saluant » était,<br />
comme le pense notre auteur, un reflet voulu de l’idéologie colonialiste du temps<br />
et que la célébration du bandit corse pouvait correspondre à une aspiration que<br />
l’on n’appelait pas encore « identitaire ». S’agissant non de tel ou tel discours<br />
défunt. Ces genres attestent une littérature orale strictement féminine, collectivement mémorisée<br />
avant d’être scrupuleusement transcrite par des érudits soucieux, dans la plupart des cas,<br />
de recouper leurs sources. Les auteurs précisent pour chaque pièce l’identité de la pleureuse –<br />
mère, fille, épouse, etc –, le village, parfois le cadre ou les circonstances : « chanté auprès du<br />
corps » ; « en allant à la rencontre de ceux qui ramènent le mort » ; « à l’arrivée ou la rencontre<br />
de [tel ou telle protagoniste] », etc.<br />
Concernant le corpus des voceri aujourd’hui connus, nous nous référons aux auteurs suivants :<br />
F, Antoine Laurent Apollinaire, Voceri, chants populaires de la Corse, précédés d’une<br />
excursion faite dans cette île en 1845 , Paris, rééd. Librairie Benelli, 1985; M, Jean-<br />
Baptiste, Les Chants de la mort et de la vendetta, Paris, Perrin et Cie, 1898, in reprint Lacour,<br />
coll. « Rediviva », 1994, p. 60. On consultera aussi, du même, Lamenti, voceri, nanne, Chants<br />
populaires de Corse [1926], Ajaccio, Albiana, 2013. Pour des raisons pratiques, nous avons<br />
choisi de renvoyer uniquement à l’édition Lacour de ce recueil de vingt-quatre voceri antérieurs<br />
à 1850 et intégralement repris de F, op. cit., supra. Plusieurs de ces pièces se trouvent<br />
également dans T, op. cit., infra; O, Jean-Baptiste Frédéric, Les Voceri de<br />
l’île de Corse, Le Puy, Imprimerie de L. et R. Marchessou, 1887 (vol. de référence : Reprint,<br />
London, Forgotten Books 2017); S-C, Edith, Chants populaires corses,<br />
réédit. : Mediterranea, 2001 (édit. originale : Livourne, R. Giusti, 1933, sous le titre Canti<br />
popolari corsi); T, Niccolò, Canti popolari toscani, corsi, illirici racolti è illustrati,<br />
vol. IV, Venezia, Girolamo Tasso, 1842 (vol. de référence : Canti popolari : canti corsi, Nabu<br />
Public Domain Reprints, disponible en ligne).<br />
11. L, Jacques, séminaire Le Savoir du Psychanalyste, leçon du 4 novembre 1971, 14b.<br />
D’autres propos du Maître, tenus vers la même époque (1972), semblent bien aller dans le sens<br />
d’une autonomie assumée de ce qu’il appellera également « la lalangue » : « Ce dire ne procède<br />
que du fait que l’inconscient, d’être “structuré comme un langage”, c’est à lire lalangue qu’il<br />
habite, est assujetti à l’équivoque dont chacun se distingue. Une langue entre autres n’est<br />
rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a laissé persister. » Cf. L,<br />
« L’étourdit », in Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 490.<br />
