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COUPE DU MONDE 2022<br />

LE QATAR<br />

FACE<br />

AU BUT<br />

LA COMPÉTITION PLANÉTAIRE COMMENCE<br />

LE 20 NOVEMBRE DANS UN CONTEXTE<br />

GLOBAL TENDU. LE MOMENT DE VÉRITÉ<br />

POUR LE RICHISSIME ÉMIRAT.<br />

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA<br />

– Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />

– DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />

Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA<br />

ISSN 0998-9307X0<br />

Le stade Lusail,<br />

qui accueillera<br />

la finale<br />

du Mondial.<br />

KENYA<br />

L’irrésistible ascension<br />

de WILLIAM RUTO<br />

AMBITION<br />

ONS JABEUR,<br />

la championne en attente<br />

INTERVIEW<br />

PHILIPPE FAUCON<br />

« Le piège s’est refermé<br />

sur les harkis »<br />

PERSPECTIVES<br />

L’AFRIQUE AU CŒUR<br />

DE LA BATAILLE DU GAZ<br />

N°433 - OCTOBRE 2022<br />

L 13888 - 433 H - F: 4,90 € - RD


édito<br />

LA FIN DU SAHEL ?<br />

PAR ZYAD LIMAM<br />

Au moment où ces lignes sont écrites, le Burkina Faso<br />

vit son second coup d’État en huit mois (et le neuvième<br />

depuis l’indépendance…). Un officier, le capitaine Ibrahim<br />

Traoré, en remplace un autre, le lieutenant-colonel Damiba.<br />

Pendant ce temps, l’offensive coordonnée des groupes djihadistes<br />

s’amplifie. 40 % du territoire échappe au contrôle<br />

des autorités. Et les services de base, comme l’école ou la<br />

santé, sont profondément impactés. La situation humanitaire<br />

s’aggrave chaque jour un peu plus, avec son lot de réfugiés,<br />

de déplacés.<br />

Au moment où ces lignes sont écrites, la ville de Djibo,<br />

au nord du pays, est sous blocus djihadiste. Nous ne<br />

sommes qu’à 200 km de la capitale. Plus rien ne rentre : ni<br />

nourriture, ni eau, ni produits de première nécessité, ni médicaments.<br />

Plus personne ne sort depuis la mi- février. Presque huit<br />

mois… La ville est menacée par la famine. Le 26 septembre,<br />

un convoi de ravitaillement, avec plusieurs dizaines de poids<br />

lourds, a été annihilé par les djihadistes. Au moins 11 soldats<br />

ont été tués. Et 50 civils sont portés disparus.<br />

Dans un pays longtemps considéré comme un exemple<br />

de vivre-ensemble, le conflit fait sauter les digues. Les Peuls,<br />

soupçonnés d’être la cinquième colonne du terrorisme, sont<br />

stigmatisés. Les discours de haine se multiplient, traversant les<br />

frontières. Sur les réseaux sociaux, sur les pages Facebook,<br />

certains n’hésitent pas à appeler à « l’épuration ethnique ».<br />

Au Mali voisin, la situation n’est guère plus enviable.<br />

Le régime militaire dirigé par Assimi Goïta paraît incapable de<br />

faire face à l’offensive de l’organisation État islamique dans<br />

le Grand Sahara (EIGS), en particulier dans le nord-est du<br />

pays. Les offensives s’accentuent depuis mars dernier. Et le<br />

retrait de la force Barkhane a fragilisé un peu plus les lignes<br />

de défense. Les troupes du groupe de sécurité privée russe<br />

Wagner ne semblent pas en mesure d’inverser la tendance,<br />

et encore moins d’assurer une meilleure protection des civils. À<br />

Bamako, le pouvoir paraît surtout concentré à ouvrir des fronts<br />

aussi inutiles que contre-productifs. Contre la société civile,<br />

contre ce qui reste de démocratie, contre le Niger, son voisin<br />

historique, en insultant son président à la tribune des Nations<br />

unies. Contre la Côte d’Ivoire, son principal partenaire, son<br />

voisin au sud, là où vivent près de 3 millions de Maliens, en<br />

instrumentalisant ad nauseam la crise des 46 soldats ivoiriens<br />

