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Terra prumessa_extrait

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Introduction<br />

Au début du xx e siècle, l’Orient, théâtre de profonds<br />

changements politiques, pousse les communautés juives<br />

à l’exil. En quête de sécurité et de prospérité, elles s’éparpilleront<br />

partout sur la planète. Quelques familles venues<br />

de Constantinople choisiront la Corse pour reconstruire<br />

leur vie.<br />

À cette époque, il n’y a presque plus de Juifs en<br />

Corse et il n’y a plus de traces de synagogue. L’île est<br />

profondément ancrée dans la chrétienté, et la culture<br />

corse est intimement mêlée aux croyances et aux traditions<br />

de l’Église.<br />

À travers les destins croisés des membres d’une<br />

famille de Constantinople, le récit évoque la vie de ces<br />

femmes et de ces hommes qui ont tout quitté pour se<br />

reconstruire ici. Nous les suivons à travers trois générations<br />

qui ont fini par s’enraciner dans l’île.<br />

Leur histoire tumultueuse, faite de mariages<br />

arrangés, de déchirements et de retrouvailles heureuses,<br />

nous fait parcourir l’aventure d’un siècle. Évoluant<br />

dans le milieu des commerçants ajacciens et bastiais,<br />

cette famille subit le fracas des deux guerres mondiales,<br />

l’époque de Vichy, les occupations italienne et allemande,<br />

le camp d’internement d’Asco et le drame d’Auschwitz.<br />

• 3 •


• •<br />

On apprend qui étaient ces Juifs devenus corses, ces<br />

Juifs corses qui ont adopté la langue et la culture locale<br />

tout en conservant la saveur d’une culture orientale. Les<br />

vieux Bastiais se rappellent encore ces personnages hauts<br />

en couleur.<br />

De nombreux entretiens réalisés avec des membres<br />

âgés de la communauté juive corse sont à la source de<br />

l’écriture de ce récit témoignage. Ils constituent le point<br />

de départ du récit qui n’a pas vocation à relater une vérité<br />

absolue mais plutôt à recréer des images mêlant l’Orient<br />

et la Méditerranée et retraçant un mode de vie passé. Le<br />

récit, profondément lié à l’histoire du xx e siècle et à celle<br />

de cette famille, n’en est pas moins romancé.<br />

Ce travail poursuit l’objectif de mémoire et celui de<br />

transmettre le souvenir d’une communauté juive unique<br />

et singulière qui disparaît déjà discrètement par assimilation,<br />

avec les mariages et, plus tristement, avec la disparition<br />

des anciens. Seules quelques traces resteront, des<br />

noms, des enseignes, la synagogue de la rue du Castagno<br />

à Bastia et quelques plaques commémoratives.<br />

Nous le dédions à tous les Corses juifs qui ont<br />

porté en eux une culture issue de la Méditerranée, pleine<br />

de particularismes et de chaleur. Nous le dédions aussi à<br />

tous les Corses qui les ont accueillis.