12. B, op. cit., p. 231.
Mythologies d’une langue 21<br />
assumé mais de la langue dans son ensemble, la formule barthésienne proclamant<br />
que « le concept est la pulsion du mythe » ne saurait, croyons-nous, concerner<br />
le foisonnement d’une parole anonyme (que l’on nous pardonne l’oxymore !) où<br />
personne n’a, par définition, rien conceptualisé du tout. Du moins pas au départ,<br />
et pas individuellement. On trouve la langue à son berceau, et elle est le vivier<br />
dans lequel nous puisons tout au long de la vie images et concepts. Dès lors, la<br />
question se pose : est-ce parce qu’on a pensé les choses qu’on les a dites et mises<br />
en images ou bien est-ce parce qu’on les a dites (ou que, du moins, la langue a<br />
pu les dire avant nous) que nous les avons pensées et que cette pensée collective<br />
évoluant, nous faisons dire au fil du temps tout autre chose aux images qui la<br />
portent. La fable influe sur le réel qui à son tour la modifie ; ainsi vivent les langues<br />
et évoluent les pensées.<br />
Historicité du mythe<br />
Une autre spécificité qui semble différencier les mythes portés par la langue<br />
des mythologies du discours quotidien, est la notion d’historicité. Les mythes<br />
analysés par Barthes sont, en effet, définis comme « historiques », ils sont à considérer<br />
hic et nunc, toujours volontaires, répétons-le, et liés à une époque, un lieu,<br />
un contexte social, bien que se prétendant, par intérêt de classe, éternels. Selon<br />
notre auteur, le message sous-jacent au discours bourgeois 13 demeure : « il en a<br />
toujours été ainsi », « ne changeons rien », etc. Les mythologies qui transparaissent<br />
en arrière-plan d’une langue sont tout aussi historiques certes, mais sur un empan<br />
beaucoup plus large. Parvenue jusqu’à nous dans un contexte de pure oralité (de<br />
surcroît diglossique), la pointe avancée du langage que nous utilisons encore est,<br />
aujourd’hui, vidée de pas mal de substance. Les « fans » du dire traditionnel,<br />
mus éventuellement par d’autres idéologies, y recourent volontiers et sans fausse<br />
honte s’interrogent : Chì vurrà dì ? (Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?),<br />
prêtant par ce biais à la langue elle-même une sagesse qu’il s’agirait pour nous de<br />
décrypter. Et l’on rêve d’un âge d’or où la forme et le sens étaient naturellement<br />
perçus ensemble, une époque où des mythologies vivantes (et sans doute discutables<br />
!) meublaient, en quelque sorte par innutrition, la pensée de tout un chacun.<br />
Un âge naïf ? Sans doute, mais en sommes-nous sortis ? D’autres mythes encore<br />
et toujours perdurent ou surgissent, portés par d’autres symboles où la langue<br />
devient accessoire, fomentés cette fois à coup d’« éléments de langage » instillés<br />
13. La démythification de cette idéologie « bourgeoise » est très consciencieusement menée tout<br />
au long de son œuvre par le mythologue qui, derrière un langage étincelant, édifie, à son tour,<br />
sa propre mythologie (sans omettre d’en dévoiler la nature) : « Il y a un langage qui n’est pas<br />
mythique, c’est le langage de l’homme producteur […]. Voilà pourquoi le langage proprement<br />
révolutionnaire ne peut être un langage mythique. […] C’est parce qu’elle produit une parole<br />
pleinement, c’est-à-dire initialement et pleinement politique […] que la Révolution exclut le<br />
mythe. » B, op. cit., p. 255.
22<br />
Mythologies d’une langue<br />
sur fond de murs d’images adéquats où les accélérateurs du discours génèrent bien<br />
d’autres embardées…<br />
Les mythes propres à une langue qui n’a pas toujours fait son aggiornamento<br />
sont, eux, ouvertement d’un autre temps. Ils renvoient bien souvent à un quotidien<br />
qui n’est plus le nôtre, même si certains d’entre nous « pensent » encore<br />
en s’y référant. Bien des signes où nous nous reconnaissons sont, en réalité, les<br />
« signifiants » de mythologies passablement surannées que nous cajolons avec<br />
une infinie tendresse, y goûtant l’amère douceur du revenez-y. Bien que prétendant<br />
fonctionner sub specie aeternitatis, sous l’aspect de l’éternité, le proverbe<br />
(qui sera de recours constant dans les pages qui suivent), loin de nous installer<br />
dans un présent éternel, fait largement carrière dans l’irréel : quand ils ne sont<br />