détenus. Seul le Niger semble tenir, pour le moment, malgré<br />

ses fragilités immenses, ses frontières quasi incontrôlables.<br />

Peut-être parce que le pacte social est plus ancré. Et que la<br />

gouvernance est mieux structurée.<br />

Si les militaires savaient gérer (mieux que les civils),<br />

s’ils avaient cette fameuse recette magique pour gouverner<br />

et sauver un pays, ça se saurait. Les statistiques ne jouent pas<br />

en leur faveur. Sur le plan de la gouvernance, mais aussi sur le<br />

plan de la sécurité. Les militaires n’ont pas les moyens, la logistique<br />

qu’ils demandent à l’État. Mais l’État est pauvre, souvent<br />

faillible, corrompu. Être au pouvoir ne fera pas apparaître, par<br />

miracle, plus d’armes, plus de logistique, plus de moyens…<br />

Évidemment, on peut critiquer la France, faire indéfiniment<br />

le procès du néocolonialisme. Faire de Paris la cible<br />

expiatoire de toutes les douleurs, à Dakar, à Bamako, à Ouagadougou.<br />

On peut continuer à se tromper d’époque pour nourrir<br />

la foule. Alors que l’enjeu, c’est la gouvernance, ses propres<br />

forces. Oui, la France perd son influence. Mais on peut difficilement<br />

lui reprocher l’effondrement sécuritaire de la région.<br />

C’est le seul pays qui a réellement mis ses hommes sur le terrain.<br />

Et si Paris intervient, ce n’est pas pour l’argent, les ressources,<br />

les mines, ou quelque autre improbable trésor. Tout cela est<br />

marginal pour la septième puissance économique mondiale.<br />

Dans le même registre, on peut faire croire que la<br />

grande Russie viendra sauver le Sahel. Qu’elle incarne le<br />

nouvel étendard anticolonial, au moment même où elle s’attaque,<br />

sans provocation, à son voisin, l’Ukraine, dans un pur<br />

moment d’impérialisme. On peut faire croire que la Russie n’utilise<br />

pas l’Afrique pour monter les enchères dans cette nouvelle<br />

guerre froide, semi-chaude, qui s’installe, pour contrer la France<br />

justement. On peut faire croire au peuple qu’une société de<br />

sécurité privée viendra résoudre les problèmes et les impuissances<br />

des armées nationales. On peut faire même croire<br />

qu’elle s’intéresse au développement des « frères africains ».<br />

On peut nous faire croire tout cela. Mais la vraie question,<br />

c’est l’incapacité des États concernés de faire face à<br />

la menace, à mieux combattre. La vraie question, c’est de<br />

faire nation, de rassembler. La vraie question, c’est de rétablir<br />

des institutions civiles viables, promouvoir la gouvernance, la<br />

démocratie interne. La vraie question, c’est d’investir, même<br />

le peu, qu’il y a dans le développement économique, dans<br />

le désenclavement. La vraie question, c’est de promouvoir<br />

la solidarité régionale, s’appuyer sur les institutions ouestafricaines,<br />

sur les alliances entre États de la région pour faire<br />

front ensemble, pour s’entraider.<br />

Bien sûr, les cyniques répondront : on peut rêver. Mais<br />

tout le reste n’est que propagande illusoire et suicidaire. Dont<br />

le coût sera immense pour des dizaines de millions d’Africains<br />

sahéliens. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 3


France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA<br />

– Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />

– DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />

Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA<br />

ISSN 0998-9307X0<br />

Le stade Lusail,<br />

qui accueillera<br />

la finale<br />

du Mondial.<br />

N°433 OCTOBRE 2022<br />

3 ÉDITO<br />

La fin du Sahel ?<br />

