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J'attends le numéro 68

Laboratoire de recherches créatives

Laboratoire de recherches créatives

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AUNE#68

J’ATTENDSLENUMÉRO1

4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES


JAUN

4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES


E#68

J’ATTENDSLENUMÉRO1

2011 • 2022

——

CRÉATION

Isabelle Souchet & Ivan Leprêtre

DESIGN

ivanlepretre.com

CONTACT

ivanlepretre@gmail.com

——

PHOTOS DE COUVERTURE

1re : StockSnap - Pixabay

4e : Alexa Sunflower - Pixabay

03


OMMAI

ALAIN DIOT #06

Maître de conférence en arts plastiques • alaindiot2@orange.fr

——

BIXENTE CABALLERO #10

Épicurien • locotwister@gmail.com

——

BRUNO LAURENT #12

Accompagnement au changement • bl@questionsrh.com • brunolaurentconseil.fr

——

IVAN LEPRÊTRE #15

Directeur de Création • ivanlepretre@gmail.com • ivanlepretre.com

——

RAOUL HARIVOIE #17

Poète • raoul.harivoie@laposte.net

——

LAURE CHEVALIER SOMMERVOGEL #20

Jonglemoteuse • lauresommervogel@gmail.com • etsijevousprenaisparlessentiments.blog

——

FRÉDÉRIC ADAM #26

Poète • frederic_adam@hotmail.fr

——

CHRYSTEL ÉGAL #30

Artiste, écrivaine • chrystel.egal@me.com • c-egal.com

——

JEAN-MICHEL BAUDOIN #32

Écrivain et musicien • baudoin.jean-michel@wanadoo.fr • facebook.com/jmbaudoinecrivain

04


4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

RE#68

MARIE EDERY #36

Soul Games • marieedery108@gmail.com • soulgames.fr

——

LAURENT VERNAISON #37

Épicurien • lvernaison@wanadoo.fr

——

JEAN-MARC COUVÉ #38

Écrivain, critique et illustrateur • jeanmarc.couve@gmail.com

——

YVES NIQUIL #40

Ingénieur, chef de chœur, écrivain • yves.niquil@gmail.com

——

ÉRIC RABBIN #41

Capitaine de vaisseau grammatical • devie.celine@neuf.fr

——

OLIVIER ISSAURAT #44

Enseignant • oissaurat@ac-creteil.fr olivier.issaurat.free.fr

——

YVES LECOINTRE #50

Érudit • yves.lecointre@gmail.com

——

KARINE SAUTEL #56

Ellipse formation • karine@ellipseformationcom • ellipseformation.com

05


4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

EDIT

LE JAUNE HISSE ! ET HAUT !

——

« C’est jaune et ça ne sépia » rabâche le plasticien âgé désabusé, en sirotant son petit

jaune quotidien à la terrasse du café voisin avec ses vieux copains devant ces jeunes

rapins qui se croient les artistes de demain. C’est que s’il est bien que la jeunesse ait les

bons chromosomes, il ne faudrait pas qu’elle s’en prenne au jaune de chrome sous prétexte,

pauvre logique, qu’il ne serait pas écologique. De même, il serait bien dommage,

qu’en son jeune âge, elle s’engouffre dans le gouffre du jaune de soufre qui s’ouvre devant

ses pieds inexpérimentés, ni qu’elle cavale après le jaune pâle parce qu’il l’emballe. Bien

sûr, on pourrait choisir le jaune pastel pour elle, mais il serait sans doute plus rigolo de privilégier

le jaune fluo qui la porterait au plus haut en évitant, parce que ce n’est pas très joli,

ni très marrant, qu’elle tombe imprudemment dans des abus mal définis de jaune kaki !!

Ne pas croire non plus que le jaune de Naples plairait plus aux Baltes courageux qu’aux

Italiens valeureux ni qu’avec le jaune de cadmium on pourrait donner son maximum ou

bien même que si le jaune indien vaut mieux que deux tu l’auras, le fada, il nous ferait un

bien fou, le chelou ! Il ne faudrait pas penser non plus que, malgré son nom, il serait super

bon le jaune citron, car si on le choisit parce qu’on sait que le citron pète et qu’on trouve

l’acidité du citron bonne, ce n’est pas ce qui donnera la certitude d’éviter la platitude si on

le confond avec le citron blond !

Mais il serait un peu étroit de s’en tenir là, quand bien même il paraitrait automatique de

se laisser prendre à la seule voie chromatique en gardant ses nerfs devant les couleurs

primaires.

C’est ainsi, qu’on peut s’interroger : est-ce que le canari rit jaune ? Et quand son mari rit

d’elle, est-ce que sa femelle lui rétorque : « Non mais dit, ocre ! » D’autre part, quand le

poussin sort, hilare, de sa coquille, encore un peu faiblard, le jaune qu’il arbore est vraiment

un jaune qui l’honore ou ce n’est qu’un rêve quand il s’endort ou qu’il part en vrille

06


O#Alain Diot

quand sa mère, bonne fille, lui joue la poule aux œufs d’or ? D’ailleurs, justement, le jaune

d’œuf peut parfois se brouiller avec son petit blanc tout neuf qui l’a pourtant tant aimé, ce

vitellus galbinus plein d’astuce qui s’est peut-être un peu lâché en croyant finir, baba, en

œufs mimosa à moins que ce soit en mousse au chocolat.

Nonobstant, est-ce que l’asiatique tique quand il entend quelque béjaune le traiter de

jaune ? Car si le Chinois l’est, qu’il soit beau ou qu’il soit laid, et que le Coréen, le Vietnamien,

le Japonais et tout un monde fou l’est itou, l’Asie est vaste et il serait néfaste de

prendre le Malaisien malin, le Philippin rupin ou quelques autres autochtones Philistins

des terres orientales pour des adeptes à deux balles de cette couleur élémentaire qui n’est

pas celle de leur chère chair. Peut-être a-t-il un peu peur aussi, quand il est petit, qu’on

le prenne pour le nain jaune lorsqu’il se promène le long du fleuve jaune, ce Hoang Ho si

beau, lui, l’autochtone qui adore quand il zone sur les bords de la Mer jaune.

Ceci dit, prenons toutes nos précautions sans condition pour ne pas nous laisser aller,

comme ces débiles vus et revus à la télévision, à ressortir cette étoile jaune qui mérite tous

les cartons rouges de la création, sans oublier de prendre soin d’éviter la fièvre jaune, et

oui, par un petit vaccin, c’est pas malsain ! Mais doit-on préférer le maillot jaune au gilet

jaune ? Recherchons plutôt dans les pages jaunes une bonne adresse pour ne pas faire

ceinture jaune devant le vin jaune, en préparant la poubelle jaune, la plus belle en silicone,

pour y jeter le péril dit jaune et tous ses clones. C’est que même au coin de l’âtre en hiver,

on peut l’avoir saumâtre quand un ictère sévère nous rend jaunâtre.

Et enfin, chers amis lascifs, soyons prudents et attentifs, des fois que madame se laisse

aller, la jolie, à quelques folies d’ingénue et qu’elle nous attribue, sans coup férir, dans un

sourire, cette couleur si bien prévue pour nous autres gentils petits cocus !

PHOTO • MARKUS SPISKE

Alain (colore) DIOT. Octobre 2022.

07


4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

FOC

CHAUD DEVANT !

——

On nous l’aura dit et redit, à minuit et à midi, du lundi au samedi, le réchauffement climatique,

les petits comiques, c’est du tout cuit, on vous l’avait prédit ! C’est vrai qu’on a eu

bien chaud, dans les T-shirts, dans les maillots, et même, ça n’est pas banal, complètement

à poil ! Ah ça, on en a transpiré des litres de sueur parfumée dans les moiteurs de

l’été et les dessous de bras se sont auréolés avec une facilité déconcertante quand ces

chaleurs éreintantes nous accablaient, dans les maisons ou sous les tentes, de leurs attaques

incessantes et suffocantes.

Bien fait !! Certains benêts le disent avec dédain, eux qui, plus malins, auraient compris

le destin pourri qui nous est promis si on ne se bouge pas le nombril. Le nombril ou autre

chose aussi que je n’ose nommer ici. Il parait qu’il est grand temps parce que si le temps

c’est de l’argent, on n’a pas le temps de prendre le temps de le dépenser à satiété sans

penser que le temps sacré est en train de se réchauffer et que, rien que le temps d’y penser,

on a déjà pris quelques degrés. Mauvais temps !!

Ce serait de notre faute si les forêts, les moins basses ou les plus hautes, sont parties en

fumée à tour de bras, parce qu’on aurait abusé de la voiture du papa, de l’avion du tonton,

du carbone de la sœur bonne, des gaz à effets de serre de la grand-mère sévère, sans

oublier les pesticides délétères du grand-père austère, les colorants cancérigènes de la

cousine germaine, l’huile de palme de madame si calme, tous ces produits produits sans

réfléchir qui vont finir par nous achever la biodiversité.

Va falloir se serrer la ceinture et commencer à vivre à la dure, se rattacher les bretelles si

on veut que la vie reste belle. Bon, bien sûr, comme on ne va plus se laver, dans le métro,

ça va cocotter et sentir un peu les pieds mais comme on ne va plus manger non plus, les

lulus, ça ne nous coupera pas l’appétit, les titis. Espérons quand même qu’un petit gorgeon

ici ou là animera nos ébats, si on y a droit, parce que là, faudrait quand même pas

qu’on nous tire trop vite de nos beaux draps !