pas à l’indicatif parfaitement tautologique du hè cusì è basta (c’est comme ça,<br />
un point c’est tout !), les modes de l’aphorisme, comme ceux de la maxime (et<br />
aussi de l’imprécation), sont l’impératif, le subjonctif ou le conditionnel : vurria<br />
chì… (je voudrais que…), s’e’ avissi (si j’avais…), anch’ì tù… (puisses-tu…):<br />
ce sont les figures de l’inaccompli, les temps privilégiés du mythe.<br />
LA LANGUE COMME UNIQUE CHAMP D’INVESTIGATION<br />
Dans le discours, nous négligerons volontairement la dimension de performance<br />
individuelle pour nous attacher à ce qui relève de la langue, capital collectif,<br />
en distinguant cette dernière de la parole qui pourrait, par exemple, être dans<br />
d’autres domaines celle, particulière, du créateur, du poète ou simplement du<br />
« brillant causeur ». Dans un idiome, demeuré oral pendant des siècles et que<br />
l’on essaie aujourd’hui désespérément de « repêcher » à l’écrit, le diseur de bons<br />
mots est souvent, en réalité, celui qui connaît la langue un peu moins mal que<br />
d’autres et s’en sert à point nommé. Bien des réputations d’omu spiritosu (individu<br />
particulièrement spirituel dont on goûte le langage coloré) tiennent à ce sens et à<br />
ce goût des mots puisés dans un fonds commun qui, après avoir été socialement<br />
excluant, est devenu une marque de distinction au sens bourdieusien 14 du terme.<br />
Chez l’« homme d’esprit » dont les saillies de langage (sbuccate, cacciate) sont à<br />
loisir reprises, colportées et/ou embellies, la société corse reconnaît de moins en<br />
moins l’esprit de sa propre langue où le ridiculu (non le ridicule, mais le comique,<br />
et ce que l’on n’appelait pas encore « l’humour ») était passionnément cultivé.<br />
14. B, Pierre, La Distinction, critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
Mythologies d’une langue 23<br />
Des formes simples au mémorable<br />
Le proverbe et ses formes voisines que sont l’adage, la maxime et l’aphorisme,<br />
le toujours surprenant bouquet des « expressions consacrées », le légendaire local<br />
et même un genre « poétique » disparu tel le voceru, sont traités, dans les pages<br />
qui suivent, comme des champs d’exploration privilégiés de l’imaginaire d’une<br />
langue. Même si ces photographies du passé, auxquelles nous avons joint les comptines<br />
et autres bribes anonymes de morceaux versifiés, reflètent aussi peu notre<br />
présent que les images du télescope Hubble, celui des galaxies (enfin, presque !),<br />
le fait qu’elles nous soient parvenues – plus ou moins altérées, et d’autant plus<br />
significatives par cette altération même ! – par-delà le filtre des siècles, les range<br />
de plein droit dans la catégorie du « mémorable » définie, dès 1930, par le philosophe<br />
linguiste et historien de l’art allemand André Jolles 15 . Selon ce chercheur,<br />
relèvent en effet du « mémorable » toutes les formes du langage qui possèdent la<br />
propriété un peu mystérieuse d’être spontanément transmises avec une contagiosité<br />
qui demeure inexpliquée. Fût-ce au niveau du « geste verbal élémentaire »,<br />
chacun de nous aura pu, en effet, s’étonner de la rapidité de circulation de certaines<br />
« histoires drôles » qui ne le sont pas plus que d’autres. Les conditions actuelles<br />
de diffusion de l’information nous fournissent bien des occurrences de sa « loi »<br />
qui eussent ravi le philosophe : « vannes » de stand up immédiatement répercutées<br />
d’un bout à l’autre du pays, au détriment d’autres bien plus élaborées demeurées<br />
sans écho, légendes urbaines qui se propagent comme l’éclair, « petites phrases »<br />
laborieusement concoctées en officine qui connaissent – ou non – le succès, livrées<br />
qu’elles sont à la sauvage compétition de savoir « qui fera le buzz »… À défaut<br />
du quart d’heure de célébrité promis à chaque homme par Andy Warhol, c’est<br />
à la grâce aléatoire du « mémorable » que tel ou tel de nos contemporains doit<br />
d’être devenu « le père » d’une répartie de plateau télévisé devenue « mythique ».<br />
De façon beaucoup plus large et qui englobe par là notre champ d’investigation,<br />
entrent dans le « mémorable », selon Jolles, « ces formes qui ne sont saisies ni<br />
par la stylistique ni par la rhétorique, ni par la poétique, ni même peut-être par<br />
