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<strong>1769</strong>, la Corse à la naissance de Bonaparte


Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre de l’exposition<br />

<strong>1769</strong>, la Corse à la naissance de Napoléon Bonaparte<br />

organisée par le musée national de la Maison Bonaparte à Ajaccio,<br />

au sein du SCN des musées nationaux des châteaux de Malmaison et Bois-Préau,<br />

de la Maison Bonaparte et de l’Île d’Aix<br />

pour être présentée au musée national du château de Bois-Préau<br />

du 28 mars au 3 juillet 2023<br />

Direction : Élisabeth Caude, conservatrice générale du Patrimoine, directrice<br />

Commissariat scientifique : Jean-Marc Olivesi,<br />

conservateur général du Patrimoine,<br />

avec la collaboration d’Odile Bianco,<br />

assistante administrative et de documentation<br />

Scénographie : Jean-Paul Camargo A & D<br />

Cet ouvrage a été publié avec le soutien de la Collectivité de Corse


Musée national de la Maison Bonaparte<br />

<strong>1769</strong><br />

La Corse à la naissance<br />

de Napoléon Bonaparte


L’exposition<br />

<strong>1769</strong>, la Corse à la naissance de Napoléon Bonaparte<br />

du 28 mars au 3 juillet 2023<br />

a été organisée par le ministère de la Culture,<br />

le SCN du musée national des châteaux de Malmaison et Bois-Préau,<br />

le musée national de la Maison Bonaparte<br />

Rima Abdul Malak<br />

Ministre de la Culture<br />

Jean-François Hébert<br />

Directeur général des Patrimoines et de l’Architecture<br />

Christelle Creff<br />

Cheffe du service des musées de France<br />

Élisabeth Caude<br />

Directrice du SCN Malmaison, conservatrice générale du Patrimoine<br />

Jean-Marc Olivesi<br />

Conservateur général du Patrimoine, musée national de la Maison Bonaparte<br />

Odile Bianco<br />

Assistante administrative et de documentation,<br />

musée national de la Maison Bonaparte


•  •<br />

Ont contribué à la rédaction de cet ouvrage<br />

Odile Bianco<br />

Assistante administrative et de documentation,<br />

musée national de la Maison Bonaparte<br />

Élisabeth Caude<br />

Directrice du SCN Malmaison,<br />

conservatrice générale du Patrimoine<br />

Antoine Franzini<br />

Laboratoire ACP, EA 3350, Université Gustave-Eiffel,<br />

Marne-la-Vallée<br />

Sylvain Gregori<br />

Conservateur, musée de Bastia<br />

Évelyne Luciani<br />

Docteur en philologie et littérature comparée<br />

Jean-Marc Olivesi<br />

Conservateur général du Patrimoine,<br />

musée national de la Maison Bonaparte<br />

Michel-Édouard Nigaglioni<br />

Chercheur au service de l’Inventaire de Corse,<br />

Collectivité de Corse<br />

Michel Vergé-Franceschi<br />

Professeur émérite des Universités<br />

Sommaire<br />

6 Préface • É. Caude<br />

10 L’émergence des Bonaparte dans la Corse du xviii e siècle •<br />

J.-M. Olivesi<br />

28 Les arts décoratifs (mobilier, arts de la table et de la mode) dans la<br />

Corse du xviii e siècle • M.-É. Nigaglioni<br />

34 Marbeuf, protecteur des Bonaparte et mécène • O. Bianco<br />

40 L’arrivée en Corse des Bonaparte •<br />

M. Vergé-Franceschi<br />

42 Charles Bonaparte, père de Napoléon •<br />

M. Vergé-Franceschi<br />

58 La doctrine des pères fondateurs de la Nation corse •<br />

É. Luciani<br />

64 Les institutions de la Corse • A.-M. Graziani<br />

68 Les révolutions de Corse du xviii e siècle dans la curiosité de l’Europe •<br />

A. Franzini<br />

76 Le dessinateur étonné ou le géomètre dans la carte.<br />

Images de la Corse et des Corses à la fin du xviii e siècle • J.-M. Olivesi<br />