1<br />

Regina<br />

Théoule-sur-Mer, villa Saint Camille,<br />

vendredi 31 juillet 2009 / 10 Av 5769 1<br />

De son balcon, Regina admire paisiblement les monts de<br />

l’Esterel et la profondeur de l’horizon.<br />

Au loin, un ferry quitte le port de Marseille vers<br />

la Corse. Autour d’elle, le bleu est partout, elle respire<br />

l’odeur de la Méditerranée puissante et envoûtante.<br />

Cette mer qui lui est si chère, qui porte tant d’histoires<br />

et qu’elle n’a jamais quittée pendant ses quatre-vingtseize<br />

années de vie.<br />

Regina prend un coffret dans son secrétaire.<br />

C’est là qu’elle conserve les traces du passé qui hante<br />

sa mémoire. Elle nous entraîne dans un voyage dans le<br />

temps et l’histoire.<br />

Elle ouvre la boîte de ses souvenirs et en <strong>extrait</strong> un<br />

gros paquet de photos qu’elle étale sur la nappe brodée.<br />

Des clichés en noir et blanc légèrement jaunis et cornés…<br />

Elle est impatiente de raconter son récit.<br />

1. Anniversaire de Regina qui fêtait ses quatre-vingt-seize ans avant son<br />

décès, le 27 novembre 2009.<br />

• 5 •


• •<br />

Elle en saisit un, son visage s’éclaire. Puis elle se<br />

remémore et me parle.<br />

« Sur cette photo, c’est mon père Barouch, ma<br />

mère Fanny, mon oncle Léon devant le magasin, au<br />

13, cours Napoléon à Ajaccio, en 1908. Ils venaient de<br />

créer la boutique. Il y a même mon grand frère Isaac et<br />

Tonkin notre chien. Ce magasin était magnifique, on y<br />

trouvait toutes les dentelles imaginables, c’était très rare<br />

pour Ajaccio à l’époque. Papa était très respecté et a fait<br />

beaucoup de bien autour de lui. Il s’est toujours sacrifié<br />

pour les autres et sa famille.<br />

« Nous habitions un appartement juste au-dessus<br />

du magasin. Que de souvenirs dans cet appartement !<br />

Moïse mon frère ne l’aimait pas, car la salle de bains<br />

était rudimentaire. Nous nous lavions dans une grande<br />

bassine en cuivre que mes grands-parents avaient<br />

rapportée de Constantinople. Vous vous rendez compte,<br />

à cette époque ?<br />

« Voici Barouch à nouveau, avec un ami, lorsqu’il<br />

était parti à Oran, ce devait être en 1898. Papa était un<br />

sacré aventurier. Après Constantinople, il est allé dans<br />

beaucoup de pays à la recherche d’un travail et surtout, je<br />

crois, pour assouvir sa passion du voyage.<br />

« En grenouillère, c’est mon frère Isaac à Ajaccio.<br />

Il avait cinq ans, c’était en 1908. Ma mère nous habillait<br />

toujours très bien. Regardez comme il est chic, avec<br />

les chaussures montantes et son col à dentelles. Maman<br />

avait beaucoup de goût.<br />

« Papa est tombé amoureux de la Corse dès son<br />

arrivée en 1905. Il m’a donné ce prénom, Regina, en<br />

l’honneur du défilé de la Scala di Santa Regina qui le<br />

• 6 •


• •<br />

fascinait. C’est peut-être grâce à ça que j’ai participé aux<br />

premières randonnées d’alpinisme en Corse.<br />

« Là, c’était en 1926, sur le bateau d’Ajaccio à<br />

Marseille, avec mon frère Moïse. Mon oncle nous avait<br />

accompagnés pour que nous passions des vacances à<br />

Bâle, en Suisse, au décès de maman. C’était toute une<br />

aventure, de prendre le bateau à l’époque. Mais cela ne<br />

nous faisait pas peur, mes parents nous ont habitués à<br />

voyager très tôt, c’était assez inhabituel à l’époque.<br />

« J’adorais me promener à la plage de Saint-<br />

François, à Ajaccio. Sur la photo, avec Moïse, nous<br />

sommes en bas des escaliers de la plage. L’eau était<br />

très claire, il y avait souvent des familles du quartier<br />

des Pêcheurs et nous pêchions avec eux le long de la<br />

citadelle. C’était avant la seconde guerre, probablement<br />

