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AM 434

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ÉDITO<br />

Climat :<br />

impossible<br />

sans nous !<br />

par Zyad Limam<br />

TERRES RARES<br />

L’OPPORTUNITÉ ET LE DANGER<br />

Johannesbourg.<br />

Afrique du Sud<br />

Le géant<br />

en panne<br />

CÔTE D’IVOIRE<br />

OPERATION<br />

GRAND NORD<br />

Face aux menaces sécuritaires à ses frontières septentrionales, le pays organise<br />

la réponse économique et sociale. Mais aussi militaire. Reportage sur le terrain.<br />

FOOT<br />

RIPOSTES<br />

Les meilleurs<br />

du monde !<br />

Karim Benzema<br />

et Sadio<br />

Mané<br />

DOCUMENT<br />

Idi Amin<br />

Dada<br />

UN NÉRON<br />

AFRICAIN<br />

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />

DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />

Un camp militaire,<br />

dans la région de Kafolo.<br />

+<br />

ET AUSSI<br />

Alice Diop,<br />

Tarik Saleh,<br />

Mariam Issoufou<br />

Kamara,<br />

Jennifer Richard<br />

N°<strong>434</strong> - NOVEMBRE 2022<br />

L 13888 - <strong>434</strong> S - F: 4,90 € - RD


©Photograph: Laurent Ballesta/Gombessa Project<br />

COLLECTION<br />

Fifty Fathoms


édito<br />

IMPOSSIBLE SANS NOUS<br />

Nous voilà tous au bord de la mer Rouge, à<br />

Charm el-Cheikh, pour la 27 e Conférence des parties<br />

sur les changements climatiques. La 27 e COP, déjà…<br />

(La première a eu lieu à Berlin en 1995.) Malgré les<br />

catastrophes qui se multiplient, malgré les incendies,<br />

les inondations, les sécheresses, les étés en hiver, la<br />

confusion des saisons humides et des saisons sèches,<br />

malgré les rapports qui s’empilent, nous restons comme<br />

paralysés, comme le lapin pris par les phares d’une<br />

voiture qui fonce à pleine vitesse sur lui.<br />

Les profonds dérèglements de notre écosphère,<br />

le réchauffement global de notre planète entamé<br />

avec l’ère industrielle, c’est pourtant le plus grand<br />

défi de l’humanité. Une question de survie collective.<br />

Une menace majeure à un horizon quantifiable, pas<br />

si lointain, la fin du siècle disons. Une infime seconde,<br />

au regard de l’histoire de la Terre, qui se compte en<br />

milliards d’années. Le chaos pour nos enfants et nos<br />

petits-enfants…<br />

L’objectif fixé au bout de la nuit de la COP21<br />

à Paris, en 2015, une maîtrise du réchauffement à<br />

moins de 1,5 °C d’ici la fin du siècle, est déjà largement<br />

dépassé. On évoque désormais 2 °C, probablement<br />

2,5 °C, peut-être pire encore. Les pays riches, la Chine,<br />

ne tiennent pas leurs engagements réitérés. Ils consomment<br />

et produisent toujours autant d’énergie carbonée.<br />

Tout en demandant aux pays en développement de ne<br />

pas exploiter leurs propres ressources (gaz, pétrole…). Et<br />

d’enclencher des efforts inimaginables d’ajustements<br />

en matière de coûts. Une « approche » particulièrement<br />

injuste au regard de l’histoire et face à l’urgence de sortir<br />

encore des milliards d’êtres humains de la précarité.<br />

Il n’y aura pas de transition climatique fondamentale<br />

sans le Sud, sans « les Suds ». Sans des<br />

transferts majeurs, quantifiables, réels (pas que des<br />

promesses…) de technologie et de financement, sans<br />

une prise de conscience « des Nords » qu’ils ne pourront<br />

pas s’en sortir seuls. Sur les 8 milliards d’habitants<br />

de notre planète, plus des deux tiers vivent dans les<br />

mondes émergents. Ils aspirent à plus de richesse, à<br />

plus de sécurité économique, de justice climatique.<br />

On ne pourra pas leur dire : restez dans votre pauvreté<br />

pendant que d’autres, repus, refusent de faire leur part.<br />

Il faudra sortir de cette impossibilité de faire humanité<br />

commune, de nous concevoir comme un tout, liés les<br />

PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

uns aux autres du nord au sud de la planète, de l’est à<br />

l’ouest, les pauvres, les riches, les Noirs, les Blancs, les<br />

Américains, les Européens, les Chinois, les Russes, les<br />

Indiens, les habitants des îles du Pacifique ou du Sahel…<br />

L’Afrique, sa démographie sont au centre des<br />

enjeux. Le continent reste pauvre, il ne pollue pas,<br />

ou si peu (4 % des émissions mondiales, pour un peu<br />

moins de 20 % de la population mondiale), et pourtant,<br />

il paie le tribut le plus lourd au changement climatique.<br />

Pour être clair, on se réchauffe plus vite que les autres…<br />

Parallèlement, nos besoins sont immenses. Si demain,<br />

l’Afrique devait atteindre un niveau de développement<br />

industriel comparable à celui de l’Inde ou du Vietnam,<br />

si elle devait tripler son niveau de vie, ce qui serait un<br />

minimum, si cet effort devait se faire sans transition technologique,<br />

sans transformation systémique des modes<br />

de production, le continent deviendrait alors lui-même<br />

l’une des principales causes du réchauffement global.<br />

Pour le 1,2 milliard d’Africains d’aujourd’hui, c’est<br />

déjà l’heure de la résilience et de l’adaptation. Nous<br />

avons besoin de comprendre et de définir nos propres<br />

modèles de lutte. À Djibouti, fin octobre, a été inauguré<br />

l’Observatoire régional de la recherche pour l’environnement<br />

et le climat (ORECC). Un outil particulièrement<br />

utile dans une corne de l’Afrique dévastée par les sécheresses.<br />

Nous avons besoin d’investir massivement dans<br />

notre sécurité alimentaire, et repenser notre agriculture<br />

pour qu’elle serve les besoins de notre immense marché<br />

intérieur. C’est le cas, par exemple, en Côte d’Ivoire,<br />

avec la mise en œuvre de l’initiative d’Abidjan.<br />

Nous avons besoin également de parier sur<br />

l’avenir, de mobiliser nos énergies pour créer de<br />

la valeur dans ce monde nouveau. Nous avons des<br />

terres arables immenses, et encore vierges, que nous<br />

pouvons valoriser. Il nous faut investir, et faire investir<br />

dans les énergies renouvelables : nous avons de<br />

l’eau, du soleil, des marées, du vent, des biomasses,<br />

des grands fleuves aussi. Il nous faut enfin protéger et<br />

développer nos forêts. Stopper l’arrachage, obtenir des<br />

fonds pour sécuriser, accroître les périmètres plantés.<br />

Nos forêts valent de l’or, leur capacité d’absorption du<br />

carbone vaut de l’or, notre terre vaut de l’or.<br />

Le changement du monde sera impossible<br />

sans nous. Pour notre continent, la bataille est loin<br />

d’être perdue. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 3


N°<strong>434</strong> NOVEMBRE 2022<br />

3 ÉDITO<br />

Impossible sans nous<br />

par Zyad Limam<br />

6 ON EN PARLE<br />

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />

DE LA MODE ET DU DESIGN<br />

Fela Kuti : Black president<br />

26 PARCOURS<br />

Rakidd<br />

par Astrid Krivian<br />

29 C’EST COMMENT ?<br />

Quand l’échec<br />

succède à l’échec…<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

74 LE DOCUMENT<br />

Idi Amin Dada,<br />

un Néron africain<br />

par Cédric Gouverneur<br />

88 VIVRE MIEUX<br />

Sommeil et santé,<br />

intimement liés !<br />

par Annick Beaucousin<br />

90 VINGT QUESTIONS À…<br />

Oumou Sangaré<br />

par Astrid Krivian<br />

P.06<br />

TEMPS FORTS<br />

30 Côte d’Ivoire :<br />

Opération grand Nord<br />

par Pierre Coudurier<br />

38 Une Afrique du Sud<br />

en panne<br />

par Cédric Gouverneur<br />

46 Karim Benzema<br />

et Sadio Mané :<br />

Les meilleurs du monde<br />

par Zyad Limam<br />

et Thibaut Cabrera<br />

52 Alice Diop :<br />

« Interroger notre<br />

part intime »<br />

par Astrid Krivian<br />

58 Jennifer Richard :<br />

« Une histoire qui<br />

n’est pas terminée »<br />

par Sophie Rosemont<br />

62 Tarik Saleh :<br />

« Dire la vérité<br />

est politique »<br />

par Astrid Krivian<br />

68 Mariam Issoufou Kamara :<br />

« Au service de quelque<br />

chose de plus grand que soi »<br />

par Catherine Faye<br />

P.30<br />

P.38<br />

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />

nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />

Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />

de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />

COLLECTION JACQUELINE GRANDCH<strong>AM</strong>P-THI<strong>AM</strong> - SIA K<strong>AM</strong>BOU/AFP - SHUTTERSTOCK<br />

4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Johannesbourg.<br />

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA – Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />

DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € – Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA ISSN 0998-9307X0<br />

Un camp militaire,<br />

dans la région de Kafolo.<br />

P.50<br />

FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />

31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

redaction@afriquemagazine.com<br />

Zyad Limam<br />

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />

zlimam@afriquemagazine.com<br />

Assisté de Laurence Limousin<br />

llimousin@afriquemagazine.com<br />

RÉDACTION<br />

Emmanuelle Pontié<br />

DIRECTRICE ADJOINTE<br />

DE LA RÉDACTION<br />

epontie@afriquemagazine.com<br />

P.46<br />

BUSINESS<br />

78 Les terres rares,<br />

une opportunité ?<br />

82 Emmanuel Hache :<br />

« L’Afrique peut se<br />

positionner sur ce marché »<br />

84 Retour contesté<br />

des OGM au Kenya<br />

85 Bientôt des dirigeables<br />

pour accéder aux zones<br />

enclavées<br />

86 La Fondation OCP, l’UM6P<br />

et l’ASERGMV coopèrent<br />

à la Grande muraille verte<br />

87 Le Rwanda récompensé<br />

par le FMI<br />

par Cédric Gouverneur<br />

P.58<br />

P.62<br />

Isabella Meomartini<br />

DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />

imeomartini@afriquemagazine.com<br />

Jessica Binois<br />

PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />

DE RÉDACTION<br />

sr@afriquemagazine.com<br />

Amanda Rougier PHOTO<br />

arougier@afriquemagazine.com<br />

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />

Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau,<br />

Pierre Coudurier, Catherine Faye, Cédric<br />

Gouverneur, Dominique Jouenne,<br />

Astrid Krivian, Luisa Nannipieri,<br />

Sophie Rosemont.<br />

VIVRE MIEUX<br />

Danielle Ben Yahmed<br />

RÉDACTRICE EN CHEF<br />

avec Annick Beaucousin.<br />

VENTES<br />

EXPORT Laurent Boin<br />

TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />

FRANCE Destination Media<br />

66, rue des Cévennes - 75015 Paris<br />

TÉL. : (33) 1 56 82 12 00<br />

ABONNEMENTS<br />

TBS GROUP/Afrique Magazine<br />

235 avenue Le Jour Se Lève<br />

92100 Boulogne-Billancourt<br />

Tél. : (33) 1 40 94 22 22<br />

Fax : (33) 1 40 94 22 32<br />

afriquemagazine@cometcom.fr<br />

SHUTTERSTOCK (2) - DR - KIM SVENSSON<br />

ÉDITO<br />

Climat :<br />

impossible<br />

sans nous !<br />

par Zyad Limam<br />

CÔTE D’IVOIRE<br />

OPERATION<br />

GRAND NORD<br />

TERRES RARES<br />

L’OPPORTUNITÉ ET LE DANGER<br />

Afrique du Sud<br />

Le géant<br />

en panne<br />

RIPOSTES<br />

Face aux menaces sécuritaires à ses frontières septentrionales, le pays organise<br />

la réponse économique et sociale. Mais aussi militaire. Reportage sur le terrain.<br />

FOOT<br />

DOCUMENT + ET AUSSI<br />

Les meilleurs<br />

Alice Diop,<br />

Idi Amin Tarik Saleh,<br />

du monde ! Dada Mariam Issoufou<br />

Karim Benzema UN NÉRON Kamara,<br />

et Sadio<br />

Jennifer Richard<br />

AFRICAIN<br />

Mané<br />

N°<strong>434</strong> - NOVEMBRE 2022<br />

L 13888 - <strong>434</strong> S - F: 4,90 € - RD<br />

<strong>AM</strong> <strong>434</strong> COUV.indd 1 02/11/2022 21:22<br />

PHOTOS DE COUVERTURE :<br />

SHUTTERSTOCK (3) - SIA K<strong>AM</strong>BOU/AFP -<br />

OSCAR J. BARROSO/AFP7/PRESSE SPORTS -<br />

GAO JING/XINHUA/RÉA<br />

COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />

regie@afriquemagazine.com<br />

<strong>AM</strong> International<br />

31, rue Poussin - 75016 Paris<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81<br />

Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

AFRIQUE MAGAZINE<br />

EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />

31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />

SAS au capital de 768 200 euros.<br />

PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />

Compogravure : Open Graphic<br />

Média, Bagnolet.<br />

Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />

Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />

Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />

Dépôt légal : novembre 2022.<br />

La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />

reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />

dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />

d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />

même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />

Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />

© Afrique Magazine 2022.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 5


ON EN PARLE<br />

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />

L'artiste porté<br />

par ses supporters<br />

lors du lancement<br />

de son parti,<br />

le Movement<br />

of People, en<br />

novembre 1978.<br />

6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


COLLECTION JACQUELINE GRANDCH<strong>AM</strong>P-THI<strong>AM</strong> - TOLA ODUKOYA - DR<br />

LÉGENDE<br />

FELA KUTI<br />

Black president<br />

Le talent allié à une conviction politique<br />

affirmée : c’était le COCKTAIL MAGIQUE<br />

du roi de l’afrobeat, aujourd’hui célébré<br />

à la Cité de la musique, à Paris.<br />

Avec sa trompette, en 1966.<br />

PAS MOINS d’une trentaine de costumes ô combien mémorables,<br />

et plusieurs dizaines de photographies et de savoureuses archives<br />

vidéo, comme le concert avec Africa 70 à Berlin, en 1978 : c’est<br />

une véritable immersion dans l’univers de Fela Anikulapo-Kuti<br />

(1938-1997) que nous propose la Philharmonie de Paris. Les enfants<br />

du célèbre musicien ont veillé à ce que l’entourage crucial figure<br />

entre ces murs, notamment ses épouses et sa mère, Funmilayo<br />

Ransome-Kuti. Autour de la notion clé d’afrobeat, musique prompte<br />

à la transe et au partage défendue dans son club Afrika Shrine, on<br />

raconte la vie bien remplie d’un personnage flamboyant, mais aussi<br />

l’énergie de la scène de Lagos. On constate les allers-retours entre<br />

Afrique et Amérique, jazz et high life… Et l’engagement d’un homme<br />

qui dénonçait, grâce à ses performances, les dysfonctionnements et les<br />

violences politiques. Comme l’écrit Yeni Anikulapo-Kuti, sa fille aînée :<br />

« Fela nous a emmenés à de nombreuses conférences universitaires,<br />

et cela a fait de moi ce que je suis aujourd’hui : une femme<br />

africaine fière et consciente, qui refuse de porter des perruques<br />

et qui s’identifie à sa culture, à son héritage. » ■ Sophie Rosemont<br />

« FELA ANIKULAPO-KUTI : RÉBELLION AFROBEAT », Cité de la<br />

musique, Paris (France), jusqu’au 11 juin 2023. philharmoniedeparis.fr<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 7


ON EN PARLE<br />

MÉMOIRE<br />

PÉRÉGRINATION<br />

ABYSSALE<br />

La puissance des sortilèges DÉFIE<br />

LE TEMPS dans le nouveau roman<br />

de Scholastique Mukasonga.<br />

SISTER DEBORAH : le titre du dernier roman de l’écrivaine et<br />

conteuse rwandaise est, en lui-même, tout un poème. Distinguée<br />

par le prix Renaudot 2012 pour Notre-Dame du Nil, le Grand Prix<br />

SGDL de la nouvelle 2015 pour Ce que murmurent les collines,<br />

et le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes 2021<br />

pour Un si beau diplôme !, celle qui a témoigné avec ferveur de<br />

la persécution vécue par ses proches jusqu’à leur extermination,<br />

lors du génocide des Tutsis, met habilement en scène une<br />

Sister Deborah missionnaire afro-américaine. Prophétesse et<br />

thaumaturge, elle prêche dans ses transes la parousie imminente<br />

de Jésus et annonce la venue d’une messie, qui sera donc femme<br />

et noire : « Mille ans de bonheur pour les femmes, après des milliers<br />

d’années de malheur ! » Mais elle disparaît, avant de réapparaître<br />

à Nairobi sous le nom de Mama Nganga, où elle est brûlée vive<br />

au cours d’émeutes anti-sorcellerie. Des années plus tard, Miss<br />

Jewels, une enfant qu’elle a autrefois guérie, devenue brillante<br />

universitaire aux États-Unis, nous conte son histoire, au fil d’une<br />

enquête sur les circonstances de sa mort. Dans une mise en abyme<br />

littéraire, le récit prend racine dans l’Afrique de l’Est coloniale<br />

des années 1930, où se répand le christianisme et où les structures<br />

traditionnelles laissées en place jouent un rôle de courroies de<br />

transmission. Sister Deborah, personnage central, y incarne à la<br />

fois la révolte anticoloniale, le militantisme féminin avant la lettre,<br />

qui s’exprime sur le terrain religieux parce que l’action politique<br />

lui est interdite, et un espoir, même utopique. « À toi de voir si c’est<br />

un rêve ou si c’est ce qui m’est réellement arrivé », murmure-t-elle<br />

à celle qui sonde sa légende. Tissant ainsi l’écheveau de ce<br />

roman, ni tout à fait inventé, ni tout à fait vrai. ■ Catherine Faye<br />

SCHOLASTIQUE MUKASONGA,<br />

Sister Deborah, Gallimard,<br />

160 pages, 16 €.<br />

❶<br />

SOUNDS<br />

À écouter maintenant !<br />

Beckah Amani<br />

April, The Orchard<br />

Née en Tanzanie, élevée<br />

en Australie, cette jeune<br />

chanteuse convoque<br />

sa double culture dans<br />

une musique aussi bien influencée par<br />

Nina Simone et le gospel que les sonorités<br />

traditionnelles ouest-africaines. À Londres<br />

où elle vit désormais, c’est la révélation<br />

soul du moment, ce que confirme son<br />

impeccable premier EP, fort de titres comme<br />

l’engagé « Standards » ou le romantique<br />

« Waiting On You ». On aime, et on suit !<br />

❷ Bamao Yendé<br />

RDV Discoteca,<br />

Boukan Records<br />

Fier de ses origines<br />

camerounaises, auxquelles<br />

son nom de scène rend<br />

hommage, Bamao Yendé est l’un des DJ<br />

et producteurs les plus actifs de la scène<br />

européenne. Il a cofondé le collectif YGRK<br />

Klub et même créé son propre label, Boukan<br />

Records. Proche du Diouck et de Lala &ce,<br />

il publie aujourd’hui un nouvel EP, RDV<br />

Discoteca, qui balance entre 2-step et baile<br />

pour, comme son nom l’indique, revendiquer<br />

son amour de la nuit qui se danse.<br />

❸<br />

Yoa<br />

Chansons tristes,<br />

Panenka<br />

Son nouvel EP s’appelle<br />

Chansons tristes, et<br />

pourtant, la jeune<br />

Yoa, 23 ans, réussit à nous remonter le moral<br />

grâce à son timbre suave et à ses ritournelles<br />

électro-pop, telles des bonbons acidulés façon<br />

Angèle. Les paroles, elles, sont sans filtre,<br />

nonchalantes, acides et poétiques à la fois.<br />

En écoutant « Bootycall » ou « Maddy » (du nom<br />

d’un personnage de la série Euphoria), on se<br />

dit que l’on tient peut-être bien la prochaine<br />

faiseuse de tubes francophones. ■ S.R.<br />

DR - FRANCESCA MANTOVANI/ÉDITIONS GALLIMARD - DR (3)<br />

8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Roschdy Zem<br />

et Sami Bouajila<br />

interprètent deux<br />

frères qui vont<br />

devoir affronter<br />

une situation pour<br />

le moins cocasse.<br />

COMÉDIE<br />

UNE AFFAIRE DE F<strong>AM</strong>ILLE<br />

Roschdy Zem passe derrière la caméra, et c’est UN SANS-FAUTE.<br />

SHANNA BESSON - DR<br />

POUR SA PREMIÈRE RÉALISATION, Roschdy Zem ne s’est<br />

pas donné le beau rôle : il joue un grand frère antipathique,<br />

star d’une émission de télé sur le foot, imbu de lui-même et<br />

peu intéressé par ce qu’il se passe dans sa famille, où il est<br />

de toute façon adulé par tous… À commencer pas son cadet,<br />

qui n’ose jamais le déranger. Trop gentil, jusqu’au jour où<br />

cet homme réservé, accaparé par son travail de directeur<br />

financier dans lequel il excelle, va être victime d’un accident,<br />

le faisant tomber sur la tête… Son caractère change alors<br />

radicalement, et il va désormais parler sans filtre ! C’est Sami<br />

Bouajila qui joue brillamment ce double rôle, suivant un<br />

scénario coécrit par Roschdy Zem et Maïwenn, qui incarne<br />

sa belle épouse à l’écran, bien plus calme que dans ses rôles<br />

habituels ! Une comédie française fortement autobiographique,<br />

à la fois burlesque et douce-amère au cœur d’une famille<br />

arabe fusionnelle, composée aussi d’une sœur volubile<br />

et efficace (Meriem Serba, énergique mama protectrice)<br />

et d’un frère grincheux, incarné par le réalisateur Rachid<br />

Bouchareb, lequel avait fait tourner Roschdy Zem dès 1998<br />

dans… L’Honneur de ma famille. ■ Jean-Marie Chazeau<br />

LES MIENS<br />

(France),<br />

de Roschdy<br />

Zem. Avec<br />

lui-même,<br />

Maïwenn,<br />

Sami<br />

Bouajila.<br />

En salles.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 9


ON EN PARLE<br />

Le MACAAL accueille<br />

son premier solo show<br />

consacré à un artiste<br />

contemporain.<br />

EXPO<br />

POÈTE DE L’INVISIBLE<br />

Une ode de JOËL ANDRIANOMEARISOA<br />

aux savoir-faire traditionnels marocains.<br />

Ci-contre,<br />

l'artiste<br />

malgache.<br />

PREMIER PLASTICIEN à représenter Madagascar à la<br />

Biennale de Venise, en 2019, Joël Andrianomearisoa est bien<br />

plus qu’un tisseur de rêves. En combinant textiles, papiers,<br />

bois ou minéraux, dans un jeu subtil entre pleins et vides,<br />

clairs et obscurs, plis et replis, il défie l’imperceptible, les<br />

labyrinthes émotionnels. Son œuvre protéiforme (dessin,<br />

installation, performance, vidéo, photographie) confine<br />

à la poésie, à la transmission mémorielle. Passionné par les<br />

pratiques textiles ancestrales, il collabore avec des maîtres<br />

brodeurs de sa ville natale, Antananarivo, et plus récemment<br />

avec des tisserands d’Udaipur (Inde) et une lissière d’Aubusson<br />

(France). Dans cette exposition monographique proposée<br />

par le MACAAL, le plasticien dialogue entre diverses<br />

approches artistiques et une sélection d’œuvres. Une aventure<br />

esthétique et onirique, au fil d’une exploration des savoir-faire<br />

traditionnels marocains. Où « notre terre juste comme un<br />

songe » devient le fil rouge de ce voyage sans frontière. ■ C.F.<br />

« OUR LAND JUST LIKE A DRE<strong>AM</strong> », Musée d’art<br />

contemporain africain Al Maaden, Marrakech<br />

(Maroc), jusqu’au 16 juillet 2023. macaal.org<br />

C. AYOUB EL BARDI - STUDIO JOËL ANDRIANOMEARISOA<br />

10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


RÉCOMPENSE<br />

BAUDOIN MOUANDA<br />

SOUS LES CIELS DES SAISONS<br />

Il est le PREMIER PHOTOGRAPHE AFRICAIN à recevoir le prix Roger Pic.<br />

BAUDOIN BAUDOUIN MOUANDA MOUANDA<br />

NÉ EN 1981, le photographe congolais Baudoin<br />

Mouanda nous surprend constamment avec ses<br />

images du réel africain, de la vie au Congo et des<br />

ambiances de Brazzaville. Sa série sur la SAPE<br />

(Société des ambianceurs et des personnes élégantes),<br />

qui rend hommage à ces dandys s’habillant en<br />

costumes au luxe apparent et aux couleurs multiples,<br />

a connu un succès quasi planétaire. La série « Sur le<br />

trottoir de savoir » révèle des lycéens et étudiants qui<br />

viennent lire et travailler sous les réverbères publics,<br />

faute d’électricité chez eux. De l’émotion entre ombre<br />

et lumière. Dans son rapport à l’image, Baudoin<br />

Mouanda cherche à montrer les réalités, tout en<br />

s’appuyant sur la couleur vive, la mise en scène,<br />

le décor travaillé et un certain sens de l’humour.<br />

Le prix Roger Pic, qui fêtait cette année ses<br />

30 ans, a récompensé l’artiste pour « Ciel de<br />

saison », devenant ainsi le premier photographe<br />

africain à le recevoir. Créé en 1993 par le grand<br />

reporter Roger Pic, ce prix distingue l’auteur d’un<br />

portfolio photographique qui « documente le réel<br />

et interroge l’humain avec singularité ». Pour cette<br />

série primée, l’homme a travaillé sur le thème du<br />

changement climatique, la réalisant pendant le<br />

premier confinement, à la suite d’inondations qui<br />

frappent (régulièrement) la capitale congolaise.<br />

Des orages, des éboulements, mais aussi des<br />

changements du rythme des saisons, qui peuvent<br />

à chaque catastrophe bouleverser le quotidien de<br />

populations déjà pauvres. L’artiste a voulu témoigner<br />

de ces traumatismes : « J’ai pris mon appareil photo,<br />

me souvenant de chaque détail des lieux visités<br />

(écoles, hôpitaux, pharmacies, commerces, maisons),<br />

et j’ai sollicité des témoignages pour reconstituer<br />

le spectacle de désolation. » Le travail se fait dans<br />

le chantier inondé de sa future école de photographie<br />

à Brazzaville. Les gens viennent avec leur décor<br />

habituel. Ils posent. Ils reconstituent les pieds dans<br />

l’eau le réel de leur vie. Et de leur souffrance. Un<br />

projet qui n’aurait pu voir le jour sans l’implication<br />

de ces victimes du quotidien, à voir à la galerie de la<br />

Scam, à Paris, jusqu’au 17 mars 2023. ■ Zyad Limam<br />

baudouinmouanda.fr/ciel-de-saison<br />

Série « Ciel<br />

de saison »,<br />

2020.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 11


ON EN PARLE<br />

COLLECTIF<br />

Nyati Mayi & The Astral<br />

Synth Transmitters<br />

L’ESPRIT DES GRIOTS<br />

Une fusion afro-jazz-électro accompagnée<br />

de lulanga : c’est LE PARI RÉUSSI<br />

de ce premier album inclassable.<br />

NYATI MAYI a fait ses débuts dans les années 1980, dans le groupe de danse<br />

hip-hop congolais NPG avant de s’installer à Bruxelles, où il s’illustre depuis<br />

dans des projets éclectiques. Il manie aussi le lulanga avec dextérité, tout en<br />

cultivant un timbre vocal hypnotique, qui habite ce disque imaginé avec DJ soFa.<br />

Lequel officie également sur la scène électro belge en tant que producteur toutterrain.<br />