82 Biographies des principaux dessinateurs français en Corse<br />

• D’après M. Pinault Sørensen et A. Jurquet<br />

86 De l’ostensible « Corse sauvage » à l’invisible « Corse policé »,<br />

l’irruption des insulaires dans l’imaginaire français, 1738-1802 •<br />

S. Gregori<br />

90 Chronologie : résumé de l’histoire de la Corse jusqu’à la naissance<br />

de Napoléon • J.-M. Olivesi<br />

•<br />

5


• <strong>1769</strong>, LA CORSE À LA NAISSANCE DE BONAPARTE •<br />

Préface<br />

Léonard Alexis Daligé de Fontenay (1813-1892)<br />

La Maison Bonaparte à Ajaccio<br />

Ajaccio, musée national de la Maison Bonaparte, inv. MM.53.11.1<br />

Élisabeth Caude<br />

C’est un grand moment pour le Service à compétence<br />

nationale des musées nationaux des châteaux de Malmaison<br />

et de Bois-Préau, de la Maison Bonaparte à Ajaccio et de l’Île<br />

d’Aix que la venue et la présentation de plusieurs prestigieuses<br />

œuvres d’art des collections de Corse pour un propos centré<br />

sur l’Île de Beauté à la naissance de Napoléon Bonaparte, et ce,<br />

dans un château de Bois-Préau qui vient de rouvrir ses portes en<br />

octobre 2022 après près de trente ans de fermeture au public.<br />

En effet, une des voies d’avenir du développement du SCN<br />

et du renforcement de son identité passe précisément par la<br />

mise en valeur des différentes maisons napoléoniennes qui le<br />

composent en favorisant la fluidité et les échanges entre elles.<br />

Depuis plusieurs années, grâce à l’impulsion déterminante<br />

de Jean-Marc Olivesi, conservateur général et responsable<br />

scientifique, et grâce, aussi, à sa collaboration avec la<br />

maison d’édition Albiana, sous l’œil bienveillant de son directeur<br />

de publication, Bernard Biancarelli, la Maison natale a<br />

contribué au foisonnant renouvellement des études historiques<br />

sur la société corse du xviii e siècle. Tous ont salué la<br />

qualité des catalogues publiés qui proposent une véritable<br />

exploration de cette dernière : Le Mobilier en Corse au temps<br />

des Bonaparte (2018), Les Maisons patriciennes au temps des<br />

Bonaparte (2020), Spectacles et divertissements en Corse au<br />

temps des Bonaparte (2022). En rassemblant les spécialistes de<br />

chacune de ces problématiques, historiens et conservateurs,<br />

ces ouvrages, on devrait dire ces sommes offrent une nouvelle<br />

lecture des sources et des approches, repositionnant ainsi la<br />

connaissance historique et bibliographique. Et tous ceux qui<br />

ont eu en plus la chance de découvrir les œuvres exposées à<br />

la Maison Bonaparte en sont revenus convaincus. On pouvait<br />

seulement regretter que cette admirable trilogie ne soit pas<br />

présentée hors de Corse !<br />

Avec la venue de la synthèse de ces présentations au<br />

château de Bois-Préau, objectif auquel j’étais personnellement<br />

très attachée, c’est chose réparée : le public parisien et d’Îlede-France,<br />

voire, nous l’espérons, plus large encore, pourra<br />

bénéficier de visu de ces œuvres et mesurer à travers elles quelle<br />

place stratégique la Corse occupe au croisement des influences<br />

Italiennes et françaises, notamment provençales, sachant<br />

les faire siennes : soucieuse de son identité, elle développe<br />

des formules bien à elle dans lesquelles s’épanouit une élite<br />

éprise des Lumières et de raffinement. Ainsi le visiteur pourra-t-il<br />

découvrir plans et élévations de maisons patriciennes,<br />

exemples choisis d’ameublements bourgeois ou nobles, robes<br />

de soie à la française d’une qualité de conservation tout à fait<br />

exceptionnelle, toutes œuvres qui l’aideront à reconstruire<br />

lui-même le cadre de cette société ; les contributions au catalogue<br />

de Michel-Édouard Nigaglioni et de Jean-Marc Olivesi<br />

offrent la synthèse attendue des expositions de 2018, 2020 et<br />

2022, tout en traçant un panorama général de la production<br />

des arts décoratifs en Corse au xviii e siècle.<br />

Mais au-delà de ces exemples si évocateurs d’un dynamisme<br />

culturel entre productions locales et commandes<br />

continentales, il revenait de rappeler le tout aussi foisonnant<br />

6<br />


7


• <strong>1769</strong>, LA CORSE À LA NAISSANCE DE BONAPARTE •<br />

terrain d’expérimentations politiques qu’est la Corse en cette<br />

première moitié du xviii e siècle, entre rébellions argumentées<br />

contre l’autorité de Gênes et exploration d’un destin<br />

national. C’est le mérite de Jean-Marc Olivesi d’avoir fait<br />