08


US#Alain Diot

Et voilà pas que, pour nous changer les idées, c’est enfin arrivé ! La reine d’Angleterre a

claboté, hé hé ! C’est que le God, pourtant si commode, devait en avoir ras la casquette de

saver depuis si longtemps l’Elizabeth, la vieille queen, qui a quand même réussi, la maline,

à vivre quatre vingt seize ans dans le luxe d’antan, sans se crever le panier ni dépenser un

seul denier ! Et dans le château de Balmoral, ils ont du reprendre le moral parce que depuis

le temps qu’ils attendaient, ça commençait à faire beaucoup d’espérer, évidemment

sans rire, son dernier soupir, my dear ! Et on nous en a fait des tonnes et des tonnes à

louanger la daronne qui ne fut jamais qu’une espèce d’enflure de caricature avec une famille

complètement folle de branquignoles sans oublier le prince qu’on sort des fois, et les

princesses qu’on ne sort pas, la Camilla aujourd’hui flagada, la Diana qui a passé le pas il

y a un moment déjà, la Meghan qui leur casse la cabane tout là-bas, la Kate qui végète à

tour de bras ici bas et on en passe sûrement des meilleures d’ici ou d’ailleurs mais qu’on

ne connait pas. Et derechef, voilà le nouveau chef, désormais Charles trois, du bois dont

on fait les vieux matois, plutôt rabat-joie et qui doit faire gaffe à ne plus mettre les pieds

dans le plat s’il veut que les British gagas l’aient à la bonne sous sa couronne. C’est qu’à la

cour grande bretonne, faut pas que ça déconne !

Et pendant ce temps là, ça chauffe aussi pour le pouvoir d’achat, mes petits chats, et

l’énergie va sûrement valoir un bras même si on l’a dans le baba ! Et l’inflation, ça n’est pas

du bidon, va nous coûter bonbon ! Le pognon va faire des tourbillons et va falloir garder la

main si on ne veut pas que les talbins nous échappent en grappe en dansant la farandole

et nous patafiolent comme des guignols exsangues, tirant la langue, à même pas pouvoir

se payer l’apéro avec les poteaux, le frichti avec les ami-es ou quelques autres fantaisies

qui font le sel de la vie. Bravo, l’écologie !

Alain (payable) DIOT. Octobre 2022.

09

PHOTO • JASON LEUNG-


#Bixente Caballero

HISTOIRE COLORÉE

——

C’est l’histoire d’un bonhomme tout jaune qui habite dans une maison toute

jaune avec des pièces toutes jaunes, un toit tout jaune et un jardin tout jaune.

Tous les matins, il attend que le soleil tout jaune se lève et prend son vélo tout

jaune, dont la sonnette fait dring-jaune dring-jaune, pour aller à son travail dans

un bâtiment tout jaune, sur un ordinateur tout jaune, avec des collègues tout

jaunes. Quand il rentre le soir, il embrasse sa femme toute jaune et ses enfants

tout jaunes avant de regarder la TV toute jaune.

Mais un jour tout jaune, il passe dans une rue toute jaune sur son vélo tout jaune,

dont la sonnette fait je le rappelle dring-jaune dring-jaune, et se fait renverser

par une voiture toute jaune. Il est conduit dans un hôpital tout jaune avec des

chambres toutes jaunes et il est immédiatement conduit au bloc opératoire tout

jaune.

À ce moment-là, il y a un chirurgien tout vert qui entre et qui dit : « Excusez-moi

je me suis trompé d’histoire ! »

Logo-rallye

Amateurs, source, conserver, jaune, siècles.

——

J’ai croisé Raoul* au concours de lancer de quatrains. Tandis que je me faisais

la main sur le practice à octosyllabes réservé aux amateurs, mon ami tentait de

reprendre son titre au Master d’alexandrins. Après deux essais qui le mettaient

à égalité avec un certain Montaigne, le troisième allait le laisser à jamais dans la

légende pendant des siècles, remplaçant Totor, le leader. Un sursaut inespéré de

l’avant-dernier vers le fit atterrir quinze mètres après la marque jaune laissée par le

colonel Olrik, au pied de la source miraculeuse. La victoire fut sans appel !

Bixente Caballero

* Raoul Harivoie

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4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

JAUNE

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PHOTO • C-D-X


#Bruno Laurent

LA MAYONNAISE À PAPA

——

Lever l’ancre et mettre le cap sur les îles canaries, prendre un petit jaune sur le zinc

chez Dédé alias « crâne d’œuf », se remémorer les cours d’histoire sur la flamboyance

crâneuse du roi soleil, découvrir le jaune rebelle des gilets, communiquer avec des chiures

de mouches d’Émoji, le jaune est parmi nous ! David Vincent l’a vu un soir perdu ; il illuminait

ces êtres étranges qui descendaient de leur soucoupe volante.

Ce que David Vincent et consorts n’ont pas vu, c’est le jaune secret de la mayo de papa. Je

ne vous parle pas de celle qui est en tube où il suffit d’une pression des doigts pour qu’elle

s’extirpe en une ligne ondulante, sinueuse, monotone et plus blanche que jaune. Je vous

parle de monter la vraie mayo, jaune, ferme et onctueuse. Sujet ô combien captivant. Une

épopée, une bataille de longue haleine qui demande du courage, de la force, de l’abnégation

et de la patience.

Je vous présente les personnages de cette histoire :

• l’œuf, ou plutôt son jaune poussin,

• l’huile d’arachide, de la bouteille jaune pour rester dans le ton,

• la moutarde forte, il n’y a qu’elle qui m’aille,

• le fouet pas celui avec les lanières de cuir de la maîtresse bottée mais l’autre avec les

fils en inox, idéal pour battre et émulsionner vos mayonnaises,

• le bol pas tibétain mais l’autre, le cul de poule,

• la bouteille de whisky, un bon 12 ans d’âge,

• des ventres qui gargouillent,

• un papa, de plus de 80 piges, la patate, avec son tablier de cuisine.

Toute ressemblance avec des personnes ou des situations ayant existé ne saurait être que

fortuite. La scène se déroule dans la cuisine. Papa a mis son beau tablier, c’est que l’affaire

est sérieuse.

« Je souhaite manger nos cuisses de poulet froid avec une bonne mayonnaise » annoncet-il

enthousiaste à ces convives affamés.

Pour la petite histoire, il faut savoir que quand on vient rendre visite à papa, la cuisse de

poulet froid mayonnaise est incontournable. Ce qui signifie que la phrase clamée joyeusement

plus haut a été répétée et entendue depuis des lustres en cuisses mayo.

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4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

« Pour bien la faire cette fois-ci, j’ai bien pris la peine de sortir l’œuf et la moutarde du réfrigérateur

assez tôt pour être à température avec l’huile » explique-t-il prudent.

Là, je fais un arrêt sur image pour vous dire que cela a déjà été expérimenté maintes fois

par le Padre. C’est qu’il est pugnace l’ancien.

Découvrons maintenant la beauté jaune du chaos en 4 niveaux de l’échelle de Gérard, outil

psychométrique précieux qui consiste à mesurer son degré d’accord ou de désaccord.

Niveau 1 • Tout à fait d’accord

« Je commence ! » prévient-t-il à l’assemblée, « Je mets le jaune au fond du bol, je rajoute

la cuillère de moutarde et je mets de l’huile lentement tout en remuant dans le même

sens avec le fouet » explique-t-il façon Raymond Oliver ou Maïté (ça seuls les vétérans

connaissent).

Et voilà que le coude droit s’agite de plus en plus énergiquement pendant que la main

gauche tient fermement le bol pour éviter une embardée malheureuse ; c’est que ça secoue

bien. Le paternel est plus concentré que son affaire qui prend son temps à monter.

PHOTO • DAVID PISNOY

Le niveau 2 • Ni en désaccord ni d’accord

Le visage devient plus rouge au fur et à mesure que la température de la cuisine augmente.

Il est temps d’ouvrir la fenêtre. C’est l’instant des grognements rôdés. « Bor... de

mer..., pu... de conn... » au rythme d’un avant-bras acharné du fouet.

« Un remontant me fera du bien les gars », un verre de whisky est envoyé derrière la

cravate du chef, le temps de reprendre son souffle. Faut dire que la mayo à papa c’est du

cardio. « Allez, un deuxième pour la route » s’exclame-t-il avant repartir dans cette aventure

périlleuse.

Niveau 3 • Pas d’accord

La radio en fond musical ; quand je dis fond musical cela s’adresse au roi de la mayonnaise

qui est dur de la feuille, pour le commun des mortels les décibels déchirent. Donc

disais-je, la radio enchaine un « Boom Boom » de John Lee Hoocker qui vient crier fraternellement

le dur labeur du forçat.

13


#Bruno Laurent

Après 15 minutes d’agitation énergique, de sueur perlant sur le visage écarlate, et d’un

avant bras devenu un robot ménager à lui tout seul, la mayo ressemble à une soupe jaune

bien liquide.

Niveau 4 Pas d’accord du tout !

« Mais bon sang, qu’est-ce qui foire encore ? » clame la victime des ingrédients rebelles.

Posons-nous également la question : comment a-t-il réussi à rater sa recette ?

« Comment ça j’ai raté ! Pas du tout ! J’ai tout fait comme il faut mais elle ne monte pas

comme je veux, c’est pas pareil ! » se rebelle l’ancien.

Alors à qui la faute me direz-vous... Qui a tué la mayonnaise dans ce cul de poule ? Le colonel

Moutarde ? Avec quelle arme ? Madame Huile en noyant la recette ? Monsieur Jaune

alors ?… Peut-être un complot des trois pour achever le cuisinier ?

« Allons, je recommence tout depuis le début ! Tant pis si tout n’est pas à la même température

! Ça va le faire bord... de m... ! Je veux une mayonnaise avec mon poulet froid »

explique calmement notre papa décidé.

Nous voici repartis pour le deuxième tour. Pour les plus courageux, il vous suffit de relire

les 4 niveaux de l’échelle de Gérard ci-dessus. Pour les autres, je vous invite à passer directement

à la fin de la cinquième tentative. La cuisine est en surchauffe comme le patron.

La bouteille de whisky a pris un sérieux coup de vieux, la deuxième bouteille d’huile vit son

dernier instant tout comme le pot de moutarde méchamment atteint.