C’est durant le premier confinement qu’ils ont échangé des mélodies<br />

et des remixes, jusqu’à donner forme à ce superbe album, le bien nommé<br />

Lulanga Tales. Résolument hybride, il convoque l’esprit des griots et la musique<br />

gnawa comme le dub jamaïcain. On y entend même un instrument traditionnel<br />

japonais, le shamisen… Lorsque résonne la conclusion, « Heart & Beatroot »,<br />

l’auditeur a totalement déconnecté d’un monde cloisonné. ■ S.R.<br />

NYATI MAYI & THE ASTRAL SYNTH TRANSMITTERS,<br />

Lulanga Tales, Les Disques Bongo Joe/L'Autre Distribution.<br />

FESTIVAL<br />

AUX<br />

FRONTIÈRES<br />

DU FANTASTIQUE<br />

Pour sa 34 e édition,<br />

Africolor CASSE<br />

LES CODES et mise sur<br />

la singularité artistique.<br />

TERRIFIANTE ou fascinante, la<br />

singularité des monstres a le pouvoir<br />

de nous ébranler ou de nous émouvoir,<br />

comme ces monstres sacrés de la<br />

scène musicale africaine convoqués<br />

en cette 34 e édition du festival nomade<br />

francilien. Du néo-Ghanéen Stevie<br />

Wonder, revisité par le trompettiste<br />

Fabrice Martinez, au griot malien<br />

Moriba Koïta, joué par son fils, en<br />

passant par la résistante kabyle Lalla<br />

Fadhma N’Soumer, interprétée par<br />

la comédienne Evelyne El Garby Klaï,<br />

la fabrique fantastique sonore de<br />

cette nouvelle édition allie héritage<br />

et nouvelles tendances, virtuosité<br />

et sensibilité, avec des dizaines de<br />

concerts, de créations et de rencontres.<br />

Encore une fois, une sélection des<br />

meilleurs artistes venus d’Afrique<br />

et des Caraïbes fait résonner la<br />

richesse de la créativité du continent :<br />

après, entre autres, Samba Peuzzi,<br />

la pépite de la musique urbaine<br />

sénégalaise, Tamikrest, fer de lance<br />

de la nouvelle génération touareg,<br />

ou Fatoumata Diawara, au folk<br />

hypnotique et sensuel, c’est Maïmouna<br />

Soumbounou, surnommée l’« Oumou<br />

Sangaré junior », qui clôturera le<br />

festival de sa voix de virtuose. ■ C.F.<br />

FESTIVAL AFRICOLOR,<br />

Île-de-France, du 18 novembre<br />

au 24 décembre 2022. africolor.com<br />

DR<br />

12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


DIALOGUE<br />

L’homme<br />

sphinx<br />

Ci-contre, une<br />

sculpture d’Auguste<br />

Rodin, datant de<br />

1909, et une coupe en<br />

faïence égyptienne.<br />

Fantasmé, collectionné et inspirant,<br />

L’ART ÉGYPTIEN a marqué<br />

l’œuvre d'Auguste Rodin, à l’apogée<br />

de sa carrière.<br />

HERVÉ LEWANDOWSKI/MUSÉE RODIN - JÉRÔME MANOUKIAN/AGENCE PHOTOGRAPHIQUE DU MUSEE RODIN<br />

S’IL N’A J<strong>AM</strong>AIS voyagé au pays<br />

des pharaons ni regardé l'Égypte<br />

avec les yeux d'un érudit, comme<br />

le fit Sigmund Freud, celui que l’on<br />

considère comme l’un des pères<br />

de la sculpture moderne s'invente,<br />

dès 1893, une Antiquité rêvée, à<br />

sa mesure. Jusqu’à sa mort, en 1917,<br />

le créateur du Penseur rassemble<br />

ainsi, dans sa villa de Meudon,<br />

plus de 1 000 œuvres de l’époque<br />

pré-pharaonique à l’époque arabe, les<br />

mêlant aux sculptures de son atelier.<br />

Peu à peu, l’art égyptien influence<br />

ses créations. Notamment dans la<br />

représentation du corps humain, la<br />

simplification des lignes et des formes,<br />

le traitement de la monumentalité.<br />

Son Monument à Balzac, statue<br />

colossale, basculée en arrière, tête<br />

altière, dont la puissance du regard<br />

semble pénétrer les mystères du<br />

monde, parle d’elle-même, malgré<br />

les vives critiques qui l’ont accueillie<br />

en 1898. On y décèle la même attitude<br />

énigmatique que celle de la créature<br />

légendaire majestueuse, postée devant<br />

les pyramides : le sphinx de Gizeh.<br />

Près d’un siècle plus tard, 400 objets<br />

de la collection personnelle de l’artiste,<br />

tous restaurés, sont exposés au musée<br />

Rodin dans un dialogue sensible<br />

avec ses propres travaux. ■ C.F.<br />

« RÊVE D’ÉGYPTE »,<br />

musée Rodin,<br />

Paris (France),<br />

jusqu’au 5 mars 2023.<br />

musee-rodin.fr<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 13


ON EN PARLE<br />

JACKIE LEE YOUNG<br />

14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


MUSIQUE<br />

VIEUX FARKA TOURÉ<br />

& KHRUANGBIN<br />

LA FL<strong>AM</strong>ME DU BLUES MALIEN<br />

Avec Ali, le fils du grand Farka Touré lui REND HOMMAGE,<br />

accompagné du groupe américain texan.<br />

DR<br />

QUELQUES MOIS après la sortie du<br />

très beau Racines, dédié à ses racines<br />

sonores maliennes et à l’œuvre de<br />

son père, Vieux Farka Touré réitère<br />

son hommage à ce dernier avec un<br />

disque qui porte tout simplement<br />

le prénom de son regretté géniteur.<br />

Mais il ne le fait pas seul. Cette<br />

fois, il collabore avec Khruangbin.<br />

Constitué du guitariste Mark Speer,<br />

de la bassiste Laura Lee et du batteur<br />

Donald Johnson, ce trio texan cultive<br />

un folk-rock tantôt psyché, tantôt<br />

funky. De quoi sublimer ces huit<br />

chansons reprenant le corpus de l’un<br />

des plus grands apôtres du blues du<br />

désert, disparu en 2006… Interprétés<br />

en fulfulde, tamasheq, songhay et<br />

bambara, les morceaux hautement<br />

électriques d’Ali Farka Touré mettent<br />

en exergue une dextérité à la guitare<br />

qui lui valut trois Grammy Awards<br />

et une reconnaissance bien au-delà<br />

des frontières africaines. Pourquoi<br />

VIEUX FARKA<br />

TOURÉ & KHRUANGBIN,<br />

Ali, Dead Oceans.<br />

Khruangbin ? « Parce que j'adore leur<br />

musique, indique Vieux Farka Touré,<br />

et ils sont un parfait exemple de ces<br />

musiciens issus d'une génération et<br />

d’une partie du monde différente, qui<br />

ont également été inspirés et influencés<br />

par mon père. » Dès l’hypnotique<br />

« Savanne », le collectif réussit à<br />

transcender le format de la simple<br />

réinterprétation. Se manifestant dans<br />

des grands classiques ou des faces B<br />

méconnues, le blues est irrésistible,<br />

parcouru de vent chaud, de rêves<br />

dont on se souvient à peine mais dont<br />

on garde néanmoins une sensation<br />

bien réelle – sans doute grâce à la<br />

spontanéité de l’enregistrement, bouclé<br />

en une semaine dans un garage du<br />

Texas. Vieux Farka Touré explique<br />

qu’il s’agit avant tout d’amour dans<br />

ce projet. Lorsque l’on entend les<br />

nouvelles versions du célèbre « Diarabi »,<br />

de « Tongo Barra » ou de « Tamalla »,<br />

matinée de trip hop, on ne peut en<br />

douter : les mélodies et les rythmiques<br />

s’entrelacent, portées par une chaleur<br />

humaine contagieuse. Ainsi, Ali palpite<br />

d’émotion, mais aussi de la joie partagée<br />

de faire résonner des cordes électriques<br />

au cœur des paysages arides. ■ S.R.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 15


ON EN PARLE<br />

Guslagie<br />

Malanda,<br />

très convaincante.<br />

CINÉMA<br />

INFANTICIDE ET MARABOUTS<br />

Un bébé abandonné sur une plage par sa mère, universitaire sénégalaise<br />

en France… Alice Diop reconstitue le procès d’un crime qui remue<br />

des SENTIMENTS COMPLEXES. Un film puissant.<br />

UNE JEUNE SÉNÉGALAISE prend le train depuis la région<br />

parisienne pour une plage du nord de la France, après avoir<br />

consulté les horaires des marées. Et laisse sa fillette métisse de<br />

15 mois sur le sable, pour qu’elle soit emportée par la mer…<br />

Ce triste fait divers de novembre 2013 avait eu un grand<br />

retentissement. La réalisatrice Alice Diop [voir son interview<br />

pages 52-57] avait assisté au procès qui avait suivi : elle le<br />

restitue aujourd’hui dans un film d’une rigueur remarquable.<br />

On est d’abord fascinés par cette mère infanticide, jeune<br />

femme aux cheveux lisses attachés, dont le visage ne laisse<br />

transparaître aucune émotion. Et pourtant, la caméra la<br />

scrute longuement (rarement femme noire aura été aussi<br />

bien filmée dans un film français), comme pour tenter de<br />

saisir une émotion, peut-être un début d’explication à son<br />

geste. La comédienne qui l’incarne, Guslagie Malanda (déjà<br />

très convaincante en tête d’affiche de Mon amie Victoria,<br />

de Jean-Paul Civeyrac, en 2014), reprend le phrasé et la<br />

syntaxe soutenus de la jeune femme, dont on avait souligné<br />

à l’époque le quotient intellectuel élevé, oubliant un peu vite<br />

qu’elle était aussi universitaire. Sa condition, son origine,<br />

sans doute sa couleur de peau, l’avaient assignée à une autre<br />

place. À la barre, une collègue parle d’elle comme d’une<br />

« affabulatrice », qui a choisi d’étudier un philosophe allemand<br />

du début du XX e siècle, Ludwig Wittgenstein, « loin de sa<br />

culture africaine ». Il faut dire que sa défense est compliquée :<br />

elle n’avait pas déclaré la naissance de son enfant et avait<br />

utilisé l’argent donné par le père, un homme blanc de trente<br />

ans de plus qu’elle, pour rétribuer des marabouts au Sénégal…<br />

Le récit, construit à trois (la réalisatrice, la monteuse Amrita<br />

David et l’écrivaine Marie Ndiaye), ne se contente pas de<br />

reconstituer le procès, il nous le fait suivre à travers les yeux<br />

d’une autrice, elle-même enceinte et d’origine africaine,<br />

remuée par les échos évidents sur sa propre vie. Elle croise<br />

hors du prétoire la mère de l’accusée, venue de Dakar :<br />

« Tu as vu tous ces journaux qui parlent d’elle ? » lui dit-elle<br />

étrangement. Certaines références sont un peu trop appuyées<br />

(comme les extraits de Médée, avec Maria Callas), mais<br />

c’est un vrai geste de cinéma qui, loin de glorifier un crime,<br />

ne cesse de l’interroger. On est emportés par la sobriété et la<br />

puissance de l’interprétation et de la mise en scène. ■ J.-M.C.<br />

SAINT-OMER (France), d’Alice Diop. Avec Guslagie<br />

Malanda, Kayije Kagame, Valérie Dréville. En salles.<br />

LAURENT LE CRABE<br />

16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


DESIGN<br />

INSPIRATION GIZEH<br />

Le cabinet Studio Malka présente « Delta » : des MEUBLES UNIQUES<br />

qui dialoguent avec la pyramide de Khéops.<br />

DR<br />

APRÈS AVOIR IMAGINÉ DES MAISONS, il faut les remplir.<br />

Voici donc les architectes de Studio Malka devenus designers<br />

afin de livrer une série de meubles spécialement conçus pour<br />

s’intégrer au projet égyptien de l’Observatoire de Khéops<br />

[voir la rubrique Architecture de notre n° 427]. Nommée<br />

« Delta », la collection a été créée à partir d’éléments sourcés<br />

sur place, respectant les critères de l’économie circulaire.<br />

Un principe que le studio avait déjà rigoureusement<br />

appliqué en 2020 lors de la rénovation du bâtiment. Chaque<br />

pièce a été pensée pour être utilisée de manière flexible<br />

et modulable, à partir d’une simple forme triangulaire.<br />

Telle la quatrième lettre de l’alphabet grec, Delta (Δ),<br />

désignant dès l’Antiquité les régions à l’embouchure du Nil.<br />

Mais aussi en référence directe à la pyramide de Khéops et<br />

aux symboles alchimiques fondamentaux que l’on retrouve<br />

dans la nécropole de Gizeh – des glyphes triangulaires<br />

qui représentent le feu, l’eau, l’air et la terre. Les différents<br />

éléments s’entremêlent, tout comme les meubles se<br />

renversent et se combinent de façon tridimensionnelle, afin<br />

d’obtenir des tables de différentes longueurs et hauteurs,<br />

ainsi que des chaises, des étagères ou encore des sculptures<br />

polymorphes. stephanemalka.com ■ Luisa Nannipieri<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 17


ON EN PARLE<br />

Halle Bailey<br />

dans le prochain<br />

film de Disney,<br />

prévu pour<br />

mai 2023.<br />

DÉCRYPTAGE<br />

TÊTE À QUEUE…<br />

DE POISSON<br />

Une « PETITE SIRÈNE »<br />

NOIRE ! Aux premières<br />

réactions racistes ont vite<br />

répondu les sourires surpris<br />

des petites Afro-Américaines.<br />

IL Y A TRENTE-TROIS ANS, Disney adaptait le célèbre<br />

conte d’Andersen en dessinant une femme-poisson<br />

rousse, prénommée Ariel… En mai 2023, dans<br />

une version incarnée par de vrais comédiens,<br />

elle aura une peau d’ébène : celle de Halle Bailey,<br />

ex-youtubeuse d’Atlanta. Les premières images de<br />

La Petite Sirène diffusées en septembre ont provoqué<br />

les commentaires les plus racistes sur les réseaux<br />

sociaux (#NotMyAriel), mais aussi l’étonnement<br />

ravi d’une majorité d’autres, racontant ou filmant<br />

la surprise et le sourire de leurs filles découvrant que<br />

la nouvelle petite sirène avait la même pigmentation<br />

qu’elles. Un référent bienvenu, Disney ayant mis<br />

du temps avant de mettre un personnage noir<br />

en haut de l’affiche : en 2009, La Princesse et la<br />

Grenouille proposait une princesse noire… mais elle<br />

apparaissait en batracien vert la moitié du temps.<br />

Et dire que dans le port de Copenhague, la statue<br />

de la Petite Sirène, installée en 1913, est faite d’un<br />

bronze qui a noirci au fil des ans ! Quand elle n’est<br />

pas peinturlurée de rouge ou d’autres couleurs en<br />

fonction des revendications de ses contempteurs,<br />

jusqu’à l’inscription sous sa grande nageoire « racist<br />

fish » (poisson raciste) il y a deux ans, en pleine<br />

vague de déboulonnages des statues de « héros »<br />

des États coloniaux ! Quoi qu’il en soit, la polémique<br />

américaine doit tristement faire sourire sous l’eau<br />

la Mami Wata des contes africains… ■ J.-M.C.<br />

ESSAI<br />

AU NOM DE LA NATURE<br />

Une analyse coup de poing sur l’absurdité<br />

des politiques de conservation en Afrique.<br />

À TRAVERS L’HISTOIRE des parcs<br />

nationaux sur le continent de 1850<br />

à 2019, Guillaume Blanc, historien<br />

de l’environnement et spécialiste de<br />

l’Afrique contemporaine, dénonce la<br />

naturalisation forcée des espaces par les experts occidentaux,<br />

avec la complicité des ONG et des dirigeants du continent.<br />

Notamment, par la transformation d’espaces agropastoraux<br />

et l’expropriation illégitime et violente des populations<br />

autochtones. Un système symptomatique des contradictions<br />

et des visions fantasmées des pays développés. « La nostalgie<br />

d’une nature africaine intouchée est aussi vieille que l’idée de<br />

sociétés africaines hors du temps, incapables qu’elles seraient<br />

de s’arracher à l’ordre naturel du monde », s’indigne, dans<br />

la préface, François-Xavier Fauvelle, titulaire de la chaire<br />

d’histoire et archéologie des mondes africains au Collège<br />

de France. Si les mythes hérités de la période coloniale<br />

ont la peau dure, il est temps de les déconstruire. ■ C.F.<br />

GUILLAUME BLANC, L'Invention du colonialisme<br />

vert : Pour en finir avec le mythe de l'Éden africain,<br />

Flammarion (poche), 356 pages, 12 €.<br />

RÉCITS<br />

DE GÉNÉRATION<br />

EN GÉNÉRATION<br />

La poétesse et slameuse camerounaise<br />

Ernis livre un premier roman juste et fort.<br />

« IL FAUT PARTIR de bonne heure<br />

pour embrasser la terre des aïeux. »<br />

En ouvrant son récit avec cette phrase,<br />

que l’on voudrait scander à voix haute, la lauréate du prix<br />

Voix d’Afriques 2022 a-t-elle voulu faire écho à l’incipit<br />

proustien : « Longtemps, je me suis couché de bonne<br />

heure »? Une manière de marquer le déterminisme et la<br />

quête de son héroïne, à l’encontre de l’immobilisme. Car<br />

c’est à la fois un retour vers les femmes de son village natal<br />

et une exploration de l’héritage des traditions, des valeurs<br />

et de la liberté qu’elles lui ont légué, qui nous sont racontés,<br />

au fil d’une écriture vivante. Où les mots s’allient avec<br />

rythme. Presque un slam narratif, de plus de 300 pages.<br />

Par cette poésie de la vie et du vrai, l’écrivaine de 28 ans va<br />

et vient du passé au présent, du sacré au désir de s’affranchir,<br />

dans un texte porté par la force des femmes de son pays.<br />

Un destin commun. Avec ses aléas. Et ses ambiguïtés. ■ C.F.<br />

ERNIS, Comme une reine, JC Lattès, 240 pages, 19 €.<br />

COURTESY OF DISNEY - DR (2)<br />

18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


LITTÉRATURE<br />

Eugène Ébodé<br />

ÉCRIRE SA VIE<br />

Un retour dans les arcanes de l’enfance<br />

et de la figure maternelle, et peut-être<br />

LE ROMAN LE PLUS PERSONNEL<br />

du Camerounais.<br />

FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD/OPALE.PHOTO - DR<br />

IL NOUS REVIENT, Eugène Ébodé. Il nous revient, avec sa<br />

langue colorée et dense. Une langue caracolante, qu’il manie<br />

avec dextérité et passion. À lui seul, le titre de son nouveau<br />

roman, Habiller le ciel, nous convie déjà à une rêverie,<br />

à une alliance entre l’au-delà et le monde vivant, le passé et<br />

le présent. Quant à la narration vivante et intimiste de l’auteur<br />

de Souveraine magnifique (Grand prix littéraire d’Afrique<br />

noire en 2015), elle nous ramène dans le dédale des souvenirs,<br />

de l’enfance, du lien filial, lorsque la mort de la mère vient<br />

bousculer l’existence. En ouvrant le livre, on pense à l’incipit<br />

de L'Étranger (1942), d'Albert Camus – « Aujourd'hui, maman<br />

est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » –, mais très vite,<br />

l’auteur-monde camerounais, inconditionnel du poignant<br />

Eugène Onéguine, de Pouchkine, brave l’absurde et redonne<br />

vie à l’ancienne danseuse doualaise qui ne savait ni lire ni<br />

écrire : « Il faut donc, me dis-je, que je me dépêche d’accoucher<br />

de ma mère avant l’envol complet des souvenirs, ces trésors<br />

dévalués ! » Après Rosa Parks, militante noire américaine,<br />

dans La Rose dans le bus jaune (2013), ou Mado, femme<br />

lumineuse, née en 1936 d’une union mixte, dans Brûlant<br />

était le regard de Picasso (2021), l’écrivain explore cette fois-ci<br />

la figure maternelle. Et le retour sur soi. C’est un plaisir de<br />

cheminer avec celui qui, après avoir passé deux tiers de sa vie<br />

en France, vient de poser ses valises à Rabat, au Maroc, où il<br />

a pris en charge la Chaire des littératures et des arts africains<br />

de l’Académie du royaume. Une conviction pour l'homme,<br />

qui rêve d’une littérature africaine, tous<br />

pays confondus, unie et reconnue, dont<br />

le poids serait comparable aux française<br />

et anglo-saxonne. Ce n’est peut-être pas<br />

un hasard si l’on découvre donc dans ce<br />

roman très personnel son attachement<br />

à la littérature marocaine, telles la<br />

poésie de Mohammed Khaïr-Eddine<br />

ou la voix de Mohamed Leftah.<br />

Comme le signe d’un trait d’union<br />

littéraire et d’un dialogue, à la fois<br />

intérieur et universel. ■ C.F.<br />

EUGÈNE EBODÉ,<br />

Habiller le ciel,<br />

Gallimard,<br />

288 pages, 20 €.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 19


ON EN PARLE<br />

FOLK<br />

STÉFI CELMA<br />

L’AUTHENTICITÉ SONORE<br />

Après le prometteur single « Maison de Terre »,<br />

l’actrice et musicienne présente SON PREMIER EP.<br />

STÉFI CELMA, En oblique,<br />

Moyo Productions/Yotanka Records.<br />

RÉVÉLÉE AU GRAND PUBLIC grâce à la série Dix pour cent,<br />

Stéfi Celma est néanmoins musicienne avant d’être actrice : elle<br />

joue du piano, de la guitare… et plus si affinités ! Ce n’est pas<br />

un hasard si elle a fait ses armes dans des comédies musicales<br />

comme Le Soldat rose… Désormais habituée des plateaux<br />

de cinéma, elle n’a pas oublié ses premières amours. Tant<br />

et si bien que non seulement elle fait ses propres morceaux,<br />

mais qu'elle a aussi monté le label Moyo Productions (dont<br />

le nom signifie « cœur » en swahili) avec son compagnon,<br />

le producteur belgo-congolais Imani Assumani. Lequel l’a<br />

accompagné dans la confection de cet EP, En oblique, entre<br />

Kinshasa, Montpellier et Bruxelles, nourri de folk acoustique<br />

ou de bossa-nova, et où l’on entend même des arrangements<br />

hip-hop. Sur « Tabou » ou « Qui », l’artiste se raconte comme<br />

jamais auparavant. Plus de secrets, et une authenticité<br />

sonore qui fait du bien en cet automne morose. ■ S.R.<br />

EYE SHOOT STUFF - DR<br />

20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


DR (2) - DANIEL OBASI<br />

DR<strong>AM</strong>E<br />

HARKA<br />

(France-Belgique-<br />

Tunisie), de Lotfy<br />

Nathan. Avec<br />

Adam Bessa, Salima<br />

Maatoug, Ikbal<br />

Harbi. En salles.<br />

LE PETIT MARCHAND<br />

DE PÉTROLE<br />

Le destin d’un jeune Tunisien poussé<br />

au trafic pour survivre. UN RÔLE<br />

FORT récompensé au dernier Festival<br />

de Cannes.<br />

C’EST LE PREMIER LONG-MÉTRAGE tourné à Sidi Bouzid, et<br />

ce n’est pas un hasard : c’est là que Mohamed Bouazizi, marchand<br />

de fruits et légumes, s’était immolé par le feu en 2010, déclenchant<br />

la révolution de Jasmin. Venu du documentaire, le cinéaste<br />

américain d’origine égyptienne Lotfy Nathan s’est inspiré de ce<br />

drame fondateur du Printemps arabe pour raconter l’histoire d’Ali,<br />

la vingtaine, qui revend de l’essence au coin des rues, menacé lui<br />

aussi de se faire arrêter ou confisquer sa marchandise s’il ne donne<br />

pas d’argent aux policiers… Or, le jeune homme doit subvenir<br />

aux besoins de sa famille tout en économisant pour espérer partir<br />

en Europe. Drôle de personnage, à la fois taiseux et bienveillant,<br />

loyal et droit, il va peu à peu se retrouver dans une impasse.<br />

Le comédien français Adam Bessa incarne avec une belle intensité<br />

cet enfermement qui conduit à la folie et lui a valu un prix de<br />

la meilleure performance mérité au dernier Festival de Cannes.<br />

La mise en scène, stylisée, nous plonge au cœur du quotidien<br />

de nombreux Tunisiens (un tiers de la population vit sous le<br />

seuil de pauvreté) et décrit parfaitement ce cercle vicieux qui,<br />

entre crise familiale et suspense autour de la contrebande de<br />

carburant, va s’avérer fatal, comme on le pressent dès le début.<br />

Le titre du film, « harka », signifie « brûler », mais désigne aussi,<br />

en argot tunisien, le migrant qui traverse la Méditerranée.<br />

« On est tous comme toi, on déteste ce pays, on apprend<br />

à vivre avec », dit l’un des personnages, fataliste… ■ J.-M.C.<br />

BEAU LIVRE<br />

Une magnifique<br />

résistance<br />

La capitale du Nigeria<br />

vue à travers les yeux<br />

d’un JEUNE TALENT<br />

de la photographie de mode.<br />

LE DERNIER VOLUME de la collection d’albums<br />

photographiques « Fashion Eye » de Louis Vuitton est<br />

entièrement dédié à Lagos. Avec une série d’images<br />

aussi militantes qu’oniriques, Daniel Obasi, qui avait<br />

collaboré avec Beyoncé sur l’album visuel Black Is<br />

King en 2020, nous emmène au cœur d’une capitale<br />

effervescente. Ses portraits cristallisent les questions<br />

politiques et sociales qui le préoccupent : la sexualité,<br />

la fluidité des genres, la non-conformité, la corruption<br />

politique ou encore la pression religieuse, le tout sous<br />

un vernis baroque d’euphorie et d’inquiétude. Comme<br />

dans la photo qui sert de sous-titre à ce magnifique<br />

livre d’art et de voyage : Beautiful Resistance.<br />

Les corps et la mode sont politiques. Les montrer<br />

permet de mélanger rêve et activisme, capturant<br />

d’autres vécus et présentant d’autres narrations,<br />

avec un regard disruptif propre à la nouvelle<br />

avant-garde noire, née dans le sillage du<br />

mouvement Black Lives Matter. ■ L.N.<br />

Beautiful Resistance,<br />

2020.<br />

DANIEL OBASI, Lagos,<br />

éditions Louis Vuitton, 112 pages, 50 €.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 21


ON EN PARLE<br />

FASHION<br />

Zenam<br />

TISSER LES IDENTITÉS<br />

CULTURELLES<br />

Les éléments visuels<br />

sont forts, donnant une<br />

profondeur à des habits<br />

chics et classiques.<br />

Le Camerounais Paul Roger Tanonkou<br />

travaille L’ICONOGRAPHIE DES TEXTILES,<br />

promouvant une mode afro-italienne<br />

qui ne craint pas les contaminations.<br />

Paul Roger<br />

Tanonkou.<br />

« ZEN<strong>AM</strong> » signifie « rayon de soleil » en bamiléké, parlée<br />

dans l’ouest du Cameroun. C’est aussi le nom du label de<br />

l’autodidacte Paul Roger Tanonkou, qui a présenté sa dernière<br />

collection, « L’Intrus », à l’Afro Fashion Week Milano. Celui<br />

qui compte parmi les organisateurs de l’événement a défilé<br />

pour la première fois, avec une ligne qui évoque son parcours<br />

dans l’univers de la haute couture. « Ça n’a pas été facile,<br />

je ne me suis jamais senti accueilli à bras ouverts », avoue<br />

le cinquantenaire. Fils d’un photographe et d’une couturière,<br />

le designer a toujours baigné dans l’art et la mode, mais<br />

ce n’est qu’une fois arrivé à Milan, il y a dix-neuf ans, qu’il<br />

s’est mis à dessiner lui-même des vêtements. Au milieu des<br />

années 2000, ses créations, réalisées avec des étoffes sourcées<br />

en Afrique, se vendent comme des petits pains. Sa recherche<br />

de textiles authentiques le pousse vers des communautés<br />

de tisserandes au Mali et au Burkina Faso, et son style inédit<br />

pique l’intérêt des blogueurs de mode et des investisseurs,<br />

qui lui ouvrent les portes du salon de Pitti Uomo. Moins présent<br />

sur le devant de la scène ces dernières années, il n’a cessé de<br />

travailler en coulisse pour promouvoir une mode qui met en<br />

avant l’identité culturelle des différentes régions du continent<br />

et ne craint pas les contaminations. Décidé à employer des<br />

tissus exclusifs pour ses collections, il développe à chaque<br />

fois une iconographie très personnelle. Dans « L’Intrus »,<br />

on retrouve des motifs inspirés de l’oiseau de paradis, une<br />

fleur typique de l’Afrique australe, mais aussi des formes<br />

géométriques tirées de l’art ndebele et le dessin d’un masque<br />

congolais. Des éléments visuels forts, qui donnent une autre<br />

profondeur à des habits chics et classiques. En revanche,<br />

point de motifs afro sur la veste croisée qu’il a réalisé pour<br />

le défilé en hommage à Giorgio Armani, organisé par Stella<br />

Jean et le collectif multiculturel We Are Made in Italy.<br />

Place ici au savoir-faire des artisans burkinabés, avec un faso<br />

dan fani étonnant, décliné en motif pied-de-poule. ■ L.N.<br />

JON BRONXL (3) - DR<br />

22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


PORTRAIT<br />

Thuso Mbedu<br />

DU KWAZULU À HOLLYWOOD<br />

En route pour LES OSCARS,<br />

l’actrice sud-africaine<br />

s’impose face à Viola Davis<br />

dans The Woman King,<br />

carton du box-office<br />

américain de la rentrée…<br />

KWAKU ALSTON/2021 CTMG, INC. ALL RIGHTS RESERVED.<br />

« TU RESSEMBLES À UNE FILLETTE »,<br />

lui dit le personnage de Viola Davis<br />

dans The Woman King, quand celui de<br />

Thuso Mbedu explique qu’elle a 19 ans…<br />

La jeune comédienne en a réalité 31, mais<br />

« peut facilement jouer tous les âges »,<br />

comme l’avait remarqué Barry Jenkins. Le<br />

réalisateur de Moonlight l’avait fait venir aux<br />

États-Unis de Johannesbourg, en 2020, après<br />

son International Emmy Award pour la série<br />

Is’thunzi, où elle jouait une ado. Et lui avait<br />

confié le rôle principal de The Underground<br />

Railroad, passionnante série pour Amazon<br />

Prime dans laquelle elle courait beaucoup<br />

pour fuir le Sud esclavagiste à travers un<br />

réseau de tunnels. Dans The Woman King,<br />

de Gina Prince-Bythewood, son rôle de<br />

guerrière dans la garde rapprochée du<br />

roi du Dahomey, au XIX e siècle, est encore<br />

plus physique. Un entraînement à la dure,<br />

avec traversée de buissons d’épines et<br />

combats contre les féroces soldats d’une<br />

tribu ennemie. Le tournage s’est déroulé<br />

non pas au Bénin mais en Afrique du Sud,<br />

où elle est retournée pour la promotion<br />

du film, jusque dans sa province natale du<br />

KwaZulu-Natal. Elle se promet de monter<br />

un jour un orphelinat ou une académie<br />

artistique. Mais Thuso Mbedu n’a pas encore<br />

l’âge de se reconvertir : elle travaille sur<br />

un projet de film de science-fiction et figure<br />

parmi les cinq favorites pour l’Oscar du<br />

meilleur second rôle féminin… ■ J.-M.C.<br />

Photographe : Kwaku Alston<br />

Coiffure : Sharif Poston<br />

Maquillage : Rebekah Aladdin<br />

Stylisme : Micah + Wayman<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 23


ON EN PARLE<br />

Ci-contre et<br />

ci-dessous, le L'mida<br />

propose des recettes<br />

traditionnelles<br />

marrakchies sur deux<br />

étages, dont une<br />

terrasse magnifique.<br />

SPOTS<br />

DE LA RUE<br />

AU ROOFTOP<br />

Street food égyptienne ou table<br />

chic marocaine en hauteur ?<br />

Voici deux ADRESSES<br />

NORD-AFRICAINES à tester.<br />

AVEC SES HUIT RESTAURANTS au Caire, à New York<br />

et à Riyad, Zooba est désormais l’une des plus célèbres<br />

enseignes de street food égyptiennes. Derrière la porte<br />

bleue qui caractérise chaque adresse depuis celle du<br />

quartier de Zamalek, inaugurée en 2012, on concocte des<br />

recettes classiques, comme les falafels avec un twist frais et<br />

contemporain : le ta’amiya est fait au Caire à base de fèves,<br />

et est donc plus léger et moins sec, mais Zooba y ajoute<br />

une touche secrète, ce qui rend ce best-seller de la cuisine<br />

de rue encore plus gourmand. Un autre plat traditionnel,<br />

le hawawshi, un délicieux sandwich de pain plat farci<br />

de viande hachée épicée, poivrons, oignons, piment et<br />

coriandre, est réinterprété en cheese hawawshi, avec roquette<br />

et mozzarella. À ne pas manquer ! zoobaeats.com<br />

De la street food à la « home food » : ouvert en 2019<br />

au cœur de la médina de Marrakech, le L’mida propose<br />

des recettes traditionnelles marrakchies, revisitées avec<br />

simplicité par la cheffe Nargisse Benkabbour à partir de<br />

Ci-dessous, le Zooba se situe<br />

au Caire, mais a ouvert sept<br />

autres restaurants dans la<br />

capitale, à New York et à Riyad.<br />

produits de saison. Le restaurant, qui se développe sur deux<br />

étages décorés dans un style à la fois classique et industriel,<br />

jouit d’un magnifique rooftop. Un véritable jardin suspendu<br />

parfumé de jasmin, pop et cozy, d’où regarder le coucher<br />

de soleil en sirotant un mocktail signature, tel le Chreb ou<br />

chouf (citron, fleur d’oranger, gingembre et eau gazeuse).<br />

La carte change tous les six mois, mais garde les plats<br />

plébiscités par les clients, comme les gnocchis berbères, à<br />

base de sauce tomate façon tajine et de jbén, un fromage<br />

à l’ail et aux fines herbes. lmidamarrakech.com ■ L.N.<br />

DR - ABDELAALI AIT KARROUM - DR<br />

24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


ARCHI<br />

LA MAISON<br />

PERCHÉE,<br />

L’ARTISANAT<br />

AU SERVICE<br />

DU MODERNISME<br />

Studio Bo livre un MAGNIFIQUE<br />

APPARTEMENT dans le centre-ville<br />

de Casablanca.<br />

OUVERTE EN 2017 par Omar Benmoussa, l’agence Studio<br />

Bo a rénové un magnifique appartement du centre-ville de<br />

Casablanca, mettant en valeur la vue imprenable de cette<br />

Maison Perchée. Le projet redistribue les espaces intérieurs<br />

en créant une grande suite parentale avec dressing et une<br />

salle de bains développée en biais, d’où l’absence de cloisons<br />

et la disposition des fenêtres permettent de voir l’église du<br />

Sacré-Cœur. Datant de 1930, celle-ci participe au charme<br />

d’un quartier où le style art-déco est très présent. C’est<br />

pour sauvegarder cette harmonie architecturale, et afin de<br />

cacher les retombées de poutres qui jonchaient le plancher,<br />

que les lignes verticales et horizontales de l’appartement<br />

ont été courbées, créant des espaces sinueux. Les arrondis<br />

ont été dédoublés au sol, en granito d’origine et béton ciré,<br />

et repris pour les cadres métalliques des portes, dessinées<br />

une par une et décorées avec des vitrages uniques. Pour<br />

le mobilier contemporain et le carrelage, en zellige beldi,<br />

l’architecte a choisi une palette que l’on retrouve<br />

dans les vieux riads : du vert, du noir et du<br />

bleu sur des tonalités vives, qui dynamisent<br />

les pièces. Le vert est également présent<br />

sur la terrasse de 100 m 2 , agrémentée<br />

d’un bar et de bancs en maçonnerie,<br />

qui évoque le pont d’un bateau et laisse<br />

flâner le regard sur l’horizon. ■ L.N.<br />

ALESSIO MEI<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 25


PARCOURS<br />

Rakidd<br />

LE DESSINATEUR POSE UN REGARD TENDRE,<br />

drôle et nostalgique sur ses étés d’enfance au Maroc dans son dernier<br />

ouvrage. Un carnet de voyage en hommage à la diaspora<br />

nord-africaine en France effectuant ce retour au pays. par Astrid Krivian<br />

vécurent enfants et firent beaucoup d’heureux. » Cette citation anonyme, Rachid<br />