appel à Évelyne Luciani pour analyser le moteur du ralliement<br />

des élites corses à la rébellion contre Gênes face à l’incapacité<br />

de la Sérénissime république de répondre à leurs aspirations<br />

sociales, ou encore à Antoine Franzini et à Sylvain Gregori<br />

pour mesurer, à travers l’art de la plume et du pinceau, les<br />

échos extérieurs et intérieurs de ces mouvements de révoltes,<br />

de ces « révolutions » à l’échelle de l’Europe des Lumières.<br />

Ces approches érudites permettent de mieux comprendre<br />

comment on aboutit au traité de Versailles du 15 mai 1768<br />

entre le royaume de France et la république de Gênes : il<br />

entérinait, en échange d’un mandat de pacification confié à<br />

la France, un transfert d’autorité, potentiellement révocable<br />

dans un délai de dix ans, Gênes se gardant la faculté après<br />

remboursement des sommes engagées sur les plans administratif<br />

et militaire de réintégrer l’exercice de sa souveraineté. En<br />

effet, depuis 1737, date d’une première alliance mentionnée<br />

dans les attendus de 1768 et renouvelée à plusieurs reprises,<br />

la république de Gênes, incapable de rétablir l’ordre dans une<br />

île en rébellion, avait cherché un appui militaire extérieur. En<br />

1768, les deux protagonistes établissaient donc ce nouveau<br />

plan. Étienne François de Choiseul, principal ministre d’État<br />

et secrétaire d’État aux Affaires étrangères, s’y était engagé, car<br />

il était à la fois soucieux de trouver une compensation pour<br />

l’opinion publique française déçue des pertes infligées par le<br />

traité de Paris (1763), conscient de la place stratégique de l’île<br />

et inquiet de la menace qu’aurait constitué pour le royaume le<br />

positionnement de la Grande-Bretagne en Corse. Pour aider<br />

le lecteur à saisir toute la subtilité de l’organisation administrative<br />

de la Corse d’Ancien Régime entre traditions politiques<br />

propres et institutions monarchiques, Antoine-Marie<br />

Graziani livre un glossaire concis et utile.<br />

Le lecteur l’aura compris, l’objectif qui sous-tend la<br />

conduite de ces deux analyses parallèles, culturelle et politique,<br />

et qui nous tient par essence à cœur, nous, musées napoléoniens,<br />

c’est de s’interroger sur le destin d’exception d’une<br />

famille, celle des Bonaparte. De même que Rome ne s’est pas<br />

faite en un jour, de même le génie de la famille s’inscrit dans<br />

une lignée – et nous remercions Michel Vergé-Franceschi<br />

pour ses présentation passionnantes : celle-ci est étudiée<br />

avec ses réseaux, ses parentèles, ses objectifs et ses stratégies,<br />

politiques et patrimoniales, à l’aune du contexte politique et<br />

culturel bien spécifique de la Corse de cette époque. Aussi le<br />

lecteur est-il conduit depuis les débuts de la famille dans l’île<br />

au tournant des xv e -xvi e siècles jusqu’à Charles et ses préoccupations<br />

paternelles quant à l’éducation de ses fils. De même<br />

que ce dernier aura su avec discernement et habileté se rendre<br />

utile au comte de Marbeuf, gouverneur de l’île – merci aussi<br />

bien à Odile Bianco qu’à Jean-Christophe Liccia pour leurs<br />

éclairages, l’un consacré à ses relations avec le représentant du<br />

roi, l’autre à ses voyages sur le continent –, de même, en père<br />

avisé, il misera avec modernité, pour l’avenir de sa famille et<br />

son ascension, sur les atouts de l’étude et de la connaissance<br />

comme critères de distinction et de pouvoir.<br />

Et l’exposition, dans sa scénographie, offre, au-delà<br />

de la présentation du contexte politique et social de la Corse<br />

au xviii e siècle, et avec pour toile de fond le destin du jeune<br />

Napoléon, ce même jeu de miroirs : comment les Bonaparte<br />

se positionnent-ils au regard des autres composantes de la<br />

société ? Ainsi en est-il de la maison natale de la rue Malerba,<br />

de nos jours Saint-Charles, qui est donnée à voir dans son<br />

architecture et son ameublement en comparaison avec les<br />

maisons patriciennes contemporaines. Sur ce point, insistons.<br />

Si le visiteur a la chance de découvrir tout au long du parcours<br />

des œuvres prestigieuses issues de collections publiques et<br />

privées de Corse, c’est bien grâce à l’étroite collaboration qui<br />

s’est nouée pour cette exposition entre le SCN, la Maison<br />

Bonaparte et des institutions partenaires aussi généreuses<br />

que bienveillantes ; et il est un agréable devoir que de les citer<br />