par Zyad Limam<br />

6 ON EN PARLE<br />

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />

DE LA MODE ET DU DESIGN<br />

Black Power<br />

26 CE QUE J’AI APPRIS<br />

Souad Asla<br />

par Astrid Krivian<br />

29 C’EST COMMENT ?<br />

Pas de rentrée pour tous<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

80 VIVRE MIEUX<br />

Prenons soin de nous !<br />

par Annick Beaucousin<br />

90 VINGT QUESTIONS À…<br />

Philomé Robert<br />

par Astrid Krivian<br />

TEMPS FORTS<br />

30 Le Qatar face au but<br />

par Zyad Limam<br />

et Thibaut Cabrera<br />

42 Kenya : L’irrésistible<br />

ascension de William Ruto<br />

par Cédric Gouverneur<br />

50 L’Afrique au cœur<br />

de la bataille du gaz<br />

par Cédric Gouverneur<br />

56 Philippe Faucon :<br />

« Le piège s’est refermé<br />

sur les harkis »<br />

par Astrid Krivian<br />

62 Pierre Audin :<br />

Au nom du Père<br />

par Luisa Nannipieri<br />

68 Olivette Otele :<br />

« Il n’y a pas<br />

à se justifier »<br />

par Astrid Krivian<br />

74 Ons Jabeur,<br />

la championne<br />

en attente<br />

par Frida Dahmani<br />

P.06<br />

COUPE DU MONDE 2022<br />

LE QATAR<br />

FACE<br />

AU BUT<br />

LA COMPÉTITION PLANÉTAIRE COMMENCE<br />

LE 20 NOVEMBRE DANS UN CONTEXTE<br />

GLOBAL TENDU. LE MOMENT DE VÉRITÉ<br />

POUR LE RICHISSIME ÉMIRAT.<br />

KENYA<br />

L’irrésistible ascension<br />

de WILLIAM RUTO<br />

AMBITION<br />

ONS JABEUR,<br />

la championne en attente<br />

INTERVIEW<br />

PHILIPPE FAUCON<br />

« Le piège s’est refermé<br />

sur les harkis »<br />

PERSPECTIVES<br />

L’AFRIQUE AU CŒUR<br />

DE LA BATAILLE DU GAZ<br />

N°433 - OCTOBRE 2022<br />

L 13888 - 433 H - F: 4,90 € - RD<br />

AM 433 COUV NEW.indd 1 03/10/2022 22:14<br />

PHOTOS DE COUVERTURE : FRANCK FAUGÈRE/PRESSE<br />

SPORTS - SHUTTERSTOCK - FLORIAN PLAUCHEUR/AFP<br />

P.42<br />

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />

nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />

Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />

de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />

GORDON PARKS - TONY KARUMBA/AFP<br />

4 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


P.50<br />

FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />

31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

redaction@afriquemagazine.com<br />

Zyad Limam<br />

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />

zlimam@afriquemagazine.com<br />

Assisté de Laurence Limousin<br />

llimousin@afriquemagazine.com<br />

RÉDACTION<br />

Emmanuelle Pontié<br />

DIRECTRICE ADJOINTE<br />

DE LA RÉDACTION<br />

epontie@afriquemagazine.com<br />

Isabella Meomartini<br />

DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />

imeomartini@afriquemagazine.com<br />

Jessica Binois<br />

PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />

DE RÉDACTION<br />

sr@afriquemagazine.com<br />

Amanda Rougier PHOTO<br />

arougier@afriquemagazine.com<br />

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />

Thibaut Cabrera, Jean-Marie Chazeau,<br />

Frida Dahmani, Catherine Faye, Cédric<br />

Gouverneur, Dominique Jouenne,<br />

Astrid Krivian, Luisa Nannipieri,<br />

Sophie Rosemont.<br />

VIVRE MIEUX<br />

Danielle Ben Yahmed<br />

RÉDACTRICE EN CHEF<br />

avec Annick Beaucousin.<br />

VENTES<br />

EXPORT Laurent Boin<br />

TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />

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235 avenue Le Jour Se Lève<br />

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MICHAEL KAPPELER/DPA/DPA PICTURES - ADRIAN SHERRATT - FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS<br />