Sguini, alias Rakidd, en a fait son mantra. Humour, poésie, liberté de ton et sens du<br />

détail caractérisent l’univers artistique du dessinateur. Son trait épuré croque le monde<br />

avec ses yeux d’enfant. « Je m’adresse à l’enfant en chacun de nous », présente-t-il.<br />

Son quatrième ouvrage, Souvenirs du bled, dépeint avec nostalgie ses étés de jeunesse<br />

au Maroc, pays d’origine de ses parents. Un carnet de voyage qui agit comme une madeleine<br />

de Proust pour toute une génération. « Depuis quarante ans, la diaspora nord-africaine<br />

effectue ce retour au pays. Cette histoire commune aux descendants d’immigrés compte. Il<br />

«Ils<br />

faut la raconter et la transmettre à la nouvelle génération. » À l’époque, Rakidd embarque avec<br />

les siens à bord d’une Renault 21 Nevada chargée à bloc : depuis leur domicile au cœur des volcans d’Auvergne,<br />

au Puy-en-Velay, ils mettent le cap vers Khénifra, dans le Moyen Atlas, traversant la France, l’Espagne, le détroit<br />

de Gibraltar… « La nostalgie adoucit la mémoire, mais trois jours de voiture, sans climatisation, c’était très long !»<br />

Dans ce livre coloré, chaque souvenir a sa page dédiée sous forme de carte<br />

postale détachable, accompagnée d’un texte : du hanout (petite épicerie et<br />

caverne d’Ali Baba où l’on trouve tout) au four à pain du quartier, en passant<br />

par le sfenj (beignet) et les au revoir déchirants avec les tantes. « Dans les<br />

années 1990, il fallait parfois attendre longtemps pour appeler la famille. Et<br />

on ne savait pas quand on se reverrait. » Dignes des aventures de Tom Sawyer,<br />

ces vacances l’ont construit : galopant à cheval ou à dos de mulet, il s’émerveille<br />

de la beauté des paysages, observe les singes en liberté, se baigne dans le ruisseau.<br />

« Connaître mes origines m’a forgé et donné une confiance. Je n’ai pas cette<br />

Souvenirs du bled, éditions<br />

Lapin, 60 pages, 17 €.<br />

bataille sur l’identité. Je suis français et marocain, je connais les deux réalités. »<br />

Né en 1988, biberonné aux dessins animés japonais de l’émission Club Dorothée, aux BD et aux jeux vidéo,<br />

Rakidd rêve d’être dessinateur et peintre dès 5 ans. En cours de catéchisme au collège catholique où il est scolarisé,<br />

il découvre les peintures romanes. D’abord restreinte, sa passion se densifie, et il apprend les divers courants<br />

artistiques de l’histoire. Après des études d’arts appliqués, il lance son blog, Les Gribouillages de Rakidd. Son travail<br />

est rapidement remarqué par des agences de communication. Illustrateur pour Gulli, Universal, Arte et Canal+<br />

entre autres, il gagne en visibilité, agrandit sa communauté, intéresse les éditeurs. En 2016, il publie Le Monde de<br />

Rakidd : De 2001 à nos jours, dans lequel il brosse 35 événements contemporains marquants, puis Gribouillages,<br />

ou comment je suis devenu (presque) moi. Son Petit Manuel antiraciste pour les enfants (mais pas que !) déconstruit<br />

avec pédagogie et humour les idées racistes : « Je suis obligé de traiter ces sujets, délaissés par les dessinateurs. »<br />

Le geste créateur est une façon de s’extraire du réel pour cet artiste bouillonnant d’idées, habité par l’inspiration<br />

jusqu’à se réveiller la nuit : « Je redessine le monde selon mes désirs. C’est une sensation étrange. Quand je crée,<br />

je suis dans ma bulle, je maîtrise mon univers. Et je le partage avec les autres, en vue de leur faire du bien. » ■<br />

DR<br />

26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


DR<br />

« Connaître mes<br />

origines m’a forgé<br />

et donné une<br />

confiance. Je n’ai<br />

pas cette bataille<br />

sur l’identité. »


PROFITEZ D'<br />

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C’EST COMMENT ?<br />

PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />

QUAND L’ÉCHEC SUCCÈDE À L’ÉCHEC…<br />

Entre août 2020 et septembre 2022, l’Afrique francophone a connu cinq coups d’État,<br />

dont deux en moins de huit mois au Burkina Faso. Retour à la junte militaire, aux scrutins sans cesse<br />

repoussés, aux sanctions économiques. On peut comprendre dans certains cas le ras-le-bol général<br />

face aux pouvoirs en place qui s’éternisent, faibles ou corrompus, qui n’arrivent pas à faire avancer<br />

leur pays, ni à relever le niveau de vie global, ni à lutter efficacement contre les offensives islamistes.<br />

On peut comprendre que les « nouveaux » soient un temps plébiscités par des hordes de jeunes,<br />

chauffés à blanc contre les impérialismes venus d’ailleurs, le néocolonialisme rendu coupable de<br />

tous les maux qui rongent leur société depuis des lustres. On entend de-ci de-là que l’Afrique doit<br />

aussi passer par ses révolutions, par des périodes de chaos pour reconstruire du neuf, du mieux.<br />

Pourtant, si l’on y regarde de plus près, chaque<br />

coup d’État est d’abord une catastrophe pour les<br />

peuples. Au Mali, le colonel Goïta a réussi à convaincre<br />

une bonne partie de l’opinion que la faute revenait aux<br />

Français, à l’opération Barkhane et ses dérives. Peut-être.<br />

Mais surfer sur le conflit russo-ukrainien en ouvrant grand<br />

la porte aux mercenaires Wagner pour résoudre les problèmes<br />

du pays est évidemment un leurre. Vu du Nord, et<br />

des sans-voix qui souffrent au quotidien sous le joug des<br />

exactions islamistes, la situation s’aggrave. Évidemment.<br />

Et les sanctions économiques, imposées, levées, puis<br />

réimposées souvent, saignent à blanc le commerce, le<br />

panier de la ménagère. Bref, c’est le peuple qui trinque.<br />

Au Burkina, déjà exsangue, avec l’une des économies<br />

les plus faibles du monde, sans cesse frappé<br />

par la même montée du terrorisme islamiste, un double<br />

coup d’État en une seule année est une terrible épreuve.<br />

Aides suspendues, coopération hypothéquée, etc. Idem<br />

en Guinée, déjà pas bien flambante, qui se retrouve<br />

avec un lieutenant-colonel Doumbouya en sursis à sa<br />

tête, sans soutien, sans vrai programme… Il prévoyait une<br />

élection présidentielle dans les six mois après son coup<br />

d’État, et se demande aujourd’hui s’il en organisera une<br />

en 2025… Et enfin le Tchad, où un fils décide unilatéralement<br />

de succéder à son père. Avec le népotisme culturellement chevillé au corps, oubliant qu’un<br />

processus démocratique, c’est peut-être mieux… Résultat, des émeutes réprimées dans le sang ont<br />

fait plus de 50 morts en septembre dernier. Dans un pays à genoux, dirigé depuis plus de vingt ans<br />

par la même famille, avec, là aussi, une transition dont le terme est sans cesse repoussé.<br />

Résultat des courses, et de toutes ces courses au pouvoir de militaires autoproclamés<br />

« chefs de transition », ces pays reculent et leurs populations souffrent encore davantage. Bien au-delà<br />

des raisonnements d’intellectuels africains installés à l’étranger qui ne voient dans ces coups d’État<br />

que des révolutions salvatrices. Nous sommes en 2022, et les processus démocratiques, même (et<br />

souvent) imparfaits, doivent demeurer la règle pour avancer un jour vers des lendemains meilleurs. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 29


menaces<br />

Côte d’Ivoire<br />

OPERATION<br />

GRAND NORD<br />

Le septentrion du pays, qui partage de longues<br />

frontières avec le Burkina Faso et le Mali,<br />

est exposé aux attaques de groupes terroristes<br />

djihadistes. L’État s’investit sur le plan<br />

économique, accentue le quadrillage militaire<br />

et le contact avec les populations.<br />

Reportage au plus près de ces hommes<br />

déployés sur un terrain dangereux.<br />

par Pierre Coudurier, envoyé spécial<br />

SIA K<strong>AM</strong>BOU/AFP<br />

30 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Des soldats à l’entrée<br />

d’un camp militaire,<br />

dans la région<br />

de Kafolo.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 31


MENACES<br />

Chaque voyage vers le nord<br />

ivoirien débute au « black<br />

market » d’Adjamé, à Abidjan.<br />

Une armada de vendeurs<br />

ambulants et de passants<br />

manquent à chaque instant de se faire écraser par des taxisbrousses<br />

fumants qui jouent du klaxon. Disséminées dans un<br />

dédale de rues, les gares routières desservent l’ensemble du<br />

pays. Quinze heures sont nécessaires pour rejoindre la région<br />

du Folon, à proximité des frontières guinéenne et malienne.<br />

Passé la monumentale basilique Notre-Dame-de-la-Paix de<br />

Yamoussoukro, voulue par le président Félix Houphouët-Boigny,<br />

les chauffeurs slaloment entre les nids-de-poule sur de grandes<br />

lignes droites. Au fil des heures, la végétation dense et humide<br />

devient plus clairsemée. Une fois Odienné, dernière ville du<br />

nord-ouest, franchie, le bitume laisse place à la piste. Pendant<br />

trois heures, celle-ci glisse sur 50 kilomètres vers la localité de<br />

Minignan. L’armée y a installé une base avancée. Au petit matin,<br />

les notables du village et des militaires se rassemblent dans une<br />

cour ouverte. Assise sur des chaises en plastique, l’assemblée est<br />

protégée des ultraviolets par le toit en tôle d’une maison décatie.<br />

La zone est sécurisée à 360 degrés par les forces spéciales, qui<br />

forment une bulle de protection. Le chef du village, Souleymane<br />

Kouadio, est habillé de manière traditionnelle. Ce quinquagénaire<br />

tient son chapelet et récite une prière. Puis, après les<br />

palabres d’usage, le général de brigade Zoumana Ouattara, aux<br />

airs de colosse à la force tranquille, prend la parole : « L’armée<br />

est là pour vous protéger, mais nous avons besoin de vos renseignements<br />

sur d’éventuels mouvements suspects », déclare-t-il<br />

casquette kaki vissée sur la tête et téléphones en main. Enfants<br />

et jeunes adultes se regroupent tout autour et écoutent la discussion.<br />

L’échange nécessite un traducteur pour passer du français<br />

au dioula, une langue comprise par 20 millions de personnes<br />

à majorité musulmane réparties entre le Mali, le Burkina Faso<br />

et la Côte d’Ivoire. « Nous ne voulons pas de terroristes chez<br />

nous, mais leur fonds de commerce reste la misère, rétorque<br />

un notable. Nous saluons les efforts du gouvernement, mais<br />

les jeunes qui ne trouvent toujours pas de travail restent perméables<br />

aux tentations. »<br />

Ces dernières années, l’État a en effet installé des lignes<br />

à haute tension et des paraboles permettant au réseau 4G<br />

de fonctionner dans de nombreux villages. Aussi, le Premier<br />

ministre Patrick Achi, qui s’est rendu dans le Nord en janvier,<br />

a annoncé une aide à hauteur de 3200 milliards de francs CFA<br />

sur trois ans. Une partie doit être dédiée au développement de la<br />

région et à l’insertion de la jeunesse, qui ne sera « ni délaissée ni<br />

oubliée » selon lui. « Les formalités administratives sont un problème.<br />

Il nous faut prendre la route jusqu’à Odienné », reprend<br />

Souleymane Kouadio. Et chaque trajet coûte 5 000 francs CFA<br />

(7,50 euros) – une fortune. « Des structures locales nous faciliteraient<br />

la vie. »<br />

La région du Folon reste en retard par rapport au reste<br />

du pays, même si des écoles en dur ont été construites. Les<br />

masures sont faîtes en terre, voire en paille, et la plupart des<br />

paysans, surtout les femmes, marchent quotidiennement des<br />

dizaines de kilomètres pour rejoindre leurs maraîchers et<br />

cultiver maïs, riz et arachides. Les pistes chaotiques ne permettent<br />

pas un essor économique conséquent, même si de gros<br />

PIERRE COUDURIER<br />

32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


investissements sont en cours. Le réseau routier est constitué<br />

d’environ 80 000 kilomètres de routes, dont 7 500 sont bitumés.<br />

Mais les zones frontalières n’ont pas encore été atteintes par cet<br />

effort de modernisation.<br />

LE CONTEXTE TERRORISTE<br />

À l’enclavement s’ajoute la menace sécuritaire qui progresse<br />

du Sahel vers le golfe de Guinée. En effet, depuis deux ans, le<br />

nord de la Côte d’Ivoire est en état d’alerte. Jadis prisé des touristes<br />

adeptes des safaris au sein du parc national de la Comoé,<br />

le village de Kafolo (dans le nord-est) est le lieu, le 10 juin 2020,<br />

de la première attaque terroriste dans le pays depuis celle de<br />

Grand-Bassam en 2016. En pleine nuit, une soixantaine d’assaillants<br />

venus du Burkina Faso ciblent un poste de l’armée et<br />

Dans la localité de Tienko, le général de brigade Zoumana<br />

Ouattara vient constater l’avancée des travaux d’une caserne<br />

avec le chef de chantier. L’ouvrage a pris du retard en raison<br />

de l’enclavement du village, qu’il est difficile d’approvisionner.<br />

« L’armée est<br />

là pour vous protéger,<br />

mais nous avons<br />

besoin de vos<br />

renseignements. »<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 33


MENACES<br />

Des soldats ivoiriens sont formés au tir dans le camp militaire français de Port-Bouët, à Abidjan.<br />

tuent 14 soldats. L’attentat n’est pas revendiqué, mais le chef du<br />

commando est arrêté quelques jours après, selon les autorités.<br />

Une opération militaire ivoiro-burkinabée baptisée « Comoé »<br />

avait été montée en mai, soit un mois avant cette attaque : les<br />

forces de sécurité avaient alors tué huit djihadistes présumés et<br />

arrêté 38 suspects. Mise sous pression, l’armée demeure obligée<br />

de monter en puissance et recrute 3 000 soldats. Certains sont<br />

formés en lisière du camp militaire français de Port-Bouët, situé<br />

à quelques encablures de l’aéroport d’Abid jan.<br />

En Côte d’Ivoire, pays essentiel au développement économique<br />

de la sous-région, les liens bilatéraux avec la France<br />

sont restés forts. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a<br />

réaffirmé fin septembre, lors d’une visite à l’Académie internationale<br />

de lutte contre le terrorisme (AILCT), à Jacqueville, le<br />

« soutien total de la France ». Son homologue des Armées, Sébastien<br />

Lecornu, s’est, lui, rendu en juillet au Niger, puis en Côte<br />

d’Ivoire, où il a rencontré Alassane Ouattara et visité la base<br />

militaire de Port-Bouët, qui compte près d’un millier de soldats.<br />

Il a affirmé que la France allait engager une « réflexion sur le<br />

renseignement, sur l’interopérabilité [de leurs] forces armées,<br />

sur le rôle des forces françaises quand elles sont prépositionnées<br />

dans un pays, comme la Côte d’Ivoire qui est un peu le modèle,<br />

au fond, de ce [qu’ils] souhait[ent] développer demain ». Bien<br />

que floue, la nouvelle doctrine prône l’utilisation des drones et<br />

des forces spéciales, comme au Burkina Faso et au Niger.<br />

Après l’attaque de Kafolo, une « zone opérationnelle Nord »<br />

est créée. Plus d’un millier de militaires ivoiriens sont déployés<br />

en renfort. Des unités sont formées au commandement des forces<br />

spéciales de l’armée de terre de Pau, en France. Une présence<br />

dissuasive qui contraint les djihadistes à changer leur mode opératoire.<br />

L’utilisation de mines artisanales est désormais privilégiée,<br />

comme en juin 2021, lorsque trois militaires sont tués dans<br />

l’explosion de leur véhicule, deux jours seulement après l’inauguration<br />

de l’AILCT, en présence du ministre français des Affaires<br />

étrangères Jean-Yves Le Drian. Celui-ci, en visite dans le pays,<br />

avait évoqué avec le président Alassane Ouattara le danger terroriste<br />

grandissant, alors que la France était en train de retirer la<br />

force Barkhane du Mali. Un changement de paradigme qui « crée<br />

un vide dans la région », selon les mots du chef d’État ivoirien,<br />

prononcés lors d’un entretien donné à RFI en février dernier.<br />

PIERRE COUDURIER (2)<br />

34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Ci-dessous, une rencontre entre les autorités et les notables à Tienko.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 35


MENACES<br />

« Du temps du premier président Félix Houphouët-Boigny,<br />

il y avait une vraie peur du coup d’État militaire, c’est pourquoi<br />

l’armée est restée faible », glisse un diplomate en poste<br />

à Abidjan. En 1999, la veille de Noël, le pays vit son premier<br />

coup d’État depuis l’indépendance, et le chef d’État Henri Konan<br />

Bédié doit céder le pouvoir. « Mais ces craintes ne sont plus justifiées<br />

», reprend cette source diplomatique. « Notre montée en<br />

puissance prend du temps, n’oubliez pas que nous sommes une<br />

nation reconstituée depuis dix ans », nuance Lassina Doumbia<br />

auprès d’Afrique Magazine. Il nous reçoit au pas de course dans<br />

son bureau de chef d’État-major des armées installé dans le<br />

quartier du Plateau à Abidjan, non loin de la Présidence. Mobilisé<br />

dans l’affaire des 46 soldats retenus en otage à Bamako<br />

dans le cadre d’un bras de fer diplomatique entre la Côte<br />

d’Ivoire et le Mali, l’homme est sur tous les fronts. Originaire<br />

de Dabadougou, près d’Odienné, ce militaire a gravi tous les<br />

échelons. Après la crise post-électorale de 2010-2011, il dirige<br />

les toutes nouvelles forces spéciales. En 2018, il remplace Sékou<br />

Touré, parti à la retraite, et devient chef d’état- major. « Notre<br />

stratégie actuelle est d’unifier le commandement opérationnel<br />

en décloisonnant les différentes composantes de l’armée »,<br />

indique l’intéressé. « Néanmoins, notre approche de lutte antiterroriste<br />

est globale et repose donc sur de nombreux travaux<br />

d’infrastructures, comme des écoles, des centres de santé, mais<br />

aussi des travaux de médiation afin d’empêcher la stigmatisation<br />

de certaines ethnies. »<br />

ÉVALUER LA SITUATION ET RASSURER<br />

En début d’année, le général de brigade Zoumana Ouattara<br />

a été nommé commandant du détachement militaire de la zone<br />

opérationnelle Nord. Mi-septembre, ce haut gradé se déplace<br />

avec une délégation de gendarmes, de gardes forestiers, etc.,<br />

dans l’objectif d’évaluer la situation sur le terrain et de rassurer<br />

les populations. Les hommes du général sont détachés en cinq<br />

groupements tactiques interarmes (GTIA), disséminés sur la<br />

ceinture ivoirienne, comme l’appellent les militaires, une piste<br />

qui longe d’est en ouest le nord du pays. « Elle est très prisée des<br />

contrebandiers », souffle Adama, un jeune caporal mécanicien<br />

au volant de son Toyota Land Cruiser.<br />

Peu de temps après, deux motos pétaradantes et surchargées<br />

sont arrêtées par la tête du convoi. C’est le mode de transport<br />

privilégié par les habitants de la région, mais aussi des groupes<br />

armés. Ces engins permettent d’être très mobiles et de se jouer<br />

des frontières franchissables en presque tous leurs points. Les<br />

militaires découpent les bâches et découvrent des cartons remplis<br />

de cigarettes et de médicaments de contrebande. « Ces<br />

cachets sont un véritable fléau. Ils sont un danger pour la<br />

population », lâche le lieutenant-colonel de gendarmerie Fofana,<br />

avant d’ordonner à deux de ses hommes de continuer la fouille.<br />

Lors du dernier contrôle, les gendarmes ont retrouvé des munitions<br />

de calibre 12. Les jeunes contrebandiers sont finalement<br />

arrêtés et ramenés à Odienné. « C’est notre seul moyen de s’en<br />

sortir », nous confie l’un d’eux avant d’être embarqué. « Ce sont<br />

des bandits », tranche quant à lui le lieutenant-colonel Fofana<br />

avant de reprendre la route. Le convoi s’élance à vive allure à<br />

travers la boue, le long de savanes arborescentes. Sur la piste<br />

défoncée, les corps sont mis à rude épreuve. « Gardez une distance<br />

d’au moins 50 mètres entre les véhicules », ordonne un<br />

commandant à la radio qui craint la présence de mines. Les<br />

carlingues vibrent et strient la boue, manquant par moments<br />

de rester embourbées. Au niveau du poste-frontière, un petit<br />

pont enjambe un ruisseau menant au village de Manankoro.<br />

C’est le Mali. Côté ivoirien, des soldats sont positionnés avec<br />

de l’armement lourd, même si les populations peuvent aller et<br />

venir sans trop de problèmes. De l’autre côté, les forces armées<br />

maliennes (Famas) sont invisibles. Le Mali et le Burkina Faso<br />

maîtrisent encore mal leur frontière.<br />

À l’approche de la localité de G’beya, un peu plus à l’est, les<br />

véhicules s’arrêtent soudainement pour saluer des hommes qui<br />

entravent la voie. Ils sont vêtus de peaux d’animaux et armés<br />

de poignards et de carabines. Ce ne sont pas des coupeurs de<br />

routes, mais des milices d’autodéfense dozos, issues de confréries<br />

de chasseurs. Les militaires ne nous en diront pas plus, mais<br />

dans ces zones où le contrôle de l’État est faible, des accords<br />

existent entre les forces armées et ce service d’ordre parallèle.<br />

Les villageois doivent participer aux cotisations destinées à<br />

financer les patrouilles de ces milices.<br />

Au Burkina Faso, sur le même modèle, des groupes d’autodéfense<br />

baptisés Koglweogo se constituent aussi comme des<br />

milices collaborant avec la police et la gendarmerie. Mais ils<br />

PIERRE COUDURIER<br />

36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


sont accusés de nombreuses dérives, et notamment de raviver<br />

des conflits ethniques. Surtout entre les Peuls et les milices<br />

dozos qui se regardent en chiens de faïence. Le 12 septembre<br />

dernier, l’Organisation des Nations unies a d’ailleurs exprimé<br />

son inquiétude devant « l’augmentation des discours de haine<br />

et d’incitation à la violence contre les minorités ethniques ».<br />

Les Peuls du Burkina, éleveurs nomades transhumants, sont<br />

en effet fréquemment accusés d’être la cinquième colonne du<br />

djihadisme : « La majorité des personnes arrêtées pour des faits<br />

de terrorisme présumé sont issues de ce peuple », commente<br />

le général Ouattara, avant d’assurer « ne pas vouloir stigmatiser<br />

toute l’ethnie ». S’il n’existe aucune statistique précise, certains<br />

groupes armés sont en effet constitués majoritairement<br />

de Peuls, comme la katiba Macina, d’Amadou Koufa, ou bien<br />

l’État islamique au Grand Sahara (EIGS), d’Adnan Abou Walid<br />

al-Sahraoui, tué par les forces françaises en septembre 2021.<br />

À G’Beya, des montagnes d’arachides sont étendues sur des<br />

bâches par des enfants qui les emballent ensuite dans des sacs.<br />

D’autres jeunes traînent dans la rue face à une caserne protégée<br />

par des miradors, qui a des airs de camp retranché. Dans cette<br />

base avancée, les militaires sont alignés dehors au garde-à-vous.<br />

« Pas un centimètre de cette région ne doit être cédé. Les populations<br />

doivent être rassurées, de manière que la nation soit<br />

fière de son armée », leur explique le général Ouattara dans<br />

un discours qui se veut rassurant. « Évitez tout incident à la<br />

frontière, et méfiez-vous des réseaux sociaux », assène-t-il. À la<br />

réponse de savoir si tout va bien, un soldat signale un manque<br />

d’eau potable. Les hommes ne reçoivent par jour que trois fois<br />

Deux motos surchargées sont arrêtées, il s’agit de contrebandiers.<br />

Ces engins sont<br />

le mode de transport<br />

privilégié par<br />

les habitants de la<br />

région, mais aussi<br />

des groupes armés.<br />

20 cl d’eau conditionnée en sachet, à la provenance inconnue,<br />

et dont les emballages jalonnent chaque recoin du nord du pays.<br />

La semaine passée, un militaire est mort dans un accident<br />

de la route. Une minute de silence est accordée en son honneur<br />

alors que le chant du muezzin couronne ce rituel. En face, un<br />

homme se repose à même le sol sous une cabane en bois. « Tout<br />

ira bien pour nous, si Dieu le veut. » Malgré la pauvreté et les<br />

menaces des groupes armés, l’extrême nord ivoirien ressemble<br />

à un tableau figé dans le temps, à l’exception près que les militaires<br />

occupent désormais le terrain et que le gouvernement<br />

compte bien accélérer son développement. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 37


38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Johannesbourg,<br />

la capitale<br />

économique.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

perspectives<br />

UNE AFRIQUE<br />

DU SUD<br />

EN PANNE faible, énergie<br />

Trente ans après<br />

la chute de l’apartheid,<br />

le pays affronte des crises<br />

multiples :<br />

croissance<br />

rare, criminalité record, corruption, persistance des inégalités<br />

sociales héritées de la ségrégation… Le rêve d’une « nation<br />

arc-en-ciel » prospère s’éloigne chaque jour un peu plus.<br />

par Cédric Gouverneur<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 39


PERSPECTIVES<br />

André de Ruyter est « désolé ». Le directeur<br />

général de l’entreprise publique d’électricité<br />

Eskom n’a rien de mieux à dire à ses<br />

clients, privés de courant en moyenne<br />

trois fois par jour, pendant deux à quatre<br />

heures. Des coupures pudiquement appelées<br />

« délestages », qui pourrissent le quotidien<br />

des 60 millions de Sud- Africains,<br />

et notamment des plus pauvres, ceux qui<br />

n’ont pas les moyens de s’offrir un groupe<br />

électrogène ou des panneaux solaires.<br />

Impossible de se chauffer, cuisiner,<br />

conserver les aliments au réfrigérateur,<br />

travailler sur l’ordinateur… La situation<br />

est si catastrophique qu’en septembre, le<br />

président Cyril Ramaphosa a dû écourter<br />

son séjour en Grande-Bretagne après les<br />

funérailles de la reine Élisabeth II. Des<br />

décennies de négligence et de manque<br />

d’investissements dans les infrastructures<br />

ont rendu Eskom incapable de<br />

remplir sa mission. Ted Blom, un expert<br />

en énergie interviewé fin septembre par<br />

la chaîne eNCA, pointe la responsabilité<br />

d’André de Ruyter, qui avait fait le choix<br />

de sabrer dans les opérations de maintenance<br />

afin de rembourser les dettes<br />

de l’entreprise.<br />

La situation économique de l’Afrique<br />

du Sud s’est encore complexifiée en<br />

octobre, avec la grève de Transnet, la<br />

société publique qui gère les ports et<br />

les trains de marchandises. Aux abords<br />

des ports, les cargos s’accumulent faute<br />

d’être déchargés. Cette grève « est la dernière<br />

chose dont l’économie a besoin »,<br />

se sont alarmées dans un communiqué<br />

commun les associations patronales<br />

Business Leadership South Africa et<br />

Business Unity South Africa : « Le message<br />

envoyé à l’économie globale est<br />

que faire du business avec l’Afrique du<br />

Sud est risqué. Cela va ajouter des coûts<br />

significatifs au débarquement des marchandises<br />

et à leur transport par camion,<br />

ce qui va s’additionner à l’inflation. » À<br />

6,6 % en 2022, celle-ci est en effet au<br />

plus haut depuis treize ans. À l’inverse,<br />

la monnaie nationale est à son plus bas<br />

niveau depuis le confinement d’avril<br />

2020, avec 18,50 rands pour 1 dollar<br />

mi-octobre. « Les problèmes de Transnet<br />

nous ont déjà coûté 50 milliards de rands<br />

cette année », estime Roger Baxter, président<br />

du Minerals Council South Africa,<br />

qui rassemble le secteur minier. Le pays<br />

se trouve dans l’incapacité d’exporter<br />

les richesses de son sous-sol : faute de<br />

transport, les trois quarts de la production<br />

de charbon, de fer, de manganèse et<br />

de chrome restent sur place. Selon Baxter,<br />

seulement 120 000 tonnes de minerais<br />

sont exportées chaque jour, contre<br />

456 000 d’ordinaire.<br />

PILLER, « POURQUOI PAS ? »<br />

Autre mauvaise nouvelle : la criminalité<br />

bat des records. Avec en moyenne<br />

plus de 20 000 homicides commis chaque<br />

année, le géant d’Afrique australe est l’un<br />

des pays les plus violents du globe. La<br />

Banque mondiale y recensait en 2020<br />

une moyenne de 33 meurtres pour<br />

100 000 habitants, la plupart par arme<br />

40 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Un commerçant dans son magasin<br />