pour leur exprimer notre plus vive gratitude : la direction du<br />

Patrimoine de la Collectivité de Corse, le musée de la Corse,<br />

les Archives de Corse, le musée de Bastia et la bibliothèque<br />

de Bastia, la ville d’Ajaccio, sans oublier plusieurs collectionneurs<br />

privés corses qui ont en commun la passion du patrimoine<br />

dont ils sont détenteurs et le souci de sa préservation<br />

8<br />


• Préface •<br />

dans des conditions remarquables. Mais il y a aussi avec ce<br />

projet le tracé d’un nouveau chemin : c’est la première fois que<br />

tant d’œuvres de la Maison Bonaparte viennent à Malmaison.<br />

Une des séquences du parcours expose comme dans une<br />

period room des pièces phares de l’ameublement de la Casa<br />

Bonaparte en 1797, double témoignage du goût de l’époque<br />

et de l’image que la famille entend donner. Enfin, deux<br />

prêts prestigieux rappellent la date clé de 1768, illustrée par<br />

des œuvres aussi magistrales que le Traité de Versailles, prêt<br />

consenti par les Archives diplomatiques, et que l’amitieux<br />

portrait d’après Louis-Michel Van Loo d’Étienne François de<br />

Choiseul-Stainville au faîte de sa politique méditerranéenne,<br />

prêt accordé par le musée national des châteaux de Versailles<br />

et de Trianon.<br />

Le 15 août <strong>1769</strong> naissait dans la Casa Bonaparte le<br />

jeune Napoléon. Cela faisait un an que l’île était officiellement<br />

passée sous domination et administration françaises.<br />

Ces deux dates, de vrais tournants, ouvrent sur des avenirs<br />

qui ne peuvent se comprendre qu’à la lumière des décennies<br />

passées. Que le public, séduit par les œuvres choisies pour leur<br />

intérêt historique et artistique, éprouve l’envie de se rendre<br />

en Corse à la Maison Bonaparte pour s’y imprégner du cadre<br />

qui fut celui des premières années du jeune Napoléon jusqu’à<br />

son départ pour le collège d’Autun, puis qu’il s’aventure dans<br />

chacune des institutions partenaires à la recherche de leurs<br />

trésors patrimoniaux, serait notre vœu le plus cher et notre<br />

plus belle récompense.<br />

•<br />

9


• <strong>1769</strong>, LA CORSE À LA NAISSANCE DE BONAPARTE •<br />

L’émergence des Bonaparte<br />

dans la Corse du xviii e siècle<br />

Jean-Marc Olivesi<br />

Les Bonaparte au cœur d’une société originale<br />

Les années 1729-<strong>1769</strong> sont d’une importance extrême<br />

dans l’histoire de la Corse : elles commencent par la révolte<br />

contre Gênes, suivie par l’instauration d’un gouvernement<br />

national, pour finir par l’intégration à la France, à cette époque<br />

l’un des plus puissants des États européens. Cette suite des<br />

événements de Corse passionne alors les personnes éclairées<br />

de toute l’Europe, les élites cultivées, philosophes, voyageurs et<br />

même souverains.<br />

Une des caractéristiques de cette expérience politique,<br />

c’est que lorsque la situation semblait critique, le peuple s’est uni<br />

à l’élite insulaire pour défendre un projet politique commun et<br />

que cette élite a renoncé à des droits : les privilèges de la noblesse<br />

par exemple, avec les autres composantes sociales de l’île.<br />

Dans cette élite, il faut évidemment distinguer le<br />

chemin parcouru par l’une de ces familles au destin extraordinaire<br />

: les Bonaparte. Destin d’exception, mais en même temps<br />

parfaitement représentatif de l’évolution de la société corse du<br />

xviii e siècle.<br />

En effet, les Bonaparte arrivent en Corse comme<br />

soldats pour réprimer les révoltes des féodaux corses, tels que<br />

Fig. 1 –<br />

Zacharie-Félix Doumet, Le Bandit corse en embuscade, Paris, BnF<br />

Gian Paolo de Leca, à la demande de la république de Gênes.<br />

Leur noblesse n’est pas reconnue par la Sérénissime. Mais ils<br />

vont peu à peu s’intégrer dans le patriciat ajaccien, obtenir<br />

des charges municipales, acquérir une bonne formation en<br />

droit, s’allier avec de vieilles familles nobles insulaires (Bozzi,<br />

Ornano) et devenir des propriétaires fonciers.<br />

Ils vont ensuite faire partie de ces élites corses qui<br />

demandent à la Sérénissime de reconnaître leur noblesse et<br />

souhaitent en fait être associées à la gouvernance de l’île. Mais<br />

Gênes va toujours leur refuser cette faveur. Charles Bonaparte<br />

10<br />


Fig. 2 –<br />

Zacharie-Félix Doumet,<br />

Le Muletier corse,<br />

Paris, BnF<br />

11


• <strong>1769</strong>, LA CORSE À LA NAISSANCE DE BONAPARTE •<br />