en 1930, j’avais dix-neuf ans. Mon frère a été mobilisé en<br />

1939 pour combattre les Allemands. Je l’adorais. C’était<br />

quelqu’un de très droit.<br />

« Là, c’est moi à la même époque, sur le cours<br />

Napoléon avec mon frère et mon cousin David né à<br />

Ajaccio. David était plein de vie, très blagueur. Avant<br />

la guerre, il est parti à Marseille faire ses études. Il a<br />

été pris dans une rafle à Marseille en 1944 et il a réussi<br />

à s’échapper de Drancy. Ça ne m’étonne pas d’ailleurs,<br />

il était très malin. Sur la photo, je devais rentrer<br />

du magasin, je donnais un coup de main à mon père de<br />

temps en temps.<br />

« Cette photo, c’est mon oncle Aaron, sur la place<br />

Saint-Nicolas. Nous allions souvent lui rendre visite à<br />

Bastia pour les fêtes juives. Il y avait une belle synagogue<br />

et la communauté était bien plus grande qu’à Ajaccio.<br />

• 7 •


• •<br />

Aaron, le frère de papa, y avait repris la boutique de<br />

mes grands-parents. Je me faisais une joie de revoir mes<br />

cousines là-bas, notamment Elvire que j’admirais. Elle<br />

faisait de la danse classique à Bastia et elle est devenue<br />

danseuse étoile dans les années cinquante. On peut dire<br />

que mes grands-parents étaient des précurseurs, pour se<br />

lancer au début du siècle dans un commerce à Bastia. Je<br />

pense qu’ils devaient faire partie des premiers commerçants<br />

juifs. J’ai de beaux souvenirs de cette période. »<br />

Regina esquisse un sourire de satisfaction. Ses yeux<br />

bleus pétillent. Son léger accent corse qu’elle n’a jamais<br />

perdu donne un rythme chaleureux à son récit.<br />

« Tiens, voilà d’ailleurs leurs cartes d’identité,<br />

établies à Ajaccio en 1926. C’était juste avant la mort<br />

de Salomon, mon grand-père. C’est drôle, il est indiqué<br />

“Israélite” comme nationalité, alors qu’ils étaient sujets<br />

ottomans. L’administration méconnaissait l’histoire des<br />

Juifs à l’époque. Mes deux grands-parents paternels sont<br />

enterrés dans le carré juif du cimetière marin d’Ajaccio.<br />

« Vous voyez, Barouch et Marie, sa deuxième<br />

épouse, qui jardinent à Ucciani lorsque nous nous y<br />

sommes réfugiés en 1943. Papa était un homme formidable.<br />

Marie, c’était comme ma deuxième maman. Une<br />

belle femme avec beaucoup de charme. Je l’adorais et elle<br />

nous aimait aussi beaucoup. Papa s’était remarié à Ajaccio<br />

après le décès de maman. D’une gentillesse tous les deux,<br />

vous n’imaginez pas ! Barouch était un précurseur de<br />

la communauté. Il a fait toutes ses affaires à Ajaccio<br />

en partant de rien. À Constantinople, il avait appris le<br />

français et parlait aussi l’arabe et un peu d’hébreu.<br />

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• •<br />

« Mon Dieu, c’est loin tout ça. Tu vois comme ma<br />

main tremble. Ma main, mais pas ma tête. Il y a beaucoup<br />

d’images qui restent gravées. Les borekas (chaussons aux<br />

pommes de terre) de maman, les blagues de papa, la rue<br />

Fesch à Ajaccio et les boutiques des commerçants juifs,<br />

les carabinieri d’Ucciani, les bains dans la Gravona avec<br />

nos amis, les sirènes des bombardements à Ajaccio, l’élégance<br />

des GI’s, les drapeaux de la Libération…<br />

« On n’était pas très religieux dans la famille. Papa<br />

faisait shabbat le vendredi soir et on célébrait les fêtes.<br />

C’est tout. Nous ne disions pas que nous étions juifs. À<br />

Ajaccio, les gens ne savaient pas ce que ça voulait dire d’ailleurs,<br />

et puis ils s’en fichaient. Mon frère était plus corse<br />

que les Corses. Il parlait corse couramment, sortait avec<br />

ses amis, il “macagnait” (blaguait) tout le temps et raffolait<br />

de la charcuterie. À l’époque, les choses étaient simples.<br />