durant une coupure de courant,<br />

à Soweto, en avril 2022.<br />

SIPHIWE SIBEKO/REUTERS<br />

à feu. À titre de comparaison, le taux<br />

d’homicides est de 9 pour 100 000 habitants<br />

en Afrique subsaharienne, de 1<br />

pour 100 000 en Europe, et de 22 pour<br />

100 000 en Amérique latine. Seuls des<br />

pays d’Amérique centrale (gangrenés par<br />

les gangs tatoués des maras) font pire<br />

que la nation arc-en-ciel ! Or, les derniers<br />

chiffres sont désastreux : selon le service<br />

de police d’Afrique du Sud, plus de<br />

6 400 meurtres ont été perpétrés entre<br />

avril et juin. C’est près de 70 par jour. Un<br />

chiffre 12 % plus haut qu’en 2021. « C’est<br />

élevé et inquiétant », déplore le ministre<br />

de la Police Bheki Cele.<br />

Face aux risques de vol et d’agression,<br />

riches et classes moyennes se retranchent<br />

dans des résidences sécurisées,<br />

acquièrent des armes à feu et font appel<br />

à des sociétés privées de gardiennage.<br />

Si les meurtres de fermiers blancs sont<br />

très médiatisés (et exploités par les nostalgiques<br />

de l’apartheid, qui parlent d’un<br />

« génocide de Blancs »), il faut rappeler<br />

que la criminalité affecte l’ensemble de<br />

la nation, toutes communautés et classes<br />

sociales confondues. Faute d’une police<br />

efficace, les pauvres sont plus vulnérables,<br />

car incapables de se payer les<br />

services de vigiles ou simplement une<br />

porte résistante aux effractions. Dans<br />

les townships, être agressé ou cambriolé<br />

constitue une menace permanente. Les<br />

gangs y font régner la terreur : le 10 juillet<br />

dernier, des tueurs ont mitraillé les<br />

clients de deux bars, à Soweto (province<br />

Des décennies<br />

de négligence<br />

ont rendu<br />

l’entreprise<br />

Eskom<br />

incapable<br />

de remplir<br />

sa mission.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 41


PERSPECTIVES<br />

Au premier plan, Julius Malema,<br />

le bouillonnant leader des<br />

Combattants pour la liberté<br />

économique, lors d’un<br />

rassemblement en prévision<br />

des élections locales dans<br />

le canton de Nyanga, près<br />

du Cap, le 22 octobre 2021.<br />

du Gauteng) et à Pietermaritzburg (province<br />

du KwaZulu-Natal, surnommée<br />

« KZN »), faisant une vingtaine de victimes.<br />

On ignore le mobile des assassins,<br />

ni même si les deux tueries ont un<br />

lien entre elles. Exaspérée et démunie,<br />

la population en vient parfois à se faire<br />

justice elle-même : en août, dans la province<br />

du Limpopo, une foule a lapidé,<br />

puis brûlé, deux voleurs présumés. Et il<br />

n’est pas rare d’entendre des Noirs des<br />

classes populaires se dire favorables à<br />

la peine de mort, affirmer qu’il y avait<br />

moins de délinquance sous l’apartheid,<br />

ou afficher leur xénophobie envers les<br />

immigrés, nouveaux boucs émissaires.<br />

Car celle que l’on appelle « nation arcen-ciel<br />

», fondée sur les décombres de<br />

l’apartheid, est régulièrement la proie<br />

de violences anti- immigrés, qui font des<br />

dizaines de morts. En mars 2019, un<br />

plan d’action national contre la xénophobie<br />

a vu le jour, mais il n’est guère appliqué<br />

selon l’ONG internationale Human<br />

Rights Watch, qui dénonce l’impunité<br />

des auteurs de violences racistes. En<br />

septembre 2019, environ un millier de<br />

boutiques appartenant à des Bangladais<br />

ont été attaquées. Le mouvement xénophobe<br />

Opération Dudula (« refouler »<br />

en zoulou) est récemment apparu pour<br />

intimider les entreprises employant<br />

des immigrés. Celui-ci a été fondé par<br />

un certain Lux Dlamini, s’étant illustré<br />

dans la défense des magasins lors des<br />

émeutes de 2021.<br />

Le recours à l’autodéfense a en effet<br />

caractérisé les pillages de juillet 2021,<br />

dans les jours suivant l’incarcération de<br />

l’ancien président Jacob Zuma, poussé à<br />

la démission en février 2018 pour corruption.<br />

Des émeutiers ont semé le chaos au<br />

KZN – fief de l’ex-chef d’État, qui est zoulou<br />

– et dans les environs de Johannesbourg.<br />

En l’espace d’une semaine ont<br />

été pillés environ 1 200 magasins (dont<br />

200 liquor shops), 200 centres commerciaux<br />

et 1 400 distributeurs de billets,<br />

MIKE HUTCHINGS/REUTERS<br />

42 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


EPA/EFE<br />

tandis que fleurissait sur les murs le slogan<br />

« Free Zuma ». Près de 350 personnes<br />

ont perdu la vie lors de cette semaine de<br />

chaos total : fusillades, incendies, bousculades…<br />

Les dégâts se sont chiffrés à<br />

50 milliards de rands. Cyril Ramaphosa<br />

avait pointé une « tentative de coup<br />

d’État », un « sabotage économique » planifié<br />

par des partisans de Zuma au sein<br />

du Congrès national africain (ANC). Plus<br />

d’un an après, la ville de Durban ne s’en<br />

est toujours pas remise. La plupart des<br />

petites échoppes n’étant pas assurées,<br />

patrons et vendeurs s’en sont allés grossir<br />

les rangs des sans- emplois – le taux<br />

de chômage, déjà gonflé par la crise sanitaire,<br />

est estimé à 32,6 % par l’organisme<br />

Statistics South Africa. La compagnie de<br />

télévision South African Broadcasting<br />

Corporation a filmé des scènes ahurissantes<br />

: Durban a été embouteillée de<br />

pilleurs venus profiter de l’aubaine. Les<br />

forces de l’ordre, totalement dépassées,<br />

ont été quasiment absentes. Aux reporters<br />

qui leur demandaient pourquoi ils<br />

volaient, les pilleurs répondaient souvent<br />

: « Why not? » (« Pourquoi pas ? »).<br />

Une délinquance de masse opportuniste,<br />

tel un palliatif de choc à l’absence<br />

d’opportunités économiques. « Les gens<br />

n’ont rien, il est donc très facile pour les<br />

brasiers de s’enflammer à la moindre<br />

étincelle », expliquait la professeure<br />

de science politique Narnia Bohler-<br />

Muller. D’autant qu’aucun pilleur n’a été<br />

condamné par la justice !<br />

Un policier tente de contrôler le pillage<br />

au cours d’une émeute à Durban,<br />

le 12 juillet 2021.<br />

Pillages<br />

et incendies,<br />

plus de<br />

350 personnes<br />

ont perdu la<br />

vie en juillet<br />

2021.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 43


PERSPECTIVES<br />

LA MONTÉE DU VIGILANTISME<br />

Devant l’inaction de la police, plusieurs<br />

communautés ont entrepris de<br />

se défendre elles-mêmes. Ce phénomène<br />

de privatisation de la sécurité et<br />

d’autodéfense (connu aux États-Unis<br />

sous le nom de « vigilantism ») met en<br />

péril l’État de droit, caractérisé par ce<br />

que le penseur allemand Max Weber<br />

(1864-1920) définissait comme « le<br />

monopole de la violence légitime » entre<br />

les mains des seules forces de l’ordre.<br />

« L’échec de l’État est en train de nous<br />

transformer en une nation de vigilants »,<br />

s’alarme l’analyste politique Ralph<br />

Mathekga. À Umzimkulu, Underberg,<br />

Soweto, des résidents ont dressé des barrages<br />

et, machettes en mains, font reculer<br />

les assaillants. Depuis les pillages de<br />

2021, les demandes de port d’arme ont<br />

explosé. Des quartiers se sont équipés de<br />

caméras de vidéosurveillance et à reconnaissance<br />

automatique de plaque d’immatriculation,<br />

qui repèrent les véhicules<br />

inconnus. Les vigilants patrouillent leur<br />

quartier et s’informent de la moindre<br />

anomalie via les applications de messagerie<br />

instantanée.<br />

À Phoenix, banlieue de Durban où les<br />

habitants sont majoritairement d’origine<br />

indienne, l’autodéfense a dégénéré en<br />

lynchage raciste : des dizaines de Noirs<br />

y ont été tués par des résidents locaux.<br />

De quoi envenimer les tensions entre les<br />

communautés noires et indo-africaines<br />

(2 à 3 % de la population du pays, mais<br />

25 % dans la région de Durban) : toutes<br />

deux victimes de discriminations à différents<br />

niveaux pendant l’apartheid, elles<br />

connaissent des relations tendues, du fait<br />

de la persistance d’une ségrégation de<br />

facto de l’habitat, qui entretient l’entresoi<br />

et les préjugés. Trois décennies après<br />

l’abolition du Group Areas Act (1950-<br />

1991), la loi raciste qui ségréguait l’habitat,<br />

force est de constater qu’en dehors des<br />

centres-villes, les quartiers demeurent<br />

quasiment homogènes. Feizel Mamdoo,<br />

un vétéran de la lutte anti-apartheid,<br />

dénonce par ailleurs l’emploi généralisé<br />

– dans la rue comme dans les médias – de<br />

la dénomination usuelle d’« Indiens » : un<br />

terme stigmatisant, sous-entendant que<br />

les Indo-Africains seraient des étrangers,<br />

plutôt que des citoyens à part entière<br />

dont les ancêtres ont fait souche dans le<br />

pays dès les années 1860. Aussi, Noirs et<br />

Indo-Africains occupent globalement des<br />

positions différentes sur l’échelle sociale,<br />

ces derniers étant souvent commerçants<br />

ou exerçant des professions libérales.<br />

Car la pauvreté seule ne suffit pas à<br />

expliquer le taux de criminalité. Les statistiques<br />

le démontrent : les pays les plus<br />

criminogènes sont ceux où les inégalités<br />

sociales sont les plus profondes. Afrique<br />

du Sud, Brésil, Honduras… À l’inverse,<br />

le Bangladesh, pauvre et surpeuplé,<br />

connaît une faible criminalité. Un récent<br />

rapport de la Banque mondiale (BM)<br />

confirme que, sur 164 États analysés,<br />

l’Afrique du Sud est le plus inégalitaire.<br />

Marie Françoise Marie-Nelly, directrice<br />

du département Afrique australe de l’institution,<br />

y explique que « les conditions<br />

de naissance, sur lesquels un individu a<br />

peu ou pas de contrôle, déterminent les<br />

inégalités globales d’accès ». Naître de<br />

parents noirs qui n’ont pas fait d’études<br />

et vivent dans un township ou en zone<br />

rurale constitue « un point de départ qui<br />

influence la trajectoire de toute une vie ».<br />

La BM constate que les Noirs (80 % de la<br />

population) « subissent encore les effets<br />

structurels de l’apartheid », tandis que<br />

les Blancs (8 à 9 %) « bénéficient d’un<br />

patrimoine accumulé de génération en<br />

génération » depuis l’arrivée des premiers<br />

colons en 1652.<br />

L’IMPITOYABLE MATRICE SOCIALE<br />

Trois décennies après l’abolition<br />

du régime raciste, l’ANC, au pouvoir<br />

sans discontinuité depuis les premières<br />

élections libres de 1994, n’est donc pas<br />

parvenu à changer la donne : les Noirs<br />

éprouvent majoritairement des difficultés<br />

d’accès aux soins, à l’éducation, à<br />

l’électricité, à la sécurité, au logement, au<br />

foncier, et se trouvent désormais davantage<br />

exposés aux catastrophes engendrées<br />

par le réchauffement climatique<br />

(sécheresses, inondations, glissements<br />

de terrain).<br />

La question agraire est symptomatique<br />

de cette persistance des inégalités<br />

héritées de l’apartheid. « Boer » signifie<br />

« paysan » en néerlandais : bible et fusil<br />

en mains, les colons ont dépouillé de<br />

leurs terres les Africains. En 1913, le<br />

Natives Land Act a légalisé cette dépossession,<br />

poussant environ 4 millions de<br />

paysans à aller grossir les townships et<br />

à travailler dans les mines. L’ANC a été<br />

fondé en 1912, notamment en réaction<br />

à cette loi alors en gestation. Or, malgré<br />

des promesses de redistribution réitérées<br />

L’ANC : « Habile<br />

depuis 1994, la donne n’a guère changé :<br />

les trois quarts des terres appartiennent<br />

toujours à quelques milliers de fermiers<br />

blancs. En 2006, un peu plus de 3 %<br />

seulement avait été redistribué (10 fois<br />

moins que promis), souvent au bénéfice<br />

de proches de pontes du parti politique…<br />

Fin 2017, la faction de Jacob Zuma au<br />

sein de l’ANC fait voter une loi demandant<br />

« l’expropriation sans compensation<br />

» des grands domaines issus de la<br />

colonisation. Le but est de freiner l’essor,<br />

à la gauche du parti, des Combattants<br />

pour la liberté économique (EFF),<br />

et de gêner le successeur de Zuma, le<br />

Xhosa Cyril Ramaphosa, plus centriste.<br />

Avec succès : depuis, la question agraire<br />

empoisonne le mandat de ce dernier,<br />

piégé entre le droit à la propriété (garanti<br />

par la Constitution de 1996), l’aspiration<br />

à la justice des Noirs, et la radicalité des<br />

EFF. Lorsqu’en décembre 2021, l’ANC a<br />

proposé de modifier la section 25 de la<br />

Constitution afin d’autoriser l’expropriation<br />

sans compensation, les députés de<br />

l’EFF ont paradoxalement voté contre :<br />

pour Julius Malema, leur bouillonnant<br />

leader, le texte ne va pas encore assez<br />

loin. Et hors de question pour ce révolutionnaire<br />

d’épauler l’ANC (qu’il traite<br />

de « vendu ») à implanter légalement une<br />

réforme agraire au cœur du message<br />

électoral de son parti : peu après le vote,<br />

il appelait les Noirs à se saisir des terres<br />

des « enfants de criminels » blancs…<br />

Si l’équation agraire semble vouée à<br />

44 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


demeurer insoluble, c’est également dû<br />

au désintérêt des pontes de l’ANC pour<br />

les masses rurales, délaissées au profit<br />

de la classe moyenne noire. Ces cadres<br />

ont beau toujours se désigner sous le<br />

nom de « camarades », comme au temps<br />

de la lutte de libération, le socialisme a<br />

fait place à l’affairisme. Ses dirigeants se<br />

trouvent tour à tour impliqués dans des<br />

scandales. Dernière affaire en date : le<br />

président Ramaphosa est accusé d’avoir<br />

dissimulé à la police – et au fisc – un<br />

cambriolage perpétré dans sa propriété<br />

« mainmise sur l’État » du clan « Zupta »<br />

a été qualifiée par l’ancien trésorier de<br />

l’ANC, Mathews Phosa, de « pire crime<br />

commis contre le peuple sud-africain<br />

depuis l’apartheid ». Deux des Gupta,<br />

Atul et Tony, en fuite depuis 2016, ont été<br />

interpellés en juin à Dubaï et devraient<br />

être extradés. Que l’ex-président puisse<br />

envisager un retour au pouvoir – à<br />

80 ans, et malgré un tel scandale – en dit<br />

long sur le cynisme de certaines élites du<br />

pays ! Disparu en 2013, « Madiba » doit se<br />

retourner dans sa tombe…<br />

les Combattants pour la liberté économique<br />

(panafricaniste, extrême gauche),<br />

le Parti Inkatha de la liberté (régionaliste<br />

zoulou, droite) et le Front de la liberté<br />

(afrikaner, droite). Longtemps handicapée<br />

par son image de « parti des Blancs »,<br />

l’Alliance démocratique a su convaincre<br />

de plus en plus de Noirs et de métis,<br />

grâce à sa mixité croissante et à sa gestion<br />

rigoureuse de la ville du Cap et de<br />

la province du Cap-Occidental.<br />

Selon une enquête réalisée en juillet<br />

par la Social Research Foundation,<br />

pour libérer le pays, pas pour le gouverner. »<br />

SHUTTERSTOCK<br />

privée de Phala Phala (province du Limpopo),<br />

où 4 millions de dollars auraient<br />

été dérobés. Des liasses de billets cachées<br />

dans un meuble, découvertes par une<br />

employée de maison, puis volées par des<br />

membres de son entourage. Le dirigeant<br />

est suspecté par l’ancien chef du renseignement,<br />

Arthur Fraser, d’avoir acheté<br />

le silence des cambrioleurs. Ramaphosa<br />

affirme que la somme provient de la<br />

vente de bovins de race ankole, mais la<br />

Banque centrale sud-africaine s’étonne<br />

de ne pas en avoir été informée…<br />

Là où l’affaire se complique, c’est que<br />

Fraser est un proche de Jacob Zuma. Ce<br />

dernier s’est alors empressé d’accuser<br />

publiquement son rival honni de « corruption<br />

» et de « trahison ». Son contrôle<br />

judiciaire tout juste levé, l’ex-président<br />

ne cache plus son intention de revenir en<br />

politique ! Il est pourtant empêtré dans<br />

plusieurs scandales de corruption : l’affaire<br />

Thalès (une accusation de pots-devin<br />

en marge d’un contrat d’armement en<br />

1999, alors qu’il était vice-président), et<br />

surtout la tentaculaire affaire Gupta, du<br />

nom de cette fratrie d’industriels indiens,<br />

accusés d’avoir siphonné l’argent public<br />

avec sa bénédiction. Les sociétés de l’empire<br />

Gupta décrochaient des contrats avec<br />

des entreprises publiques (notamment<br />

Eskom et Transnet…), en échange de renvois<br />

d’ascenseur, comme la nomination<br />

de membres de la famille Zuma au sein<br />

de la compagnie [voir notre article dans<br />

Afrique Magazine n° 391]. L’ahurissante<br />

Au pouvoir depuis 2018, le président Cyril Ramaphosa est suspecté d’avoir caché le vol de 4 millions<br />

de dollars dans l’une de ses propriétés privées et d’avoir acheté le silence des cambrioleurs.<br />

UN ÉCHIQUIER POLITIQUE FRAGMENTÉ<br />

En décembre prochain, l’ANC doit<br />

décider qui sera son candidat à l’élection<br />

présidentielle de 2024. Majoritaire à l’Assemblée<br />

nationale et dans huit assemblées<br />

provinciales sur neuf, le « parti des<br />

libérateurs » mise encore et toujours,<br />

pour l’emporter dans les urnes, sur le<br />

prestige de sa victoire contre l’apartheid<br />

et la loyauté des Sud-Africains noirs.<br />

Reste qu’aux élections municipales de<br />

décembre 2021, le parti a, pour la première<br />

fois, réuni moins de la moitié des<br />

voix au niveau national (46 %). Mais<br />

face à elle, l’opposition demeure fragmentée<br />

entre, par ordre d’importance,<br />

l’Alliance démocratique (libéral, centre),<br />

le poids démographique des votes des<br />

townships et des communes rurales<br />

devrait cependant permettre à l’ANC de<br />

gagner les élections de 2024. L’analyste<br />

politique Ralph Mathekga, auteur de<br />

l’ouvrage The ANC’s Last Decade, estime<br />

que le Congrès national africain est<br />

« habile pour libérer le pays, beaucoup<br />

moins pour le gouverner ».<br />

La profondeur de la crise sudafricaine,<br />

l’inertie du parti majoritaire<br />

et l’absence d’alternative comportent<br />

le risque – comme lors des pillages de<br />

juillet 2021 – d’entraîner une explosion<br />

sociale d’ampleur, mettant en péril l’idée<br />

même de nation arc-en-ciel chère à Nelson<br />

Mandela. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 45


Karim Benzema présentant<br />

son Ballon d’or avant<br />

un match du Real Madrid,<br />

le 22 octobre 2022.<br />

football<br />

Karim Benzema<br />

et Sadio Mané<br />

Les meilleurs<br />

du monde<br />

OSCAR J. BARROSO/AFP7/PRESSE SPORTS<br />

46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


À gauche, celui qui a enfin<br />

remporté le Ballon d’or.<br />

À droite, celui qui est arrivé…<br />

deuxième. L’un est français<br />

d’origine algérienne. L’autre<br />

est un enfant du Sénégal.<br />

Portraits croisés à quelques<br />

jours de la Coupe du monde.<br />

GAO JING/XINHUA/RÉA<br />

Le 17 octobre dernier, le Français d’origine<br />

algérienne Karim Benzema a remporté le<br />

Ballon d’or lors d’une cérémonie dénuée<br />

de suspens, tant le sacre du joueur madrilène<br />

était attendu. Et tant, finalement, son<br />

moment était venu. Arrivé en 2 e position, le<br />

Sénégalais Sadio Mané est devenu le premier joueur africain<br />

à monter sur le podium depuis le sacre du Libérien George<br />

Weah, en… 1995. Ce sont « les meilleurs ». L’un joue au Real<br />

Madrid (depuis 2009), l’autre au Bayern Munich, les deux<br />

équipes les plus emblématiques d’Europe. Deux attaquants.<br />

Deux marqueurs de but. Deux « Africains » fortement attendus<br />

à la Coupe du monde, l’un dans l’équipe qui vient défendre son<br />

titre, la France, l’autre dans une équipe qui a enfin connu le<br />

succès continental et cherche une reconnaissance internationale,<br />

le Sénégal. Deux stars, réellement, si<br />

différentes. L’un enfant de l’immigration, et<br />

l’autre enfant du pays. L’un « bad boy » des<br />

banlieues de Lyon, parfois bling-bling,<br />

parfois un peu Miami et jet ski, en<br />

profonde rupture avec la France,<br />

avant de retrouver presque toute<br />

sa place dans la maison et la<br />

nation bleu-blanc-rouge. Et<br />

l’autre, un « homeboy », un<br />

vrai, soucieux de rendre à son<br />

pays ce que la gloire sur le terrain<br />

lui a donné. Et qui cultive<br />

la discrétion, les racines, et la<br />

foi. Dans quelques jours, ils<br />

se retrouveront à Doha, au<br />

Qatar, pour la 22 e Coupe du<br />

monde. On leur souhaite tous<br />

les deux de réussir, de briller,<br />

de marquer. Et on ne sait jamais,<br />

dans nos rêves les plus fous, de<br />

se retrouver tous les deux dans le<br />

sprint final… ■ Zyad Limam<br />

Sadio Mané reçoit<br />

le premier prix<br />

Socrates, qui<br />

récompense un<br />

joueur pour ses<br />

engagements sociaux,<br />

le 17 octobre 2022.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 47


BLABLA<br />

Karim Benzema<br />

Du boycott<br />

à la rédemption<br />

par Thibaut Cabrera<br />

Né en décembre 1987 à<br />

Lyon, Karim Benzema<br />

est le septième enfant<br />

d’une famille issue de<br />

l’immigration algérienne<br />

– il partage les<br />

mêmes origines que Zinédine Zidane, l’un<br />

de ses mentors. À la fin des années 1950,<br />

son grand-père quitte Tighzert, en Kabylie,<br />

pour s’installer à Lyon. Son père,<br />

né à Tighzert, y rencontre sa mère, qui<br />

a grandi à Lyon dans une famille originaire<br />

d’Oran. C’est dans la banlieue de<br />

Bron que le jeune Karim grandit et s’initie<br />

au football sous les couleurs du SC<br />

Bron Terraillon.<br />

À 9 ans, il est repéré par les superviseurs<br />

de l’Olympique lyonnais (OL)<br />

lors d’un match où il fait forte impression.<br />

Il intègre le centre de formation de<br />

l’équipe en 1997 et se voit proposer un<br />

Aux côtés<br />

de sa mère et de<br />

l’un de ses fils lors<br />

de la cérémonie<br />

du Ballon d’or,<br />

le 17 octobre<br />

dernier.<br />

premier contrat professionnel en 2005, à<br />

seulement 17 ans. Pur produit de l’écurie<br />

lyonnaise, Benzema s’impose rapidement<br />

comme l’un des meilleurs attaquants de<br />

Ligue 1. Il explose réellement lors de<br />

la saison 2007-2008 avec 31 buts, trois<br />

trophées (Ligue 1, Coupe de France et<br />

Trophée des champions) et les récompenses<br />

de meilleur buteur de Ligue 1 et<br />

de meilleur joueur par l’Union nationale<br />

des footballeurs professionnels (UNFP).<br />

En 2009, il est transféré au Real<br />

Madrid et arrive en même temps qu’une<br />

autre légende du football international :<br />

Cristiano Ronaldo. Après une première<br />

saison compliquée au niveau de l’intégration,<br />

de la concurrence et des blessures,<br />

Benzema réussit à maintenir son ascension.<br />

Avec ce club, dans lequel il évolue<br />

toujours aujourd’hui, il s’est inscrit dans la<br />

légende du football. « Pièce indispensable<br />

de l’équipe » pour Carlo Ancelotti, « joueur<br />

de référence » pour Rafael Benítez, « meilleur<br />

attaquant de l’histoire du football<br />

français » selon Zinedine Zidane, Karim<br />

Benzema met d’accord l’ensemble de ses<br />

entraîneurs… Et de la planète foot. Avec<br />

le Real, il comptabilise 23 trophées, dont<br />

cinq Ligue des champions.<br />

En 2015, à la suite de l’affaire de<br />

chantage à la sextape visant son coéquipier<br />

Mathieu Valbuena, le joueur est<br />

banni de l’équipe de France. « Les Bleus,<br />

c’est terminé pour Benzema », annonçait<br />

le président de la Fédération française<br />

de football (FFF) Noël le Graët, en 2019.<br />

Condamné en novembre 2021, il renonce<br />

à faire appel. Cette période complexe a<br />

mis en lumière la relation difficile qu’il<br />

entretient avec son pays. Dans la presse<br />

espagnole, en juin 2016, il avait accusé<br />

Didier Deschamps de céder « à la partie<br />

raciste de la France ». Des propos forts,<br />

qui ont eu des répercussions dans la vie<br />

privée du sélectionneur des Bleus, qui<br />

ne pardonne pas au joueur. Pourtant,<br />

en mai 2021, face à ses exceptionnelles<br />

performances avec le Real Madrid, Didier<br />

Deschamps annonce son rappel, à la<br />

surprise générale. L’attaquant madrilène<br />

effectue un retour fracassant, plus de<br />

cinq ans après sa dernière sélection en<br />

équipe de France. Malgré la déception de<br />

l’Euro 2021, il est l’un des grands artisans<br />

du sacre des Bleus lors de la Ligue des<br />

nations en octobre. C’est la réconciliation.<br />

La même année, il remporte trois<br />

titres avec son club.<br />

Face à lui, peu de joueurs pouvaient<br />

prétendre à la distinction individuelle<br />

suprême : le Ballon d’or. Il l’a fait. Enfin.<br />

À bientôt 35 ans, Karim Benzema participera<br />

peut-être à sa dernière Coupe du<br />

monde, lui qui était si particulièrement<br />

absent lors du sacre à Moscou en 2018<br />

(et avec une prestation en demi-teinte en<br />

2014). C’est le moment. En grande forme<br />

sportive, il a réussi à faire taire les critiques<br />

et à éteindre les polémiques. Lors<br />

du Mondial 2022, au Qatar, il défendra<br />

son statut de meilleur joueur du monde,<br />

attaquant au sein de l’équipe championne<br />

en titre. ■<br />

MANTEY STÉPHANE/PRESSE<br />

48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Sous les couleurs<br />

du Real Madrid,<br />

le 6 octobre 2018.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 49


BLABLA<br />

Lors de la demi-finale<br />

de la Coupe d’Afrique<br />

des nations, entre<br />

le Sénégal et la Tunisie,<br />

le 14 juillet 2019.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


GUDIN LAURENT/PRESSE SPORTS<br />

Un graffiti<br />

le représentant<br />

sur les murs<br />

à Ouakam, Dakar,<br />

en juin 2022.<br />

Sadio Mané<br />

Le héros d’un pays<br />

C’est dans le village de<br />

Bambali, en Casamance,<br />

au sud du Sénégal, que<br />

Sadio Mané est né le<br />

10 avril 1992. En tant<br />

que fils de l’imam local,<br />

rien ne le prédestinait à cette brillante<br />

carrière de footballeur. Il découvre sa<br />

passion sur les terrains de sable, bravant<br />

les sanctions de sa famille lorsqu’il sèche<br />

l’école pour jouer au football. Influencé<br />

par le beau parcours du Sénégal lors de<br />

la Coupe du monde 2002, il se fixe l’objectif<br />

de devenir professionnel. À partir<br />

de 15 ans, il se met en tête de quitter<br />

son village pour rejoindre la capitale et<br />

ses opportunités. Malgré son jeune âge<br />

et sa précarité, Sadio Mané est déterminé.<br />

En 2009, c’est finalement à M’Bour<br />

qu’il est repéré pour venir passer des<br />

tests à Dakar, avant d’être recruté par<br />

l’AS Génération Foot, club situé à Deni<br />

Biram Ndao, dans la grande banlieue<br />

de la capitale.<br />

Celui-ci fait partie de ces clubs considérés<br />

comme de véritables tremplins<br />

vers l’Europe pour les talents sénégalais.<br />

En 2011, c’est le grand saut. Il rejoint un<br />

club partenaire : le FC Metz. Malgré des<br />

débuts difficiles durant lesquels il doit<br />

s’adapter au climat et au style de jeu<br />

français, Sadio Mané, travailleur, progresse<br />

de manière impressionnante et<br />

confirme son talent au sein du Red Bull<br />

Salzbourg, de 2012 à 2014. Avec 45 buts<br />

en 87 matchs en Autriche, il attire l’œil<br />

de grands clubs européens et est recruté<br />

par Southampton, club pensionnaire de<br />

Premier League anglaise. Après deux<br />

années convaincantes, il séduit Jürgen<br />

Klopp, l’entraîneur du Liverpool FC.<br />

Transféré en 2016 pour 36 millions<br />

d’euros, il devient le joueur africain le<br />

plus cher de l’histoire au moment de<br />

la transaction – il est aujourd’hui le<br />

10 e , notamment derrière deux anciens<br />

co équipiers à Liverpool, Mohamed<br />

Salah et Naby Keïta. Joueur majeur, il<br />

est déterminant dans l’ère Klopp et remporte<br />

six trophées, dont une Ligue des<br />

champions en 2019 et le premier trophée<br />

de Premier League (2019-2020) du club<br />

depuis la saison 1989-1990. Cette réussite<br />

de l’individuel au service du collectif<br />

est due à la discipline que s’impose le<br />

Sénégalais. Qualifié de « machine » par<br />

l’entraîneur de Liverpool, Sadio Mané<br />

place l’entretien de son corps, le football<br />

et la prière au-dessus de tout.<br />

En février dernier, cette rigueur lui<br />

a aussi permis de porter l’équipe du<br />

Sénégal, marquée par le sceau de la<br />

défaite après plusieurs échecs : les Lions<br />

de la Teranga sont devenus champions<br />

d’Afrique en remportant, pour la première<br />

fois de leur histoire, la Coupe<br />

d’Afrique des nations. Sadio Mané fait la<br />

fierté de son pays.<br />

Souvent décrit par ses coéquipiers<br />

comme humble et modeste, faisant<br />

preuve de respect et d’humanité, le<br />

joueur est très actif et généreux vis-àvis<br />

de sa communauté. En juin 2021, il<br />

a inauguré à Bambali un hôpital qu’il a<br />

financé. Ému lorsqu’il évoque son village<br />

natal en interview, Sadio Mané a reçu<br />

le tout premier prix Socrates (nouveauté<br />

de l’édition 2022 du Ballon d’or, récompensant<br />

les engagements sociaux d’un<br />

joueur) pour ses nombreuses actions au<br />

Sénégal. Cet homme de conviction ne<br />

transgresse pas ses règles : sur une photo<br />

prise avec sa nouvelle équipe, le Bayern<br />

Munich, pour célébrer l’Oktoberfest (la<br />

fête de la bière), il est le seul, avec le<br />

défenseur marocain Noussair Mazraoui,<br />

à poser sans verre à la main.<br />

Transféré lors du dernier mercato<br />

au Bayern, il ne lui aura fallu que<br />

29 minutes lors de son premier match de<br />

championnat pour inscrire son premier<br />

but sous ses nouvelles couleurs. Il en est<br />

aujourd’hui à 11 réalisations. En pleine<br />

forme physique, Sadio Mané arrivera<br />

au Mondial de Doha avec l’intention de<br />

défendre le statut de champion de son<br />

pays… Et de faire, de nouveau, vibrer<br />

la nation. Au Sénégal, on attend et on<br />

exige beaucoup de lui. Peut-être trop. Ce<br />

ne sera pas facile. ■ T.C.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 51


entretien<br />

Alice Diop<br />

« Interroger notre<br />

part intime »<br />

La cinéaste française signe un long-métrage<br />

puissant et troublant sur le procès d’une mère<br />

infanticide, traitant de thèmes aussi divers<br />

que la maternité, l’exil, le racisme. Doublement<br />

primé à la Mostra de Venise, Saint Omer<br />

représentera la France aux Oscars 2022.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