va alors adhérer au projet de Paoli d’une société sans nobles,<br />

telle qu’elle est envisagée dans la Constitution corse de 1755.<br />

Après la défaite de Ponte Novu et le départ de Paoli, Charles,<br />

comme une bonne partie de l’élite insulaire, va s’engager auprès<br />

des Français et fournir à Marbeuf l’un de ses meilleurs cadres.<br />

Sa nomination en qualité d’assesseur du juge royal à<br />

Ajaccio, l’envoi de ses enfants dans de bonnes écoles du continent<br />

illustrent parfaitement le parcours des élites corses du<br />

temps. Dans le même esprit, il va de nouveau rechercher à tout<br />

prix à faire reconnaître la noblesse de sa famille. Ce sera fait le<br />

13 septembre 1771.<br />

Leur servante Saveria est furieuse lorsque Charles se<br />

rapproche des Français, attitude de rejet commune à l’ensemble<br />

des composantes populaires de la société corse après<br />

la défaite de Ponte Novu : « Saveria, qui raisonnait fort bien<br />

sur les affaires de Corse, ne pouvait pardonner à Monsieur<br />

Bonaparte le père de s’être mis contre Paoli… 1 »<br />

Révoltes et révolutions de Corse :<br />

l’ascension des Bonaparte<br />

Voilà donc dans quel environnement se sont élevés les<br />

Bonaparte. On voit bien que dans une île qui arrivait parmi<br />

les dernières sur la scène de l’Europe, ce xviii e siècle corse<br />

– « l’école primaire des Révolutions », comme l’a appelé<br />

Chateaubriand – avait pu augmenter la culture politique des<br />

élites et aiguiser leurs compétences : les Révolutions de Corse<br />

ont été pour Napoléon la répétition générale qui lui a permis<br />

de comprendre bien avant les autres ce qui se tramait à Paris en<br />

1789 et d’en analyser tous les ressorts.<br />

Si la tradition corse fait remonter la révolte contre<br />

Gênes de 1729 à un pauvre paysan du Boziu qui ne pouvait<br />

payer son impôt de due seini – treize sous et quatre deniers – au<br />

fisc génois, il apparaît de plus en plus que la révolte des Corses<br />

1. Laure Junot, duchesse d’Abrantès, Mémoires, Paris, 1831, p. 57.<br />

contre la Superbe est due avant tout à la façon dont celle-ci a<br />

écarté les élites corses, en refusant de les associer à la gestion<br />

de l’île. Pourtant, la république de Gênes a été capable d’actions<br />

positives en Corse. Par exemple, son excellente gestion<br />

de la question sanitaire : lors de la peste de 1656 qui va provoquer<br />

des hécatombes dans les grands ports de la Péninsule, la<br />

Corse est quasiment épargnée. La Sérénissime République va<br />

également envoyer comme gouverneurs dans l’île des fonctionnaires<br />

de qualité, tels que Baliano ou Veneroso, qui vont<br />

entreprendre des projets de développement, notamment agricole,<br />

de grande ampleur. Des voyageurs comme le français<br />

Pommereul vont souligner l’efficacité des statuts civils et criminels<br />

génois pour la Corse (le Libro rosso), que les Corses ont<br />

tant décriés. Pour mémoire, Boswell avait parlé positivement<br />

des statuts civils et criminels de Gênes pour la Corse. « Un bon<br />

petit code », disait-il, bon dans l’absolu (hors application…).<br />

L’organisation de l’État par Paoli (1758, 1762, 1765) est<br />

valorisée par Pommereul qui en apprécie les « beaux et sages<br />

règlements ». Mais les Français auront une vision résolument<br />

plus moderne de l’organisation de la Corse. Parallèlement,<br />

l’université que Paoli avait ouverte en 1765 pour former les<br />

cadres de son gouvernement sera fermée après Ponte Novu, et<br />

on renoncera à l’ouvrir à nouveau en 1772.<br />

Mais l’atout qui a permis l’ascension du patriciat corse,<br />

c’est manifestement son excellente formation, particulièrement<br />

en droit. La république de Gênes ne comptait pas d’université<br />

sur son territoire. Une institution était ouverte aux Corses : le<br />

fameux collège del Bene, fameux par l’excellence de son enseignement,<br />

et qui avait douze places réservées aux Corses. Il n’y<br />

avait pas d’université à Venise même, et l’université de Padoue<br />

(sur le territoire de la Sérénissime) est devenue ainsi le lieu de<br />

formation des élites vénitiennes… Et des Corses qui y résidaient.<br />

Nombreux sont donc les Corses qui vont étudier à Rome, à<br />

Pise ou à Padoue, et les compétences acquises vont leur faire<br />

regretter d’autant plus de n’être pas associés à la gouvernance de<br />

l’île. Charles Bonaparte en est un parfait exemple.<br />

12<br />


• L’émergence des Bonaparte dans la Corse du xviiie siècle •<br />