BUSINESS<br />

82 La course à l’hydrogène vert<br />

86 Cédric Philibert :<br />

« Nous en sommes encore<br />

aux prémices »<br />

88 Flutterwave dans la tempête<br />

89 Des appels d’offres pour<br />

le pétrole et le gaz de RDC<br />

par Cédric Gouverneur<br />

P.74<br />

P.68<br />

COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />

regie@afriquemagazine.com<br />

AM International<br />

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AFRIQUE MAGAZINE<br />

EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />

31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />

SAS au capital de 768 200 euros.<br />

PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />

Compogravure : Open Graphic<br />

Média, Bagnolet.<br />

Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />

Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />

Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />

Dépôt légal : octobre 2022.<br />

La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />

reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />

dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />

d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />

même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />

Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />

© Afrique Magazine 2022.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 5


ON EN PARLE<br />

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />

Des membres de l'organisation américaine à Los Angeles, en 1966.<br />

PHOTOGRAPHIES<br />

BLACK POWER<br />

La PUISSANCE DES IMAGES de Gordon Parks témoigne de la lutte<br />

de Stokely Carmichael pour la justice raciale et les droits civiques.<br />

EN 1967, le magazine américain Life publie un profil<br />

révolutionnaire de l’activiste controversé du Black Power,<br />

Stokely Carmichael (plus tard, Kwame Ture), avec des images<br />

et des reportages de l’une des figures les plus influentes de<br />

la photographie du XX e siècle, Gordon Parks. Centrée sur les<br />

cinq clichés emblématiques du jeune leader tirés de l’article,<br />

cette exposition au musée des Beaux-Arts de Houston fait écho<br />

aux complexités et aux tensions inhérentes à la lutte pour les<br />

droits civiques. Parks a rencontré Carmichael alors que celui-ci<br />

appelait à rallier le Black Power dans un discours donné<br />

dans le Mississippi en juin 1966, attirant l’attention nationale.<br />

Plus radical que le mouvement américain des droits civiques<br />

– représenté entre autres par Martin Luther King –, le Black<br />

Power revendiquait une affirmation de l'identité noire, avant<br />

toute éventuelle intégration à une société dominée par le<br />

« pouvoir blanc ». L’expo met en lumière des dizaines d'autres<br />

photographies et planches de contacts de la série de Parks,<br />

jamais publiées ou exposées auparavant, ainsi que des images<br />

des discours et des interviews de Carmichael. ■ Catherine Faye<br />

« GORDON PARKS: STOKELY CARMICHAEL AND BLACK<br />

POWER », The Museum of Fine Arts, Houston (États-Unis),<br />

du 16 octobre 2022 au 16 janvier 2023. mfah.org<br />

GORDON PARKS<br />

6 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


GORDON PARKS<br />

L'activiste<br />

photographié<br />

en Alabama,<br />

en 1966.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 7


ON EN PARLE<br />

THRILLER<br />

Le jeune étudiant est joué par<br />

l’Israëlo-Palestinien Tawfeek Barhom.<br />

L’ESPION QUI PRIAIT<br />

Un fils de pêcheur admis<br />

à la prestigieuse université cairote<br />

al-Azhar se retrouve<br />

mêlé à une LUTTE<br />

DE POUVOIR entre<br />

religieux sunnites<br />

et politiques.<br />

SEUL UN ÉGYPTIEN vivant en Suède<br />

et tournant en Turquie pouvait réaliser<br />

ce tour de force : mettre en scène<br />

la corruption politique et l’hypocrisie<br />

de certains dignitaires religieux<br />