CLAIRE SCOVILLE<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 53


ENTRETIEN<br />

Au 79 e festival<br />

du film de Venise,<br />

en septembre<br />

2022.<br />

AL<strong>AM</strong>Y<br />

54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


DR<br />

Elle est entrée en cinéma comme<br />

on entre en politique, affirmet-elle.<br />

Née en France, en 1979, de<br />

parents sénégalais, Alice Diop a<br />

grandi en région parisienne. Elle a étudié l’histoire et la sociologie<br />

visuelle à l’université Panthéon-Sorbonne, à Paris, et a été<br />

formée à l’atelier « documentaire » de la célèbre Fémis. Caméra<br />

au poing, elle raconte les histoires de ceux qui sont relégués des<br />

récits cinématographiques – des habitants des quartiers populaires,<br />

des personnes issues de l’immigration postcoloniale et de<br />

ce que l’on nomme « la diversité ». Une démarche tant artistique<br />

que politique pour enrichir les imaginaires et les représentations<br />

d’une société, afin que la France se regarde enfin dans toute sa<br />

complexité, sa pluralité. « C’est la question de tous mes films :<br />

offrir au corps noir la possibilité de dire l’universel », expliquet-elle<br />

dans le dossier de presse de son dernier film, Saint Omer.<br />

Depuis son premier court-métrage documentaire, La Tour<br />

du Monde, en 2005, nombre de ses œuvres ont été primées,<br />

parmi lesquelles Vers la tendresse (César du Meilleur courtmétrage<br />

2017), qui explore la part intime de jeunes hommes<br />

dans une cité populaire, La Permanence (Étoile de la SC<strong>AM</strong><br />

2017), qui suit un médecin généraliste à Bobigny, ou encore<br />

Nous (Prix du meilleur film de la section Encounters à la Berlinale<br />

2022), qui nous emmène le long de la ligne francilienne<br />

du RER B et fait le portrait de quelques habitants.<br />

Pour sa première fiction, la cinéaste s’est inspirée d’un fait<br />

divers qui a eu lieu en 2013 : Fabienne Kabou avait abandonné<br />

et laissé se noyer sa fille de 15 mois sur une plage à marée haute,<br />

à Berck-sur-Mer, dans le nord de la France [voir encadré pages<br />

suivantes]. Reprenant certains éléments du procès de l’accusée,<br />

auquel elle avait assisté en 2016, Alice Diop compose le récit<br />

d’une Médée contemporaine, complexe, obscure, insaisissable.<br />

Son autre héroïne, Rama, jeune romancière qui suit l’audience,<br />

voit ses certitudes vaciller et son être intime profondément bouleversé<br />

par l’écoute de la parole de l’accusée et des différents<br />

témoignages. Cette œuvre forte, troublante, foisonnante de<br />

thèmes (la maternité, l’exil, le racisme, l’enfance…), tournée<br />

dans la salle attenante à celle du véritable procès, a été doublement<br />

récompensée à la dernière Mostra de Venise. Saint Omer<br />

sera en outre le film qui représentera la France pour l’Oscar du<br />

Meilleur film étranger.<br />

Saint Omer<br />

sortira dans<br />

les salles<br />

françaises<br />

le 23 novembre.<br />

<strong>AM</strong> : Pourquoi l’histoire de Fabienne Kabou vous<br />

a-t-elle intéressée au point d’en faire une fiction ?<br />

Alice Diop : Du début à la fin, Saint Omer tente de répondre<br />

à cette question. Mais ce qui m’a convaincue de faire un film<br />

à partir de cette histoire, ce n’est pas tellement qu’elle m’avait<br />

travaillée à titre personnel. C’est plutôt de constater à quel point<br />

elle avait obsédé beaucoup de femmes qui avaient assisté au<br />

procès à la cour d’assises de Saint-Omer en 2016, mais aussi les<br />

journalistes présents, les avocats, la juge… De même, ce que<br />

j’entendais dans les commentaires de presse, et au sein de mes<br />

amis, confirmait que cette histoire était marquante pour bon<br />

nombre de femmes. Elle nous renvoyait à la part intime de notre<br />

rapport très complexe, très profond, que l’on entretient avec la<br />

maternité. Au-delà d’une expérience personnelle donc, c’est ce<br />

caractère universel qui m’a poussée à réaliser ce film.<br />

À partir de ce fait divers, vous déployez une narration<br />

plus vaste, avec des références à la tragédie.<br />

En effet. Je ne suis pas du tout une amatrice de faits divers.<br />

Ce qui m’intéresse, c’est précisément la catharsis, propre à la tragédie,<br />

au mythe, que le récit permet de provoquer. La question<br />

de l’infanticide est intemporelle, c’est l’un des plus grands tabous<br />

de l’humanité. Cette histoire me renvoyait au mythe antique de<br />

Médée. Et permettait de la regarder à un certain endroit, de la<br />

dépouiller de son caractère sordide de fait divers pour interroger<br />

un thème beaucoup plus vaste : le lien inextricable qui lie une<br />

mère à ses enfants depuis la nuit des temps.<br />

Comme Fabienne Kabou, votre héroïne est d’origine<br />

sénégalaise : au cours de son procès, on observe qu’elle<br />

cristallise les projections. Des regards pétris de racisme,<br />

de misogynie se posent sur elle. Certains la voient comme<br />

une victime de sorcellerie, quand d’autres peinent à croire<br />

qu’elle puisse s’intéresser au philosophe Wittgenstein, ou<br />

s’étonnent de sa grande maîtrise de la langue française…<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 55


ENTRETIEN<br />

L’histoire derrière le film<br />

Je<br />

«<br />

ne veux pas être défendue car je suis<br />

indéfendable », déclare Fabienne<br />

Kabou à son avocate, Maître Fabienne<br />

Roy-Nansion, au moment de sa mise<br />

en examen pour assassinat. En novembre<br />

2013, elle prend le train depuis Paris avec sa fille de<br />

15 mois, Ada, direction Berck. Avant de réserver ses<br />

billets, elle a consulté les horaires des marées. Le soir,<br />

sur la plage, elle abandonne son bébé, tandis que<br />

la mer monte. L’accusée racontera plus tard lui avoir<br />

donné le sein et demandé pardon avant de la laisser.<br />

Elle explique qu’elle a été envoûtée, en proie à une force<br />

malveillante qui aurait guidé son geste. Elle déclare aussi<br />

que la mort de sa fille était salvatrice pour la protéger :<br />

des femmes lui voulaient du mal. C’est également pour<br />

cette raison qu’elle ne l’a pas déclarée à l’état civil.<br />

Fabienne Kabou vivait en région parisienne dans l’atelier<br />

de son compagnon, Michel Lafon, trader retraité devenu<br />

sculpteur. Elle a accouché seule chez eux, pendant<br />

son absence. L’homme n’a jamais assumé cette relation<br />

devant ses proches. S’il s’occupait d’Ada, il ne l’a<br />

pas reconnue officiellement. Issue de la bourgeoisie<br />

sénégalaise, cette brillante intellectuelle, choyée<br />

par ses parents d’après son avocate, a vécu à Dakar<br />

jusqu’à ses 18 ans et a déménagé à Paris pour y étudier<br />

la philosophie. Selon le collège d’experts psychiatres du<br />

procès, la jeune femme souffre d’un délire paranoïaque,<br />

d’hallucinations, de vécu persécutif global. En 2017,<br />

Fabienne Kabou a été condamnée en appel à quinze<br />

ans de réclusion criminelle, la justice ayant retenu<br />

sa psychose comme circonstance atténuante. ■<br />

C’est très juste. Mais Saint-Omer est constitué de multiples<br />

couches. Je me rends compte qu’il est très compliqué pour moi<br />

de parler de ce film à la presse, car il évoque tant de sujets<br />

qui m’intéressent. Il peut être perçu à tellement d’endroits, de<br />

niveaux, c’est difficile d’en faire le catalogue, de le réduire à<br />

un seul aspect. Il y a en effet cette femme noire qui est comme<br />

une surface de projection du regard de l’autre, il y a un impensé<br />

colonial, la question de l’exil, la maternité… La mise en scène<br />

est presque configurée dans cette conscience-là. Ces cadres<br />

fixes, ces longs plans-séquences prennent le temps de traverser<br />

toutes les nuances et les endroits où l’on peut entrer dans le<br />

film. Ce choix esthétique permet d’accueillir, de donner à voir<br />

et à entendre la complexité de cette femme-là. Le récit de cette<br />

complexité m’a fait défaut, m’a manqué au cinéma. J’avais envie<br />

d’offrir au spectateur la possibilité de la regarder dans toutes<br />

les dimensions de son être, de l’écouter, et de percevoir toute sa<br />

puissance, son intensité, sa violence, sa part obscure. Je propose<br />

au public de vivre cette expérience, il est lui-même convoqué<br />

pour travailler avec le film.<br />

Pourquoi avoir choisi la fiction, alors que vous<br />

avez réalisé des documentaires jusqu’ici ?<br />

Saint Omer est un prolongement. Je ne fais aucune distinction<br />

entre la fiction et le documentaire. Tous mes films sont<br />

fondés sur des questions politiques, construits autour de la<br />

possibilité d’offrir des récits de personnes marginalisées. C’est<br />

l’œuvre que je bâtis de film en film. J’ai réalisé une fiction parce<br />

que c’était la forme la plus adaptée pour raconter cette histoire,<br />

et la seule possible, étant donné que mon expérience vécue au<br />

procès était passée. Et j’avais besoin de m’y rendre pour comprendre<br />

ce qui m’intéressait : l’universalité de cette histoire, de<br />

ce qu’elle pouvait raconter de la société dans laquelle je vis, de<br />

ce que ça signifie être une femme noire…<br />

Vous regrettez avoir rarement vu filmée, écrite,<br />

racontée la complexité d’une femme noire, toujours<br />

lissée dans un regard bien-pensant, enfermée<br />

dans le regard de ceux qui ont le droit de faire à sa<br />

place son propre récit. Dépasser ces stéréotypes,<br />

c’était aussi l’un de vos projets ?<br />

Complètement. C’est également pour cette raison que<br />

Fabienne Kabou m’intéressait. Elle me permettait de faire vaciller<br />

les imaginaires, les stéréotypes, les projections, les fantasmes<br />

accolés à une femme noire, laquelle est très souvent une surface<br />

de projection. Ce fut un grand plaisir pour moi d’écrire ce<br />

personnage de Laurence Coly. Même si elle est inspirée de la<br />

vraie accusée, son écriture relevait un caractère romanesque.<br />

C’était très important pour moi de donner à voir la puissance<br />

d’une femme noire. Encore une fois, c’est quelque chose qui<br />

me manque souvent dans les récits, donc c’était une façon de<br />

combler cette absence.<br />

Qu’est-ce qui a guidé votre choix pour les comédiennes<br />

principales, notamment Kayije Kagame, dans le rôle<br />

de Rama, la jeune romancière, et Guslagie Malanda,<br />

qui interprète Laurence Coly ?<br />

Je n’en ferai pas forcément un principe, mais pour ce film,<br />

j’ai casté les personnages comme lorsque je réalise un documentaire<br />

: je suis allée chercher des femmes pour ce qu’elles<br />

étaient. Je n’ai pas mis en concurrence des comédiennes, en<br />

me demandant laquelle serait la plus apte à jouer le rôle. Je les<br />

ai choisies pour leur singularité, pour ce qu’elles apportaient,<br />

comment leur être entrait en écho avec le personnage que j’avais<br />

écrit, le faisaient grandir de leur présence. Quand je réalise des<br />

documentaires, je ne choisis pas des types sociaux. Je filme ces<br />

gens parce que ce sont eux, et non pas parce qu’ils remplissent<br />

une fonction ou seraient les porte-parole d’une catégorie sociale.<br />

J’ai un peu fait de même ici.<br />

Comment les avez-vous dirigées ?<br />

Je leur ai proposé de traverser ces rôles non pas à travers un<br />

jeu, mais une manière d’être. J’ai travaillé avec leur présence,<br />

presque dans un rapport à la vérité documentaire. Les émotions<br />

56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


DR<br />

convoquées n’étaient pas fabriquées dans un procès reconstitué<br />

à partir d’une parole qu’on savait tous documentaire. Par conséquent,<br />

d’une façon très étonnante et très riche, ce frottement<br />

entre la fiction et le documentaire créait une ambiguïté. Par<br />

exemple, Kayije Kagame apporte ce qu’elle est à Rama, et c’est<br />

ce que je regarde dans le film. Je percevais aussi très bien en<br />

quoi ce récit-là pouvait faire écho avec son histoire privée, plus<br />

souterraine, que je ne dévoilerai pas, dont je n’avais pas connaissance<br />

mais que j’ai su par intuition, juste dans sa manière d’être,<br />

de traverser cette histoire, dans ce qu’elle nous racontait.<br />

Réaliser ce film a-t-il remué des choses en vous,<br />

concernant le lien mère-fille ? Vous a-t-il donné<br />

un autre regard sur les crimes d’infanticide ?<br />

Bien sûr, mais cette partie m’appartient. Ce que ça a nettoyé,<br />

réparé… Je réserve à ma psy le récit de cette transformation ! Et<br />

je ne suis pas sûre que ce soit si important non plus pour vos lecteurs.<br />

Ce qui est intéressant, ce sont les retours des spectateurs,<br />

leur expérience du film, comment celui-ci travaille, bouscule.<br />

Lors de la 79 e édition de la prestigieuse Mostra de Venise,<br />

Saint Omer a été doublement couronné, en remportant<br />

le Grand Prix du jury (Lion d’argent) et le prix du<br />

Meilleur premier film (Lion du futur). Comment avez-vous<br />

vécu ce moment ? Et pourquoi était-ce<br />

important pour vous de citer la poétesse<br />

afro-américaine Audre Lorde : « Notre<br />

silence ne nous protégera pas » ?<br />

C’était très spontané. Je n’étais pas du<br />

tout au courant. Je pensais avoir un prix,<br />

mais pas deux. J’avais préparé un peu plus<br />

le discours du Lion du futur, même si je ne<br />

savais pas quel prix j’allais obtenir. C’était<br />

une véritable stupéfaction pour moi, et une<br />

sidération même d’apprendre que j’en recevais<br />

deux ! Ces mots sont sortis comme ça,<br />

ce n’était pas conscient ni préparé. C’était<br />

la chose qui me paraissait la plus juste, la<br />

plus politique à dire, à ce moment-là. Tout<br />

est dans la formule. Je suis très contente que<br />

ma panique m’ait fait me souvenir de cette<br />

phrase à ce moment précis. Elle résume parfaitement<br />

un combat que je mène depuis vingt ans, depuis mes<br />

débuts au cinéma.<br />

Dans Nous (2022), elle filme<br />

des passagers de la ligne<br />

du RER B, traversant Paris et<br />

sa banlieue, du nord au sud.<br />

Vous dites que vous êtes entrée en cinéma comme on<br />

entre en politique. Dans votre précédent documentaire,<br />

Nous, vous confiez que filmer votre père a probablement<br />

fait éclore votre vocation de cinéaste. Pourquoi ?<br />

Je fais du cinéma pour donner à voir une réalité, une expérience<br />

dont on a très peu fait le récit. Cette manière de donner à<br />

voir ces récits manquants permet d’enrichir notre représentation<br />

collective de la France, d’une société, où le poids de l’histoire<br />

façonne notre identité collective. Filmer autour de moi, filmer<br />

les miens, le corps des miens, les territoires où j’ai habité et<br />

« Je fais du<br />

cinéma pour<br />

donner à voir<br />

une réalité,<br />

une expérience<br />

dont on a très<br />

peu fait le récit. »<br />

grandi, les gens qui ont très peu droit de cité, très peu droit<br />

au récit, c’est une manière de compléter, d’enrichir, d’agrandir<br />

nos perceptions communes.<br />

Vous avez reçu le César du Meilleur court-métrage<br />

pour Vers la tendresse, en 2017. Vous déplorez de voir<br />

si peu d’artistes issus de la diversité nommés aux Césars,<br />

ou tout simplement avoir une pleine place<br />

au sein du cinéma français. Estimez-vous<br />

que les choses évoluent à ce niveau-là<br />

depuis quelques années ?<br />

J’ai envie de répondre : à votre avis ? J’ai souvent<br />

l’impression que l’on me pose cette question<br />

tout en connaissant déjà la réponse. Cela crée<br />

une forme de lassitude chez moi de toujours dire<br />

la même chose. La seule réponse que je peux donner,<br />

au-delà de celle toute faite, évidente, c’est<br />

que plus nous serons suffisamment nombreuses<br />

et nombreux, plus j’aurai l’opportunité et la joie<br />

de ne pas répondre systématiquement à ce genre<br />

de questions. Et plus j’aurai le droit à ma singularité<br />

de réalisatrice. Notre singularité ne sera complète<br />

que lorsque l’on sera nombreux. Et que l’on<br />

sera uniquement regardés en tant que cinéastes.<br />

Parmi les réalisateurs français dont vous<br />

appréciez le travail, vous citez Abdellatif Kechiche.<br />

Pourquoi son œuvre vous intéresse-t-elle ?<br />

En effet, c’est pour moi l’un des plus grands cinéastes français,<br />

même si je n’ai pas vu ses deux derniers films, lesquels<br />

sont, paraît-il, problématiques. Mais il a permis de combler un<br />

manque de récits, et ce, à travers une puissance cinématographique.<br />

L’Esquive représentait à la fois une forme d’expérience<br />

intime de l’enfance, et en même temps, une manière de regarder<br />

ceux qui m’étaient proches comme je l’avais très peu vu au<br />

cinéma. Il fait partie de ceux qui, en filmant les classes populaires,<br />

enrichissent, agrandissent la représentation, fondamentalement<br />

politique, de la société française. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 57


interview<br />

JENNIFER RICHARD<br />

« Une histoire qui<br />

n’est pas terminée »<br />

Avec le dernier volet de sa trilogie consacrée<br />

à la colonisation et à l’impérialisme, l’autrice<br />

franco-américaine signe une passionnante<br />

fresque tragique. propos recueillis par Sophie Rosemont<br />

suspecte ? Mort précoce<br />

et violente ? Vous pensez<br />

avoir été assassiné ? Le cas<br />

échéant, vous pensez l’avoir<br />

été pour vos idées ? Sortez<br />

de l’ombre ! Ota Benga,<br />

Pygmée, vous convie à la<br />

«Mort<br />

réunion de l’Amicale des<br />

insurgés, salles 104. Au programme : narration d’une histoire<br />

commune (1896-1916), échanges d’idées et de souvenirs (1800-<br />

2022), buffet garni et rafraîchissements (intemporels). Venez<br />

en paix. » Comment résister à une telle invitation lorsque l’on<br />

s’appelle Martin Luther King, Rosa Luxembourg ou Laurent-<br />

Désiré Kabila ? C’est ainsi que cette assemblée investit une<br />

bonne partie du nouveau roman de Jennifer Richard, qui l’articule<br />

autour de la figure d’Ota Benga, Pygmée né au Congo.<br />

Après l’assassinat de sa famille par la Force publique de Léopold<br />

II, l’égotique roi des Belges, puis réduit en esclavage, il<br />

n’a pas d’autre choix de suivre en Amérique un étrange missionnaire,<br />

Samuel Verner. On l’expose à Saint-Louis, on l’enferme<br />

dans un zoo… En 1916, devenu ouvrier dans une usine<br />

de tabac, il comprend que la guerre mondiale compromet tous<br />

ses rêves de retour dans son pays. Et se tire une balle dans<br />

le cœur. Cependant, Notre royaume n’est pas de ce monde est<br />

58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


DR<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 59


INTERVIEW<br />

loin de se concentrer uniquement sur Ota Benga. Il raconte,<br />

à travers différents points de vue (les fonctionnaires belges,<br />

les missionnaires, le roi Léopold II et sa maîtresse, W.E.B. Du<br />

Bois, Roger Casement…), la façon dont l’impérialisme a nourri<br />

la colonisation et la naissance de la Congo Reform Association.<br />

C’est une intense fresque historique, politique aussi, sur le mal<br />

fait par l’Occident sur des terres qui ne lui appartenaient pas.<br />

On est émus, en colère, mais on rit aussi ; Jennifer Richard ne<br />

manque heureusement pas d’humour. Cela, on le réalise en<br />

conversant avec elle, lors de l’un de ses passages à Paris – férue<br />

de grands espaces urbains, elle vit à Berlin. Née à Los Angeles,<br />

d’origine guadeloupéenne par sa mère, élevée en France,<br />

l’autrice a publié son premier roman, Bleu poussière, en 2007.<br />

Depuis, d’autres lui ont succédé, avec un succès (injustement)<br />

relatif… jusqu’au premier volet d’une trilogie consacrée à la<br />

colonisation de l’Afrique, paru en 2018 : Il est à toi ce beau pays.<br />

Ce dernier opus au très beau titre, emprunté à l’Évangile de<br />

Saint Jean, est la catharsis d’une réflexion politique sur un système<br />

encore toxique pour nos sociétés actuelles.<br />

<strong>AM</strong> : Pourquoi écrire ?<br />

Jennifer Richard : Depuis toute petite, je rêvais d’être à l’écart,<br />

dans une chambre à moi, dans mon univers et mes rêves, sans<br />

règles que l’on m’impose ou que j’imposerais aux autres. Être<br />

écrivaine est, dans ce cas-là, le métier idéal ! De<br />

plus, j’ai toujours tenu un journal, je rapporte<br />

sur papier mes rêves comme mes recettes. Tout<br />

est écrit, tout le temps.<br />

Comment avez-vous découvert<br />

le personnage d’Ota Benga, devenu<br />

Notre royaume n’est pas<br />

de ce monde, Albin Michel,<br />

716 pages, 24,90 euros.<br />

Otto Bingo sur le sol américain ?<br />

Tout est parti d’un petit encart que j’ai lu<br />

dans un guide new-yorkais, sur cette incroyable<br />

histoire de ce Pygmée d’Afrique centrale<br />

enfermé dans la cage des singes du zoo du<br />

Bronx, en 1906. La démarche est d’abord psychologique.<br />

Or, n’étant pas ethnologue, je n’ai<br />

pas vraiment pu retracer son cheminement<br />

intérieur jusqu’à son suicide, à l’âge de 33 ans<br />

– un acte qui le relie à l’Occident –, lorsqu’il<br />

comprend qu’il ne pourra pas revenir sur sa<br />

terre natale. La voix christique du livre, c’est<br />

lui. Mais en lisant ensuite l’ouvrage écrit par<br />

le petit-fils du missionnaire qui est allé le chercher,<br />

j’ai compris que Samuel Verner était également très intéressant.<br />

Il était schizophrène, a négocié avec les conseillers de<br />

Léopold II, a été courtier… Par et autour d’eux, j’ai découvert ce<br />

qu’étaient vraiment la colonisation et la propagande, laquelle,<br />

à une période que l’on connaît très mal, a réussi à la faire<br />

accepter par la population. J’ai également découvert qu’Arthur<br />

Conan Doyle était lié à Booker T. Washington, ainsi que les<br />

rôles d’Anatole France, de Mark Twain ou les actions des missionnaires…<br />

Je voulais parler des personnes<br />

qui se sont battues pour faire cesser le règne<br />

de Léopold II au Congo.<br />

Et vous ne vous arrêtez plus de remonter<br />

le fil, le temps d’une imposante trilogie !<br />

Oui, 1 500 pages au final. On m’a dit que<br />

c’était un peu trop long ! J’ai donc décidé de<br />

scinder ce récit. Entre Il est à toi ce beau pays<br />

et Notre royaume n’est pas de ce monde, j’ai<br />

décidé de raconter le destin du marchand<br />

d’armes grec, ottoman et français Basil Zaharoff<br />

dans Le diable parle toutes les langues,<br />

en 2021. Celui-ci illustre le profit, le marché<br />

colonial, la course financière qui va mener les<br />

États à la Première Guerre mondiale. Car il<br />

y a une correspondance entre colonisation et ségrégation. Ce<br />

n’est pas un hasard si, au moment où les États-Unis sortent de<br />

la guerre de Sécession et abolissent l’esclavage, l’Europe décide<br />

de mettre le pied en Afrique, sous couvert de lutte contre l’esclavage<br />

des Arabes par Zanzibar. Sauf qu’en réalité, c’était pour<br />

faire du commerce… Plus tard, au moment des indépendances<br />

des pays du continent, la ségrégation prend fin. Il existe une<br />

histoire triangulaire entre l’Europe, l’Amérique et l’Afrique.<br />

DR<br />

60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Étant dotée d’une approche marxiste, je m’attache aux raisons<br />

économiques qui font qu’on a « besoin » du racisme pour faire<br />

adhérer la population. Et c’est l’histoire que raconte cette trilogie,<br />

une histoire qui n’est pas terminée.<br />

D’après vous, la colonisation reste d’actualité ?<br />

L’horreur commise l’est encore, car ce qui persiste, c’est<br />

le discours politique. Nous payons des impôts pour financer<br />

des guerres plus que pour contrer le terrorisme, comme on<br />

essaye de nous le faire croire. Je ne suis pas dans un discours<br />

culpabilisant vis-à-vis de la France : Ruben Um Nyobè disait<br />

justement qu’il ne fallait pas confondre le peuple français et<br />

les colonialistes français. Car les populations n’ont rien gagné.<br />

Nous sommes tous victimes de ces mensonges persistants, articulés<br />

autour des enjeux financiers.<br />

En quoi votre autre métier, celui de documentaliste,<br />

a-t-il été précieux dans l’écriture de votre roman ?<br />

En me permettant d’explorer de nombreuses sources, mon<br />

métier me donne des outils. J’ai eu accès à énormément de<br />

journaux du siècle passé, entre l’Europe et l’Amérique. Ça m’a<br />

permis de décrire non seulement des personnes ayant réellement<br />

existé, mais aussi des maisons, des pièces, des décors, les<br />

étoffes… De quoi sentir l’atmosphère d’un lieu.<br />

Quel était le critère d’entrée dans ce cercle fermé<br />

initié par Ota Benga au début du livre, et qui permet<br />

de voyager dans le temps et l’espace, où l’on trouve<br />

aussi bien Malcolm X que les frères Kennedy,<br />

Jean Jaurès, Patrice Lumumba, Rosa Luxembourg<br />

ou… Saddam Hussein ?<br />

En effet, c’était une vraie question : qui j’invite ? Le point<br />

commun de toutes ces personnes devait être celui d’avoir lutté,<br />

à l’instar de la Congo Reform Association, contre l’impérialisme.<br />

C’est une assemblée de non- alignés, d’insurgés. Des<br />

penseurs et chefs d’État qui se sont battus pour l’indépendance<br />

de leur pays, comme Patrice Lumumba. D’autres sont allés<br />

combattre pour la liberté des hommes, tel Che Guevara. Ota<br />

Banga les convoque dans l’idée que même s’ils ont échoué sur<br />

terre, le combat n’est pas terminé. Même si certains sont des<br />

tabous de l’histoire, comme Kadhafi ou Hussein (par ailleurs<br />

fan de Lincoln), lesquels, au tout début de leur parcours, se<br />

sont opposés à l’impérialisme, avant de devenir fous une fois<br />

arrivés au pouvoir…<br />

En 2021, le chef d’État tchadien Idriss Déby<br />

a été assassiné. À la lueur de vos recherches<br />

et de vos écrits, cela vous semble-t-il dangereux<br />

d’être un président africain ?<br />

Depuis le début des années 1960, il y a eu 22 présidents<br />

africains dont la mort est liée à des pays européens. Vous savez<br />

que l’espérance de vie d’un anti-impérialiste ne peut dépasser<br />

48 ans ? Sachant qu’un chef d’État du continent qui accède<br />

au pouvoir sait que ses jours peuvent être comptés, qu’il soit<br />

respectable ou non, qu’il dégénère ou non, son engagement<br />

est indéniable.<br />

« En me permettant<br />

d’explorer de<br />

nombreuses sources,<br />

mon métier me<br />

donne des outils.<br />

J’ai eu accès à des<br />

journaux du siècle<br />

passé, entre l’Europe<br />

et l’Amérique. »<br />

On découvre aussi la missionnaire Alice Seeley<br />

Harris, qui a pris en photo des mains et des pieds<br />

coupés de victimes…<br />

Je l’ai découverte dans l’ouvrage Les Fantômes du roi Léopold<br />

: Un holocauste oublié, d’Adam Hochschild. Les missionnaires<br />

ne sont pas des personnages très intéressants, car ils sont<br />

là avant tout pour évangéliser. Sous leur houlette, il y avait les<br />

obligations de parler anglais, de prier, de se vêtir selon leurs<br />

coutumes… De quoi fragiliser, voire détruire la culture locale.<br />

Mais j’ai préféré ne pas m’y attarder dans mon livre, afin de<br />

mettre l’accent sur le fait que certains d’entre eux ont voulu<br />

alerter, éveiller les consciences sur le traitement réservé à la<br />

population africaine.<br />

Comment s’y retrouver dans ce fourmillement<br />

de personnages, d’actions, de voyages, de rencontres ?<br />

Il a fallu être très organisée ! J’ai donc construit un<br />

story-board sur un très grand carton, indiquant la chronologie<br />

de la vie de chaque personnage, avec des encoches, des couleurs,<br />

des frises, etc., afin d’indiquer les liens entre eux. J’ai<br />

travesti très peu de choses, hormis les dialogues et quelques<br />

dates : tout est vrai dans ce roman.<br />

Quelle a été votre éducation littéraire ?<br />

J’ai toujours adoré la littérature russe, en particulier Tolstoï.<br />

Le Zéro et l’Infini, d’Arthur Koestler, est l’un de mes livres<br />

préférés. Quand il parle du concept d’océanité, les larmes me<br />

montent aux yeux. C’est le sentiment de liberté, la flamme qui<br />

vibre en nous… Les écrits de prison de Rosa Luxembourg, dans<br />

lesquels elle décrit le chant des oiseaux à travers les barreaux<br />

de sa cellule, sont magnifiques aussi. J’aime les auteurs qui ont<br />

risqué leur vie, d’une manière ou d’une autre. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 61


dialogue<br />

TARIK SALEH<br />

« DIRE LA VÉRITÉ<br />

EST POLITIQUE »<br />

Avec La Conspiration<br />

du Caire, primé au dernier<br />

Festival de Cannes, le cinéaste<br />

suédo-égyptien signe un<br />

thriller politique haletant<br />

et passionnant sur la lutte<br />

de pouvoir implacable entre<br />

autorités religieuses et étatiques,<br />

au cœur de la prestigieuse<br />

université al-Azhar.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

Né en 1972 à Stockholm<br />

d’une mère suédoise et<br />

d’un père égyptien, Tarik<br />

Saleh, célèbre graffeur<br />

de la capitale dans les<br />

années 1980, a réalisé<br />

plusieurs documentaires,<br />

dont un sur le centre de<br />

détention de Guantánamo,<br />

Gitmo: The New Rules of War, en 2005, ainsi<br />

qu’un film d’animation, Metropia, en 2009. Succès<br />

public et critique, son précédent polar, Le Caire confidentiel,<br />

dépeignait en 2017 la corruption et la violence<br />

au sein de la police et des autorités égyptiennes.<br />

Raconter cette vérité qui dérange lui a valu l’interdiction<br />

de poser un pied dans le pays et d’y tourner son<br />

film, décision rendue publique à la télévision égyptienne.<br />

Ce qui n’a pas empêché de nombreux policiers<br />

de lui témoigner par courrier combien ils avaient<br />

adoré le long-métrage. Avec La Conspiration du Caire,<br />

prix du Scénario au dernier Festival de Cannes, le<br />

cinéaste explore à nouveau les arcanes du pouvoir et<br />

ses dérives, à travers une lutte implacable, sanglante<br />

entre les élites religieuses et étatiques du pays.<br />

Fils de pêcheur, le jeune Adam est reçu à l’université<br />

cairote al-Azhar, phare prestigieux de connaissances<br />

et épicentre du pouvoir de l’islam sunnite. Le<br />

62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


KIM SVENSSON - ATMO PRODUCTION - ARTE FRANCE CINEMA - FILM I VAST - FINAL CUT FOR REAL - MEMENTO FILMS - OY BUFO AB - SVERIGES TELEVISION (SVT)<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 63