Revenons sur l’émergence des Bonaparte. Dans son<br />

dernier ouvrage sur Ajaccio, Antoine-Marie Graziani le<br />

confirme formellement : les principales familles d’Ajaccio<br />

descendent de soldats génois venus réprimer les révoltes des<br />

féodaux corses de l’extrême fin du xv e et du début du xvi e-<br />

siècle, dites « guerres des Cinarchesi ».<br />

C’est en août 1514 qu’arrive à Ajaccio une compagnie<br />

de cavaliers arbalétriers à cheval venus de Sarzana, dont le chef<br />

est Francesco Bonaparte, dit « il Moro » en raison de son<br />

teint basané. Ils faisaient partie de la notabilité de cette petite<br />

ville de Lunigiana : Sarzana. Un an plus tard, en 1515, c’est<br />

la fin des révoltes des Cinarchesi, branches diverses de nobles<br />

corses du clan de Cinarca, soutenues par l’Aragon et désormais<br />

vaincues.<br />

Braudel avait qualifié la Lunigiana, région montagneuse<br />

entre les riches Ligurie et Toscane, de Corse continentale : en<br />

fait, on attend de ces soldats de Lunigiana qu’ils soient aussi<br />

braves soldats que le sont les Corses ; et on cherche à vaincre<br />

le mal par le mal : des montagnards belliqueux par des montagnards<br />

belliqueux. C’est du moins ainsi que les Génois voient<br />

la résolution du problème.<br />

Ordres et rangs de la société corse<br />

Les élites corses se recrutent d’abord chez les propriétaires<br />

terriens qui peuvent être issus soit de vieilles familles<br />

nobles corses (Ornano, Bozzi, Leca, della Rocca, Colonna…),<br />

soit d’anciennes familles génoises installées en Corse, surtout<br />

dans le Cap Corse (Da Mare, Fieschi, Doria, Giustiniani,<br />

Imperiale), soit des familles d’importants commerçants<br />

bastiais ou calvais possédant des terres en Castagniccia ou<br />

en Balagne. Ces familles capitalisent également des charges<br />

juridiques et administratives, ainsi que les bénéfices ecclésiastiques,<br />

même si les titulaires des évêchés sont d’abord génois.<br />

La société corse n’est pas égalitaire, de même que toutes<br />

les sociétés européennes d’Ancien Régime, mais la plupart des<br />

paysans travaillent pour eux-mêmes (laboureurs), et il n’y a<br />

pas de paysans misérables rattachés à des latifundia, comme<br />

en Sicile ou en Sardaigne. Pendant toute l’époque moderne,<br />

les paysans corses ne connaîtront pas la famine même si leur<br />

alimentation est très frugale.<br />

Parmi les abus de toutes sortes dont les Corses accusent<br />

les Génois, les plus importants sont l’entretien d’une confusion<br />

entre les personnes nobles et celles qui ne le sont pas, et<br />

le fait d’empêcher la Corse de se constituer en trois ordres. Le<br />

marquis de Cursay déclarera en 1749 : « La Corse ne peut être<br />

le seul royaume d’Europe où tous les rangs sont confondus ! »<br />

En juin 1753, à la consulta d’Orezza, (l’assemblée des<br />

représentants de la Nation au couvent d’Orezza), sous l’égide<br />

de Gaffori (l’un des généraux de la Nation), on met à l’ordre<br />

du jour la division de la Nation en trois ordres ou rangs :<br />

nobles, civils et populaires (le clergé n’est même pas évoqué).<br />

Les civils représentent une notabilité nouvelle, c’est le rang des<br />

juges subalternes par exemple. Antoine Franzini pense que le<br />

modèle peut être napolitain : nobles, mediani et peuple…<br />

Puis, lors de la rédaction de la Constitution de 1755,<br />

il n’est plus question de noblesse d’aucune sorte. Et cela<br />

est confirmé lors de la Consulta générale de 1764, en dépit<br />

des propositions de Matteo Buttafuoco de réintroduire la<br />

noblesse, lors de la refonte de la Constitution.<br />

En août 1768, après le traité de Versailles et Ponte Novu,<br />

lors de l’intégration à la France, on voit la volonté des élites de<br />

se rattacher à un prince puissant qui récompense les services,<br />

distingue la dignité du groupe social le plus élevé et lui confère<br />

des privilèges. Les Bonaparte feront partie des soixante-dix<br />

familles qui vont faire reconnaître leur noblesse par Patin de<br />

la Fizelière. Le 13 septembre 1771, ils sont maintenus nobles<br />

par le Conseil supérieur de la Corse 2 ; la première famille avait<br />

2. Archives de Corse 1B20.<br />

•<br />

13


• <strong>1769</strong>, LA CORSE À LA NAISSANCE DE BONAPARTE •<br />

14<br />


• L’émergence des Bonaparte dans la Corse du xviiie siècle •<br />

Fig. 3 – Jean-Charles Delafosse, Consulte générale de la Corse tenue à Bastia en octobre 1770,<br />