« À taaable les enfants ! » assume courageusement RoboCop. C’est ainsi que nous nous

retrouvons attablés avec une soupe mayonnaise pour accompagnement des malheureuses

cuisses de poulet froid.

Heureusement, les temps changent « Bon les gars, il me reste un œuf. C’est le dernier » «

Bruno tu t’en charges ? La dernière fois c’était ton frère » Papa rend son tablier en riant.

Décidément, la mayo de papa est une énigme...

Bruno Laurent

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#Ivan Leprêtre

4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

Logo-rallye

Amateurs, source, conserver, jaune, siècles.

——

On sait de sources sûres que dans les

coquilles d’œufs vivent en secret, depuis

des siècles, des amateurs de nain jaune.

Jouer leur permet de conserver une éternelle

jeunesse d’esprit et forge au fil du temps des

amitiés durables.

Comment ça, j’affabule ?

OK, ils ne jouent pas au nain jaune, mais au

pouilleux déshabilleur. Rhoooo, les coquins !

Ivan Leprêtre

15

PHOTO • ALICJA GANCARZ


#Ivan Leprêtre

Logo-rallye

Brumes, baie, jaune, disparaître, horizon.

——

— Miam, c’est bon ces petites baies jaunes et noires,

juteuses, c’est quoi ?

— Des doryphores !

— DES DO ! DES DO ! Mais, c’est dégueulas [Boaaaaarp !]

— Ah merdre ! T’as vomi sur mes pompes neuves,

t’es gerbique comme gonzesse !

— Quoi ! C’est ta faute avec tes sales bestioles...

— Personne ne t’as dit de les bouffer, espèce de goinfre !

Allez, disparais de ma vue.

— Ah bon.

— Oui, vas au-delà de mon horizon, ça me fera

des vacances, vas t’cacher dans la brume, vilaine !

— Ici, c’est assez loin pour toi ?

— Oui, dans la chambre froide, parfait ! Et ne t’avise pas de

boulotter mes glaces à la limace, c’est pour le réveillon.

Ivan Leprêtre

16


#Raoul Harivoie

4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

Logo-rallye

Brumes, baie, jaune, disparaître, horizon.

——

Le teint jaune, je mangeais des rondelles de

chorizon et je regardais des vidéos dont le titre

commence par Adorable ("Adorable : ce chat

aide ce chien aveugle lors de ses déplacements",

"Adorable : il demande son amie en mariage un

soir de demi-brume"...) quand le fil me proposa :

"Adorable : il renonce à la gloire pour manger des

baies rouges et écrire des sonnets". Je me mis

à trembler. Comment avaient-ils fait pour me retrouver

? Je pensais avoir disparu pour de bon !

Mon premier réflexe fut de jeter mon smartphone.

Je pleurai environ 30 minutes. Puis je ramassai

l’appareil (intact grâce à la coque de protection)

et... je regardai la vidéo... Mais en fait, on ne parlait

pas de moi...

PHOTO • MICHAL JARMOLUK

Raoul H.

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#Ivan Leprêtre

THÈCLE • 2 VOLUMES (DANS L’IMMÉDIAT)

——

• TERRA INGOGNITA

Thècle, c’est une bonne dose d’humour qui frôle parfois l’absurde... De la SF qui ne

se prend pas au sérieux et une quête positive qui fait plutôt défaut à notre époque.

Cette aventure peut plaire autant aux adultes, hommes et femmes, qu’aux ados. Ceux

qui voudraient y trouver de la violence et du sordide seront sûrement déçus. Thècle,

c’est aussi une tranche d’amitié, des sentiments amoureux, des créatures fantasques

et saugrenues, des mondes étranges et poétiques et pour finir, une énigme à résoudre.

Extrait : L’iSpace 927, un croiseur mouche du Consortium des Cinq Mondes entama

son processus de décélération à moins de deux minutes-lumière de la petite lune

rouge récemment découverte dans le secteur XWQ- 1409/c8546 de l’étoile naine AST-

56099pi.314159.

À son bord, le commandant Thècle Krashāām-dhirååm Cuóóníí - TKC pour les intimes -

s’éveilla un peu barbouillée de son long sommeil cryogénique.

Le voyage avait duré vingt-trois hectokliks standards depuis son monde natal, Khel

Chāāríívååríívārí Lavííavektoāā, le fameux Jardin Galactique.

• FLUCTUAT NEC MERGITUR

Extrait : Un banc de sardines géantes clapotait à la surface de l’eau dans l’attente patiente

d’un vol de mouhaites chieuses. Le dîner avait un peu de retard...

Un humanoïde de haute taille émergea des flots.

Paul déconnecta la fonction branchies et recracha un bon litre de flotte avant de prendre

une importante inspiration pour défroisser ses poumons restés inactifs au cours de la

dernière heure.

Alan T. tendit la main à Paul afin de l’aider à grimper sur l’imposant stromatolithe recouvert

de microalgues eucaryotes. Les deux Androbots prélevèrent juste le nécessaire de

cette manne pour le repas du soir.

Ivan Leprêtre

18


19


#Laure Chevalier Sommervogel

TARTE AU CITRON SANS MERINGUE

——

Je pense souvent à toutes ces recettes auxquelles nous nous sommes essayées

pendant les week-ends à Lannemartin dans les années 70.

Il y eut des ratés mémorables et des réussites jamais égalées.

Bref, les bonheurs de la cuisine familiale. Je les raconterai.

Années collège puis années lycée. On ne bossait pas des masses, c’est le moins que l’on

puisse dire. Je ne sais pas trop comment j’ai réussi à poursuivre ma scolarité en travaillant

si peu. La barbe c’est que m’en reviennent aujourd’hui encore des cauchemars récurrents.

Mais c’est une autre histoire, toute mon histoire en fait.

La tarte au citron, c’était une de mes spécialités à moi. Nous avions chacune les nôtres.

Guillemette, c’était le gâteau au chocolat.

Elle confectionnait un gâteau à peine cuit, la croûte légèrement meringuée se décollait

sur le dessus. Une recette archi-simple dont elle avait les proportions en tête. Et comme

c’était toujours elle qui le faisait, ce gâteau au chocolat – il ne me serait pas venu à l’idée

de le préparer moi-même – jamais je n’ai pensé à les noter, ces proportions-là.

C’est bien malin.

Je me rappelle, elle le faisait cuire dans un vieux plat en fer ovale tout rayé et un peu

cabossé avec un petit rebord roulé et des oreillettes à chaque bout. Ce n’était pas du tout

un gâteau sophistiqué, on le servait comme ça, à même le plat que l’on rayait encore plus à

chaque fois qu’on y coupait les parts, mais on s’en fichait. Pas de revêtement anti-adhésif

à ne pas érafler de la pointe du couteau et de moules en silicone encore moins.

Enfin, voilà : sa recette à elle, je l’ai oubliée et je ne risque pas de la retrouver. Bien évidemment,

jamais aucun gâteau au chocolat, aussi raffiné soit-il, n’a pu égaler celui de ma sœur.

Ma tarte au citron n’était pas mal non plus.

Je pensais que la recette était perdue, elle aussi.

Et puis – intense stupéfaction – voilà qu’elle me passe sous le nez au moment où je m’y

attendais le moins.

C’est le principe de ces synchronicités toujours si surprenantes et amusantes.

En l’occurrence celle-ci sera régalante !

N.B. : Moi je préfère la tarte au citron juste comme ça.

Les blancs d’œufs, je les utilise pour faire des meringues, bien sûr, des meringues que je

ne sers pas forcément au même moment.

Les meringues et moi, c’est encore toute une histoire. Je la raconterai.

Ah oui, et puis j’ai une autre recette pour utiliser les blancs d’œufs : les petits gâteaux aux

amandes.

À venir, donc.

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4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

La pâte sablée

• On met 250g de farine + 125 g de beurre ramolli + 125 g de sucre + 1 pincée de sel dans une jatte,

on sable rapidement la pâte entre les doigts – j’insiste : rapidement sinon elle devient dure et elle

sera moins bonne – puis on ajoute l’œuf entier et on mélange de la même façon, rapidement,

pour former une boule de pâte compacte qu’on met dans le fridj’ le temps de préparer la crème

au citron.

• La pâte sablée ne pourra être étalée au rouleau, elle est trop fragile, elle se déchirerait. Pas

grave : on l’installe dans le moule à tarte morceaux par morceaux, en appuyant avec les doigts

pour la répartir équitablement, en la faisant remonter sur les bords du moule, évidemment.

• Ensuite, on pique tout le fond avec une fourchette et on appuie sur les bords avec les dents de la

fourchette à plat pour faire un petit motif joli comme sur la photo. On place des haricots secs sur

la pâte et on enfourne à 180° (th 6) pendant environ 15mn en surveillant la couleur (si on n’a pas

de haricots secs sous la main, on peut s’en passer : la pâte formera peut-être quelques bosses

en cuisant mais ça ne la rendra pas moins bonne).

La crème au citron

• 150 g de sucre en poudre + 150 g de beurre + 6 jaunes d’oeufs + 150 g de jus de citron

• Dans une casserole, on met 100 g de sucre avec le beurre et le jus de citron et on fait bouillir. On

verse la moitié du mélange sur les jaunes d’œufs préalablement battus avec le reste du sucre.

• On recolle le tout dans la casserole et on faire cuire à feu doux tout en mélangeant au fouet

jusqu’à épaississement.

• Après la première ébullition, on laisse cuire encore une minute puis on retire du feu. On verse

dans un plat, on met un couvercle et on laisse refroidir.

Juste avant de servir (sinon ça la ramollirait ), sur la pâte sablée on verse la crème au citron.

...et puis on se régale !