dans son pays d’origine (où il est interdit de séjour). Au Caire,<br />

l’université al-Azhar est une référence pour les sunnites du monde<br />

entier, et ses fatwas influencent les lois nationales. Lorsque le<br />

film commence, son grand imam est mourant et sa succession<br />

ouverte. Les cheikhs, extrémistes comme progressistes, ont leurs<br />

candidats, mais le gouvernement veut placer son homme. Un<br />

vieil officier de la sûreté de l’État va se servir d’un jeune novice,<br />

débarqué de sa campagne des bords du Nil, pour tenter d’infiltrer<br />

l’université et sa mosquée… Ruses, doubles jeux, retournements<br />

de situation, autant de ficelles d’un bon thriller qui tissent ici un<br />

récit passionnant, porté par une mise en scène très graphique :<br />

la reconstitution de ces lieux mythiques (réalisée dans la mosquée<br />

Süleymaniye, à Istanbul) est spectaculaire. Le jeune étudiant<br />

modeste est joué avec talent par l’Israëlo-Palestinien Tawfeek<br />

Barhom – découvert dans Le Chanteur de Gaza, d’Hany Abu-Assad,<br />

il sera à l’affiche du prochain Terrence Malick –, et l’homme<br />

d’Al-Sissi est interprété par Fares Fares, comédien libano-suédois<br />

qui incarnait le héros du gros succès de Tarik Saleh en 2017,<br />

Le Caire confidentiel. Récompensé au Festival de Cannes d’un<br />

prix du scénario mérité, son nouvel opus nous fait pénétrer<br />

au cœur d’une institution mythique et fermée, tout en faisant<br />

clairement apparaître les enjeux politiques, religieux et personnels<br />

qui s’y jouent. Le résultat est saisissant. ■ Jean-Marie Chazeau<br />

LA CONSPIRATION DU CAIRE (Suède-France-Finlande),<br />

de Tarik Saleh. Avec Tawfeek Barhom, Fares Fares,<br />

Mohammad Bakri. En salles.<br />

❶<br />

SOUNDS<br />

À écouter maintenant !<br />

Liraz<br />

Roya, Glitterbeat/<br />

Modulor Records<br />

« Roya » signifie « fantaisie »<br />

en farsi et, effectivement, avec<br />

ce troisième album, Liraz apporte un peu<br />

plus de joie de vivre au patrimoine musical<br />

iranien. Née en Israël, la chanteuse n’a pas<br />

oublié les chansons qu’elle écoutait, enfant,<br />

grâce à ses aïeux. Roya a été enregistré<br />

en catimini à Istanbul, avec son sextet de<br />

Tel Aviv mais aussi des musiciens iraniens…<br />

Y résonne la magie du tar, accompagné par<br />

le violon et des rythmes ultra-dansants.<br />

❷ Montparnasse<br />

Musique<br />

Archeology, Real<br />

World Records<br />

C’est de la rencontre entre<br />

le Franco-Algérien Nadjib Ben<br />

Bella et le DJ sud-africain Aero Manyelo, dans la<br />

gare parisienne de Montparnasse, qu’est né ce duo<br />

décapant : sur un terreau traditionnel et organique<br />

se mêlent house, kwaito, techno et gqom. Après<br />

un premier EP prometteur en 2021, signé sur le<br />

prestigieux label de Peter Gabriel, ils présentent<br />

aujourd’hui (toujours chez Real World Records) leur<br />

album Archeology, un récit dansant qui parcourt<br />

le continent du nord au sud, avec une pause à<br />

Kinshasa, centre névralgique de leurs beats.<br />

❸<br />

Bibi Tanga &<br />

The Selenites<br />

The Same Tree, L’Inlassable<br />

Disque/Baco Distribution<br />

Depuis 2008, le bassiste et<br />

chanteur originaire de Bangui, Bibi Tanga, fédère<br />

ses Sélénites, les « habitants de la Lune » (Eric<br />

Kerridge, Arthur Simonini et Arnaud Biscay),<br />

autour d’un son funky et rétrofuturiste. Fruit de<br />

deux ans de sessions enfiévrées et insomniaques<br />

en studio, leur quatrième album, The Same Tree,<br />

explore plusieurs versants du groove, du plus<br />

conscient au plus hédoniste, sous la houlette du DJ<br />

français Professeur inlassable. Et un peu plus haut,<br />

la bénédiction de feu Fela Kuti… ■ Sophie Rosemont<br />

ATMO - DR (4)<br />

8 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


FUSION<br />

KUTU<br />