Rouen, musée des Beaux-Arts<br />

été les Buttafuoco, le 22 février 1771. De son côté, la France<br />

recherche des familles fidèles pour administrer l’île.<br />

Pour assimiler les Corses, l’administration française va<br />

s’appuyer sur trois pôles : l’armée, l’administration et les états.<br />

L’Assemblée générale des états de Corse succède à la<br />

Consulta générale de Paoli, elle n’a guère de pouvoir face au<br />

commissaire du roi en Corse, mais permet de donner de la<br />

considération aux élites. Ces dernières rejoignent la France,<br />

tandis que la population est encore réticente (cf. plus haut la<br />

servante Saveria évoquée par la duchesse d’Abrantès).<br />

La monarchie française a bien compris cette situation<br />

et va chercher des cadres capables de gérer la Corse dans<br />

cette classe de patriciens, en leur reconnaissant notamment<br />

la qualité de nobles, ce que Gênes n’avait toujours accordé<br />

qu’avec une extrême parcimonie, et en permettant aux enfants<br />

de cette classe d’accéder aux meilleures formations offertes<br />

alors dans le royaume. Une connaissance souvent approfondie<br />

tant des auteurs classiques que de l’univers scolastique et<br />

parfois des auteurs contemporains a été intégrée à la formation<br />

de ces élites. La pertinence ou la qualité de leurs écrits ne<br />

tient pas à la nouveauté de leurs réflexions, mais à l’étendue de<br />

leurs lectures ( Joseph Bonaparte évoque les grandes malles de<br />

Napoléon remplies de livres).<br />

Le plus étonnant est la position éminente de cette<br />

classe sur le reste de la société, position quasi prédatrice, mais<br />

donnant à voir une simplicité antique, pour James Boswell :<br />

Actuellement les Principali de l’île habitent dans des villages.<br />

Avec très peu de dépenses ils demeurent là parfaitement satisfaits<br />

d’un habit de drap grossier, d’une nourriture de laitages<br />

ou de produits similaires. Habitués à vivre de manière frustre,<br />

Fig. 4 – Jean-Charles Delafosse,<br />

Corse en habit de noble, collection Marie Biancarelli<br />

•<br />

15


• <strong>1769</strong>, LA CORSE À LA NAISSANCE DE BONAPARTE •<br />

ils considèrent le travail comme indigne d’eux… Ils prennent<br />

aux autres ce dont ils ont besoin. Comme la justice ne peut<br />

s’exercer sur eux ou leur confisquer un bien qu’ils n’ont pas, ils<br />

ne craignent pas plus le monde qu’ils ne craignent Dieu.<br />

Une élite dont les marqueurs sociaux<br />

sont peu lisibles<br />

Ce degré élevé, tant de l’organisation des élites corse que<br />

du raffinement de leur mode de vie, ne s’est révélé que peu à peu<br />

aux nouveaux venus, car la société insulaire du temps était difficile<br />

à comprendre pour les Français qui venaient de conquérir<br />

la Corse, même si des entreprises de description systématique<br />

comme le plan terrier datent de cette époque (1770-1795).<br />

Les Français qui croyaient rencontrer en Corse une société de<br />

montagnards trouvent une société parfaitement organisée et<br />

des élites bien formées.<br />

Quelques rares familles avaient le titre de comte<br />

(royaume de Naples, de Piémont-Sardaigne, Saint-Siège),<br />

à la différence de la Sicile qui comptait alors près de cent<br />

cinquante familles princières. Mais les familles de l’aristocratie<br />

génoise qui fournissaient le sénat de la République sérénissime<br />

n’ont porté de titres que relativement tard (tout comme les<br />

familles patriciennes vénitiennes), et ces titres, les Génois les<br />

ont souvent achetés dans le royaume de Naples : les Spinola<br />

y sont princes de Molfetta. Leur seul nom suffisait et, finalement,<br />

il en était de même en Corse.<br />

Vêtements, demeures et mobilier :<br />

nouvelles approches<br />

Les expositions relatives au mobilier (2018) et aux<br />

grandes demeures patriciennes (2020) présentées à la Maison<br />

Bonaparte proposent de nouveaux questionnements. Et même<br />

si le vêtement des élites au xviii e siècle n’a pas fait l’objet d’une<br />

approche similaire pour le temps des Bonaparte, on peut s’appuyer<br />

sur les études sérieuses de la direction du Patrimoine de<br />

Bastia, les seules sur ce sujet.<br />

Le vêtement<br />

Le vêtement est le plus trompeur des marqueurs sociaux ;<br />

les témoignages de Boswell à propos de Pascal Paoli ou de<br />

son frère Clément sont précis : « Il porte l’habit grossier du<br />

commun des Corses, de sorte qu’il est difficile de le distinguer<br />

dans la foule du peuple. »<br />

Point de vue confirmé par le dessin de Delafosse représentant<br />

un Corse en habit de noble. Il semble que ce costume<br />

très simple, et quelque peu chiffonné, ne cherche en aucun cas à<br />

montrer le rang de son propriétaire ; au contraire, il le rapproche<br />

« du commun des Corses ». En revanche, les costumes féminins<br />

qui ont été conservés dans quelques familles patriciennes,<br />

et notamment les Caraffa et les Marengo, font montre d’un<br />

raffinement de couleurs, d’une complexité de montage et de<br />

coutures, d’une diversité d’influences qui marque avec force la<br />

distinction (tant au sens mondain que celui donné par le sociologue<br />

Pierre Bourdieu) des aristocrates qui ont porté ces tenues,<br />

en tout différentes de celles des milieux plus populaires, même si<br />

Michel-Édouard Nigaglioni a repéré des évocations du mezzaro<br />

traditionnel dans ces vêtements d’exception, mais il en est de<br />

même à Gênes.<br />

Les demeures<br />

Seules les grandes demeures, aux élévations souvent très<br />

simples, permettaient de montrer la prééminence de telle ou<br />

telle famille. Mais encore fallait-il franchir le seuil des immenses<br />

palais des Caraffa ou des Galeazzini !<br />

Les demeures urbaines deviennent imposantes surtout<br />

dans la seconde moitié du xviii e siècle, et parallèlement les<br />

Fig. 5 – Robe à la française, ville de Bastia, collection du palais Caraffa<br />