l’écriture, qui ne deviennent pas véritablement des œuvres, quoiqu’elles fassent<br />
partie de l’art, qui ne constituent pas des poèmes bien qu’elles soient de la poésie,<br />
bref ces formes qu’on appelle communément Légende, Geste, Mythe, Devinette,<br />
Locution, Cas, Mémorable, Conte ou Trait d’esprit 16 ». Quand la « forme simple »<br />
s’actualise en création individuelle, elle se mue en « forme savante ». Elle cesse<br />
dès lors d’être « le lieu où quelque chose se cristallise et se crée dans le langage »<br />
et devient « le lieu où la cohésion interne la plus haute est atteinte dans une activité<br />
artistique non répétable 17 ». Si ces aspects émergés du mémorable relèvent<br />
15. Johannes Andreas Jolles, connu sous le nom d’André Jolles (1874-1946).<br />
16. J, André, Formes simples, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 17 (édition originale :<br />
Einfache Formen, Halle, 1930).<br />
17. Ibidem, p. 144.
24<br />
Mythologies d’une langue<br />
d’« une autre histoire » qui échappe à notre propos, dans la masse des « formes<br />
simples » qui structurent en même temps la langue et la pensée, nous essayerons<br />
de dégager quelques réseaux de sens que révèle de façon parfois inattendue une<br />
lecture transversale des images rémanentes.<br />
Le légendaire<br />
Le légendaire, dont on trouvera ici ou là quelques mentions, fait à notre avis<br />
partie d’un scogliu sodu, un noyau dur. Il constitue par excellence le modèle<br />
répétitif de « ce qui se raconte ». Sans cela, en vertu des lois connues de la déformation<br />
du message, ces récits ne nous seraient jamais parvenus intacts, strictement<br />
superposables à travers la diversité régionale et conformes dans leur ensemble aux<br />
« types » purs recensés par Aarne et Thompson 18 pour toute l’aire indo-européenne.<br />
Les thèmes et les motifs du conte corse traditionnel sont à la fois communs et<br />
inégalement ajustés au contexte local, dans la mesure où les rois et princesses du<br />
stéréotype y côtoient quantité de meuniers et bergers bien de chez nous 19 . Une<br />
batterie de présentatifs standardisés par la langue marque rigoureusement les<br />
articulations de a fola corsa. Ces basculeurs linguistiques balisent les parcours<br />
d’un imaginaire par ailleurs considéré comme universel 20 , mais ils sont une sorte<br />
de corset linguistique non substituable 21 et propre, dans tous les cas, à doter d’une<br />
rhétorique spécifique un très vaste corpus de contes et légendes dont ils constituent,<br />
en quelque sorte, le « marqueur » local.<br />
Le voceru<br />
On aura l’occasion de rencontrer ces lamentations chantées et souvent vengeresses<br />
qui reviennent comme un leitmotiv dans les chapitres consacrés à la mort<br />
et au corps humain. Un répertoire d’images standardisées s’en détache qui mérite<br />
18. A, Anti, T, Stith, The Types of folk tale, a classification and bibliography,<br />
Helsinki, 1940 (première édition : 1910).<br />
19. On trouvera un index très complet des thèmes et motifs propres au conte corse in M,<br />
Geneviève, Contes corses, Paris, Picard, 1984, « appendice », p. 341-373 (première édition :<br />
Aix, Ophrys, 1963). Il en ressort entre autres la figure très originale et précisément dessinée<br />
du Magu, l’ogre corse.<br />
20. P, Vladimir, Morphologie du conte, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1965 et 1970. À<br />
la différence de l’inventaire thématique par « contes types » d’Aarne et Thompson (supra),<br />
l’approche structurale et typologique de Propp analyse la totalité des contes existants à travers<br />
le prisme de sept personnages et trente-quatre fonctions.<br />
21. D’un bout à l’autre de la Corse, conteurs et conteuses articulent les phases définies par Propp<br />
(interdiction, transgression, départ du héros, rencontres de l’auxiliaire et/ou de l’adversaire,<br />
etc.) par les mêmes formules consacrées qui constituent les « basculeurs » attendus du récit : è<br />
viaghja è viaghja, è tira è tocca (marche, et marche encore), tandu piglia è… (alors, soudain,<br />
il… voici alors qu’il décide de…), ebbèccuti chì… (archaïsme pour ed eccuti chì… et voici<br />
que…), à manu à manu li cumparisce…, di colpu li ti affacca…, tandu mi ti vede… (voici que<br />
soudain lui apparaît…, ne voilà-t-il pas qu’alors il voit…), etc.