« Ah ici, c’est encore Moïse en tenue d’officier en<br />

1936. Il était parti en Algérie faire l’armée dans le service<br />

de santé, car il finissait des études de médecine. C’est<br />

là qu’il s’est marié avec Raymonde, ma belle-sœur. Une<br />

femme extrêmement belle au destin tragique. »<br />

Regina s’emballe. Les souvenirs la submergent.<br />

« Pendant l’occupation italienne de la Corse<br />

en 1943, nous nous sommes réfugiés quelques mois<br />

à Ucciani, dans la région d’Ajaccio. Il y avait plusieurs<br />

familles avec nous. Léon, le frère de maman qui avait<br />

lui aussi une boutique à Ajaccio, nous avait rejoints. Je<br />

me souviens notamment d’un couple d’amis, Albert et<br />

Rachel, originaires de Constantinople comme nous.<br />

Nous étions devenus très proches, très liés. Ils étaient<br />

commerçants à Ajaccio, et le père de Rachel, le rabbin<br />

• 9 •


• •<br />

Bension, officiait durant les fêtes juives pour la communauté.<br />

J’aimais beaucoup leur fille Lina. Cela fait très<br />

longtemps que je ne l’ai plus vue. Elle est restée à Ajaccio.<br />

Je suis retournée à Ucciani il y a quelques années et j’ai<br />

retrouvé la maison où nous allions les voir. J’y ai même<br />

rencontré le fils du voisin. »<br />

À travers toutes ces évocations qui lui réchauffent<br />

le cœur, je me demande comment sa famille, des Juifs<br />

turkinos de Constantinople, et les autres familles, des<br />

Syrianos de Palestine, sont arrivées en Corse. Quel<br />

héritage ont-ils légué ? Pourquoi ont-ils choisi cette île ?<br />

Comment ces Méditerranéens se sont-ils fondus dans le<br />

creuset corse et ont-ils adopté sa langue ?<br />

« Dans la petite communauté juive d’Ajaccio, tout<br />

le monde se connaissait. Nous étions peu nombreux,<br />

peut-être vingt familles. À Bastia, il y en avait beaucoup<br />

plus, peut-être quatre-vingts. Maintenant, on nous<br />

compte sur les doigts d’une main. Nous ne vivions<br />

pas renfermés sur nous-mêmes. Mon père, avec son<br />

magasin, et ma mère, dans son quotidien, connaissaient<br />

beaucoup de monde. Nous connaissions bien aussi<br />

le rabbin Meir à Bastia. Sa fille Rachel qui est encore<br />

là-bas est encore très investie dans la communauté. Elle<br />

aussi, elle sait beaucoup de choses. Elle a récemment<br />

participé à la reconnaissance du camp de prisonniers<br />

juifs du village d’Asco. »<br />

Regina n’aime pas les grands tapages autour de la<br />

religion ou de la déportation. Son judaïsme est en elle,<br />

au même titre que ses racines corses. C’est dans l’intime<br />

qu’elle apprécie la tradition avec sa famille et ses amis, les<br />

fêtes juives qui ont rythmé son enfance.<br />

• 10 •


• •<br />

« Un été, mes parents avaient loué une maison<br />

à Bocognano avant la guerre. Mon frère Moïse devait<br />

avoir une vingtaine d’années, il faisait déjà ses études de<br />

médecine. Je me rappelle qu’il aimait dormir dans un<br />

hamac dans la forêt et moi, je restais à côté de lui. Un jour,<br />

nous avons traversé la voie ferrée, et il m’a dit de ne pas<br />

mettre les pieds sur les rails car je pouvais être électrocutée.<br />

Ça m’a marquée. Cette image du train m’est restée. En<br />

1943, il a été déporté par les Allemands à Auschwitz. »<br />

Elle marque alors un long silence.<br />

« Vous ne le saviez pas ? »<br />

J’aimerais apprendre des détails, des anecdotes sur<br />

elle et sa famille, sur leur relation avec la Corse, leur vécu<br />

sous l’Occupation. J’imagine leurs vies romanesques,<br />

celles de personnes déracinées, les péripéties heureuses et<br />

malheureuses qu’elles ont traversées, elles toutes qui ont<br />

aimé la Corse… J’imagine leurs vies et je voudrais tant<br />

faire renaître leur souvenir.