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PHOTO • RODNAE-PRODUCTIONS


#Laure Chevalier Sommervogel

CITRONS CONFITS AU SEL ET À L’HUILE D’OLIVE

——

Extrêmement faciles à préparer, ces citrons confits vous permettront d’agrémenter

vos plats de poisson, poulet, vos tajines, vos salades, etc. Excellents aussi dans

la semoule et les mélanges de céréales salés.

Il vous faut :

• Un bocal en verre fermant hermétiquement

• Un couteau bien aiguisé

• 5 citrons non traités (choisissez-les petits, les tranches se répartiront mieux dans le bocal)

• De l’huile d’olive

• Du gros sel

– Lavez soigneusement votre bocal, inutile de le stériliser ;

– Après avoir éliminé les deux bouts de chaque citron pour que la pulpe soit visible, coupez

les citrons en tranches d’1/2 centimètre d’épaisseur et retirez-en les pépins avec la

pointe de votre couteau ;

– Versez 2 cuillerées à café de gros sel au fond du bocal puis disposez les tranches de citrons

en les faisant se superposer et en couvrant chaque rondelle d’1/2 cuillerée de gros

sel, jusqu’à 1 cm du haut du bocal ;

– À l’aide de votre couteau, glissez des rondelles de citron à la verticale tout autour de la

paroi du bocal ;

– Versez lentement l’huile d’olive pour qu’elle se faufile dans tous les interstices et vienne

recouvrir la préparation jusqu’en haut du bocal. Laissez infuser au moins trois jours avant

la première utilisation.

Il est inutile de mettre le bocal au réfrigérateur – moi je le garde sur mon plan de travail

parce que, mes citrons confits, je les utilise presque tous les jours, et puis c’est bbbbbeau !

Pensez à prélever l’huile, délicieusement parfumée au citron, pour vos salades ou autres

préparations (dans la semoule épicée... miam !).

Quand il n’y a plus que quelques rondelles de citron au fond de votre bocal, n’attendez

pas qu’il soit complètement vide : versez le contenu restant dans un bol, lavez le bocal et

remplissez-le à nouveau comme expliqué ci-dessus. Ajoutez enfin les rondelles de citron

et l’huile que vous avez mises de côté. Et c’est reparti pour un tour.

Parfois – souvent, même – j’ajoute une cuillerée à café d’herbes de Provence sur chaque

couche de gros sel : toutes ces saveurs se marient particulièrement bien. D’ailleurs, j’y

pense à l’instant, citron, huile d’olive et basilic frais, ce doit être très bon aussi... Ooooh, je

crois que je vais m’en préparer un bocal, j’ai en ce moment dans mon potager du basilic

pourpre assez exceptionnel.

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4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

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PHOTOS • LAURE CHEVALIER SOMMERVOGEL


#Laure Chevalier Sommervogel

Quand j’ai publié cette recette, on m’a demandé beaucoup de précisions, alors j’y réponds ici.

Est-ce que ce n’est pas trop salé ? Ce sont des citrons confits au sel alors évidemment qu’ils

ont salés, mais à mon sens ils le sont juste comme il faut.

Comment je les utilise ? Mes citrons sont confits dans l’huile, ils sont donc bien imbibés de

matière grasse. Je l’ai indiqué plus haut : je m’en sers pour agrémenter mes plats de poisson,

poulet, mes tajines, mes salades, etc. Je les ajoute aussi dans la semoule et dans les mélanges

de céréales salés. Je les utilise sans les essorer puisque l’huile apporte un goût délicieux et

je les ajoute tels quels ou bien coupés en petits morceaux dans les plats que j’ai énumérés

ci-dessus. Crus dans certaines préparations, mais je peux aussi les faire cuire. Par exemple sur

la première photo de cet article, c’est un filet de lieu sur lequel j’ai disposé les tranches de citrons

telles quelles ; je l’ai entouré de tomates coupées en deux et préparées façon Provençale,

et hop, au four à 180°, ça cuit en 20 minutes.

On m’a demandé aussi combien de temps ils se conservent. Pour ma part, je prépare un nouveau

bocal une fois par mois en moyenne, compte tenu de l’utilisation très fréquente que je fais

de mes citrons confits. Sinon, je pense qu’ils peuvent se conserver beaucoup plus longtemps

puisqu’ils sont dans l’huile, mais peut-être être alors mettre le bocal au réfrigérateur.

Bon appétit !

PS : Une lectrice me fait remarquer que ma boîte à sel ressemble étrangement à la boîte d’allumettes

qui se trouvait dans la cheminée de ses grands-parents, pour allumer le feu. Mais

c’est une boîte à allumettes ! Ma Môman me l’avait chinée il y a des années de cela dans une

brocante, et comme je me sers très peu d’allumettes, je l’avais reconvertie en boîte à sel.

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PHOTOS • LAURE CHEVALIER SOMMERVOGEL


#Frédéric Adam

JAUNIR LE GOÛT DE LA PLUIE

——

Jaunir le goût de la pluie et le biscuit que le matin nous y trempons : c’est par cette petite

musique des sens que nous gardons la main sur l’essor des confidences et la floraison des

mimosas dans l’humus des senteurs. Ce pastel un peu ocre, un peu piqué est le gri-gri que

nous ressortons les jours ivres où un voile atone recouvre tout élan, tout dessein.

L’humeur qui alors nous revient, fait ressurgir au rebond les ors et dorures des banquets

qui nous avaient merveilleusement ouvert leurs tables. Elle drape de renouveau safrané le

jadis magnifié et comble ainsi le naguère du fauve des sentences. L’un comme l’autre ont

leurs étrennes faites de petites pièces persistantes même si leurs sébiles sont de tailles

différentes. Nous les mâchons pour argent comptant tel l’alcool lent d’une éternelle jeunesse.

Ils s’étendent de près au près jusqu’à se confondre avec la fulgurance du présent

et s’ils se montrent sous le dehors de l’instant, sachons qu’ils œuvrent sur la durée, en fil

d’Ariane, en Amours jaunes et poursuivent l’espérance de leurs bouquets d’immortelles.

Ce patronage en gibecière nos réveils ont pour utopies les faveurs cuivrées de secrètes

cymbales, les saveurs citronnées également que nous retrouvons avec joie dans le parfum

de la découverte réitérée. Nous en aimons l’épice suave et le don de soi qui ouvre les

rideaux sur le regain des jours à nouveau entiers, le jaune étincelant d’aujourd’hui porté

par le jaune plus pâle d’hier.

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PHOTO • YANA HURSKAYA


#Frédéric Adam

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PHOTO • LUKÁŠ-DLUTKO


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Il y a du jaune sur les banderilles

Plantées dans le dos du bonheur

De l’eudémonisme du jaune

Faire soleil

Une étoile qui se drape

De jaune comme d’un lointain d’une autre couleur

Pavillon hissé le jaune cingle les flots

Laissant au bleu le soin du fluide

À contre-courant jaunir

Le neuf

Vert jaune

Sur fond gris

Terne et pâle l’ennui

Charme le jaune de ses à-plats

IL Y A DU

JAUNE SUR LES

BANDERILLES

——

Du pareil extraire

Le jaune de l’ornière

Le bourbier du jaune

Dans l’empire du jeûne

Une tempérance poussée jusqu’à la diète du jaune

Sous le faste du tact

Toucher, mâcher, boire du jaune

Jusqu’à l’ivresse

En ribote

Suivre la ligne jaune des doubles perspectives

À l’horizon déceler le jaune

Dans l’or du couchant

Au ponant le jaune colore de mordoré

Ses souvenirs du levant

L’orient sort de son chapeau

La magie et l’étincelance du jaune

Fauve tapi à l’affût d’autre chose

Le jaune enlumine ce qui ne peut être.

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#Chrystel Égal

YELLOW DREAM, I HAVE A DREAM…

——

« J’ai un rêve aujourd’hui. Je rêve qu’un jour, chaque vallée sera levée, chaque colline

et montagne seront nivellées, les endroits rugueux seront lissés et les endroits tortueux

seront fait droits, et la gloire du Seigneur sera révélée, et tous les hommes la verront ensemble

».

I have a dream that one day every valley shall be exalted, every hill and mountain shall

be made low, the rough places will be made plain, and the crooked places will be made

straight, and the glory of the Lord shall be revealed, and all flesh shall see it together.

Martin Luther King

28 août 1963

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PHOTOS • CHRYSTEL ÉGAL


#Jean-Michel Baudoin

UNE BLONDE ÉGALE DEUX BRUNES

——

Philibert Lantoine, assis sur un plot de béton, le regard dans le vague, fut tiré de sa rêverie

morose par l’irruption dans son champ visuel de la massive silhouette d’Ettore Campini,

dit « Totor », le chauffeur de la coopérative.

- Dis donc, Philo, tou té fous de ma gueule ?

L’accent italien ne rendait pas la question plus aimable. Philibert haussa ses robustes

épaules, sans décoller de son plot.

- Ne te fatigue pas, Totor. Les bidons sont vides, je sais. Et ils ne sont pas près de se remplir.

La colère du chauffeur baissa d’un cran.

- Ma qué cosa qui t’arrive, Philo, tou n’es pas malade, vergogna ?

Sans répondre, Philibert se leva, se mit en mouvement et avança sur les graviers de la

cour, vers l’imposant hangar qui abritait la stabulation. Totor, comme aimanté, le suivit. Ils

franchirent le portail d’entrée, puis les lames translucides qui séparaient le groupe de traite

du hangar proprement dit. Il régnait un silence lugubre. La stabulation était vide, le robot

de traite à l’arrêt.

- Où elles sont passées, les vaches ?

Philibert fit un geste ample vers le Sud.

- Elles sont dans la jachère de l’Europe. Elles font grève.

- Sciopero ? Le mucche ? Ma cosa e ?

De surprise, Totor en perdait son français. Victor poussa un profond soupir.

- Il se passe qu’elles veulent la main de la patronne.

- Sylviane ?

- Ouais. J’ai discuté avec Rosalie. Rosalie, c’est leur déléguée. Elles ne veulent pas du robot.