Mythologies d’une langue 25<br />
qu’on s’y attarde. Les formes fixes et les images récurrentes du voceru sont au<br />
confluent de l’héritage et de la création (le théâtre classique n’avait-il pas aussi<br />
ses contraintes ?). Dans la mesure où les thèmes se recoupent et les techniques<br />
d’expression se superposent, nous avons fait le choix de classer dans les mythologies<br />
d’une langue ce genre qui semble avoir longtemps cristallisé les mêmes<br />
figures de la pensée et les mêmes rages du vouloir.<br />
Prégnance des proverbes<br />
Un corpus de proverbes touchant aux thèmes traités, constitue, on le verra,<br />
notre référence constante. Il ne s’agit cependant pas d’attribuer indistinctement à<br />
ces formules une quelconque spécificité corse. Adages de sagesse, croyances et/ou<br />
superstitions relèvent de thématiques communes qui circulent de façon sporadique et<br />
inégalement distribuée dans tout le bassin méditerranéen. Leur « mise en images »,<br />
selon diverses variantes, correspond à l’hétérogénéité des aires culturelles. Tôt ou<br />
tard naturalisées, elles épousent les formes de la culture locale. Ces fragments de<br />
« sagesse éternelle » déposés en des temps vagues en un lieu particulier sont censés<br />
en devenir l’emblème. La communauté voit dans leur perfection (souvent formelle)<br />
les traces d’une longue gestation dont elle serait l’unique matrice : Ci vole centu<br />
anni par fà un pruverbiu, il faut cent ans pour faire un proverbe. C’est un temps<br />
relativement court pour toucher, motu proprio, les Vérités dernières… Moyennant<br />
quoi maximes, aphorismes, dictons et apophtegmes acquièrent une autorité qui<br />
les situe juste en dessous de celle de la Révélation : I Pruverbii venenu dopu à u<br />
Vangelu (les proverbes viennent juste après l’Évangile). On comprend par là leur<br />
importance d’un point de vue que nous définissons, ici, comme « mythologique ».<br />
Il est intéressant de pointer, à ce propos, un effet miroir qui peut s’avérer<br />
pervers, on le verra plus loin, en ce qui concerne, par exemple l’image de la femme<br />
que les « dits » donnent toute licence de maltraiter avec une jubilation suspecte,<br />
assortie toutefois de correctifs ou précautions de langage : « ce sont des choses<br />
qui se disaient avant », etc. Le même phénomène joue, a contrario, pour les vieux<br />
dont l’icône était, elle, investie d’une totale sacralité : Biata a panca duv’ella posa<br />
barba bianca (bienheureux le banc où siège homme au poil blanc). La vox populi<br />
évoque rarement les vieux négligés ou exclus, sauf à reconnaître qu’« une mère<br />
(ou un père) peut s’occuper de dix enfants et dix enfants ne peuvent s’occuper<br />
d’une mère (ou d’un père) 22 », à la différence de ce que nous chante la vulgate,<br />
qui reflète avant tout une image que la culture locale veut se donner d’elle-même.<br />
Il s’agit d’oblitérer, par un discours univoque, les éléments que la réalité présente<br />
comme contradictoires. Malgré les effets réducteurs du proverbe et la recherche<br />
d’un affichage conforme aux valeurs dont on s’est soi-même décoré, il reste que les<br />
22. Un babbu o una mamma ponu dà capu à dece figlioli è dece figlioli ùn ponu dà capu à un<br />
babbu o una mamma !