2<br />

Constantinople<br />

Constantinople,<br />

lundi 24 septembre 1896 / 1 Tishri 5661<br />

De l’autre côté du pont qui traverse l’estuaire de la<br />

Corne d’Or, le muezzin lance son cri du haut d’un des<br />

six minarets de la mosquée bleue. L’appel à la prière<br />

du « Maghreb », la première des cinq prières des<br />

musulmans, déchire le silence en une mélopée lancinante.<br />

L’écho se propage dans les quartiers dans une<br />

cacophonie harmonieuse. Le soleil disparaît derrière la<br />

colline. Le ciel pourpre couvre encore l’horizon et fait<br />

ressortir le relief du dôme. Constantinople s’enfonce<br />

dans la nuit.<br />

De la tour de Galata, on peut observer un tableau<br />

vivant : des centaines de barques et de felouques, des<br />

marchandises entassées sur les quais attendant d’être<br />

acheminées de l’autre côté du Bosphore, des marins, des<br />

animaux, des calèches, des sacs en toile de jute, des caisses<br />

en bois, des tonneaux.<br />

Les passants nonchalants, enturbannés ou en<br />

costume européen, traversent le pont de Galata. Parmi<br />

eux, des Juifs, des Grecs, des Syro-Irakiens, des Russes, des<br />

• 13 •


• •<br />

Arméniens, des Italiens, des Géorgiens. Constantinople<br />

est une ville cosmopolite, peut-être la plus cosmopolite<br />

d’Europe et d’Asie. Toutes les communautés cohabitent.<br />

Au loin, des bateaux à vapeur crachent une fumée<br />

noire et glissent sans effort vers le Bosphore.<br />

Barouch regarde la mer. Ses yeux bleus rayonnent<br />

et pétillent de curiosité. Il imagine que peut-être, un<br />

jour, il ira de l’autre côté, vers la mer de Marmara, la mer<br />

Caspienne ou la Méditerranée.<br />

Ce soir, sa famille célèbre Roch Hachana, la nouvelle<br />

année juive. Les trois frères, Barouch, Aaron, David, et<br />

leur père Salomon marchent dans le dédale des ruelles<br />

étroites et pavées, bordées d’immeubles décrépis. Ils se<br />

dirigent vers Ahrida, la vieille synagogue de leur quartier.<br />

Pour l’occasion, ils ont revêtu leurs plus beaux habits :<br />

chapeau, chemise blanche à col court, cravate et veston<br />

en laine noire. Ils portent tous une épaisse moustache<br />

dont chaque extrémité a été minutieusement recourbée<br />

pour se terminer en une pointe parfaite. Ils sont élégants.<br />

Ils retrouvent beaucoup de fidèles à la synagogue,<br />

comme à chaque fois pour les grands événements. Ce<br />

sont principalement des hommes, les femmes restent<br />

à la maison pour préparer le repas de fête. L’office est<br />

en hébreu, mais les Juifs parlent entre eux différentes<br />

langues. À Constantinople, tous les idiomes se côtoient :<br />

chaque communauté garde ainsi son identité propre.<br />

Barouch est polyglotte. La pratique des langues est<br />

ancrée dans le mode de vie de ce jeune homme pourtant<br />

peu bavard. Il parle l’hébreu, le turc, le français et, à<br />

la maison, le judéo-espagnol. Le judéo-espagnol, ou<br />

ladino, est la langue de la diaspora des Juifs d’Espagne<br />

• 14 •


• •<br />

qui s’est imposée dans la plupart des communautés juives<br />

de la Sublime Porte. La famille de Barouch est séfarade,<br />

et tous ses membres sont sujets ottomans. Peut-être<br />

sont-ils romaniotes, cette branche byzantine parlant le<br />

grec à l’origine, puis assimilée à la culture séfarade ? Ils<br />

ne le savent pas. Les générations précédentes n’ont pas<br />

transmis la mémoire de leur origine.<br />

Avec quarante mille Juifs, Constantinople abrite,<br />