Elles veulent revenir à la traite manuelle.

Totor regarda Philibert comme s’il était fou, ou comme s’il allait se dissoudre dans l’air en

éclatant de rire. Mais non, il semblait normal, abstraction faite des propos qu’il tenait. Philibert

ouvrit de nouveau la bouche :

- Ah, et aussi, elles veulent revenir à la paille. De la litière en paille, qu’elles veulent. Fini

le béton, le nettoyage automatique et tout. Fini. Le mouvement est illimité. Tu leur diras, à

la coopérative, à Duchêne, à Vandooren. Je me suis mis trois cents mille balles sur le dos

pour rien.

- Attends, é no le vacce qué fate la legge, no ? Tou es un homme, Philo, tou dois té faire

respecter.

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Philibert secouait la tête.

- Elles sont soixante, et chacune fait 600 kg, Totor, ça fait une grosse inertie, tu sais. Et je

ne vais pas les bouger au Manitou.

Ettore Campini se mit à réfléchir intensément. Les Holstein de chez Philo donnaient environ

trente litres par tête. Un jour de grève coûtait déjà 2 000 litres à la Coopé. Si la grève

du lait faisait tache d’huile dans d’autres élevages, on irait droit à la catastrophe. Le spectre

de la pénurie fit frissonner la grande carcasse de l’italien. Pas question qu’une minorité

prenne en otage toute la chaîne de production. Il fallait briser la grève des vaches, comme

n’importe quelle autre grève. Oui, mais comment ? Cela ne servait à rien de donner les

chiens. Les chiens étaient dressés pour les rassembler, pas pour les forcer à accepter

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PHOTO • SHINY DIAMOND


#Jean-Michel Baudoin

le robot de traite. Et il valait mieux laisser la police en dehors de ça. Une idée lumineuse

traversa le cerveau du transalpin : les jaunes ! Des non – grévistes. Il fallait amener à la

ferme de Philibert des vaches jaunes. Ettore fit demi-tour et sortit de la stabulation d’un

pas décidé.

Quelques heures plus tard arrivait à la ferme Lantoine une bétaillère chargée jusqu’à la

gueule. Le temps de dételer du tracteur, de défaire les longes, et cinq imposantes blondes

d’Aquitaine foulaient le gravier de la cour. Philibert, ahuri, déboulait de la stabulation et

apostrophait le conducteur du tracteur :

- Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

- On vient de la part de la coopérative. Paraît que vous avez besoin de cinq vaches, on

vous amène cinq vaches.

Le type n’avait pas fini sa phrase qu’une autre bétaillère, elle aussi bourrée de bêtes et

puissamment tractée, faisait son entrée dans le corps de ferme. Au bout d’une heure de

trafic d’engins et manœuvres diverses, ponctuées de cris, de meuglements, de sueur et

d’efforts, un troupeau d’une trentaine de têtes à robe claire, blondes d’Aquitaine, Froments

du Léon, limousines, tarentaises, salers, piétinaient la cour déjà copieusement embousée,

tandis que Sylviane servait le beaujolais aux conducteurs assoiffés.

Philibert, quant à lui, s’approcha des nouvelles pensionnaires de sa ferme.

- Bienvenue à vous, dit-il, vous êtes toutes d’accord pour vous laisser traire par le robot ?

Après avoir regardé à droite et à gauche, comme pour recueillir l’assentiment des autres

vaches, une belle et jeune blonde sortit du lot et poussa un meuglement modulé. Les

autres bovidés reprirent en chœur. Visiblement, chacune était au courant, et était contente

de son sort.

- Bon, ben, en avant dans la stabulation, on va vous donner du fourrage comme convenu.

La traite aura lieu à dix-neuf heures, dit Philibert.

Les troupeau des jaunes se mit en branle au petit trop, quand un bruit de course effrénée

se fit entendre, passant par-dessus le piétinement placide des nouvelles venues. Un petit

groupe de holsteins apparut ventre à terre, doubla le troupeau, traversa la cour, s’arrêta

devant le portail de la stabulation dans un grand nuage de poussière. Les vaches noires

et blanches firent demi-tour sur elles-mêmes. Leur intention était claire : bloquer l’entrée

des jaunes. Les grévistes mettaient en place un piquet de grève. Philibert se dirigea à pas

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las vers les holsteins qui faisaient barrage. L’une d’entre elles lui fit face, et émit quelques

longs et rauques mugissements. Philibert revint vers les autres fermiers, que le bruit avait

attiré sur le perron du corps d’habitation.

- Euh … Rosalie – Rosalie, c’est la déléguée du troupeau – dit qu’elles ne laisseront entrer

aucune jaune. Qu’au besoin, elles s’opposeront par la force. Et que, s’il le faut, elles iront

jusqu’à la grève de la faim.

- Holà, dit Loiselet, le gars qu’avait fourni les blondes d’Aquitaine, c’est que je voudrais pas

qu’il arrive quoi que ce soit à une de mes bêtes. Tu sais combien que ça coûte, une blonde,

toi le Philo ? Faut négocier. Sinon, moi, je me retire du jeu.

Les autres approuvèrent bruyamment, déjà, ils faisaient mine d’aller chercher les longes.

- T’en dit quoi, la Sylviane ? fit Loiselet. T’es la première concernée, après tout.

- Moi, je l’avais mauvaise qu’on me congédie pour une machine. C’est vrai, c’est vexant. Du

coup, je veux bien reprendre la traite. À condition que ça soye pas toujours moi qui m’y

colle. Un coup ce sera moi, un coup ce sera le Philo, ce sera plus juste ainsi. Comme ça, le

jour où j’ai pas traite, je pourrai me lever un peu plus tard, et aller en ville avec les copines.

- Et le robot ? dit Philibert, les yeux au ciel.

- Tu le revendras, la belle affaire, j’suis sûre qu’y a des cons qui se bousculeront sur Le bon

coin, si on fait une ristourne. De toutes façons, vu comment ça tourne, on a pas le choix.

Ayant dit, la femme se tourna vers les hommes :

- Faut d’abord que vous nous ameniez de la paille, qu’on leur redonne un peu de confort,

à nos filles. Hé, toi, oui, toi ! Tu t’es pas vanté d’en avoir de trop, cet été ?

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PHOTO • VECTOR-CORP

Philibert alla de nouveau parler à la Rosalie. Celle-ci fit une manière de petite danse pour

fêter la victoire, puis alla partager avec ses camarades. Le chien Pataud était déjà parti

chercher le reste des holsteins à la jachère.

Le temps de remballer les jaunes, qui, mécontentes de ne pas avoir eu de fourrage, se

faisaient méchamment tirer l’oreille, de faire quelques rotations de Manitou chargé de

bottes de paille, on n’était à l’heure de l’apéro. Cette fois, c’est Philo qui servit, car Sylviane

était de traite, et elle en avait pour le temps d’au moins trois tournées. Puis, c’était bientôt

l’heure des Feux de l’amour, et chacun pensa à rentrer chez soi. Heureusement qu’on roulait

par les chemins ruraux, sinon les bleus auraient fait un festival !


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#Marie Edery


#Laurent Vernaison

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Amateurs, source, conserver, jaune, siècles.

——

Les chanteurs amateurs de l’orphéon municipal répètent

toutes les nuits dans l’appartement au-dessus

du mien. C’est une source indiscutable de nuisances

terriblement violentes. Je conserve un chien de ma

chienne pour tous ces coyotes à foie jaune dont je

vais pourrir la vie pour les siècles des siècles !

Aaaaaammmmen !

Laurent Vernaison

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#Jean-Marc Couvé

MAILLOT VERSUS GILET [JAUNE]

——

À l’exception des aveugles – qu’ils me pardonnent ! – tout est une question d’acuité

visuelle. Rétine. Pupille. Iris. Cristallin... Je ne vais pas vous faire un cours d’anatomie

ophtalmique, car ce serait largement au-dessus de mes capacités scientifiques. Ni, même,

évoquer le daltonisme, manière d’en dérouter certains...

Ainsi, la Nature (majuscule, pourtant), dans son infinie cécité, affubla la couleur dite

« jaune » à une partie de l’œuf pondu puis couvé par Dame Poule. L’autre partie, qualifiée

« blanc » d’œuf, est, d’ailleurs, avant cuisson, plus translucide qu’autre chose. Pourtant

le dit « jaune d’œuf » n’est en rien identique au « jaune poussin ». Je me perds en

conjectures...

C’est un peu, toute proportion gardée, comme la bande jaune, continue ou non, tracée,

jadis, sur nos routes. Puisque, comme chacun.e peut le constater, la dite bande a blanchi

sous le harnais (Davidson). N’allons pas en conclure hâtivement que le jaune serait dépassé

! Ou que, si l’on vous traite de « sale jaune », ce n’est que pour insulter votre traîtrise.

Non, cela peut, tout autant, s’avérer l’expression d’un racisme anti-asiatique primaire : la

première injure n’excluant pas la seconde !

Tout jaunet, déjà, je broyais du noir dans le cabinet éponyme, en rêvant de nuits blanches

entrecoupées par les sifflements d’un Martinet...

Tout jeune, encore, une peur panique, venue du bas-fond de mon âge, me fit éviter d’un

cheveu une jaunisse carabinée. Pour m’en prémunir, sans doute, Pépé Charlot, mon maternel

grand-père, m’initia au jeu du Nain Jaune...

Queue naît jaune... ai-je ?

En attendant, certaines pages que vous donneront à lire mes consciencieux collègues

évoqueront certainement le fameux « rire jaune » ; un rire qui se teinte d’un coloris maladif

et froid... Mais, qui dira le rire « bleu / comme une orange », qui, le rire noir, comme l’humour

brrr... tonnant ? Ah, résoudre Le mystère de la chambre jaune... et mourir !