DIALOGUE<br />

jour de la rentrée, le grand imam, figure d’autorité à la tête de<br />

l’institution, meurt soudainement. Pour la nomination de son<br />

successeur, la Sûreté de l’État, le pouvoir religieux de l’établissement,<br />

et des prêcheurs d’un islam politique se livrent une<br />

bataille sans merci. Pion au sein de cet échiquier, le jeune étudiant<br />

Adam se voit contraint de jouer l’agent infiltré pour l’État.<br />

Un film puissamment politique, au suspense haletant, qui puise<br />

aussi dans le mythe, le spirituel, le conte.<br />

<strong>AM</strong> : L’intrigue de votre nouveau film se noue<br />

à l’université al-Azhar, au Caire. Pourquoi<br />

cet établissement vous fascine-t-il ?<br />

Tarik Saleh : C’est une prestigieuse institution, pas seulement<br />

en Égypte mais dans le monde musulman sunnite, qui fait<br />

partie intégrante de cette culture. On s’y réfère de manière<br />

très naturelle, un peu comme les catholiques avec le Pape et<br />

le Vatican. Al-Azhar a été bâtie par la dynastie des Fatimides,<br />

des musulmans chiites, au cours du X e siècle. Quand Saladin a<br />

conquis l’Égypte au XII e siècle, il la convertit en institution sunnite.<br />

C’est l’une des plus anciennes et plus grandes universités<br />

du monde. Elle a une connotation très positive pour la plupart<br />

des musulmans. Elle incarne la voix de la raison, de la modération.<br />

Nombre de ses cheikhs étaient intelligents et ont réalisé<br />

des actions positives pour le pays, par exemple en condamnant<br />

la tradition de l’excision. Il y a aussi cette célèbre histoire d’un<br />

cheikh qui visita Paris dans les années 1960 et déclara à son<br />

retour en Égypte : « À Paris, j’ai vu l’islam, c’est-à-dire la paix,<br />

mais sans musulmans, au Caire, je vois des musulmans sans<br />

islam – le chaos. » En lisant des ouvrages sur cette université, j’ai<br />

découvert tant d’histoires fascinantes, à travers les âges. Et puis<br />

mon grand-père y a été admis, devenant le premier de son village,<br />

au cœur du delta du Nil, à recevoir une véritable éducation.<br />

C’est la lecture du Nom de la rose d’Umberto Eco,<br />

thriller médiéval qui se déroule dans un monastère,<br />

qui a déclenché votre désir de faire ce film…<br />

En effet. Je l’avais lu à l’adolescence, un peu comme on lit<br />

Harry Potter. En le relisant, j’ai pris conscience que c’était un<br />

livre très sérieux et profond, une enquête sur les relations entre<br />

l’art et la religion. Je me suis alors demandé : si je devais raconter<br />

une histoire du même type dans un contexte musulman, où<br />

pourrait-elle se dérouler ? À al-Azhar, bien sûr ! Représentant<br />

de la plus haute autorité dans l’islam sunnite, le grand imam<br />

est à la tête de cette institution. Quand il meurt, le Conseil des<br />

oulémas, constitué de 27 imams, se réunit et élit un nouveau<br />

cheikh. De l’autre côté de la rue se trouve le siège de la Sûreté<br />

de l’État. J’ai donc imaginé cette intrigue, de nos jours, une<br />

lutte entre les élites d’al-Azhar et la redoutée Sûreté de l’État, à<br />

la suite de la mort du grand cheikh. L’État veut s’assurer que le<br />

nouvel imam partagera leurs idées. Un officier recrute Adam,<br />

un jeune étudiant d’origine modeste, en tant qu’informateur,<br />

qui va changer l’histoire de cette institution. J’ai donc utilisé<br />

la réalité, les vraies circonstances et le mythe pour construire<br />

« J’aime les histoires<br />

issues du folklore<br />

et du peuple,<br />

où une personne<br />

d’origine simple<br />

se dresse contre<br />

le système, les<br />

intermédiaires entre<br />

l’individu et Dieu. »<br />

mon film. Cela m’intéressait de raconter un récit qui relève un<br />

peu de la mythologie. Dans la culture égyptienne, j’aime les<br />

histoires issues du folklore et du peuple, où un homme ou une<br />

femme d’origine simple se dresse contre le système, le pouvoir,<br />

les intermédiaires entre l’individu et Dieu.<br />

Entre la mauvaise image dont souffre l’islam en Occident<br />

et les menaces de la part de fanatiques ciblant<br />

certains artistes qui abordent ce sujet, aviez-vous<br />

des appréhensions à réaliser un long-métrage<br />

autour d’une université islamique ?<br />

Mon intention n’était pas de provoquer, contrairement aux<br />

caricaturistes par exemple. Mais au passage, c’est le droit d’un<br />

artiste, peut-être même son rôle, de pouvoir se moquer de n’importe<br />

quel sujet. Je n’étais pas apeuré par l’aspect religieux de<br />

l’histoire, je savais que j’allais la raconter de manière juste, en<br />

accord avec la théologie. J’ai travaillé en étroite collaboration<br />

avec un imam lors de l’écriture du scénario. Car même si auparavant<br />

j’ai prié, pratiqué l’islam, je ne suis ni un expert ni un<br />

imam. Pourtant, mes grands-parents connaissaient le Coran<br />

par cœur ! Ça me semble incroyable, mais c’était une autre<br />

génération. J’ai un grand respect pour leur foi, leur piété.<br />

Son sujet sensible réside plutôt dans sa dimension<br />

politique, la relation du pouvoir et de la religion ?<br />

C’est ça. Je savais que la Sûreté de l’État égyptien, en particulier,<br />

serait furieuse. Pourtant, dans mon film, j’essaie de<br />

comprendre chaque personnage. Même le cheikh corrompu, en<br />

proie à la mégalomanie. Raconter des histoires fait partie de la<br />

tradition du monde musulman. C’étaient même parmi les meilleures<br />

! Toutes ces extraordinaires fables, telles que Les Mille et<br />

Une Nuits, qui aident à éclairer, expliquer le monde. Pourquoi<br />

ne pourrions-nous pas raconter des histoires aujourd’hui ? Parce<br />

que nous avons peur ? De qui ? Qui sont ces gens qui essaient<br />

de nous intimider ? Connaissent-ils vraiment cette religion ?<br />

Beaucoup de fanatiques le sont devenus car ils expriment leurs<br />

64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Le comédien syrien Jalal Altawil incarne le cheikh Omar Beblawi.<br />

ATMO - DR<br />

doutes profonds à travers la violence. Et c’est vraiment une<br />

contradiction aberrante de prêcher leur haine, diffuser leurs<br />

messages sur YouTube, par le biais de leur smartphone, bref,<br />

des outils qu’ils n’ont pas eux-mêmes inventés…<br />

Dans votre film, des membres des Frères musulmans<br />

prêchent dans le secret au sein d’al-Azhar et s’affrontent,<br />

à travers le jeune Adam, avec le pouvoir étatique…<br />

Les Frères musulmans sont des révolutionnaires. Leurs<br />

idées se présentent comme une réponse au fascisme, au colonialisme,<br />

au communisme, à l’anarchisme, mais en usant les<br />

mêmes outils que ces systèmes. Dès leur création [en 1928, à<br />

Ismaïlia, au nord-est du Caire, par le cheikh Hassan al-Banna,<br />

ndlr], ils ont eu le projet d’utiliser des méthodes révolutionnaires<br />

et la violence pour conquérir le pouvoir et constituer un<br />

État religieux islamique. Exactement comme l’extrême droite<br />

qui, à travers l’histoire, a appris qu’avec la démocratie, les élections,<br />

ils pourraient diriger un pays, pour ensuite instaurer une<br />

dictature, supprimer la liberté d’expression, etc. La plupart des<br />

musulmans ne croient pas en la révolution. Ils ont foi en la loi,<br />

le respect des règles, ils veulent juste être de bons citoyens. Par<br />

définition, l’islam n’est pas une religion de révolte contre un<br />

système. Mais les Frères musulmans estiment que, Dieu étant<br />

le pouvoir suprême, si un leader essaie de prendre le rôle du<br />

pharaon dans un État, alors ils ont le droit de le combattre avec<br />

violence. C’est l’idée du djihad moderne.<br />

Le tournage n’a pas été autorisé en Égypte.<br />

Où s’est-il déroulé ?<br />

En 2015, quelques jours avant le début du tournage de mon<br />

précédent long-métrage, Le Caire confidentiel, les services de<br />

L’université al-Azhar, personnage central de La Conspiration<br />

du Caire, a été reconstituée en Turquie.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 65


DIALOGUE<br />

sécurité m’ont ordonné de quitter l’Égypte. J’y suis devenu persona<br />

non grata [silence]. Le film a donc été tourné au Maroc, à<br />

Casablanca. Mais pour La Conspiration du Caire, il aurait fallu<br />

reconstruire la mosquée al-Azhar dans le royaume chérifien,<br />

ce qui aurait été très coûteux. Et le pays a fermé ses frontières<br />

pendant la pandémie du Covid-19. Nous avons donc décidé de<br />

tourner en Turquie, à Istanbul. C’était vraiment bien, car on y<br />

trouve des architectures islamiques parmi les plus belles du<br />

monde. Nous avons pu tourner pendant deux semaines dans<br />

la mosquée Süleymaniye, un chef-d’œuvre bâti au XVI e siècle<br />

pour le sultan Soliman le Magnifique. J’étais très satisfait. La<br />

Turquie est un très bon pays pour filmer et dispose d’une industrie<br />

cinématographique de qualité. Beaucoup d’Égyptiens et de<br />

ressortissants d’autres pays arabes y vivent, donc nous pouvions<br />

recruter les comédiens également.<br />

Le Caire confidentiel plongeait dans les eaux troubles<br />

du régime policier, votre nouveau film sonde les luttes<br />

en sous-main entre les autorités religieuses et la Sécurité<br />

de l’État. Pourquoi les arcanes du pouvoir et la corruption<br />

qui les mine vous intéressent-ils ?<br />

Ce film a commencé avec un mythe, mais comme j’avais<br />

besoin de croire à cette histoire, j’ai puisé dans le réel. Et plus<br />

j’insuffle de la réalité, plus le film devient politique. Ce n’est<br />

pourtant pas mon intention de l’être. Je n’ai pas d’énoncé politique<br />

à exposer. Mais de nos jours, dire la simple vérité est un<br />

acte politique. Costa-Gavras l’a déclaré d’une très belle façon :<br />

« Je ne suis pas un réalisateur politique, mais tous les films le<br />

sont. » Le public peut ainsi croire à cette histoire et se demander<br />

: que me raconte-t-elle de notre monde ? C’est pourquoi je<br />

me défends d’être un cinéaste politique. En politique, ce qui est<br />

vrai un jour ne l’est plus le lendemain. C’est sa nature même !<br />

Et les politiciens changent constamment de posture, reviennent<br />

sur leurs déclarations… En tant que réalisateur, je me dois de<br />

raconter une vérité plus intemporelle et de rester du côté des<br />

gens d’origine modeste, tel que mon jeune héros, Adam.<br />

Votre film ne prend parti ni pour les autorités<br />

religieuses de l’université, ni pour l’État…<br />

Exactement. Je peux comprendre la position de la Sûreté de<br />

l’État : si un idiot devient le grand imam d’al-Azhar, influencé<br />

par des fondamentalistes, cela représente un danger pour le<br />

pays. Mais les méthodes qu’elle utilise sont épouvantables !<br />

Évidemment, qui paie le prix de ce conflit ? Le jeune Adam.<br />

Sans réseau, sans personne pour le protéger, il est aisément<br />

sacrifiable aux yeux de ces individus.<br />

Pourquoi affectionnez-vous le genre du thriller politique ?<br />

Je suis un fanatique, un « fondamentaliste » de cinéma<br />

[rires] ! J’aime toutes sortes de films, mais pour moi, les meilleurs<br />

appartiennent au cinéma de genre : Le Parrain, Chinatown…<br />

En tant que cinéaste, j’aime qu’il y ait des règles. Le<br />

genre est une discipline. J’ai un contrat avec le spectateur, une<br />

très belle relation : je lui promets de le transporter, de le faire<br />

frissonner de façon qu’il ne bouge plus de son siège. Mais je vais<br />

aussi tenter de le surprendre, avec des règles plus inattendues.<br />

La Conspiration du Caire est un thriller politique dans sa structure.<br />

Mais au fond, c’est un film de prison, avec sa cour, son<br />

réfectoire, les différentes salles, l’uniforme, un personnage qui<br />

effectue des va-et-vient entre l’intérieur et le monde du dehors,<br />

un trajet dangereux…<br />

Votre mère est suédoise, votre père est égyptien.<br />

En quoi votre double culture est-elle une richesse<br />

de votre point de vue ?<br />

En tant que fils d’immigré, je porte en moi une double perspective,<br />

un double regard. Je suis constamment à l’intérieur et à<br />

l’extérieur d’une société, dans le même temps. Tu dois sans cesse<br />

choisir qui tu veux être dans une situation donnée. Cela peut<br />

être très difficile à vivre quand tu grandis : qui es-tu dans cette<br />

société ? Durant mon enfance, on me posait tout le temps cette<br />

question : « D’où viens-tu ?» Je répondais : « De Suède. » « Non,<br />

mais d’où viens-tu vraiment ?» me rétorquait-on. À un moment<br />

donné, j’ai capitulé, et je disais : « OK, je viens d’Égypte. » Alors<br />

que je n’y suis pas allé avant mes 10 ans. On me renvoyait sans<br />

cesse à mes origines étrangères. Je me souviens au lycée, pendant<br />

la guerre du Golfe, un professeur m’avait demandé si ce<br />

n’était pas trop dur de porter le même prénom qu’un ministre<br />

irakien… Ce type de remarques était continuel. C’était très dur,<br />

Le Caire confidentiel (2017) dépeint la corruption et la violence<br />

au sein de la police et des plus hautes instances de l’État.<br />

DR<br />

66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


mais j’ai fini par accepter cette identité. J’ai traversé différentes<br />

étapes. Mon père, qui était un vrai immigré, était reconnaissant<br />

envers son pays d’accueil, pour toutes les opportunités offertes,<br />

etc. À la maison, il regardait ses émissions de télévision en<br />

arabe avec un casque sur les oreilles, pour ne pas « déranger »<br />

les voisins. Il était très respectueux de ce genre de choses. Moi,<br />

je me suis révolté contre ça à l’adolescence : non, je ne suis<br />

pas reconnaissant. C’était une coïncidence, je n’ai pas choisi de<br />

vivre en Suède.<br />

Partir en Égypte pour y poursuivre des études<br />

supérieures vous a-t-il bouleversé en ce sens ?<br />

Oui. Je me suis aperçu que je n’étais pas égyptien. Je suis<br />

différent d’eux, car j’ai grandi en Suède. J’ai alors compris<br />

que j’étais un outsider et un insider dans ce pays aussi. Cela<br />

te pousse à choisir : est-ce mauvais ? Suis-je une victime ? Puis,<br />

j’ai réalisé que c’était une richesse : je vois et sais des choses<br />

auxquelles les autres n’ont pas accès. Parce que je peux comparer<br />

les deux réalités. Les gens pensent qu’ils sont uniques<br />

au monde, mais c’est faux. C’est la même pagaille ici et là, les<br />

mêmes personnes pétries d’un sentiment de supériorité. En<br />

Suède, j’entends certains dire : « Je suis fier d’être suédois. »<br />

Mais pourquoi ? C’est juste une coïncidence d’être né dans un<br />

des pays les plus riches de la planète, offrant un accès gratuit<br />

à l’éducation, de nombreuses opportunités professionnelles. Tu<br />

n’as rien accompli, tu devrais plutôt avoir honte. Pourquoi brandir<br />

le drapeau suédois comme un imbécile ? Sois plutôt fier de<br />

créer ou d’aider les autres.<br />

En quoi être cinéaste est-il un « métier<br />

de migrant », pour reprendre vos mots ?<br />

Vers l’âge de 40 ans, quand je suis devenu père – mes filles<br />

ont le physique typique des Suédoises, sauf que leur grand-père<br />

s’appelle Abdallah et est originaire d’Égypte –, j’avais donc fait<br />

face à toutes ces stigmatisations, ces remarques quotidiennes<br />

et incessantes. Finalement, savoir qui je suis m’importe peu.<br />

Je préfère m’intéresser à ce que je fais, ce que j’accomplis.<br />

Aujourd’hui, mes collègues et amis, lesquels n’ont jamais eu à<br />

se questionner auparavant, traversent une crise existentielle :<br />

qui suis-je, est-ce que je vis mes rêves, qu’ai-je réalisé dans ma<br />

vie ?… Des questions qui me taraudaient à l’adolescence ! Donc<br />

je suis reconnaissant de ce cheminement. Ce n’est pas une coïncidence<br />

si les plus grands cinéastes sont des immigrés, comme<br />

Billy Wilder, Miloš Forman, ou des enfants d’immigrés, tels<br />

Francis Ford Coppola, Martin Scorsese. Et Stanley Kubrick a<br />

fait de lui-même un migrant en s’installant en Angleterre. Il<br />

n’est pas nécessaire d’être un immigré pour devenir cinéaste,<br />

mais cela aide, grâce à ce double regard, cette double compréhension<br />

des choses.<br />

Comment vivez-vous le fait de ne pas pouvoir<br />

retourner dans le pays de vos aïeux ?<br />

L’Égypte est l’endroit de mes rêves. C’est un peu étrange<br />

à dire car c’est un pays si divers, grand, complexe, contrasté.<br />

Quand j’étais petit, au lieu de me raconter une histoire avant<br />

« Il n’est pas<br />

nécessaire d’être<br />

un immigré<br />

pour devenir<br />

réalisateur,<br />

mais cela aide,<br />

grâce à ce<br />

double regard. »<br />

de m’endormir, mon père me narrait son enfance là-bas, dans<br />

ses moindres détails. C’était très vivant pour moi, comme si je<br />

pouvais voir, sentir, toucher ce pays. J’avais 10 ans la première<br />

fois que j’y suis allé, en 1982. Ce fut un choc. Ça ne ressemblait<br />

pas à ce que mon père m’avait dépeint. Donc j’ai dû construire<br />

ma propre relation avec l’Égypte, la faire mienne. Et j’en suis<br />

très profondément tombé amoureux. J’ai étudié à Alexandrie,<br />

ma ville préférée, une cité côtière, méditerranéenne, où l’on<br />

rêve aux horizons au-delà de la mer. Puis j’ai lancé un magazine<br />

au Caire, capitale extrêmement dense, stressante, anarchique,<br />

qui ne dort jamais. Pour y survivre, ses habitants ont développé<br />

un redoutable sens de l’humour. Quand les autorités m’ont<br />

ordonné de quitter le pays, juste avant le tournage du Caire<br />

confidentiel, j’étais dans ma voiture, à l’aube, le soleil se levait<br />

au-dessus du Nil. Je me disais : c’est la dernière fois que je vois<br />

ce pays. Ça m’a dévasté et brisé le cœur.<br />

Un film vaut-il ce prix à payer ?<br />

Bien sûr qu’un film ne vaut pas cette douleur. Pourtant,<br />

en tant que cinéaste, je ne peux pas laisser quelqu’un d’autre<br />

me dicter l’histoire que je vais raconter. Je ne peux pas, tout<br />

simplement ! Si je le pouvais, je le ferais, car ce serait bien plus<br />

simple ! Mais ce n’est pas la règle des conteurs. Que ce soit pour<br />

un livre ou pour un film avec un budget de plusieurs millions<br />

d’euros, ce n’est ni le producteur, ni le financier, ni la Sûreté de<br />

l’État égyptien qui décide de mon histoire. C’est moi.<br />

Plus de dix ans après la révolution et la chute<br />

de Moubarak, quel est l’héritage de cet événement<br />

au sein de la population, selon vous ?<br />

La triste vérité est que l’Égypte actuelle est plus répressive<br />

que celle au temps de Hosni Moubarak. Cela dit, quelque chose<br />

a changé à l’intérieur des habitants eux-mêmes, en particulier<br />

les jeunes, qui représentent la grande majorité du pays. La<br />

Sécurité de l’État harcèle les personnes qui ont courageusement<br />

renversé l’ancien régime. Mais les jeunes ne vivent pas dans<br />

l’illusion de solutions simples ; ils sont résilients, intelligents,<br />

et ils se relèveront. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 67


À la Biennale<br />

de Venise 2021,<br />

au pavillon<br />

Rolex.<br />

STÉPHANE RODRIGEZ DELAVEGA<br />

68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


encontre<br />

Mariam Issoufou<br />

Kamara<br />

« Au service<br />

de quelque<br />

chose de plus<br />

grand que soi »<br />

À 43 ans, l’architecte nigérienne insuffle<br />

du sens à la conception d’espaces. Du bon sens.<br />

Son art et son travail vont bien plus loin<br />

que l’élaboration d’une structure ou d’une<br />

esthétique. Ils constituent un acte politique<br />

et humaniste. propos recueillis par Catherine Faye<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 69


RENCONTRE<br />

Résidence d’habitations Niamey 2000,<br />

complexe communautaire Hikma,<br />

centre culturel de Niamey, marché<br />

régional de Dandaji, Bët-bi Museum…<br />

Du Niger au Sénégal, en passant par<br />

le Libéria, chacun de ses projets se fait<br />

l’écho des besoins d’une population,<br />

d’un territoire. D’une histoire, aussi.<br />

Construire, pour améliorer la qualité<br />

de vie. Bâtir, dans l’écoute et la dignité. Pour cette fille de<br />

l’ex-président de la République du Niger, devenue la protégée de<br />

l’architecte star britannico- ghanéen Sir David Adjaye, c’est en<br />

alliant des solutions innovantes et de nouvelles adaptations aux<br />

techniques traditionnelles locales que l’on retrouve la fonction<br />

première d’un architecte : créer un espace dans lequel les gens<br />

vivent leur vie. Pas un décor. Si elle vit depuis un quart de siècle<br />

aux États-Unis, elle a choisi d’asseoir son cabinet sur sa terre<br />

originelle, au service du changement. Masomi, le nom haoussa<br />

de son atelier, créé en 2014 à Niamey, en atteste. Plus qu’un<br />

mot, une idée : celle de se retrousser les manches, avant même<br />

de commencer. Toute une philosophie du bâti.<br />

<strong>AM</strong> : Vous avez commencé votre carrière par une dizaine<br />

d’années passées dans le monde informatique aux États-<br />

Unis. À quel moment avez-vous pensé à l’architecture ?<br />

Mariam Issoufou Kamara : J’ai eu ce désir très tôt. Enfant,<br />

je dessinais beaucoup, intuitivement, notamment des portraits<br />

très réalistes de mes amis, que j’offrais en cadeau à leurs<br />

parents. Je m’exerçais sans discontinuer, mais je ne pouvais<br />

pas m’imaginer être une artiste. Je suis née dans une famille<br />

d’ingénieurs, dans laquelle il fallait absolument être scientifique.<br />

L’idée étant qu’en suivant cette voie-là, on pouvait faire<br />

ce que l’on voulait après. Néanmoins, pendant mes études au<br />

lycée, avec un groupe de trois amies, nous rêvions toutes de<br />

devenir architectes, avec des idées de projets dans des endroits<br />

spécifiques à Niamey. Une fois mon bac en poche, c’est la raison<br />

qui a parlé. Je ne voulais pas aller en France, car j’avais cette<br />

rébellion d’adolescente contre l’ex-colon et je ne voulais pas<br />

en entendre parler. J’ai donc décidé d’aller étudier aux États-<br />

Unis. Nous étions à la fin des années 1990, et la filière la plus<br />

prometteuse était l’informatique. Pour me consoler, je suivais<br />

des cours sur l’art et formalisais tout ce que j’avais exploré en<br />

tant qu’autodidacte, comme le dessin et la peinture. J’ai même<br />

fait une exposition de tableaux à Niamey, en 2005. Après mon<br />

master en sciences informatiques, j’ai travaillé dans des start-up<br />

à New York, puis dans une grande entreprise à Seattle. Je gravissais<br />

les échelons… Mais au bout de quelques années, je n’en<br />

pouvais plus. Je devenais de plus en plus obsédée par cette idée<br />

de l’architecture.<br />

Comment avez-vous sauté le pas ?<br />

Je pense que la maturité aidant, j’avais commencé à réfléchir<br />

à son impact sur notre environnement et à comment ce<br />

« J’étais trop<br />

révoltée, d’autant<br />

plus que j’avais une<br />

conscience accrue<br />

de notre richesse<br />

culturelle, de notre<br />

histoire. Du jour<br />

au lendemain, j’ai<br />

pris ma décision. »<br />

métier avait été utilisé pendant la colonisation. Je me suis<br />

souvenue que lorsque je vivais avec mes parents au Niger,<br />

notre maison de classe moyenne, avec trois chambres et un<br />

salon, était en fait de style occidental, nous obligeant à passer<br />

notre vie à contourner les contraintes du plan de la maison,<br />

afin de vivre en harmonie avec notre culture. Je commençais<br />

à ressentir tout cela comme une violence extrême. C’est ce qui<br />

m’a donné l’impulsion : je ne pouvais plus ignorer tout cela,<br />

j’étais trop révoltée, d’autant plus que j’avais une conscience<br />

accrue de notre richesse culturelle, de notre histoire. Du jour<br />

au lendemain, j’ai pris ma décision, dans un vol, en rentrant<br />

de Niamey. Ce sont les paroles du père d’une amie qui m’ont<br />

convaincue : « L’art et la création, c’est important pour toi. Surtout,<br />

c’est beaucoup trop de talent à gâcher. » Il me connaissait<br />

pourtant à peine. Dès lors, quelque chose s’est clarifié. Je savais<br />

qu’il fallait que je change tout et que je devienne architecte. Non<br />

seulement, j’avais une révolte un peu politique, mais aussi cet<br />

appel. Car j’ai été élevée dans cette idée que la vie devait toujours<br />

être mise au service de quelque chose qui est plus grand<br />

que soi. Dès que je suis rentrée à Seattle, j’ai pris ma décision,<br />

j’ai démissionné et je me suis inscrite en architecture à l’université<br />

de Washington. Coup du hasard, juste en même temps,<br />

je suis tombée enceinte de ma fille. Qu’à cela ne tienne, trois<br />

ans et demi plus tard, j’étais architecte. C’était une renaissance.<br />

En quoi votre enfance au Niger inspire-t-elle votre travail ?<br />

J’ai grandi dans le Sahara, notamment entre 6 et 12 ans,<br />

au nord du Niger, dans la ville minière d’Arlit, fondée pour<br />

exploiter les gisements d’uranium de la région, à la fin des<br />

années 1960. Avec mon père, nous allions souvent visiter des<br />

sites archéologiques du néolithique, qui témoignent d’une<br />

70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


Le Bët-bi Museum,<br />

musée et centre<br />

culturel, près de la ville<br />

historique de Kaolack,<br />

dans le sud-ouest<br />

du Sénégal, ouvrira<br />

ses portes en 2025.<br />

DR (2)<br />

L’intérieur d’un<br />

appartement<br />

du complexe<br />

Niamey 2000,<br />

conçu en terre<br />

et béton en 2016.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 71


RENCONTRE<br />

culture nomade millénaire. Et puis, Agadez, capitale historique<br />

et carrefour des caravanes, n’était pas loin. Cette ville traditionnelle<br />

du XV e siècle, avec son centre historique au patrimoine<br />

mondial de l’UNESCO et sa grande mosquée, m’a fait<br />

prendre conscience que nous étions un pays très ancien, avec<br />

une longue histoire. J’ai compris très tôt que nous étions les<br />

héritiers d’une culture complexe et riche. Cela a un fort impact<br />

sur ma sensibilité d’architecte. Et puis, grandir dans le désert<br />

a été fondateur. Je fais toujours attention aux problématiques<br />

climatiques, de température, et aux implications économiques<br />

de l’architecture. Il y a une grande responsabilité à créer un<br />

environnement en symbiose avec le contexte.<br />

Concrètement, comment s’inscrivent<br />

ces influences dans vos réalisations ?<br />

Ayant grandi au contact de la culture touarègue, avec cet<br />

éblouissement pour leur maîtrise de l’art et de l’artisanat, je<br />

cherche toujours, avant de me lancer dans un projet, à découvrir<br />

les savoir-faire locaux, à m’en imprégner et à les incorporer.<br />

Avant de commencer à dessiner, j’ai donc besoin de deux à<br />

trois mois de recherche, d’investigation, de discussions avec<br />

les acteurs locaux et la population. Ce n’est qu’une fois que j’ai<br />

recueilli toutes sortes d’informations, historiques, économiques,<br />

culturelles, que je me lance. Ensuite, je collabore autant que<br />

possible avec les experts locaux, qu’ils soient artisans, artistes,<br />

maçons. Par exemple, le projet de complexe religieux et séculier<br />

Hikma, à Dandaji, au Niger, avait pour but de transformer<br />

une mosquée abandonnée en une bibliothèque, qui partage<br />

son site avec une nouvelle mosquée dans le village. Nous nous<br />

sommes inspirés des érudits musulmans du IX e siècle, qui ont<br />

apporté des contributions remarquables aux sciences dans le<br />

Bayt al-Hikma (maison de la sagesse) de Bagdad. Mais à cela,<br />

Le marché rural de Dandaji, au Niger, finalisé en 2018.<br />

« Je n’applique<br />

pas les standards<br />

occidentaux<br />

à des régions<br />

qui subissent<br />

des conditions<br />

conjoncturelles<br />

tendues, avec des<br />

besoins spécifiques. »<br />

nous avons ajouté des séances de conversations avec la population<br />

locale, avec les jeunes, les femmes, les leaders du village,<br />

pour essayer de comprendre quelles étaient leurs aspirations, ce<br />

qui les préoccupait dans leur vie de tous les jours, leur vision de<br />

l’avenir. Tout cela se transformant ensuite en idées de volumes<br />

et de programmes spécifiques. Dans ce cas, l’idée d’une bibliothèque<br />

conçue comme un espace d’étude plus que de lecture,<br />

et se divisant avec des partitions amovibles, grâce auxquelles<br />

on peut créer des petites salles pour étudier à deux ou à quatre.<br />

Nous avons ainsi répondu à un besoin<br />

d’espaces de travail, exprimé par les<br />

étudiants, vivant souvent dans des<br />

familles multigénérationnelles, avec<br />

beaucoup de bruit.<br />

Est-ce important pour vous<br />

de combiner le passé et le futur ?<br />

Si l’on ne connaît pas bien son<br />

passé, on ne peut pas se comprendre<br />

soi-même, donc son présent. Comment<br />

alors imaginer un futur ? Je passe ainsi<br />

beaucoup de temps à essayer d’appréhender<br />

la psychologie, l’histoire des<br />

utilisateurs et ce qu’ils veulent, puis<br />

j’associe les deux. Je prends du passé<br />

ce qui a encore du sens, des choses qui<br />

peuvent être perpétuées et adaptées.<br />

Par exemple, l’architecture traditionnelle<br />

m’inspire pour la ventilation<br />

naturelle, pour faire baisser les températures<br />

à l’intérieur et éviter l’air<br />

MAURICE ASCANI/ATELIER MASOMI<br />

72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


ATELIER MASOMI<br />

conditionné. La consommation d’énergie<br />

est un souci, non pas parce que j’ai<br />

des idéaux de développement durable,<br />

mais parce que, concrètement, au<br />

Niger, on peut dépenser la moitié de<br />

son salaire en factures d’électricité.<br />

C’est un problème économique, de survie<br />

quotidienne, et par conséquent, il<br />

est irresponsable de faire une architecture<br />

qui, sans climatisation naturelle,<br />

n’est pas vivable : c’est une question de<br />

bon sens. J’utilise tout ce qui est utile.<br />

Et je n’applique pas les standards occidentaux<br />

à des régions qui subissent des<br />

conditions conjoncturelles tendues,<br />

avec des besoins spécifiques. Diébédo<br />

Francis Kéré, lauréat 2022 du prix<br />

Pritzker, la plus haute distinction du<br />

monde de l’architecture, m’a beaucoup<br />

apporté dans ce domaine. Avec lui, j’ai<br />

découvert la possibilité d’utiliser les<br />

matériaux locaux, comme les briques<br />

de terre crue compressée, parfaitement adaptées à l’environnement,<br />

de manière contemporaine. Cela a été une révélation.<br />

Vous travaillez en ce moment à la réalisation<br />

d’un musée au Sénégal. Quel regard posez-vous<br />

sur ce type de lieu, en matière de conception<br />

et d’appropriation du public ?<br />

Le Bët-bi Museum que nous sommes en train de dessiner,<br />

dans la région de Kaolack, frontalière avec la Gambie, nous a<br />

amenés, après discussions avec les communautés, à élaborer<br />

un projet plus vaste de musée et centre culturel. Ceci découle<br />

d’une réflexion que j’ai eue bien avant sur ce que devrait être<br />

un musée dans un lieu comme celui-ci : cela devait être un<br />

espace public. Ce serait une approche très colonialiste de faire<br />

un projet comme en Occident, parce que ce n’est pas du tout<br />

le même concept. 80 % de la planète vit sous la dictature de<br />

l’architecture occidentale : Afrique, Asie, Amérique du Sud…<br />

Il est temps de revenir à ses propres schémas et aspirations.<br />

À Niamey, par exemple, le musée national Boubou-Hama, qui<br />

est ironiquement un produit de la colonisation, est une série<br />

de pavillons où personne n’entre. Pourtant, les extérieurs sont<br />

quand même fréquentés par la population locale. L’une des<br />

raisons, c’est que les bâtiments se situent dans un espace, une<br />

zone de promenade, presque comme un parc, où les familles<br />

peuvent pique-niquer le samedi et les enfants jouer. C’est un<br />

lieu de rencontres, une extension de la vie sociale. Munie de<br />

cette intuition, j’ai posé des questions pour voir si c’était aussi<br />

le cas dans cette région de Kaolack, ce qui s’est révélé exact.<br />

J’ai donc réfléchi à un musée dans lequel on ne serait pas forcé<br />

de rentrer, mais dont l’on pourrait quand même avoir une idée<br />

de ce qu’il y a à l’intérieur, presque sans faire exprès, juste en<br />

Un projet de bureaux<br />

dans le quartier<br />

de Yantala, à Niamey.<br />

se promenant. À cela, j’ai pensé à ajouter des activités supplémentaires,<br />

souhaitées par la population locale, pour faire venir<br />

les visiteurs. Car il est important que le musée soit secondaire<br />

et incorporé à des programmes de formation, comme raviver<br />

l’art de la peinture à l’indigo, avec des débouchés économiques.<br />

Mais toujours liés à la culture.<br />

Votre projet en cours de centre présidentiel<br />

Ellen Johnson Sirleaf pour les femmes<br />

et le développement, au Liberia, s’inscrit-il<br />

dans une démarche féministe ?<br />

Tout d’abord, il n’est pas possible de ne pas être féministe<br />

dans le sens de l’égalité femmes-hommes. D’ailleurs, mes projets<br />

finissent toujours par incorporer d’une manière ou d’une<br />

autre les femmes. Comme ici, pour le premier centre présidentiel<br />

au monde pour une chef d’Etat, à Monrovia. Toute l’équipe<br />

est composée d’architectes africaines, dont la Sud-Africaine<br />

Sumayya Vally pour le design, la scénographie et les pavillons<br />

de l’exposition permanente, et la Libérienne Karen Richards-<br />

Barnes pour le suivi de la construction. Depuis qu’il a été officiellement<br />

annoncé à l’occasion de la Journée internationale<br />

des droits des femmes en 2020, ce centre s’est positionné<br />

comme le principal défenseur du continent pour l’égalité des<br />

sexes dans le leadership public, en s’appuyant sur l’héritage inspirant<br />

de l’ancienne première présidente du continent. Non seulement,<br />

le bâtiment fournira un accès numérique aux archives<br />

personnelles et professionnelles de l’ex-cheffe d’État, mais il<br />

proposera également une plate-forme multiforme, de formation<br />

et de connaissances, pour faire progresser la situation socioéconomique<br />

des femmes et des filles, et défendre leurs droits<br />

et leur liberté. ■ ateliermasomi.com<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 73