après Thessalonique, la deuxième plus grande communauté<br />

juive de l’Empire ottoman. Expulsés d’Espagne<br />

par les rois catholiques au xv e siècle puis du Portugal, la<br />

plupart des Juifs ibériques y ont trouvé refuge.<br />

La synagogue est en partie de style baroque. Sa<br />

façade est ornée de trois voûtes avec des vitraux au<br />

centre en forme d’étoile de David. Quatre colonnes lisses<br />

supportent la structure intérieure ; des bancs en bois<br />

sculpté divisés en chaises sont disposés latéralement pour<br />

accueillir les hommes. La cérémonie se déroule dans une<br />

ambiance de recueillement, les fidèles psalmodient. Pour<br />

conclure, le rabbin entonne le chant liturgique de Roch<br />

Hachana qui relate le sacrifice d’Isaac par son père :<br />

« La dixième épreuve que le Tout-Puissant imposa<br />

à Abraham est la suivante :<br />

Prends Isaac ton fils et offre-le moi en sacrifice,<br />

Bien que tu l’aimes d’un amour ardent. »<br />

La sonnerie du schofar retentit. Un puissant et<br />

vibrant « Amen » résonne dans la salle. Tous les condisciples<br />

se serrent la main amicalement, discutent un peu,<br />

puis rentrent chez eux.<br />

Salomon, le père de Barouch, est né en 1848. Il tient<br />

un petit commerce de tissus dans le quartier d’Ortaköy,<br />

• 15 •


• •<br />

district de Besiktas, où il a aussi grandi. Mais le négoce<br />

des tissus qu’il connaît si bien ne suffit pas à remplir les<br />

assiettes. La famille vit modestement, comme de nombreux<br />

Juifs qui exercent les petits métiers. Loin du stéréotype de<br />

la bourgeoisie juive influente et proche du pouvoir turc, la<br />

plupart des Juifs sont issus d’un milieu modeste et de plus<br />

en plus marginalisés. Barouch, qui a dix-huit ans, habite<br />

avec ses parents juste derrière leur magasin, dans un petit<br />

appartement. Il travaille avec ses frères comme vendeur<br />

ambulant, tous trois aidant leurs parents en partageant le<br />

petit pécule qu’ils gagnent difficilement.<br />

Ce soir-là, la famille s’est réunie. Tous les enfants<br />

de Victoria et Salomon sont présents : Elise, Barouch,<br />

Aaron et David.<br />

Victoria a préparé un repas de fête ; elle sait cuisiner<br />

avec peu et créer des plats consistants pour nourrir les<br />

siens.<br />

Le père prend la parole d’un ton solennel :<br />

« Shana Tova ! Je suis heureux que nous soyons<br />

tous ensemble ce soir pour fêter la nouvelle année. »<br />

Puis il poursuit en ladino.<br />

« La fête de Roch Hachana célèbre le Jugement<br />

divin. C’est aussi l’occasion de se souvenir d’où nous<br />

venons. Nous sommes un peuple errant condamné à<br />

lutter pour survivre. La vie ne nous fera pas de cadeau. »<br />

Il lève son verre de raki :<br />

« Shana Tova ! L’Chaim ! Bonne année ! Santé !<br />

s’exclament-ils ensemble.<br />

— Salomon, nous sommes conscients du chemin<br />

parcouru depuis toutes ces générations, dit Victoria.<br />

Mais regarde dans quel délabrement nous vivons. Ce<br />

• 16 •


• •<br />

quartier est un ghetto et nos conditions de vie ne cessent<br />

de se dégrader. L’âge d’or des séfarades dans l’Empire est<br />

révolu. Combien de temps allons-nous supporter cela ?<br />

— C’est vrai papa, les temps ont changé, renchérit<br />

Barouch d’un ton apaisant. L’Empire ottoman, qui s’est<br />

montré si tolérant envers les Juifs, est en train de se disloquer.<br />

Le territoire est démembré de toutes parts : la Serbie,<br />

la Bulgarie, la Bosnie-Herzégovine, la Roumanie ne font<br />