Ici, l’on prend conscience, ou, tout du moins, on effleure une prescience : un vocable –

gelb – très bref, en allemand ; yellow, plus long, en anglais ; donne une orthographe intermédiaire

comptant cinq lettres, en français : jaune. Un tel vocable, une fois posé, peint ou

calligraphié, kif-kif le célèbre mystère, reste entier ! Il ne livre ni ne délivre aucune clé ; bien

au contraire. À l’instar d’un vulgaire rouge, d’un quelconque bleu ou d’un bâtard verdoyant,

le jaune peut se décliner en une inépuisable variété de tons : jaunes d’or, sable, citron,

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safran, voire jaune pisseux... Et, même l’amour, qui en a vu d’autres, n’est pas à l’abri de

ses clichés, Johnny... pardon : jaunis ! Ainsi, le poète Tristan Corbière (– triste en corpsbière

? – tu m’étonnes !) intitula-t-il son « fameux » recueil [passé totalement inaperçu de

son (météorique) vivant] : Les amours Jaunes – ou d’automne qui détonnent – en hommage

à une Marcelle plus fantasmée que réellement enlacée.

Du Nain au rire (anté-bergsonien), en passant par la chambre d’un sous-marin, suivant

quelque détour méandreux sur un fleuve chinois, j’en arrive, tout naturellement, après

moult circonvolutions et autres circonlocutions, au « gilet » initialement prévu pour équiper

le tomobiliste en détresse : d’un beau jaune fluo, bien visible, y compris par une nuit

sans lune. Non, il n’est pas jusqu’à ce jaune-là qui ne pût éviter un détournement. Readymade

que Marcel Duchamp soi-même n’eut point renié !

Qu’est-ce-que vous pariez ?

D’ailleurs, la fièvre jaune ne fut-elle point une ruée vers l’or qui tua, et pour moins que ça ?

Outre les cachous Lajaunie, afin d’être le plus exhaustif possible, je n’aurai garde d’oublier

l’inquiétante Marque Jaune de Jacobs, non plus que ses nombreux épigones. Tandis que

la Nature, déjà, se pare de ses plus belles couleurs : vert, rouge, orange, marron... JAUNE.

Jean-Marc Couvé

[22 septembre, premier jour de l’automne 2022]

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#Yves Niquil

LA PIE JAUNE

——

Un jour une femme que j’ai beaucoup aimée m’a parlé de sa pigeonne. Elle venait, tous

les matins, se poser sur la rambarde du balcon de son appartement parisien, situé sur un

boulevard très passant de la capitale.

J’avais compris qu’elle parlait d’une « pie jaune ». Avec un accent du sud qui pourtant

n’était pas le sien.

L’imagination a fait le reste. Je me figurai un oiseau, d’ordinaire noir et blanc, ayant gardé

ses plumes noires mais ayant troqué les blanches contre une robe jaune d’or ou, qui sait,

jaune citron. Qui plus est, décrite avec l’accent de Carcassonne ou celui de Nîmes. Bref,

un oiseau très particulier. Un drôle d’oiseau. Comme était pour moi cette femme si particulière.

Comme je l’étais, sans aucun doute, pour elle.

Qu’avons- nous ri, les jours suivants, de cette « pie jone » !

A l’occasion de l’écriture de ce texte, je me renseigne. Peut-être que cette pie jaune existe ?

Eh bien oui. Mais comme il se doit, elle est très rare. Un exemplaire de cette variété peu

commune de Pica pica a été observée en 2014 en Norvège.

Je ne le savais pas... Mais je savais et sais une chose : Nous sommes tous l’oiseau rare de

quelqu’un.

YN

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#Éric Rabbin

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——

La source de Jouvence, pas celle de l’abbé Soury, non, celle de

la légende qui au long des siècles passe pour conserver les

années d’un vieillard dans une éternelle jeunesse. Oui, celle-là.

C’est moi qui l’ai trouvé près du fleuve jaune, lors d’un trekking

pour aventuriers amateurs. Je m’étais perdu dans une portion

de jungle alors que je cherchais un raccourci pour retrouver

le groupe après une miction urgente contre un palétuvier qui

m’avait retardé (la miction pas le palétuvier). Pendant une pause,

totalement égaré, exténué et en larmes, je m’étais allongé sous

la très grande feuille d’un végétal quelconque et une goutte m’a

roulé en pleine bouche. La source de Jouvence était au-dessus.

Un simple ru, un filet d’eau, presque du goutte à goutte qui

coulait doucement. Et là ! Le miracle s’est accompli, je regarde

la montre, j’avais reculé dans le temps ! j’avais rajeuni d’une demi-heure

! C’est incroyable mais vrai ! Une demi-heure de gagné

sur ma vie à chaque goutte, alors, j’en ai bu presque 10 centilitres

et j’ai fermé les yeux. Je me suis réveillé en ville, juste un quart

d’heure avant le départ de l’expédition qui m’avait fait trouver la

source.

Par contre je n’y suis pas retourné du coup, je suis resté au lit.

je n’allais pas me perdre une deuxième fois quand même, hé,

pas bête, hein ?

Éric Rabbin

41


#Éric Rabbin

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Amateurs, source, conserver, jaune, siècles.

——

Mon père faisait semblant de regarder les clichés de l’école faits par l’atelier de

photographie amateur du quartier, punaisés au mur orange du bureau du directeur.

Ma mère pimpante dans sa robe à losanges, faisait face au directeur, raide

comme une justice implacable, l’incendiant du regard parce qu’il n’osait pas

aborder le sujet de la convocation. La source du malaise, c’est à dire moi, assise

au bord d’une grande chaise en fer balançait ses jambes en tentant de deviner

à quelle sauce elle allait être dévoré par les adultes. Pour briser ce silence, un

carpet bombing de questions fusa de la bouche de ma mère ; Pourquoi ? Qu’est

c’qu’il a fait ? Avec qui ? Qui ose ? Vous n’allez tout d’même pas ? Vous savez ce

qui peut vous arriver si ? Et bien d’autres, retenues mais pas moins virulentes et

amères. Pour endiguer ce flot d’indignation maternelle, le directeur lâcha :

- Tout va bien madame Rabbin, Je vous ai fait venir juste à cause de ceci. Et

il posa une feuille Canson où un paysage paisible et fulgurant de couleur était

peint.

- Ben quoi ? C’est son dessin, je vois pas c’qu’il y a ? Il n’est pas plus moche

qu’un autre.

- Oui, certes madame, je faisait référence à ça, le choix des couleurs : L’herbe est

jaune, les arbres sont jaunes, le ciel est jaune et le soleil est rouge.

- Vous voulez dire qu’Eric est daltanien ?

- Daltonien. Mon père venait de faire valoir une humble preuve de son existence.

- Heuu... Non madame, c’est plus compliqué que ça, ce n’est pas une maladie

ou un dérangement c’est.. Voyons, hum... Il baissa le ton et la tête et reprit

doucement... Je fais partie d’un groupe de personne qui pense que le futur sera

comme ça, comme le dessin de votre fils. En fait depuis des siècles, nous attendons

l’avènement d’un prophète venant nous avertir d’un dérèglement radical

du climat et de la température, et nous cherchons des signes, ainsi nous pensons

que ce dessin est la représentation exacte de ce qui nous attends dans un

futur proche et...

Je me pris une calotte nerveuse sur le haut du crâne.

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4 e TRIMESTRE 2022

LABORATOIRE DE

RECHERCHES CRÉATIVES

- Alors, je croyais que tu voulais faire le vétérinaire, et tu te lance dans le prophétariat

comme ça sans nous prévenir ! Alors avant y’ en avait que pour la musique

anglaise et les animaux et maintenant c’est les prédictions et le ton jaune.

Dites, j’espère que vous allez pas trop le punir et faire en sorte de le conserver

dans cette école, il vous promets qu’il le fera plus. Hein ? Dis le au directeur que

tu le feras plus.

Mon père s’attardait sur les motifs du plafond à présent, le directeur plantait son

nez dans un dossier en marmonnant un «tout va bien madame». Moi rouge et

penaud je fixais mon œuvre sur le bureau sans pouvoir dire que ce jour là, on

m’avait piqué tous les autres crayons de couleurs sauf un bout du rouge et la

moitié du jaune. Il me tardait que cela finisse, je voulais rentrer, de toutes façons,

je ne me voyais pas en prophète à errer dans le désert et à porter une barbe à

neuf ans seulement.?

Éric Rabbin

PHOTO • ARMENNANO

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#Olivier Issaurat

LE MAILLOT JAUNE

——

Stigler s’est détaché du peloton au pied du col du Lautaret en compagnie de cinq hommes.

Simplon, le français détenteur du maillot à pois. Listereigh, un finlandais qui débarque pour

la première fois sur le Tour. Philibert, « Le Patron » qui mène la danse depuis dix jours et

qui paraît intouchable avec son nouveau vélo Evolution. Et enfin les frères Salinger, deux

américains qui gagnent à être connus.

Le maillot à pois s’est accroché dans sa roue un bon moment. Mais dans le lacet dit de

la Petite Côte, en quelques coups de pédales, il l’a décroché. Le pauvre type enrage encore

lui qui faisait le fier à bras avec son maillot au départ de l’étape. Stigler n’aime pas ce

vantard qui drague tout ce qui porte une jupe. À la sortie du virage, Stigler se retourne, il

aperçoit trois types au loin et dans le lacet du dessous, Listereigh qui tente de suivre son

rythme infernal. Parmi les trois poursuivants, il doit y avoir les frères Salinger et peut-être

« Le Patron », il n’est pas certain.

Les coups de pédale se font de plus en plus puissants, Stigler survole l’étape. Le motard

s’est porté à sa hauteur avec le caméraman sur le siège arrière qui filme l’effort. Mais Stigler

ne se laisse pas distraire. La célébrité, ce n’est pas son truc. Ce qu’il aime, c’est l’effort,

la volonté de se surpasser. Et aussi la petite joie de voir les concurrents lâchés les uns

après les autres.