26<br />
Mythologies d’une langue<br />
personnes âgées et dépendantes sont peut-être moins maltraitées en Corse que là<br />
où une image mythique, générée par le discours, n’a pas quelque peu influé sur la<br />
réalité du terrain. Encore faudrait-il, pour pouvoir l’affirmer, se baser sur d’autres<br />
éléments que « ce qui se raconte », autrement dit, sur le mythe.<br />
Interprétations<br />
Une partie significative de notre « matériel » sera donc constituée de proverbes.<br />
Ce mode de transmission parle souvent, on le sait, par des images dont la signification,<br />
quand elle n’allait pas de soi, était parfaitement convenue. Les divergences<br />
d’interprétation (rares) relevaient d’un consensus ancien qui pouvait être régional ou<br />
refléter des options individuelles de nature plus ou moins « philosophique ». Dans le<br />
contexte actuel de déperdition linguistique, la demande fréquente d’une exégèse des<br />
proverbes (une émission de radio à succès 23 en a fait une de ses spécialités) surprend<br />
quelque peu les « locuteurs natifs ». Dans les interstices de ces toutes récentes hésitations<br />
ou divergences, il arrive que de nouveaux mythes montrent le bout de l’oreille.<br />
Ainsi, le débat autour du dicton In bocca chjusa ùn ci entre mosche (les mouches<br />
n’entrent pas dans une bouche close) nous donnera l’occasion de retrouver les notions<br />
de « support » et de « concept » dans leur acception barthésienne. La « forme » ou<br />
le « support » sont ici constitués par la signification littérale du propos : dans une<br />
bouche fermée, les mouches n’entrent pas, ou peu, la cause est entendue. Dans cet<br />
exemple précis, on ne peut cependant que se fourvoyer sur « le concept » si l’on<br />
n’a pas entendu le proverbe dans un contexte qui l’éclaire, en l’occurrence, non le<br />
« motus et bouche cousue » auquel on pourrait s’attendre, mais un équivalent du<br />
français « Qui ne demande rien n’a rien ». Il ne s’agit donc pas de « la fermer »,<br />
mais bien au contraire de l’ouvrir ! Le dicton « voulait dire » cela et pas autre chose.<br />
De signification analogue, le « Frappez et l’on vous ouvrira » de l’Évangile était<br />
nettement plus explicite car, dans cette affaire corse des mouches, seul un consensus<br />
d’interprétation largement partagé permet de ne pas se fourvoyer sur le sens. Par<br />
voie de conséquence, à mesure que se délite une langue qui soudait la communauté<br />
autour des mots de la tribu, des ouvertures d’un nouveau genre apparaissent par<br />
lesquelles s’insèrent à leur tour les mythes de la modernité. Ainsi de la notion très<br />
actuelle d’omertà (le mot emprunté par le français au sicilien n’est jamais employé<br />
en langue corse !) que les médias propulsent à l’envi et que notre proverbe serait<br />
maintenant censé illustrer… Certes, ladite loi du silence n’est pas vraiment étrangère<br />
aux mœurs de l’île, mais d’autres façons de le dire existent, qui ne sont pas nécessairement<br />
proverbiales (acqua in bocca – eau dans la bouche – parfois cité dans cette<br />
acception n’étant souvent qu’une affaire de petits secrets enfantins), mais l’omertà<br />
aux mouches, décidément, non ! On voit comment la glose – tardive et erronée –<br />
d’une expression traditionnelle contribue à renforcer un mythe urbain d’apparition<br />
toute récente et essentiellement voué à l’exportation.<br />
23. Émission quotidienne Dite a vostra, sur Radio Corse Frequenza Mora.