déjà plus partie de l’Empire. Les jeunes-turcs du parti<br />

nationaliste s’organisent, et leur montée en puissance<br />

est impressionnante. Ils réclament le rétablissement de la<br />

Constitution de 1876 et l’abolition du sultanat. Je pense<br />

que rien ne peut les arrêter. S’ils arrivent au pouvoir, ils<br />

ne nous épargneront pas et chercheront à nous expulser.<br />

Ou bien ils nous obligeront à faire la guerre. Le pogrom<br />

de Corfou et le massacre des Arméniens par le sultan<br />

Abdülhamid II ne présagent pas un avenir prometteur<br />

pour notre communauté. Les Turcs nous excluent de<br />

nombreuses professions et instaurent la préférence nationale.<br />

Savez-vous qu’ils ont ruiné notre cher médecin de<br />

famille ? Il a pourtant fait une belle carrière au service<br />

du pays et n’habite pas comme nous dans le ghetto du<br />

quartier de Balata. Il avait des moyens et possédait des<br />

tapis de grande valeur. Maintenant, le gouvernement<br />

lui a tout pris. Imaginez alors ce qui peut nous arriver !<br />

Papa, nous devons sérieusement penser à notre départ,<br />

sans tarder. Je propose que nous liquidions tout ce que<br />

nous avons pour partir l’été prochain. »<br />

Barouch, qui aimait l’histoire, avait une réputation<br />

de lettré dans la famille. Sa conscience politique était<br />

en pleine construction. Il suivait déjà de près l’actualité<br />

• 17 •


• •<br />

internationale. Il s’était particulièrement intéressé à<br />

l’affaire Dreyfus en France et ne manquait aucun épisode<br />

de ce drame politique. L’injustice qui avait frappé le<br />

capitaine Dreyfus à cause de ses origines juives et de<br />

l’antisémitisme grandissant avait profondément ancré<br />

son cœur à gauche.<br />

Aaron et David, les plus jeunes fils restaient silencieux.<br />

Mais leur regard d’enfants s’illuminait à l’évocation<br />

de ces perspectives de départ et ils s’imaginaient les<br />

aventures qu’ils allaient vivre. Ils écoutaient avec attention<br />

les plus grands débattre.<br />

Les jours passèrent et Barouch continuait de<br />

mûrir ce projet de quitter Constantinople. Depuis<br />

quelque temps déjà, il avait commencé à suivre des<br />

cours de français à l’Alliance israélite universelle avec<br />

son petit frère Aaron. Créée en 1860, l’Alliance avait<br />

pour but l’émancipation intellectuelle et morale des<br />

communautés juives. Il s’y sentait bien. Il s’agissait<br />

pour les fondateurs français d’apporter les « lumières<br />

européennes » aux Juifs parfois figés dans une tradition<br />

livresque et cloisonnée. Cette organisation avait pris<br />

une importance considérable à Constantinople. Neuf<br />

mille élèves, parmi lesquels de nombreuses jeunes filles, y<br />

suivaient une formation. Salomon s’y tenait informé des<br />

courants d’idées sur le peuple juif, alors que la minorité<br />

de Constantinople, appauvrie, vivait repliée sur ellemême,<br />

isolée des débats sur la Haskala, mouvement de<br />

renouveau religieux et culturel, et du réformisme sioniste<br />

sur la naissance d’un foyer en Palestine. L’Alliance<br />

comptait déjà cinquante écoles à Constantinople. En ce<br />

début de xx e siècle, presque chaque sous-quartier avait<br />

• 18 •


• •<br />

son institut. Barouch préférait étudier dans le quartier<br />

de Galata, plus éloigné de chez lui, mais dans lequel il<br />

trouvait une influence européenne. Il était très motivé<br />

par les perspectives d’ouverture sur le monde que la<br />