Le motard a dû faire un écart à cause d’un spectateur fou déguisé en Batman. Stigler s’en

fiche, mais le motard et le cameraman sont dans le fossé et l’autre imbécile de Batman

s’est pris les pieds dans sa cape.

Plus loin, les spectateurs sont moins nombreux, la forêt est dense et la route étroite borde

la roche. Le temps s’est rafraîchi d’un coup. On trouve encore quelques campeurs installés

devant leur guitoune. Ils dégustent un verre de vin pour les uns, une bière pour les autres.

Les enfants s’empiffrent de chips. Stigler est toujours aussi concentré. Il dompte les virages

et les soudaines inclinaisons avec facilité. Une longue ligne droite se profile, il n’y a

plus personne. Le calme agrémenté des chants d’oiseaux et le bruissement des mélèzes

agités par la brise, égaient quelque peu la forêt dense et sombre.

La ligne d’arrivée est en vue, le comité d’accueil se résume à un homme, vêtu de noir. Il

a son petit drapeau pour signaler la victoire. Mais Stigler n’en a que faire, seule la ligne

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PHOTO • YMITCHELL LUO


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PHOTO • SCOTT-RODGERSON


#Olivier Issaurat

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RECHERCHES CRÉATIVES

blanche qui barre la route lui importe. Il pousse encore plus sur les pédales, il enquille les

derniers mètres à une vitesse incroyable, il finit au sprint. Une fois la ligne passée, il n’a

qu’un regret, que l’étape s’arrête là. Il pourrait enchaîner un autre sommet avec la même

facilité, le Tourmalet par exemple. Mais l’homme en noir a déjà attrapé le vélo par le guidon

et aide Stigler à descendre. Il lui fait signe de le suivre pour ne pas encombrer l’arrivée de

l’étape.

Lorsque Listereigh apparaît au début du faux plat, il a un des frères Salinger dans sa roue.

Mais en vieux roublard du Tour, il le coince sur la droite et l’oblige à se faufiler le long de

la barrière. Il lui laisse juste ce qu’il faut de place pour ne pas risquer la disqualification.

L’autre est sur la mauvaise partie de la chaussée, il ne peut revenir et se contente de rester

dans la roue de Listereigh qui, épuisé, a mis ses dernières forces dans le sprint. Une fois

descendu de son vélo, il titube. Son manager se précipite pour le soutenir. Listereigh regarde

sur le côté, son poursuivant ne vaut pas mieux. Une fois dans un endroit plus calme

et qu’il a récupéré un peu, il s’adresse à son préparateur.

- Il a fait combien Stigler ?

- Je ne sais pas, c’est qui Stigler ?

- Celui qui a fait l’étape en tête tout du long !

- Y a pas de Stigler, attends, je vérifie.

Le préparateur récupère son classeur, l’ouvre, suit du doigt le listing.

- Je l’ai, il a déclaré forfait au départ du Tour.

Listereigh ressort de la tente, il croise un homme en noir avec un petit drapeau. Ce dernier

le salue. En passant près de lui, il lui murmure à l’oreille « A bientôt... ».

Olivier Issaurat

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#Olivier Issaurat

JAUNE ET DANGEREUX

——

Lambert est appuyé au mur avec son colt 45 à la ceinture. Il est rasé de frais et porte des

rouflaquettes. C’est récent, c’est depuis qu’il fréquente une poule rue des Ursulines. Son

acolyte, Frantz, un polonais, passe son temps à se foutre de lui. « Avec ton guidon de vélo

sur la gueule, on dirait une pédale ! » Ils en sont venus aux mains, mais le patron a mis le

holà. Il veut des hommes qui se tiennent tranquilles. « Si c’est pour avoir des mômes, y en

a plein les entrées d’immeuble. » Frantz continue de se foutre de lui, mais il arrête avant

que ça dégénère. Frantz a les cheveux courts et porte des chemises à fleurs sous sa veste

de costume. Il préfère le Luger P08 9 mm. Lorsque Lambert veut le vexer, il l’appelle le

Chleuh. Ils sont là depuis un bon moment. L’échange de la marchandise prend toujours

beaucoup de temps. Il faut tester la came, puis compter les billets, que les hommes se

mettent d’accord sur la prochaine livraison, puis qui sort en premier. L’une des chambres

donne sur le couloir avec un ascenseur qui permet de gagner la cour, l’autre chambre

ouvre sur un autre couloir avec un autre ascenseur. Celui-ci donne accès aux entrées de

service. Moyennant un petit pourboire, le commis leur laisse la porte ouverte.

Pour passer le temps, Lambert se cure les dents avec une allumette. Frantz s’approche.

- Le patron a dit de rester à sa place !

- T’occupe, ils en ont encore pour un moment. Dis, tu sais ce que c’est qu’un truc jaune et

noir qui monte et qui descend ?

- Non.

- Un poussin dans un ascenseur avec une mitraillette.

- Tiens en parlant d’ascenseur.

Lambert a répondu en ignorant la blague de Frantz, ce dernier est quelque peu vexé.

- Y a quelque chose qui cloche, continue Lambert. C’est pas normal, le gars à l’accueil

aurait dû nous prévenir.

Il n’ont pas le temps de réagir qu’un énorme poussin sort de l’ascenseur.

- Pardon messieurs, je suis bien au neuvième ?

- Non, c’est l’étage en dessous, lui répond Lambert, un peu nerveux.

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A peine a-t-il fini sa phrase, que le gros poussin fait pivoter sa mitraillette et descend les

deux types. Un canard et un Léopard arrivent chacun par un bout du couloir, ils enfoncent

la porte de la chambre des trafiquants et tirent dans le tas.

- 180 000 euros et quatre kilos de résine de cannabis ! Je t’avais dis que l’effet de surprise

nous donnerait l’avantage. Et regarde dans l’autre sac, c’est de la coke ! explique le gros

poussin avec sa mitraillette.

Hélène enlève sa tenue de léopard.

- Putain on crève de chaud là-dedans. C’est la dernière fois que je bosse avec toi, t’es

vraiment cinglé !

- Tu diras ça au chef de la police, c’est lui qui a eu l’idée.

- Faut qu’il arrête le petit jaune dès le matin, ça peut devenir dangereux à haute dose !

Olivier Issaurat

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PHOTO • NEO TAM


#Yves Lecointre

MA RUÉE VERS L’OR

——

A la fin de mes études, je me souviens d’une annonce fascinante lue dans le Moniteur,

concernant la vente d’un vaste domaine minier en Guyane, et avoir été tenté par son acquisition

et la prospection du métal jaune, réputé à juste titre faire tourner les têtes.

Hélas ou heureusement mon destin m’a détourné de cette folie, mais malgré tout je cherche

toujours et encore l’or mais dans les mots, assurément au grand bénéfice de l’environnement.

Alors dans la droite ligne des exercices à contraintes, je vous livre le résultat de ma quête,

réduit à un texte, où sa présence est soit suggérée ou plus souvent ses deux lettres sont

incluses dans les termes composant le récit.

Ayant tout plaqué en Oregon, randonnant vers le sommaire bourg de San Francisco avec

un cortège comprenant leur roulotte déplorable remorquée par une rosse, trotteur réformé,

aux mors et éperons rouillés, des bardots lourdement bâtés, et Médor leur labrador aux

crocs prompts à mordre, Jason d’Épidaure ex-torero encorné lors de la corrida de Cordoue,

et l’orgueilleuse Laure de Lorient divorcée de Raoul d’Auray, abordèrent et explorèrent sous

un horizon solaire incolore survolé par corbeaux et condors leur concession accordée,

morne fraction de Californie correspondant à un fourré éborgné décroissant à l’orée d’une

cordillère entortillée autour d’une rocade en surplomb débordant d’ornières.

Dès lors ils bornèrent ce territoire pour le clore, lorgnant avec curiosité les trognes des forty-niners

crottés à l’œuvre, forant tout autour leurs trous dans les moraines tels des forçats

couperosés, environnés de norias désamorcées croupissant, d’ordures pourrissant dans

des bourbiers marronnasses et de scories grouillant de cloportes.

Roublards, ils comprirent précocement que ces laborieux orpailleurs ne s’en sortiraient

pas glorieusement, mais qu’un commerce rigoureux offrirait obligatoirement et théoriquement

la formule pour soutirer une importante portion des fortunes découvertes par ces

fouilleurs temporaires, en valorisant sans trop d’efforts ni athanor ou cornue leur projet.

Alors ils ouvrirent sans formalités un drugstore construit en rondins vermoulus et cornières

remployées, où les cohortes de garimpeiros nord-américains ou provenant du Pérou, lors

de leurs courses pourraient pour se fournir et se nourrir évaporer leur récolte contre un

ordinaire budgétivore, et surtout pour soigner leurs tourments sporadiques.

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On y trouva sans ordonnance de l’herboriste ou du docteur des fortifiants sans hormones

pour revigorer les organismes détériorés des souffreteux courbaturés et des moribonds

sur les rotules : du chlore de Niort contre la méforme, les morpions et le compère-loriot ;

de la mandragore d’Orly contre le scorbut, le torticolis, les entorses et les hémorroïdes ; de

l’ellébore de Gisors absorbé oralement contre la torpeur, le coryza, le psoriasis, la cornée

racornie et les orgelets ; de l’orpiment en poudre pour bigorner les microbes du pylore et

des broches ou dégorger l’aorte ainsi que les coronaires des thorax tordus ; de l’orviétan

aux orties et au cresson contre le choléra, l’ostéoporose, les orteils écorchés et les oreilles

à déboucher ; et aussi du formol, du chloroforme et de la morphine en suppositoire pour

assommer les douleurs troublant leurs corpulences anorexiques, mais pas de cortisone ni

de borax.