16<br />


• L’émergence des Bonaparte dans la Corse du xviiie siècle •<br />

•<br />

17


• <strong>1769</strong>, LA CORSE À LA NAISSANCE DE BONAPARTE •<br />

Fig. 6 – Anonyme, Le Casone, Corte, musée de la Corse<br />

18<br />


• L’émergence des Bonaparte dans la Corse du xviiie siècle •<br />

demeures des villages sont parfois très grandes, surtout dans<br />

les communautés (communità : nos actuelles communes) dans<br />

lesquelles ces patriciens ont de vastes propriétés foncières, base<br />

de leur richesse.<br />

Des façades très dépouillées, quasiment sans modénature,<br />

distinguent rarement les demeures patriciennes corses des<br />

immeubles d’habitation voisins. Seuls un portail élaboré et des<br />

armoiries de marbre les signalent au passant. La structuration<br />

ornementale, ou concatenatio, de la façade ne viendra vraiment<br />

qu’avec le Second Empire. On est loin du palais Spada à Rome<br />

ou de nombre de palais de Gênes dessinés par Rubens. Ainsi, les<br />

maisons de notables dans des villages riches et certaines demeures<br />

urbaines surprennent à la fois par leur simplicité et leur taille<br />

considérable. Néanmoins le Casone d’Ajaccio, construit pour les<br />

jésuites, puis acquis par les Bonaparte, semble tout droit sorti<br />

des villas de la Riviera ligure dessinées par Rubens avec sa façade<br />

construite autour d’une loggia de trois travées.<br />

Notons une autre référence très savante : les escaliers<br />

entrecroisés du palais Caraffa, à Bastia, ont pour modèle un<br />

dessin du traité d’architecture de Palladio, plus ancien.<br />

Dans beaucoup de maisons patriciennes corses, la distribution<br />

se fait à partir d’un vaste salon central rectangulaire,<br />

éclairé sur l’un des petits côtés par des fenêtres, avec à l’opposé<br />

la porte du salon qui donne sur l’escalier principal. Les autres<br />

pièces, chambres notamment, ouvrent sur cette pièce qui fonctionne<br />

comme une plaque tournante et distribue tout le niveau.<br />

Architecture et décors sacrés,<br />

constructions civiles et militaires<br />

Si quelques dessinateurs représentent l’extérieur de<br />

quelques églises paroissiales rurales, on ne trouve qu’une seule<br />

représentation d’une église de confrérie de Bastia : celle de l’Immaculée<br />

Conception, parce qu’elle abritait la réunion des États<br />

Fig. 7 – Andrea Palladio, Il secondo libro dell’architettura, 1581,<br />

Ajaccio, bibliothèque patrimoniale Fesch<br />

•<br />

19


• <strong>1769</strong>, LA CORSE À LA NAISSANCE DE BONAPARTE •<br />

les familles bourgeoises jusqu’au xviii e siècle. Les patriciens<br />

urbains vont, eux, regarder par-delà les rivages de l’île.<br />

Sous le Directoire (1795-1799), le destin de la France<br />

et celui des États italiens sont étroitement mêlés : non seulement<br />

par la première campagne d’Italie, mais également par<br />

la proclamation des républiques sœurs qui importent dans<br />

la Péninsule le modèle politique français. Le jeune général<br />

Bonaparte a un rôle essentiel dans ces événements. Le décor<br />

de sa maison de famille, à Ajaccio, va se faire l’écho de cette<br />

confrontation ; mais sa famille, au moins depuis son père<br />

Charles Bonaparte, s’est toujours intéressée tant au goût frande<br />

Corse. Le spectaculaire décor de style barochetto génois de<br />

Sainte-Croix, dans la citadelle, ne fait pas l’objet d’un seul dessin.<br />

On sait que quelques dessinateurs du Terrier furent<br />

associés à des chantiers d’églises ou de fortifications. Le<br />

plus probable intervenant dans ce cas reste Delafosse, car<br />

quelques-uns de ses dessins portent la mention « J. C.<br />

Delafosse arch. Du roi en Corse 1770 », ce qui laisserait à<br />

penser qu’il était lié à des chantiers architecturaux de l’île.<br />

Nous lui avions d’ailleurs attribué la porte monumentale de la<br />

citadelle de Bastia « du siècle de Louis XVI » et néoclassique<br />

en diable, aux antipodes du décor de Sainte-Croix, pourtant<br />

quasi contemporain (autour des années 1775).<br />

Mobilier : les élites corses et leur décor<br />

vers <strong>1769</strong>-1815<br />

Production locale dans la vallée d’Orezza et importations<br />

du continent<br />

Le mobilier était traditionnellement acheté chez les artisans<br />

d’Orezza, où il y a eu jusqu’à deux cents artisans qui ont<br />

travaillé le bois. Ceux qui ont de l’ambition achètent leur mobilier<br />

à Paris ou en Provence, beaucoup se fournissent en Italie, à<br />

Livourne ou à Lucques. La question des fabrications locales, à<br />

partir des modèles hexagonaux ou péninsulaires est également<br />

passionnante. Non seulement des formes sont adoptées par les<br />

ébénistes locaux, mais des types de mobilier sont adaptés aux<br />

besoins insulaires. Le modèle que constitue ce mobilier patricien,<br />

sous ses formes diverses, pour le mobilier des notables<br />

ruraux corses, notamment celui traditionnellement dénommé<br />

« mobilier d’Orezza », est une question qui mérite d’être<br />

posée. Ces modèles perdurent sur un temps très long : les tables<br />

dites « pisanes » sont bien postérieures à la période pisane en<br />

Corse (Moyen Âge), comme les fauteuils à dossiers à rinceaux<br />

sculptés, avec leurs pieds à volutes proches du style baroque<br />

du xvii e siècle, et vont se retrouver chez les notables ruraux et<br />

Fig. 8 – S. W. Fores, Corsican surveyor, Corte, musée de la Corse<br />

20<br />


• L’émergence des Bonaparte dans la Corse du xviiie siècle •<br />

Fig. 9 – Fauteuil à rinceaux sculptés, Corte, musée de la Corse<br />

çais qu’au goût italien. C’est ainsi qu’entre dans la maison une<br />

poudreuse estampillée Durand, maître en 1761.<br />

Dès lors, on ne s’étonnera pas de voir Joseph Fesch,<br />

oncle de Napoléon, envoyer en décembre 1797 depuis l’Italie<br />

vers Ajaccio un admirable mobilier milanais, tandis que sa<br />

sœur Letizia achète au marchand Laplane de Marseille des<br />

meubles pour son salon, qui lui parviennent le 22 septembre<br />

1798.<br />

Des artisans prisés en Toscane, et en Corse…<br />

Les modèles des élites corses sont donc la Provence et<br />

l’Italie du Nord. Mais aussi l’Italie centrale, ce que confirme<br />

le mobilier de la famille patricienne des Giuliani de Muro,<br />

fabriqué par Fortunato Castiglioni de Livourne, l’ébéniste<br />

de la reine d’Étrurie Marie-Louise de Bourbon, et conservé<br />

au musée de la Corse. Cette provenance est attestée par une<br />

étiquette collée au dos d’un miroir, « Negozio di specchi, e<br />

mobili, di Fortunato Castiglioni Via Ferdinanda da Porta<br />

Colonnella Con i prezzi qui marcati » (Magasin de miroirs<br />

et de meubles de Fortunato Castiglioni, rue Ferdinanda à la<br />

porte Colonella avec les prix ici portés).<br />

Ces commanditaires sont les descendants de Gio Tomaso<br />

Giuliani (1689-1756), docteur en mathématiques, physique et<br />

médecine, élu Général de la Nation à la consulta de Boziu en<br />

1743. Descendants d’un Général de la Nation, les Giuliani<br />

passèrent donc des commandes ambitieuses.<br />

Des artisans toscans<br />

qui suivent la mode anglaise<br />

La confrontation de deux sièges – une chaise de la salle<br />

à manger de la Maison Bonaparte et un fauteuil de l’ancienne<br />

collection des comtes Rivarola (ville de Bastia) – interroge les<br />

spécialistes britanniques : ils semblent de fabrication anglaise,<br />

mais en apparence seulement.<br />

•<br />

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