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(1) Michel Onfray - Théorie de la dictature-Robert Laffont (2019)

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Ce que dit 1984

Avec 1984, George Orwell propose un grand livre de philosophie politique qui prend la forme d’un

roman. L’intrigue de cette œuvre est d’ailleurs très mince, très maigre. Elle est presque un prétexte à

l’exposition d’une pensée philosophique : l’action se déroule en Angleterre, en 1984 donc, trente ans

après qu’une bombe atomique y a explosé lors d’une guerre ayant opposé l’Est à l’Ouest. Un régime

totalitaire est sorti de cette catastrophe nucléaire. Le monde se

partage en trois grands blocs structurés autour d’une idéologie totalitaire : l’Angsoc, autrement dit le

socialisme anglais, pour Océania, le néo-bolchevisme pour Eurasia et le culte de la mort pour Estasia.

Ces trois régimes sont originairement socialistes et ont évolué vers un totalitarisme qui impose moins

la dictature du prolétariat que sa dictature sur le prolétariat. Il existe un quatrième bloc qui fait l’objet

des convoitises entre les trois premiers. Voilà pour le décor général.

Le héros du roman, Winston Smith, habite Londres. Il a trente-neuf ans. Il appartient au Parti et

travaille au ministère de la Vérité situé dans un immense bâtiment de trois cents mètres de haut. Il y

réécrit l’histoire afin qu’elle permette au Parti de prétendre qu’il a toujours dit vrai, qu’il a annoncé

ce qui a eu lieu, qu’il ne s’est jamais trompé, qu’il n’a commis aucune erreur et que ce qui relèverait

de la négativité serait un mensonge colporté par les opposants. Tout ce qui fut et n’est plus, par

exemple à la faveur d’un nouveau jeu d’alliances qui a laissé des traces, doit disparaître. C’est son

métier d’y travailler.

Winston sait donc ce que les autres ne doivent pas savoir. Il est au courant de ce qu’ils doivent

ignorer. Et il doit ignorer ce qu’il sait ; mieux : il doit même ignorer qu’il ignore ce qu’il sait pour

l’avoir su, puis détruit.

Fort de ce savoir, il commence un journal le 4 avril 1984 sans être très sûr de la date tant le pouvoir

a effacé le temps et gouverne sa mesure… Il n’ignore pas que cette initiative signe le début de sa

propre fin, car, chacun étant perpétuellement sous contrôle, il sait qu’on saura et qu’il sera démasqué.

Peu importe. Il achète un cahier, ce qui est puni par vingt-cinq années de travaux forcés. Dans chaque

appartement se trouve un « télécran » qui permet au pouvoir de voir sans être vu, d’entendre sans être

entendu : rien ne lui échappe. Mais un angle mort laisse à Winston l’impression qu’il peut se

soustraire au contrôle continu. Le télécran diffuse de la musique militaire.

Il se met à écrire mais n’y parvient pas ; il a l’impression de ne plus savoir s’exprimer, dire ou

raconter simplement les choses ; il perd ses idées ; il est troublé en présence de la page blanche ; il

commence et décrit la scène d’« un bateau de réfugiés bombardé quelque part en Méditerranée 18 » ;

les femmes et les enfants ne sont pas épargnés par le feu ; ceux qui cherchent à fuir en se jetant à

l’eau sont tués : la mer est rouge du sang des victimes ; une mère protège son enfant ; un hélicoptère

largue une bombe qui explose le canot. Cette scène, Winston l’a vue aux actualités du cinéma où il

s’est rendu. Il la raconte, il la décrit, il l’écrit.

Winston rencontre une jeune et belle fille, mais il la craint. Elle travaille au service littérature où «

il l’a souvent vue avec une clé anglaise entre ses mains poisseuses de cambouis : sans doute est-elle

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