Les baroudeurs bosseurs les plus favorisés par le sort y troquèrent contre leurs trouvailles,

leurs croquenots, leurs horribles anoraks et oripeaux troués, pour obtenir non pas des

shorts courts, des frocs de croque-mort, des justaucorps informes, ou des grolles aux kroumirs

sudoripares, mais des brogues en crocodile, voire des accoutrements ordinairement

portés par des milords modernes ou les monarques contemporains de Lahore.

Les présentoirs de cet entrepôt de brocanteur regorgeaient de drôles de produits : des

cordons bickford de Cork, des tromblons de corsaires portatifs, des brouettes pour mortier

inodore de Portland, des rouets historiques contre les sortilèges, des corbeilles en osier du

Morbihan, des brocs en porcelaine biscornue coréenne, des brimborions corrects de Lorraine,

des torques coruscantes, des assortiments d’allégories pittoresques, des colliers pour

corgis, des coraux des Açores, des anamorphoses multicolores d’Angkor, le boîtier reconnu

de pandore, des coloriages de trombines de Baltimore, des croquis d’un baron créole, des

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PHOTO • CDX


#Yves Lecointre

corsages indéformables de Montreux, du déodorant à la chlorophylle, des horoscopes pour

capricorne, des horloges et des montres chromées de Toronto, des cors forgés en Andorre,

des amphores autoportantes, des sortes de cornemuses d’Armorique, des cordes pour

quatuor, des torches en cornouiller, des oriflammes de Corfou, des conserves de troncs

d’ornithorynque, des répertoires Oxford, un ouvrage sur l’humour et le logarithme d’Isidore

Loriot, un mémorandum sur les normes de la corporation des cordonniers, une brochure

soporifique sur l’amour des doryphores et des scorpions, le brouillon des propos corrosifs

de Rousseau et de Robespierre, la correspondance originale romancée en cunéiforme de

Gorki à Corneille sous forme de métaphores et d’aphorismes ronflants, des cornes d’oryx

en origami, des ornements en ivoire de morse, un grimoire de sorcellerie des korrigans

d’Hiroshima, des gourmettes en similor, des orchidées de Sapporo, des hortensias du Vercors,

des cynorhodons de Dordogne, des immortelles de Mordovie, de la chicorée de la

forêt de Belfort et du phosphore du Bosphore.

Pour améliorer la croissance inexorable de leur trésor en essor, ils profitèrent que les touareg

zoroastriens, les orthodoxes Biélorusses, les anachorètes équatoriens défroqués, les

Croates rigoristes désordonnés, les adorateurs sans tchador du Coran d’Oran, les protestants

timorés de Dortmund et d’Hanovre, les mormons concordataires du Missouri, et les

connaisseurs moroses et incorruptibles de la Torah, optèrent pour honorer la religion du

porc d’or en ignorant leurs morales, et alors les commerçants s’associèrent pour collaborer

avec la torride et décolorée Flore de la Nouvelle-Orléans pour monter un bordel abordable,

propre et florissant.

Elle apporta d’abord pour boire de nombreuses tournées un comptoir gorgé de Kronenbourg

au sorgho, de Gévéor de contrebande, de tord-boyaux salvadorien et de cordiaux

des Corbières avec Nestor et ses garçons ; puis pour les rondes ou les boléros un orchestre

folklorique avec orgue, ocarina, accordéon, trompes, chorale avec Florent le corpulent ténor

maori et Hector le soprano crooner roumain, mais surtout Corinne, Flora, Doris, Dorothée et

Ornella d’adorables orphelines déshonorées, converties avec force torgnoles en d’accortes

prostituées corvéables, arborant des torses aux rotoplos corsetés et des porte-jarretelles

noirs, qui subornées morflèrent pour accomplir de sordides fornications gores, provoquant

contre des dollars ou des paillettes, des orgasmes exorbitants sans fioritures aux organes

filiformes des porions déformés et essorés, devant leurs orifices et clitoris torturés, sans

omettre d’insupportables blennorragies.

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RECHERCHES CRÉATIVES

Métamorphosés en millionnaires croulant sous la surabondance, nos sombres héros corrompus

songèrent dorénavant à abandonner leur foyer poreux sans confort.

Laure se croyant décoratrice élabora alors son programme pour concevoir un manoir à la

Chambord, calorifugé et insonorisé, aux croupes couvertes en ardoises, où pour les dorloter

un majordome professionnel de Londres commanderait une troupe de soubrettes et un

personnel performant.

La propriété entourée par une clôture robuste de forteresse comporterait un portail en

bronze doré et orme chantourné, ouvrant sur une cour gravillonnée, et un forum arboré

bordé par une orangerie et ses oriels, un triforium en torchis victorien, de gloriettes armoriées

avec des profils de gorgones, de tours arrondies bouchardées formant des miradors

sans débords, d’avant-corps en porte-à-faux, et de contreforts en encorbellement.

Une corniche à bec-de-corbin couronnerait des portiques doriques et corinthiens en diorite

orbiculaire de Corse. L’impressionnant porche parcouru, on découvrirait un corridor

orné de poutres torsadées en sycomore corroyé reposant sur des parois de porphyre rouge

et de cornaline orangée, support des portraits des propriétaires, des eaux fortes de Fragonard,

des reproductions du Gréco et des panoramas de Pretoria, qui les conduirait vers

un grandiose séjour au décorum rococo, où le brocart dominerait et où ressortiraient pour

s’asseoir des guéridons aux napperons brodés, des tabourets tarabiscotés, des cabriolets

pléthoriques, et des voltaires aux dossiers ouvragés, avant de rencontrer après un boudoir

romantique un formidable dortoir sans convertible, puis un bonheur-du-jour en poirier de

Corrèze, et d’énormes armoires normandes en robinier avec des tiroirs courbes, sans oublier

des chiffonniers en pommier de Cahors pour loger une incommensurable garde-robe,

suivront un coucher où dormir, port de Morphée, avec ses oreillers et ses courtepointes

en organdi tricolore et des couvertures en fourrure de castors d‘Ontario et d’ours de Moravie,

et à proximité trônant sur une plateforme marmoréenne en portor, une baignoire hors

normes en corindon et fluorine marocaine avec une robinetterie recouverte de carats.

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PHOTO • CDX

Un prototype d’escalator raccorderait le couloir d’honneur à un laboratoire pour gastronomes

où une tortore roborative de cordon-bleu serait élaborée par Norbert au fourneau

patron des marmitons, pas pour que les ogres morfals gourmands et gourmets picorent

des rogatons, mais se goinfrent et dévorent dès potron-minet avec un robusta torréfié :

des brioches de Bornéo, des croissants de Louksor, du porridge de York, des corn-flakes

d’Orgeval, des croque-monsieur d’Orsay ; puis des hors-d’œuvre dont du bortsch de Kherson,

du foie-gras au torchon, des rogues d’esturgeon, des ormeaux des Comores ; des


#Yves Lecointre

rollmops avec ses gros cornichons, du homard thermidor, de la tortue du Timor, de la morue

portugaise, de la dorade du détroit d’Ormuz, du rouget de Roubaix, des brochettes de

brochet aux brocolis ; du goret à l’origan, de la mortadelle lombarde, du chorizo du picador,

des raviolis de Formose aux girolles, des tourtes aux poireaux, des colverts rouennais aux

crosnes, des ortolans aux morilles, de la choucroute de Forbach, le rosbif et le tournedos

morceaux du boucher, des rôtis d’auroch aux aromates, des rognons de Rotterdam, du

corned-beef au Kubor et à la coriandre, de l’entrecôte bordelaise, des orignaux à la broche,

des scaroles romaines, de la fourme, du roquefort et du gorgonzola, du pop-corn à la

confiture, des sorbets aux goldens, des bavarois et des charlottes aux marrons, du touron

d’Aragon, des macarons à la rose et des florentins euphorisants, des croquignoles arrosés

de Bourbon royal, de Porto hors catégorie, de Bordeaux et de Bourgognes d’origine contrôlée,

de roteuses dom Pérignon, et pourquoi pas de sirop d’orgeat.

Leur avoir monstrueux débordant désormais de leurs grassouillets et coriaces coffres forts,

un ordre opportun résonna : « Filons ! »

Alors que dehors Orion mourait, lors d’une aurore favorable d’octobre, ils sortirent leurs pépites,

lingots et barres avec discrétion et leurs passeports, pour les transporter sur le littoral

pour occuper un cargo protégé par une corvette et un torpilleur jordanien en direction de

Bangalore, via le Colorado et la Floride.

Sans forte escorte protectrice hormis Igor, Fédor et Boris leurs trois gorilles périgourdins, ils

jouèrent les cochers d’opérette et s’envolèrent de leur coron, mais poursuivis en cours de

route par une horde de rôdeurs gouvernée par l’ex major nordiste Théodore Morgan Junior

et son subordonné le caporal Georges Robert Ford incorporant aux troufions tocards horsla-loi

des desperados et des forbans sortant de prison, ils foncèrent tant que les rayons

corrodés de la roue droite rompirent transformant leur chariot en corbillard, et ainsi ils tombèrent

et roulèrent avec leurs quatorze fourgons dans la gorge du rio Bravo, aussi profonde

qu’un fjord norvégien, et coulèrent emportés dans un vortex, tourbillon mortel, alourdis par

leur or dont ils doublèrent leurs caracos en angora et leurs uniformes de conquistadors.

Jason alors pérora implorant ses proches : « Maman, viens m’aider ! » Sur ces paroles

ils se noyèrent dans le torrent corsé par un extraordinaire orage, et personne ne les

retrouva dans cette morgue tropicale, cromlech et eldorado conservé par les alligators et

les crotales.

Yves Lecoiontre

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JAUNE

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PHOTO • CHARLES DE LUVIO


#Karine Sautel

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#Karine Sautel

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#Karine Sautel

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#Karine Sautel

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#Karine Sautel

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AUNE#68

J’ATTENDSLENUMÉRO1

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PHOTO • ALEXA SUNFLOWER

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