LE DOCUMENT<br />

Idi Amin Dada,<br />

un Néron africain<br />

Ancien de la « coloniale », président à vie, il restera dans<br />

l’histoire comme l’archétype du dictateur fantasque<br />

et sanguinaire. Il a terrorisé l’Ouganda de 1971 à 1979.<br />

Jean-Louis de Montesquiou nous livre la biographie glaçante<br />

d’un personnage hors du commun. par Cédric Gouverneur<br />

La scène est effroyable : des rebelles<br />

kenyans capturés par les Britanniques<br />

doivent poser leurs parties intimes<br />

sur une table. Devant eux, un colosse<br />

en uniforme des King’s African Rifles<br />

muni d’une machette… Un captif<br />

refuse de parler : la machette s’abat. Le<br />

bourreau n’est autre qu’Idi Amin Dada : le futur dictateur<br />

ougandais, réputé pour ses discours anti-impérialistes<br />

à la tribune de l’Organisation de l’union africaine<br />

(OUA), a participé aux pires crimes coloniaux. C’est<br />

l’une des anecdotes ahurissantes que narre Jean-Louis<br />

de Montesquiou dans son ouvrage. Jeune soldat, Amin<br />

Dada était champion de boxe poids lourd d’Ouganda.<br />

Affable et blagueur, il bénéficiait d’un charisme certain.<br />

Et c’est un Kakwa, une petite ethnie défavorisée du nord<br />

du pays : les Britanniques se sont imaginé qu’il serait<br />

leur marionnette, à jamais redevable de son ascension<br />

sociale… À l’indépendance, en 1962, le voilà propulsé<br />

numéro deux de l’armée ougandaise. Il se distingue<br />

par ses coups d’éclat : un mercenaire britannique, Bob<br />

Astles, est emprisonné au Congo. Déguisé en curé, une<br />

mitraillette dans la soutane, l’homme se rend au parloir,<br />

massacre les soldats de Mobutu et fait évader Astles,<br />

qui deviendra son fidèle lieutenant (les Ougandais le<br />

surnommeront « the White Rat »). En janvier 1971, le<br />

général Amin Dada renverse Milton Obote, avec l’appui<br />

des Occidentaux : les Britanniques (et le Kenya) veulent<br />

se débarrasser de ce dernier, trop à gauche à leurs yeux.<br />

Israël se cherche un allié dans le dos du monde arabe. Et<br />

les Américains raffolent du café ougandais… La terreur<br />

<strong>AM</strong>IN DADA,<br />

Jean-Louis<br />

de Montesquiou,<br />

Perrin,<br />

400 pages,<br />

23 €.<br />

s’installe. Des citoyens sont exécutés simplement parce<br />

que celui qui est devenu président à vie convoite leur<br />

épouse ou leur maison. « Amin n’a aucune idéologie,<br />

si ce n’est de se maintenir au pouvoir », explique de<br />

Montesquiou. Horrifiés, Londres et Tel Aviv retirent<br />

leur soutien. Qu’à cela ne tienne, le général se tourne<br />

vers la Libye du colonel Kadhafi. Afin de détourner la<br />

colère du peuple – l’économie est exsangue –, il expulse<br />

la communauté indienne, bouc émissaire dont il saisit<br />

les biens. En 1976, il accueille à Entebbe un avion<br />

détourné par des terroristes palestiniens et allemands.<br />

DR<br />

74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


JEAN-CLAUDE FRANCOLON/G<strong>AM</strong>MA<br />

Au sommet de<br />

l’Organisation de<br />

l’union africaine,<br />

à Addis-Abeba,<br />

en janvier 1976.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 75


LE DOCUMENT<br />

Un commando de Tsahal parvient à libérer les passagers, pour<br />

la plupart israéliens. De rage, Amin Dada fait tuer la seule<br />

otage restée en Ouganda, une vieille dame hospitalisée de<br />

75 ans… Néron africain, il a inspiré la fiction : il est l’un des<br />

personnages de Kahawa (1981), roman policier de Donald<br />

Westlake, et du Dernier Roi d’Écosse (2006), long-métrage<br />

de Kevin Macdonald avec Forest Whitaker. Il « représente<br />

la somme et la caricature de tous les dictateurs », dira de<br />

lui Barbet Schroeder, qui réalisera Général Idi Amin Dada :<br />

Autoportrait (1974), avec la participation du despote, ravi de<br />

se mettre en scène. En 1979, la Tanzanie de Julius Nyerere<br />

envahit l’Ouganda… avec la complicité active de la population,<br />

qui accueille son armée en libératrice ! Idi Amin Dada fuit<br />

en Arabie saoudite avec ses femmes et ses enfants, et y meurt<br />

en 2003. Sans jamais avoir manifesté le moindre remord. ■<br />

Extraits<br />

Les complices présumés<br />

L’ambassade britannique a sans doute fermé les yeux<br />

sur ce que concoctaient d’innombrables agents, dont<br />

l’incontournable Bob Astles, très actif auprès d’Idi Amin,<br />

y compris pendant le coup d’État. Mais une fois le forfait<br />

commis, les Britanniques n’ont pas caché leur soulagement.<br />

« On ne va pas pleurer sur le départ d’Obote », écrit Harold<br />

Smedley, un haut dignitaire du FCO, Foreign & Colonial Office,<br />

le ministère des Affaires étrangères britannique. « Enfin nous<br />

allons pouvoir remettre nos relations avec l’Ouganda sur un<br />

pied d’amitié », s’exclame l’ambassadeur du Commonwealth<br />

(High Commissionner) Richard Slater, qui lui non plus ne<br />

doute pas de la loyauté d’Idi Amin. Ne parle-t-il pas de la reine<br />

Elizabeth comme de « mon ancien commandant en chef » ?<br />

Ne clame-t-il pas son affection pour la reine mère, qui un<br />

jour lui a dit quelques mots ? Ne vénère-t-il pas tout ce qui est<br />

écossais, du kilt à la cornemuse en passant par le whisky ?<br />

❋ ❋ ❋<br />

Israéliens et Anglais ont-ils participé ensemble à l’éviction<br />

d’Obote ? Un ancien officier du MI6 affirme en tout cas :<br />

« Croyez-vous que les Israéliens auraient pu organiser<br />

un coup d’État militaire en Ouganda sans l’assentiment<br />

du gouvernement de Sa Majesté britannique ? Ils étaient<br />

évidemment ensemble sur cette affaire. » Ce qui est en<br />

tout cas certain, c’est que les deux puissances éconduites<br />

par Obote se sont informées mutuellement. Pauvre<br />

Obote : lui qui avait pourtant tant cherché, au début<br />

de sa présidence, à se rapprocher des Israéliens pour<br />

qu’ils l’aident à secouer le joug britannique… ! Et pauvres<br />

Israéliens et pauvres Anglais : la créature qu’ils ont fabriquée<br />

leur échappera et les tourmentera implacablement.<br />

❋ ❋ ❋<br />

Monstre naissant<br />

Mais Idi Amin est entré dans un cercle vicieux : il veut<br />

désormais à tout prix rester au pouvoir. Pas forcément pour<br />

les avantages qu’il en tire ni par goût de la notoriété, mais<br />

parce qu’il est pris dans un engrenage : il n’y a que le pouvoir<br />

qui puisse le préserver des conséquences des exactions qu’il<br />

commet pour s’y maintenir. Or, les menaces s’intensifient,<br />

et sa popularité est en baisse. Plus question d’« élections<br />

très prochaines », comme dans la déclaration du 25 janvier.<br />

« Au vu de la très mauvaise situation que nous a léguée<br />

le régime précédent », Idi Amin parle désormais d’« élections<br />

dans cinq ans au plus tard ». Les ministres s’indignent<br />

(la chose est encore possible), mais il leur est répondu qu’il<br />

ne s’agira entre-temps que d’une administration provisoire<br />

pour expédier les affaires courantes. « Il avait promis la<br />

liberté politique. Il allait clairement se comporter en type<br />

raisonnable ! » se force encore à croire Henry Kyemba.<br />

Mais la toute première décision du régime (Legal<br />

Notice n° 1 du 2 février 1971) sera la suspension pure et<br />

simple du Parlement et l’instauration d’un « gouvernement<br />

par décrets ». Dans la pratique, tout ce qui représente<br />

la moindre menace – l’Union des étudiants, nombre<br />

d’organisations religieuses évangélistes et, bien sûr, tous<br />

les journaux, sauf The Voice of Uganda, la voix du régime –<br />

va être interdit. Pourtant, Idi Amin cherche à rassurer, et<br />

promet de ne pas emprisonner les opposants à tour de bras<br />

comme sous Obote. Ce que les Ougandais traduiront par :<br />

« Avec le nouveau régime, ils seront tués tout de suite. »<br />

❋ ❋ ❋<br />

L’expulsion des Indiens<br />

En s’en prenant aux Indiens, ces intermédiaires qui<br />

tiennent tout le grand et petit commerce ougandais, Idi Amin<br />

pense en effet qu’il stimulera le pouvoir d’achat du peuple<br />

qui crie famine. Il pourra aussi récupérer leurs biens, comme<br />

Kadhafi l’a fait en Libye avec les Italiens. Mais l’Ouganda n’est<br />

pas la Libye : les Indiens y sont quatre fois plus nombreux que<br />

les Italiens chez Kadhafi, ils sont sur place depuis bien plus<br />

longtemps et ils font tourner non seulement le commerce et<br />

l’économie mais aussi l’administration et les services publics.<br />

Supposément arrivés en Ouganda dans les fourgons des<br />

Anglais – pour poser les rails permettant auxdits fourgons<br />

de circuler –, ils sont vite devenus des instruments essentiels<br />

du gouvernement colonial, aux yeux duquel les Africains<br />

n’étaient aptes qu’à la guerre ou aux travaux agricoles, alors<br />

que les Indiens, écrivait déjà le capitaine Lugard, « n’étaient<br />

pas affectés par le climat, coûtaient bien moins cher que<br />

des Européens, étaient plus proches par les mœurs des<br />

indigènes, et donc permettraient de servir de lien entre<br />

76 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


KEYSTONE FRANCE<br />

les Noirs et les Blancs – évidemment sous la supervision étroite<br />

d’agents britanniques ». Coincés dans ce colonial sandwich<br />

entre les paysans africains qu’ils ne souhaitent ni ne peuvent<br />

concurrencer et les colons britanniques qui les tiennent à<br />

l’écart, les Indiens ne peuvent que se rabattre sur le commerce,<br />

dédaigné par les Britanniques et inaccessible aux Africains.<br />

Certains, comme Muljibhai Madhvani ou les Metha, y ont fait<br />

des fortunes considérables. Mais, très riches ou très peu riches,<br />

les Indiens demeurent universellement jalousés. Pourtant,<br />

l’Ouganda « doit tant aux talents commerciaux et techniques<br />

des Indiens », écrit un ancien District Officer.<br />

De mal en pis<br />

❋ ❋ ❋<br />

Le samedi, deux Boeings de la compagnie El Al se<br />

positionnent discrètement à l’aéroport de Nairobi tandis que,<br />

dans quatre C-130 Hercules, les commandos de Dan Shamron<br />

commencent un chaotique survol de la mer Rouge à basse<br />

altitude. Ils se posent à Entebbe peu avant minuit. L’opération<br />

va durer exactement cinquante-trois minutes et se dérouler<br />

presque intégralement selon les plans : quelques hommes<br />

foncent vers le terminal dans la Mercedes aminienne, font<br />

irruption dans la salle des otages, leur crient de se coucher<br />

et arrosent de balles les terroristes ; d’autres commandos<br />

s’emparent de la tour de contrôle ou détruisent les jets<br />

ougandais, et certains semblent même avoir pénétré jusque<br />

dans la State House. Le dimanche matin, tous les avions<br />

israéliens sont rentrés. Sept terroristes ont été tués, Jonathan<br />

Netanyahu et deux otages ont péri, quatre commandos sont<br />

blessés. Thunderbolt est un triomphe, mais il s’en est fallu<br />

de peu. Wilfried Böse a hésité à mitrailler les otages, ce qui<br />

Le dictateur parade<br />

dans les rues de la capitale,<br />

Kampala, porté par des<br />

hommes d’affaires blancs,<br />

en 1975.<br />

a permis à Muki Betser de lui vider son chargeur dessus.<br />

Et lorsque le premier Hercules a redécollé dans le noir, sa roue<br />

a manqué de justesse le fossé bordant la piste. Enfin, des hauts<br />

gradés de l’armée ougandaise étaient bien à Entebbe – mais en<br />

train de festoyer, en compagnie des responsables de l’aéroport,<br />

dans un hôtel voisin ; quand ils ont entendu la fusillade, ils ont<br />

pensé qu’il s’agissait d’une énième tentative d’assassinat contre<br />

Idi Amin, et ont décidé unanimement de ne pas intervenir.<br />

C’est la lutte finale<br />

❋ ❋ ❋<br />

Bientôt, ce qui reste des forces d’Idi Amin (trois tanks,<br />

cent six Jeep, quelques centaines d’hommes) se retrouve<br />

coincé dans les marais de Lukaya, où ses troupes subissent une<br />

lourde défaite, malgré la présence d’Idi Amin en personne.<br />

Quant aux malheureux soldats libyens, peu entraînés – et<br />

surtout pas au combat dans les zones marécageuses –, après<br />

s’être fait pilonner sur la colline de Mintunawe, où ils s’étaient<br />

retranchés, ils se rendent à l’armée tanzanienne. Kadhafi<br />

devra débourser 20 millions de dollars pour leur rapatriement.<br />

Fin janvier, la situation prend une tournure si<br />

catastrophique qu’Idi Amin doit faire célébrer le huitième<br />

anniversaire du coup d’État à la sauvette,<br />

avec un discours en petit comité dans lequel<br />

il admet de lourdes défaites militaires, tout<br />

en se proclamant le « leader le plus célèbre<br />

au monde ». Depuis Dar es-Salaam, Obote<br />

appelle au soulèvement de la population en<br />

énumérant les progrès militaires tanzaniens.<br />

Étrangement, Radio Uganda relaie ses<br />

déclarations, tout en précisant qu’il s’agit<br />

de mensonges. Le 22 février, de violents<br />

affrontements et un bombardement tanzanien<br />

à Makasa, à 40 kilomètres de Kampala,<br />

ouvrent la route vers la capitale. Nyerere<br />

aurait voulu s’arrêter là mais, la population<br />

tanzanienne prenant fait et cause pour le<br />

sort des civils ougandais, il se voit contraint<br />

d’aller jusqu’au bout. Et cette fois-ci, la<br />

population ougandaise se mobilise bel et<br />

bien, tandis que les attentats se multiplient<br />

contre les installations électriques ou la<br />

ligne ferroviaire vers le Kenya. Les troupes tanzaniennes<br />

avancent donc, et celles d’Idi Amin battent en retraite – tout<br />

en pratiquant une déconcertante politique de la terre brûlée.<br />

Début mars, à l’indignation de l’OUA, Nyerere franchit le<br />

Rubicon – en l’occurrence les petites rivières qui se jettent dans<br />

le lac Mbupo, près de Kampala. Idi Amin continue pourtant<br />

à payer de sa personne, effectuant de nombreuses visites<br />

sur le front, où il manque, dit-il, d’être capturé. Mais malgré<br />

ces bravades, le président à vie est « en état de choc ». ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 77


BUSINESS<br />

Interview<br />

Emmanuel<br />

Hache<br />

Retour contesté<br />

des OGM<br />

au Kenya<br />

Bientôt<br />

des dirigeables<br />

pour accéder<br />

aux zones enclavées<br />

La Fondation OCP,<br />

l’UM6P et l’ASERGMV<br />

coopèrent à la Grande<br />

Muraille verte<br />

Le Rwanda<br />

récompensé<br />

par le FMI<br />

Les terres<br />

rares, une<br />

opportunité ?<br />

Les projets d’extraction se multiplient sur le continent : ces minéraux,<br />

véritables « vitamines » de la transition bas carbone et des technologies<br />

numériques, proviennent pour le moment surtout de Chine.<br />

Les Occidentaux entendent donc réduire leur dépendance envers<br />

Pékin en se tournant vers l’Afrique. Mais attention aux écueils…<br />

par Cédric Gouverneur<br />

Début octobre, la compagnie minière<br />

britannique Rainbow Rare Earths<br />

a rendu public une première évaluation<br />

de son projet d’extraction de terres rares<br />

en Afrique du Sud, mené avec Bosveld Phosphates :<br />

le site de Phalaborwa (province du Limpopo,<br />

nord-est) pourrait délivrer, en une quinzaine<br />

d’années, environ 26000 tonnes d’oxydes de<br />

terres rares (néodyme, praséodyme, dysprosium<br />

et terbium). Au prix d’un investissement de départ<br />

de moins de 300 millions de dollars, la mine<br />

pourrait en rapporter environ 3,6 milliards.<br />

En août, Rainbow Rare Earths a de plus signé<br />

un accord-cadre avec le groupe marocain OCP<br />

et l’Université Mohammed VI Polytechnique,<br />

afin de bénéficier des compétences des experts<br />

du phosphate pour exfiltrer ces terres rares<br />

à partir de gisements de phosphogypse.<br />

Depuis l’ouverture d’une première mine au<br />

Burundi en 2017, les projets foisonnent en Afrique.<br />

De la Namibie à Madagascar, la moitié méridionale<br />

du continent est en passe de s’imposer comme l’une<br />

des principales zones de production de ces minerais<br />

aussi méconnus qu’indispensables. Lanthane,<br />

lutécium, thulium, yttrium… Au total, 17 éléments<br />

du tableau de Mendeleïev sont classés dans la<br />

catégorie « terres rares » (une dénomination quelque<br />

peu galvaudée, comme nous l’explique Emmanuel<br />

NASA/NOVAPIX/BRIDGEMAN IMAGES<br />

78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


La mine de Bayan Obo,<br />

dans la région de Mongolie-Intérieure,<br />

au nord de la Chine,<br />

est le plus gros gisement<br />

de terres rares au monde.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 79


BUSINESS<br />

Hache dans l’interview pages suivantes).<br />

Ces minéraux sont utilisés dans<br />

la plupart des technologies de pointe :<br />

de l’industrie militaire à l’électronique,<br />

en passant par l’incontournable<br />

transition énergétique – étant présents<br />

dans certaines éoliennes et les moteurs<br />

des voitures à hydrogène. En raison de<br />

leurs propriétés inégalées (conductivité<br />

électrique, magnétisme, stabilité<br />

thermique), les terres rares ont acquis<br />

le surnom de « vitamines de l’ère<br />

moderne » ! Ces minéraux d’avenir vont<br />

s’avérer de plus en plus stratégiques :<br />

du fait de l’appétence croissante des<br />

sociétés humaines pour les technologies<br />

numériques et les énergies décarbonées,<br />

la pression sur ces ressources<br />

minières ne peut qu’augmenter.<br />

Or, celles-ci sont pour la plupart<br />

produites en Chine. De quoi donner<br />

des sueurs froides aux Occidentaux,<br />

dont les relations avec l’empire du<br />

Milieu se dégradent (du fait notamment<br />

des visées du président Xi Jinping sur<br />

Taïwan). L’agence fédérale américaine<br />

d’études géologiques relevait en 2019<br />

que 78 % de celles utilisées aux<br />

États-Unis sont importées de Chine.<br />

Cela n’a pourtant pas toujours été<br />

le cas : jusqu’aux années 1990, le pays<br />

en était un important producteur.<br />

Mais l’extraction de ces minéraux<br />

est polluante. Washington avait donc<br />

opté pour les importer de Chine,<br />

dans l’ambiance optimiste de la fin<br />

de la guerre froide. C’est peu dire<br />

que, depuis, la donne<br />

géopolitique a changé…<br />

« Cette dépendance pose<br />

de sérieux risques pour<br />

l’économie états-unienne<br />

et son complexe<br />

militaro-industriel »,<br />

admettent trois experts<br />

américains, Gustavo<br />

Ferreira, Jamie Critelli<br />

et Wayne Johnson,<br />

dans un article (« The<br />

Future of Rare Earth<br />

Elements in Africa in<br />

the Midst of a Debt Crisis ») publié<br />

en août 2020 par The Civil Affairs<br />

Association, un think-tank proche<br />

du Pentagone. Celui-ci met en garde :<br />

Pékin a déjà utilisé sa domination<br />

Ces minéraux<br />

(ici, de l’yttrium) sont<br />

utilisés dans la plupart des<br />

technologies de pointe.<br />

Le géant asiatique<br />

pourrait être<br />

tenté d’exiger<br />

de ses débiteurs<br />

des participations<br />

dans leurs<br />

gisements…<br />

en échange de<br />

la renégociation<br />

de leurs dettes.<br />

sur les terres rares comme moyen<br />

de pression. En 2010, au cours d’une<br />

brouille diplomatique avec le Japon,<br />

la Chine avait temporairement stoppé<br />

ses exportations vers l’archipel. Et les<br />

États-Unis ont matière à s’inquiéter :<br />

le fabricant aéronautique Lockheed<br />

Martin a récemment reconnu que<br />

l’avion de chasse F-35 utilise des<br />

terres rares chinoises…<br />

Washington recherche<br />

donc d’autres sources<br />

d’approvisionnement,<br />

notamment en Afrique :<br />

« Le Commandement des<br />

États-Unis pour l’Afrique<br />

a identifié l’exploitation<br />

de terres rares comme<br />

un élément central de<br />

la stratégie américaine<br />

sur le continent »,<br />

reconnaît The Civil<br />

Affairs Association.<br />

Quant à l’Europe, elle est encore plus<br />

dépendante de Pékin que ne le sont<br />

les USA : « Les terres rares et le lithium<br />

seront bientôt plus importants que le<br />

pétrole et le gaz », a alerté mi-septembre<br />

Ursula von der Leyen. La présidente<br />

de la Commission européenne appelle<br />

les Européens à constituer dès à<br />

présent « des réserves stratégiques ».<br />

Les regards se tournent donc<br />

vers l’Afrique, qui offre, en dehors de<br />

la Chine, des États-Unis et de l’Australie,<br />

le plus grand potentiel de réserves<br />

du globe : dès 2017, Rainbow Mining<br />

Burundi a ouvert dans la localité<br />

de Gakara la première mine sur le<br />

continent. Les réserves y sont estimées<br />

à 1,2 million de tonnes exploitables.<br />

Les mines du pays bénéficieraient<br />

de l’une des teneurs en terres rares<br />

les plus élevées au monde. Les projets<br />

se multiplient sur le continent,<br />

notamment dans sa moitié méridionale :<br />

en Angola, le britannique Pensana Rare<br />

Earths veut investir près de 500 millions<br />

SHUTTERSOCK<br />

80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022<br />

80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


SHUTTERSOCK (2)<br />

de dollars à Longonjo (province<br />

de Huambo, centre), puis raffiner les<br />

éléments dans une usine de traitement<br />

en Angleterre, à partir de fin 2023.<br />

L’État, par l’entremise de son fonds<br />

souverain, détient un quart du projet<br />

(23,1 %). Au Malawi, la compagnie<br />

canadienne Mkango Resources<br />

exploitera le gisement de Songwe Hill<br />

(non loin de la capitale économique<br />

du pays, Blantyre), avant de raffiner<br />

le concentré de minerais dans une<br />

usine polonaise. Et dans le nord-ouest<br />

de la Namibie, un gisement d’oxydes<br />

de terres rares sera exploité dans le<br />

cadre du projet Lofdal par la société<br />

canadienne Namibia Critical Metals,<br />

associée à la compagnie parapublique<br />

Japan Oil, Gas and Metals National<br />

Corporation : visiblement échaudé par<br />

l’interruption brutale des importations<br />

chinoises en 2010, l’empire du Soleil<br />

Levant cherche lui aussi à sécuriser<br />

ses approvisionnements…<br />

La Chine n’est évidemment<br />

pas en reste : elle est désormais<br />

partie prenante du projet Ngualla,<br />

dans le sud-ouest de la Tanzanie.<br />

Le producteur de terres rares Shenghe<br />

Resources a en effet racheté 20 %<br />

des parts de Peak Rare Earths, qui<br />

devrait lancer la construction d’une<br />

mine d’ici la fin de l’année. Principal<br />

créancier de plusieurs pays d’Afrique<br />

australe et orientale, le géant asiatique<br />

pourrait être tenté d’exiger de ses<br />

débiteurs des participations dans<br />

leurs gisements… en échange de la<br />

renégociation de leurs dettes. Autre<br />

écueil à l’extraction des terres rares :<br />

leur fort impact environnemental [voir<br />

encadré pages suivantes]. Depuis deux<br />

ans, les défenseurs de l’environnement<br />

malgaches exigent l’abandon d’un<br />

projet d’extraction mené par la société<br />

Tantalum Rare Earth Madagascar… non<br />

loin de la superbe baie d’Ampasindava,<br />

au nord-ouest de la Grande Île ! ■<br />

LES CHIFFRES<br />

8 000 dollars<br />

SOIT LE REVENU PAR HABITANT<br />

AU GABON, PAYS LE PLUS<br />

RICHE DU CONTINENT<br />

POUR LA SECONDE ANNÉE<br />

CONSÉCUTIVE (hors petits<br />

États insulaires).<br />

1,9 milliard<br />

de dollars<br />

C’est le montant de l’aide<br />

promise par le Fonds<br />

monétaire international (FMI)<br />

à la Tunisie. Le pays, en crise,<br />

en escomptait davantage.<br />

Avec<br />

474 gigawatts,<br />

l’Afrique possède<br />

le plus important<br />

potentiel<br />

hydroélectrique<br />

inexploité<br />

au monde.<br />

4,7 % C’est la<br />

croissance économique<br />

de l’Algérie prévue en<br />

2022, soit le double des<br />

prévisions réalisées avant<br />

la guerre en Ukraine, qui<br />

a fait exploser les cours<br />

du gaz et du pétrole…<br />

3,6 %<br />

SOIT LA CROISSANCE<br />

EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE<br />

EN 2022, PRÉVUE PAR LE FMI<br />

(CONTRE 4,7 % L’AN DERNIER).<br />

25 milliards de dollars par an<br />

Ce sont les besoins d’investissement<br />

dans le secteur des énergies<br />

sur le continent, selon l’Organisation<br />

météorologique mondiale.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 81


BUSINESS<br />

Emmanuel Hache<br />

ÉCONOMISTE À IFP ÉNERGIES NOUVELLES<br />

« L’Afrique peut<br />

se positionner<br />

sur ce marché »<br />

Bien que les terres rares soient indispensables aux transitions énergétique<br />

et numérique du continent, leur extraction est polluante. C’est ce dont<br />

nous met en garde Emmanuel Hache, directeur de recherche à l’Institut<br />

de relations internationales et stratégiques (IRIS) et chercheur associé<br />

à EconomiX CNRS Paris Nanterre. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />

<strong>AM</strong> : Les « terres rares » sont-elles si rares ?<br />

Emmanuel Hache : Elles se composent d’éléments<br />

qui sont proches sur le tableau périodique (15 lanthanides,<br />

ainsi que l’yttrium et le scandium), mais ne sont pas en<br />

fait si rares : leur nom est historique et provient de ce que<br />

l’on appelait des « terres », des substances non décomposées<br />

car non réductibles par le charbon. À l’époque, en Europe,<br />

elles étaient beaucoup plus rares que la magnésie ou la<br />

chaux par exemple, d’où ce nom. Mais à l’échelle du globe,<br />

elles peuvent être plus concentrées que le cuivre, comme<br />

c’est le cas du cérium. Leur rareté actuelle est davantage<br />

liée au coût économique de leur exploitation car les<br />

gisements peuvent être diversifiés. Il existe des terres<br />

rares légères, lourdes, et certains auteurs parlent même<br />

de terres rares intermédiaires : une classification basée<br />

sur le numéro atomique de chacun de ces 17 éléments.<br />

Pourquoi sont-elles devenues irremplaçables ?<br />

Parce que seules elles combinent trois propriétés<br />

physiques très recherchées : conductivité, magnétisme et<br />

stabilité thermique. Elles permettent un gain de vitesse et de<br />

performance supérieur aux autres métaux et disposent d’une<br />

conductivité électrique élevée, assurant des réactions rapides<br />

au sein des puces électroniques. Elles bénéficient également<br />

d’un magnétisme puissant. Enfin, elles ont une grande<br />

stabilité thermique : l’appareil ne va pas surchauffer en se<br />

chargeant en électricité, ce qui réduit les risques d’incendie.<br />

Dans quels objets les retrouve-t-on ?<br />

On les utilise dans les aimants permanents, lesquels<br />

se trouvent dans les moteurs des véhicules électriques<br />

et hydriques (mais pas dans les batteries), ainsi que dans<br />

les générateurs de certaines éoliennes, les rendant ainsi<br />

essentielles aux techniques de décarbonation des transports.<br />

Elles sont également employées dans les pots catalytiques<br />

et les additifs des carburants, dans les alliages et les<br />

superalliages, lesquels ont besoin de fortes résistances<br />

à la chaleur et d’une grande conductivité électrique, ainsi<br />

que dans les piles à combustibles. Elles sont en outre<br />

utilisées dans le stockage de l’hydrogène et le traitement<br />

des eaux, l’industrie de la défense, le nucléaire, les écrans<br />

à plasma, les disques durs ou encore les IRM… Elles<br />

alimentent donc les transitions numérique et énergétique,<br />

ainsi que des secteurs hautement stratégiques, comme<br />

DR<br />

82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


l’aérospatiale, l’automobile, l’électronique… Et leur usage<br />

« dispersif » (c’est-à-dire en très petites quantités et mélangées<br />

à d’autres métaux) les rend extrêmement compliquées<br />

à recycler. Pour vous donner un ordre d’idées, le marché<br />

des terres rares en 2021 était d’environ 280000 tonnes,<br />

contre 21 millions de tonnes pour celui du cuivre.<br />

Comment expliquer que les États-Unis soient<br />

largement passés derrière la Chine dans ce secteur ?<br />

Ils se sont désintéressés de l’extraction des métaux<br />

sur leur propre territoire après<br />

l’effondrement de l’URSS : le marché<br />

international leur paraissait libre<br />

et ouvert. Pourquoi se contraindre<br />

à produire sur le sol américain,<br />

cette activité ayant tant d’externalités<br />

environnementales (pollution,<br />

impact sur la biodiversité, etc.) ?<br />

Il était si facile de délocaliser en<br />

Chine, avec sa main-d’œuvre à bas<br />

coût… Mais celle-ci a compris sa<br />

haute valeur stratégique et a accepté<br />

d’en payer le coût environnemental.<br />

Les terres rares peuvent être situées<br />

en surface, mais il faut effectuer<br />

ce que l’on appelle la « lixiviation<br />

in situ », c’est-à-dire la projection<br />

de solutions chimiques sur le<br />

gisement… Ce qui peut contaminer<br />

la terre, les eaux, l’environnement.<br />

Et les traitements minéralurgiques<br />

sont énergivores. En outre, certains<br />

minerais sont mélangés avec du<br />

thorium, un élément radioactif.<br />

Autour de Bayan Obo [dans la région<br />

de Mongolie-Intérieure, au nord du<br />

pays, ndlr], le principal site chinois de<br />

production de terres rares, les villages<br />

environnants sont surnommés « les villages de la mort » [voir<br />

encadré ci-contre] ! Mais désormais, la demande est si forte<br />

en Chine que Pékin risque de réduire ses exportations et<br />

de les conserver afin de privilégier son marché intérieur…<br />

Comment le continent peut-il se positionner,<br />

face à une demande occidentale soucieuse<br />

de s’émanciper de l’empire du Milieu ?<br />

L’Afrique peut se positionner sur ce marché,<br />

mais il faut absolument mettre en place des normes<br />

environnementales strictes : si la population environnante<br />

est mise en danger, comme c’est le cas en Chine, ce serait<br />

dramatique ! Au Groenland, les habitants ont refusé<br />

cette exploitation lors des dernières élections, à cause<br />

des risques environnementaux et sanitaires. De son côté,<br />

la population chinoise tolère aussi de moins en moins<br />

cette pollution : le Parti communiste en est bien conscient<br />

et considère les protestations sociales qui en découlent<br />

comme une menace pour son pouvoir. Le risque est que<br />

le pays ne délocalise en Afrique sa production de terres<br />

rares… sans considération, pour l’environnement !<br />

Le dangereux précédent chinois<br />

Pour extraire un kilo de métal rare, il faut décanter des<br />

dizaines, parfois des centaines de tonnes de roches avec des<br />

produits chimiques. Même les autorités chinoises ont fini par<br />

l’admettre : ce processus pollue le sol et l’eau. Dans la région<br />

de Mongolie-Intérieure, des mines de terres rares sont exploitées depuis<br />

les années 1950 : pendant des décennies, les villageois alentours, leurs<br />

récoltes et leur bétail ont absorbé des solvants, de l’acide sulfurique, et<br />

même du thorium radioactif. Un reportage réalisé en 2012 par Le Monde<br />

décrit un village près de la mine de Bayan Obo où 90 % de la population<br />

a dû déménager, la vie y étant devenue impossible. Au Jiangxi (province<br />

du sud-est), les officiels chiffrent le coût de la pollution provoquée par<br />

les mines à 5,6 milliards de dollars. Face à la grogne de la population, la<br />

Chine délocalise depuis 2016 sa production de terres rares chez son voisin<br />

birman, où la brutale junte militaire ne s’embarrasse guère de la moindre<br />

considération sociale et environnementale… Global Witness, une ONG basée<br />

à Londres qui surveille l’impact de l’extraction des matières premières, a<br />

recensé dans une récente étude satellite un total de 2700 mines de terres<br />

rares dans le nord-est de la Birmanie. Mais les villageois qui se plaignent<br />

de la pollution sont menacés de mort par l’armée… « La dérangeante<br />

réalité est que le cash qui alimente ces abus a pour origine la demande<br />

mondiale pour les énergies renouvelables », conclut Global Witness. ■<br />

L’extraction est-elle plus coûteuse et plus compliquée,<br />

avec un retour sur investissement plus long ?<br />

Le coût d’entrée est plus important et demande<br />

un R&D plus important. L’application des normes<br />

environnementales, afin de préserver l’écosystème des<br />

produits chimiques utilisés lors de la lixiviation, est très<br />

élevée. Aussi, les prix des terres rares sont très volatils : ce<br />

marché fonctionne avec la demande et suit les innovations<br />

technologiques. Avec les tensions entre l’Occident,<br />

la Russie et la Chine, on redécouvre la géopolitique<br />

des métaux, oubliée à la fin de la guerre froide… ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 83


BUSINESS<br />

Retour contesté<br />

des OGM au Kenya<br />

80 % des paysans<br />

du pays cultivent de petites<br />

exploitations.<br />

Le nouveau président William Ruto met fin à dix ans d’interdiction des organismes<br />

génétiquement modifiés, au grand dam des associations de défense de l’environnement.<br />

Trois semaines après son<br />

intronisation, le président<br />

William Ruto a abrogé,<br />

le 3 octobre, un décret<br />

de novembre 2012 interdisant les<br />

cultures d’organismes génétiquement<br />

modifiés (OGM). Il y a une décennie,<br />

Mwai Kibaki les avait ainsi bannis<br />

« en raison de la menace posée<br />

sur la santé et le niveau de vie des<br />

agriculteurs kenyans ». Mais avec<br />

le réchauffement climatique, le pays<br />

pâtit d’une sécheresse exceptionnelle :<br />

la famine menace 4 millions de<br />

personnes. Quatre saisons des pluies<br />

aux précipitations insuffisantes ont<br />

en outre provoqué la mort d’environ<br />

1,5 million de têtes de bétail. Élu<br />

président en septembre après un scrutin<br />

serré [voir Afrique Magazine n° 433],<br />

Ruto, ancien ministre de l’Agriculture,<br />

a divisé par deux le prix des engrais dès<br />

son arrivée au pouvoir. En réhabilitant<br />

les OGM, il veut faire baisser le prix<br />

de la farine, tout en abandonnant les<br />

subventions aux prix agricoles, jugées<br />

trop coûteuses. Cette initiative devrait<br />

concerner le maïs, puis le coton, l’huile<br />

de cuisson et l’alimentation du bétail.<br />

L’opposition dénonce « une<br />

décision précipitée et prise sans<br />

concertation », par un simple décret<br />

du cabinet présidentiel : « Sur une<br />

question aussi importante, qui<br />

concerne notre sécurité alimentaire,<br />

il devrait y avoir un débat national,<br />

avec la participation des citoyens »,<br />

a déclaré Raila Odinga, adversaire<br />

malheureux de Ruto à la dernière<br />

SHUTTERSTOCK<br />

84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


RICKY MARTIN/CIFOR<br />

élection, qui demande à ce dernier<br />

de « reconsidérer sa position ». Autre<br />

figure de l’opposition, l’ancien<br />

ministre de l’Environnement Stephen<br />

Kalonzo Musyoka avance : « Les OGM<br />

posent une menace existentielle<br />

sur la biodiversité dont nous sommes<br />

si fiers dans ce pays. La levée de<br />

l’interdiction va affecter nos échanges<br />

commerciaux avec les pays voisins,<br />

la plupart interdisant les toujours. »<br />

Plusieurs associations de<br />

défense de l’environnement et de la<br />

paysannerie, dont Greenpeace Afrique,<br />

Route to Food et le Réseau africain<br />

pour la biodiversité, dénoncent aussi<br />

la réintroduction des organismes<br />

génétiquement modifiés sur les<br />

terres du géant d’Afrique de l’Est – où<br />

l’agriculture représente un cinquième<br />

du PIB – dans un communiqué<br />

commun : « La sécurité alimentaire<br />

ne concerne pas uniquement la<br />

quantité, mais aussi la qualité de la<br />

nourriture ». Cette décision « restreint<br />

essentiellement la liberté des Kenyans<br />

de choisir ce qu’ils veulent manger ».<br />

Les associations pointent en outre<br />

le risque que les OGM « ouvrent le<br />

marché à des fermiers américains,<br />

qui reçoivent d’importantes<br />

subventions », et face auxquels<br />

les paysans du pays – dont 80 %<br />

cultivent de petites exploitations –<br />

vont se retrouver en concurrence.<br />

Le Kenya devient l’un des rares<br />

pays du continent à autoriser les<br />

organismes génétiquement modifiés,<br />

cultivés à grande échelle en Afrique<br />

du Sud depuis 1997, mais également<br />

dans une moindre mesure en Égypte,<br />

au Burkina Faso et au Soudan.<br />

En Afrique du Sud, les associations<br />

locales dénoncent « la mainmise<br />

de Monsanto », géant américain des<br />

OGM, sur l’agriculture du pays, ainsi<br />

que l’absence de transparence dans<br />

l’information des consommateurs. ■<br />

Bientôt des dirigeables<br />

pour accéder<br />

aux zones enclavées<br />

La société française Flying Whales veut déployer<br />

sa flotte à partir de 2024.<br />

Un dirigeable qui hélitreuille<br />

60 tonnes de fret, soit<br />

trois fois plus qu’un gros<br />

hélicoptère, pour une<br />

empreinte carbone 30 fois moindre.<br />

C’est le projet de la société française<br />

Flying Whales : véritable grue<br />

volante, le LCA60T pourra accéder<br />

aux zones enclavées d’Afrique. Après<br />

une décennie de recherche et de<br />

développement, l’entreprise annonce<br />

que ses premières « baleines volantes »<br />

(200 mètres de long !) remplies<br />

d’hélium voleront « d’ici deux ans ».<br />

« À l’origine, l’idée a été développée<br />

pour transporter des troncs », a<br />

expliqué Vincent Guibout, directeur<br />

général délégué, lors d’une conférence<br />

de presse fin septembre à Paris avec<br />

son partenaire, l’ONG Aviation sans<br />

frontières. Populaire il y a un siècle,<br />

le zeppelin, trop lent, était tombé<br />

en désuétude face aux progrès<br />

de l’aviation. Mais devant l’urgence<br />

climatique, il apparaît désormais<br />

comme une solution d’avenir,<br />

notamment pour le fret. Soutenue<br />

par des partenaires publics et privés<br />

(dont la région Nouvelle-Aquitaine et<br />

la province de Québec), Flying Whales<br />

a réalisé en juin une nouvelle levée<br />

de fonds de 122 millions d’euros et<br />

table sur une flotte de 150 LCA60T :<br />

« Nous pourrons transporter des pales<br />

d’éoliennes, des pylônes électriques,<br />

et même des camions de pompiers !<br />

Et nos dirigeables faciliteront l’accès<br />

aux soins. » La société coopère avec<br />

le Programme alimentaire mondial<br />

et les Nations unies pour « transporter<br />

des hôpitaux en kit, bloc opératoire<br />

compris, dans les zones enclavées ». ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 85


BUSINESS<br />

Focus group avec le collectif féminin dans la région de Mbaye Awa sur le tracé de la Grande Muraille verte, au Sénégal.<br />

La Fondation OCP, l’UM6P et l’ASERGMV coopèrent<br />

à la GRANDE MURAILLE VERTE<br />

L’Université Mohammed 6 Polytechnique et l’Agence sénégalaise de la reforestation<br />

de la Grande Muraille verte lancent un appel à projets afin d’accélérer la réalisation<br />

de cette initiative essentielle pour le pays.<br />

La Fondation OCP et<br />

l’Université Mohammed 6<br />

Polytechnique (UM6P)<br />

coopèrent avec l’Agence<br />

sénégalaise de la reforestation et de<br />

la Grande Muraille verte (ASERGMV)<br />

ainsi que diverses institutions de<br />

recherche du Sénégal, dans l’objectif de<br />

développer le tronçon de 545 kilomètres<br />

de la Grande Muraille verte (GMV)<br />

situé sur le territoire sénégalais.<br />

Pour rappel, la GMV, initiative<br />

lancée par l’Union africaine (UA)<br />

voilà quinze ans, entend planter, d’ici<br />

2030, environ 100 millions d’hectares<br />

sur 8 à 15 kilomètres de large et<br />

8 000 kilomètres de long depuis Dakar<br />

jusqu’à Djibouti. L’objectif est de lutter<br />

contre le réchauffement climatique<br />

en emprisonnant 250 millions<br />

de tonnes de dioxyde de carbone<br />

et de créer 10 millions d’emplois<br />

dans les 11 pays concernés.<br />

TROUVER DES SOLUTIONS<br />

LOCALES ET CONCRÈTES<br />

Le Sénégal fait figure de bon élève<br />

dans la mise en œuvre de la GMV, avec<br />

environ 50 000 hectares déjà reboisés,<br />

sur un objectif de départ de 150 000.<br />

En juin dernier, la Fondation du<br />

Groupe OCP, leader de la nutrition<br />

des plantes et producteur mondial<br />

de phosphate, a signé un partenariat<br />

avec l’ASERGMV pour soutenir ses<br />

efforts de développement de la GMV.<br />

En octobre, l’ASERGMV et l’UM6P,<br />

toujours avec l’appui de la Fondation<br />

OCP, ont lancé le Programme vaisseau<br />

amiral pour la GMV (Great Green Wall<br />

Flagship Program). Il s’agit d’un appel<br />

à projets de recherche appliquée et de<br />

développement, entre les chercheurs<br />

de l’université marocaine et leurs<br />

homologues sénégalais, afin d’accroître<br />

OCP<br />

86 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


SHUTTERSTOCK<br />

la coopération entre le Sénégal<br />

et le Maroc pour la préservation<br />

de l’environnement : « Il ne s’agit<br />

pas seulement de contribuer à la<br />

réalisation effective de la Grande<br />

Muraille verte, mais aussi de<br />

proposer des solutions locales »,<br />

expliquent l’UM6P et l’ASERGMV.<br />

Quatre domaines sont identifiés :<br />

« L’accès à l’eau et management de<br />

cette ressource, la connaissance<br />

des besoins énergétiques et<br />

accessibilité, le développement local<br />

à travers l’amélioration de la santé<br />

du sol, la protection et la restauration<br />

des écosystèmes, l’implication<br />

des populations et le partage des<br />

connaissances locales. » Parmi les<br />

partenaires se trouvent l’École nationale<br />

supérieure d’agriculture (ENSA) de<br />

Thiès, l’Institut sénégalais de recherche<br />

agricole (ISRA), le Centre de suivi<br />

écologique de Dakar, l’Agence nationale<br />

de l’aviation civile et de la météorologie<br />

(ANACIM), la Direction de la recherche<br />

horticole, la Direction de la gestion<br />

et de la planification des ressources<br />

en eau, l’Université Cheikh Anta Diop<br />

et l’Université du Sine Saloum.<br />

Cette initiative s’inscrit dans<br />

le cadre d’un projet pilote porté<br />

par la Fondation et visant l’appui<br />

de l’ASERGMV pour la réduction des<br />

effets du changement climatique sur<br />

l’environnement et les conditions des<br />

populations vulnérables au Sénégal.<br />

Ce projet s’articule autour de quatre<br />

axes : le renforcement des capacités<br />

techniques et managériales de l’agence,<br />

le soutien et l’accompagnement des<br />

femmes productrices dans le respect<br />

de l’environnement, la recherche<br />

autour des approches inclusives<br />

permettant la préservation durable<br />

de l’environnement, et enfin la<br />

gestion durable des écosystèmes,<br />

le reboisement et la connaissance et<br />

amélioration de la qualité de l’eau. ■<br />

Le Fonds monétaire<br />

international (FMI) va<br />

verser au Rwanda une aide<br />

de 310 millions de dollars<br />

dans le cadre de son programme<br />

d’aide Résilience et durabilité, a<br />

annoncé le 7 octobre le ministre<br />

des Finances et de la Planification<br />

économique, Uzziel Ndagijimana.<br />

Il s’agit du premier État du continent<br />

africain à bénéficier de ce dispositif<br />

du FMI, destiné à appuyer les efforts<br />

des pays en développement contre<br />

le réchauffement climatique, et<br />

accordé notamment au Costa Rica<br />

et à la Barbade. Le Rwanda a la<br />

plus forte densité d’Afrique (environ<br />

450 habitants par kilomètre carré),<br />

et 80 % de ses près de 13 millions<br />

d’habitants dépendent de l’agriculture.<br />

Avec le dérèglement climatique,<br />

Le siège du Fonds monétaire<br />

international, à Washington.<br />

Le Rwanda récompensé<br />

par le FMI<br />

Kigali va recevoir 310 millions de dollars afin d’appuyer<br />

sa lutte contre le réchauffement climatique.<br />

le pays des Mille Collines endure<br />

des inondations et des glissements de<br />

terrain, à cause de la surexploitation<br />

des sols et de la déforestation. Il fut<br />

également le premier État africain<br />

à déposer, dès 2020, sa « contribution<br />

nationale » à l’accord de Paris sur<br />

le climat, adopté en 2015 : afin de<br />

diminuer ses émissions de gaz à effet<br />

de serre de 38 % d’ici 2030, Kigali<br />

a investi dans un plan d’action d’un<br />

coût global de 11 milliards de dollars<br />

sur une décennie, dont 6,9 milliards<br />

seront financés par les bailleurs<br />

internationaux. Les autorités ont lancé<br />

un programme de reforestation et de<br />

cultures en terrasses afin d’endiguer<br />

l’érosion des sols et de transformer<br />

les pratiques agricoles ; une initiative<br />

appuyée par le Fonds vert pour<br />

le climat des Nations unies. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 87


VIVRE MIEUX<br />

Sommeil et santé,<br />

intimement liés !<br />

LE REPOS EST ESSENTIEL à notre activité, à notre bien-être<br />

psychique. Mais aussi à notre santé, notre forme physique.<br />

Dormir trop peu ou mal peut provoquer des maladies. Et à l’inverse,<br />

un bon sommeil est un facteur clé de prévention d’affections chroniques.<br />

par Annick Beaucousin<br />

Aux recommandations maintenant bien connues du programme de santé publique<br />

de manger équilibré et de bouger, il faudrait ajouter de dormir suffisamment,<br />

tant le sommeil est capital. Il fait partie des fonctions vitales de l’organisme, comme<br />

la respiration, la digestion… C’est un temps utile qui prépare le corps et l’esprit<br />

au jour suivant. Il participe à l’efficacité, au bien-être, et intervient dans l’élimination<br />

des toxines. La nuit, on recharge nos batteries : le foie stocke du sucre, les<br />

muscles refont le plein d’énergie… En cas de manque de sommeil, la fatigue se<br />

fait vite sentir, laquelle s’associe à un manque de vigilance, parfois à une somnolence, une irritabilité,<br />

des troubles de l’humeur, ou encore une plus grande sensibilité au stress. Dormir est très important<br />

pour le fonctionnement cérébral et les performances cognitives, de même que pour la mémoire.<br />

Chez les enfants, il est déterminant pour la croissance – l’hormone de croissance n’étant fabriquée que<br />

durant le sommeil lent profond –, le développement psychomoteur, la maturation cérébrale… Et est ainsi<br />

indispensable aux fonctions d’apprentissage. La privation de sommeil s’accompagne aussi d’un risque de troubles<br />

cognitifs, de l’attention et du comportement, et peut induire des troubles visuels. Elle a donc un impact sur la<br />

santé pour l’avenir : système immunitaire, équilibres métabolique et pondéral… Tout comme chez les adultes.<br />

Attention aux répercussions !<br />

Lorsque l’on dort trop peu, le risque de surpoids et d’obésité est plus important, avec d’autres conséquences<br />

sur le plan santé : du diabète ou de l’hypertension artérielle peuvent en découler. Les kilos qui s’installent<br />

s’expliquent par un mécanisme hormonal : en cas de manque de sommeil, notre corps sécrète moins de<br />

leptine (l’hormone qui participe au contrôle de l’appétit) la nuit, mais davantage de ghréline (celle qui<br />

stimule l’appétit), augmentant la sensation de faim dans la journée du lendemain. Nous mangeons donc<br />

plus, avec une attirance pour les féculents, le pain et les aliments sucrés. Autre incidence : les troubles<br />

du sommeil influent sur le taux de cortisol, hormone qui a également un impact sur l’appétit.<br />

Des problèmes cardiovasculaires peuvent aussi être à déplorer : la tension artérielle et la fréquence cardiaque<br />

s’abaissent durant le sommeil lent profond, et si ce phénomène protecteur ne se produit pas assez, cela peut<br />

favoriser la survenue d’une hypertension, et ainsi augmenter les risques d’infarctus ou d’AVC. En ce qui concerne le<br />

diabète, une étude menée chez de jeunes et bons dormeurs a apporté des données étonnantes… Pendant deux semaines,<br />

ces derniers ont dormi moins de 5 heures par nuit, et peu de temps après, un état prédiabétique leur a été découvert !<br />

Par ailleurs, le sommeil exerce un effet protecteur sur l’immunité. Il réinitialise notre « ordinateur<br />

immunitaire » chaque nuit, pour un système de défense le plus performant possible. En cas de dette chronique,<br />

il est ainsi davantage aisé de développer des infections. Et des études tendent à montrer une plus grande<br />

fréquence de cancers (appareil digestif, sein, prostate). Enfin, cette insuffisance durable altère la réparation<br />

des télomères (les extrémités de nos brins d’ADN), dont le bon état conditionne notre espérance de vie.<br />

88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


SHUTTERSTOCK<br />

Conseils<br />

pour retrouver de belles nuits<br />

La moyenne recommandée pour les<br />

adultes est 7 à 8 heures de sommeil. Mais<br />

de plus en plus de personnes se plaignent<br />

de ne pas dormir comme elles l’aimeraient<br />

(endormissement trop long, par exemple) ou<br />

de troubles divers. La plupart des difficultés<br />

courantes peuvent se régler en adoptant des solutions douces qui ont fait leurs preuves : respecter le plus possible<br />

des horaires de coucher et de lever réguliers, même les jours de repos, ou se mettre au lit à temps pour avoir<br />

son compte d’heures, en y allant dès que les signaux de sommeil se font sentir pour s’endormir facilement.<br />

C’est dans la journée que la nuit se prépare. Un peu d’activité physique tous les jours contribue à de meilleures<br />

nuits et augmente le sommeil lent profond, le plus réparateur. Il faut néanmoins éviter une activité intense près<br />

du coucher, augmentant la température corporelle et retardant ainsi l’endormissement. Il est essentiel également<br />

de voir la lumière du jour : cela aide l’organisme à stabiliser ses rythmes veille/sommeil, et facilite l’endormissement<br />

et le maintien d’un bon sommeil. En cas de travail en lumière artificielle, il faut s’efforcer de sortir le midi.<br />

Pour les dîners, on programme des menus assez légers. Trop de protéines et de graisses retarde<br />

l’endormissement. Les viandes rouges, riches en tyrosine (éveillante), sont à éviter, et le poisson<br />

ou les œufs sont à préférer. Un peu de féculents aide en outre à mieux dormir. Chez certaines<br />

personnes, un rituel de type verre de lait, yaourt sucré ou banane (des aliments qui contiennent<br />

du tryptophane, facilitateur de sommeil) avant d’aller dormir est quasi magique.<br />

Et très important, les écrans doivent être coupés assez tôt (dans l’idéal, au moins 2 heures<br />

avant le coucher) : les ordinateurs, tablettes et smartphones maintiennent le cerveau en éveil,<br />

et la lumière bleue qu’ils diffusent à notre insu modifie la sécrétion de l’hormone du sommeil.<br />

Mieux vaut ne pas céder non plus à la tentation de prise de médicaments pour dormir. Si les<br />

benzodiazépines ou somnifères peuvent être utiles contre une insomnie ponctuelle (en réaction à un choc<br />

de la vie, par exemple), ce sont des produits toxiques à éviter sur le long terme : ils ne permettent pas un repos<br />

réparateur et créent des dépendances pouvant aggraver les problèmes nocturnes.<br />

D’autres solutions plus douces existent pour aider à mieux dormir. C’est le cas des<br />

plantes, comme la passiflore, la mélisse, la valériane, ou encore la rhodiole, utile<br />

en particulier pour calmer une anxiété. Très intéressante également, la mélatonine,<br />

hormone du sommeil sécrétée par la glande pinéale (glande du cerveau)<br />

le soir et la nuit. En complément alimentaire, il s’agit d’un produit sans risque<br />

d’accoutumance. Il faut prendre une formule à libération prolongée, qui va agir<br />

une bonne partie de la nuit, mimant la sécrétion de mélatonine par la glande<br />

pinéale. En cas de réveil nocturne, l’utiliser en spray sous la langue permet<br />

de se rendormir rapidement. Il existe aussi une formule à libération différée,<br />

pour ceux se réveillant trop tôt le matin : prise au coucher, elle ne commence<br />

à agir que plusieurs heures après et évite des réveils précoces. Elle est d’autant<br />

plus utile avec l’âge, puisque plus l’on vieillit, moins on sécrète cette hormone.<br />

En cas d’insomnie, l’application Kanopée, développée à la clinique<br />

du sommeil du CHU de Bordeaux et validée scientifiquement, peut aider.<br />

Initialement conçue pour affronter les problèmes nocturnes au pic de la pandémie<br />

de Covid-19, elle évalue avec le concours d’un agent virtuel la sévérité des troubles,<br />

puis propose des moyens d’amélioration ainsi que des conseils personnalisés. ■<br />

Caféine,<br />

quand tu nous<br />

tiens éveillés !<br />

QUAND on dort peu, on a tendance à boire<br />

plus de café, de thé, de coca, ou à manger du<br />

chocolat noir… Tous contiennent de la caféine<br />

à l’effet très durable : il en reste la moitié dans<br />

le sang 4 à 5 heures après en avoir ingéré,<br />

et le quart 8 à 9 heures après. Fort stimulant,<br />

elle empêche l’état d’endormissement.<br />

Mais pas seulement… Elle fragmente la nuit<br />

et induit des éveils, diminuant la quantité<br />

de sommeil profond réparateur.<br />

Qui plus est, les insomniaques<br />

ont une sensibilité accrue<br />

à son action éveillante !<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022 89


LES 20 QUESTIONS<br />

Oumou Sangaré<br />

La DIVA MALIENNE se bat pour les<br />

droits et l’émancipation des femmes<br />

à travers ses textes et ses actions. Ode à la<br />

CITÉ HISTORIQUE, son dernier album<br />

Timbuktu mêle blues, rock et musiques<br />

de sa région d’origine, le Wassulu.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

1 Votre objet fétiche ?<br />

Mes bracelets en cuir. Je les porte depuis mes débuts.<br />

2 Votre voyage favori ?<br />

Ça peut paraître étrange, mais Lagos, au Nigeria, m’a<br />

beaucoup marquée. Un pays africain complètement<br />

différent du Mali. Malgré la violence, l’intranquillité<br />

permanente, j’ai senti quelque chose d’agréable.<br />

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />

À Marseille, pour le festival Fiesta des Suds.<br />

4 Ce que vous emportez toujours<br />

avec vous ?<br />

Des cauris.<br />

5 Un morceau de musique ?<br />

Il y en a tellement, impossible d’en choisir<br />

un ! Si j’écoute toutes les musiques, j’aime pardessus<br />

tout celles qui me donnent à réfléchir.<br />

6 Un livre sur une île déserte ?<br />

Je lis moins qu’avant, mais j’ai beaucoup lu<br />

les œuvres de l’Ivoirien Isaïe Biton Koulibaly.<br />

7 Un film inoubliable ?<br />

Beloved, avec Oprah Winfrey. Un grand film !<br />

J’ai prêté ma voix à la bande originale.<br />

8 Votre mot favori ?<br />

« Diaraby »! Soit « amour » en bambara.<br />

9 Prodigue ou économe ?<br />

Je ne fais pas d’achats inutiles. J’investis beaucoup<br />

au Mali pour créer des emplois. Je viens d’une famille<br />

démunie, d’un pays très pauvre. Mon souci est d’aider<br />

les gens à se sortir de la galère – que j’ai bien connue.<br />

10 De jour ou de nuit ?<br />

De nuit ! J’ai tout essayé pour changer de<br />

rythme, sans succès ! Je m’endors au petit matin.<br />

Les bonnes inspirations viennent la nuit.<br />

11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />

coup de fil ou lettre ?<br />

Je ne suis pas trop branchée réseaux sociaux<br />

ni e-mail. J’utilise WhatsApp pour les messages.<br />

12 Votre truc pour penser à autre chose,<br />

tout oublier ?<br />

Je me retire de la ville, dans mon champ,<br />

ou dans mon campement de Yanfolila,<br />

dans la région forestière du Wassulu.<br />

13 Votre extravagance favorite ?<br />

La construction d’immeubles, ou l’achat de maisons.<br />

14 Ce que vous rêviez d’être<br />

quand vous étiez enfant ?<br />

Je voulais aider les femmes. Je voyais la souffrance<br />

de ma mère. La musique m’a permis de diffuser<br />

mon message, de dénoncer les injustices.<br />

15 La dernière rencontre qui vous<br />

a marquée ?<br />

Papa Manu Dibango. Je lui avais donné<br />

rendez-vous pour mon Festival international<br />

du Wassulu en 2020. Mais le Covid l’a emporté…<br />

16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />

de résister ?<br />

Le sourire d’un enfant. Je n’ai<br />

qu’un seul fils, qui m’a donné trois<br />

petites-filles, des princesses !<br />

17 Votre plus beau souvenir ?<br />

Quand Alicia Keys m’a invitée à<br />

chanter lors de son concert à Paris.<br />

18 L’endroit où vous aimeriez<br />

vivre ?<br />

Je me sens tellement bien partout.<br />

Mais disons en Afrique, sous le soleil, au Mali.<br />

19 Votre plus belle déclaration<br />

d’amour ?<br />

On m’en fait tellement que je ne<br />

m’en souviens pas [rires] !<br />

20 Ce que vous aimeriez que l’on<br />

retienne de vous au siècle prochain ?<br />

Que j’étais une femme vraie, pleine d’énergie,<br />

qui s’est battue pour la libération de ses sœurs. ■<br />

Timbuktu, World Circuit.<br />

HOLLY WHITTAKER - DR<br />

90 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>434</strong> – NOVEMBRE 2022


RABAT 2022

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