langue française lui offrait. L’école se trouvait dans<br />

une maison perchée en haut de la colline, dans une rue<br />

pentue. Elle avait été financée par le baron Maurice de<br />

Hirsch, homme d’affaires, banquier et philanthrope<br />

français qui avait aussi fait construire le chemin de<br />

fer reliant Constantinople à l’Europe. C’est dans cet<br />

esprit de foisonnement intellectuel et de modernité que<br />

Barouch se mit à étudier avec conviction et qu’il maîtrisa<br />

parfaitement la langue française, en quelques années.<br />

Malgré ses désirs de départ, Barouch continue<br />

d’apprécier la sérénité des balades dans les rues<br />

tortueuses le long de l’estuaire de la Corne d’Or pour<br />

se rendre à l’Alliance. Il aime l’odeur de la fumée du<br />

bois des cheminées qui plane sur la ville. Il observe avec<br />

intérêt les commerces colorés des vendeurs de vaisselle,<br />

de tissu, de tapis, d’épices, de légumes. Un jour peut-être<br />

aura-t-il lui aussi son magasin ? Il passe par la rue Yuksek-<br />

Kaldirim qu’il arpente d’un bon pas. Le quartier de<br />

Galata est construit sur une colline du haut de laquelle<br />

il peut contempler la mer et s’évader. Il y admire avec un<br />

intérêt savant les enseignes en grec, en arabe, en turc et<br />

s’amuse à les déchiffrer.<br />

Barouch promène sa curiosité dans les quartiers<br />

limitrophes de Balata où il observe les différences sociales.<br />

Galata et Pera sont plus prospères. On y croise beaucoup<br />

d’Européens habillés avec élégance. Les hommes ont<br />

des chapeaux en feutre, des costumes en flanelle noire<br />

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ou grise et les femmes, qui portent des robes ornées de<br />

dentelle, ont une ombrelle à l’épaule pour se protéger du<br />

soleil. Les Turcs fortunés portent le costume et le fez, et<br />

les plus modestes en chemise blanche sont coiffés d’un<br />

turban rouge et blanc. Le soir, Barouch va parfois flâner<br />

dans la grande rue de Pera pour regarder les éclairages<br />

et le nouveau tramway électrique. Cette modernité le<br />

fait rêver au progrès technologique et à son impact sur le<br />

développement social. Barouch est un jeune idéaliste. Il<br />

aspire à une société construite sur les bases d’une justice<br />

sociale égalitaire.<br />

« Cette recomposition de la société doit bien être<br />

possible, se disait-il. Mais ai-je le temps de la voir arriver<br />

ici à Constantinople ? »<br />

Dans son quartier de Balata, l’ambiance est<br />

populaire et cela se reflète évidemment sur les tenues<br />

vestimentaires. Les rabbins séfarades portent une<br />

barbe épaisse, une longue tunique noire et un chapeau<br />

de forme cylindrique, les femmes musulmanes sont<br />

complètement couvertes et rasent les murs pour se<br />

rendre invisibles. Les mystiques derviches vagabondent,<br />

les Juifs grecs sont en blanc, les porteurs tirent leurs<br />

mules chargées comme en pleine campagne. Dans ces<br />

ruelles étroites, il faut zigzaguer pour ne pas être trempé<br />

par le linge suspendu aux fenêtres.<br />

Tous les quartiers semblent organisés selon des<br />

règles précises. Il y a une forme d’harmonie respectueuse<br />

dans le cloisonnement. Mais Salomon n’accepte pas les<br />

injustices sociales et culturelles. Elles froissent ses convictions<br />

d’homme de gauche. Constantinople a connu<br />

un développement important mais très hétéroclite et<br />

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