GROUPE<br />

OVNI<br />

Formé par<br />

deux chanteuses<br />

éthiopiennes<br />

et un jazzman<br />

français, ce projet<br />

est AUSSI<br />

SURPRENANT<br />

que captivant.<br />

AURORE FOUCHEZ<br />

UN SOIR DE 2019,<br />

le violoniste français Théo<br />

Ceccaldi – l’une des grandes<br />

révélations jazz des dernières<br />

années – assiste à un concert<br />

du Jano Band à Addis-Abeba,<br />

sur les traces des merveilles<br />

sonores ethio-jazz. Dans<br />

cet orchestre officient deux<br />

chanteuses qui le subjuguent :<br />

Haleluya Tekletsadik et<br />

Hewan Gebrewold. Le<br />

groupe Kutu voit alors le jour,<br />

l’homme à la composition, et<br />

les deux femmes à l’écriture.<br />

En résulte aujourd’hui ce<br />

premier disque, Guramayle,<br />

où le violon rencontre des<br />

effluves électroniques, dub<br />

et rock, et où se fait entendre<br />

la poésie des ballades tezeta,<br />

jadis sublimée par le roi de<br />

l’éthio-jazz Mulatu Astatke.<br />

Ces multiples variations font<br />

de Kutu un projet ovniesque,<br />

qui met (enfin !) en valeur<br />

le talent de songwriting<br />

d’artistes féminines. De quoi<br />

enthousiasmer au-delà des<br />

frontières éthiopiennes. ■ S.R.<br />

KUTU, Guramayle,<br />

Brouhaha/Bigwax.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 9


ON EN PARLE<br />

10 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


ON EN PARLE<br />

JAZZ<br />

YISSY GARCÍA<br />

LA LUMIÈRE CUBAINE<br />

Officiant depuis de longues années,<br />

cette BRILLANTE BATTEUSE présente<br />

son premier album, le bien nommé Light.<br />

LARISA LOPEZ - DR<br />

ELLE A JOUÉ pour les plus grands,<br />

d’Esperanza Spalding à Dave Matthews,<br />

mais Yissy García s’est très tôt, et<br />

tout naturellement, imposée dans<br />

la cour des grands. Fille du batteur<br />

et percussionniste cubain Bernardo<br />

García, fondateur du groupe Irakere,<br />

elle n’a cessé d’explorer des territoires<br />

musicaux a priori aux antipodes : funk,<br />

jazz, folklore cubain… Tout est possible<br />

pour la musicienne qui, à 35 ans,<br />

s’illustre dans plusieurs projets : « Dans<br />

mon pays, j'ai eu la chance que les gens<br />

s'intéressent à ma musique, même si<br />

elle n’est pas commerciale à proprement<br />

parler, confie-t-elle. Beaucoup de<br />

personnes s'identifient à différentes<br />

chansons, ce qui me réjouit : l'objectif<br />

est d'atteindre le cœur des gens, au-delà<br />

même des frontières. » Parce que la<br />

sororité n’est pas un vain mot, l’artiste<br />

officie aussi dans un collectif 100 %<br />

féminin, Maqueque. « Je pense avoir<br />

beaucoup contribué au son du groupe,<br />

à la fois en tant qu’instrumentiste<br />

et compositrice », commente-t-elle<br />

sobrement. Celle qui aime voir son<br />

« empreinte incarnée » sur sillon a aussi<br />

beaucoup tourné avec Bandancha. D’où<br />

ce premier album, Light, compilation<br />

de toutes ces scènes partagées avec les<br />

quatre instrumentistes qui complètent<br />

cette autre formation : « Je voulais<br />

rassembler tous les sons que le groupe<br />

a traversés depuis sa création, des<br />

ambitions d’abord électroniques jusqu'à<br />

aujourd'hui, où je travaille sur un format<br />

plus acoustique. Cet album est destiné<br />

au public européen, qui ne connaît<br />

pas encore très bien ma musique… »<br />

Avec Light, les présentations sont<br />

faites : en six morceaux chaloupés<br />

et à la structure parfois complexe<br />

sans être aride, le disque nous<br />

transporte à La Havane. Tantôt agité,<br />

tantôt tendre, mué par une facilité<br />

d’improvisation et le talent virtuose de<br />

Yissy García, il confirme l’importance<br />

de celle-ci au sein de ce que le jazz<br />

peut proposer de plus chaleureux…<br />

sans oublier ce je-ne-sais-quoi<br />

de viscéralement rebelle. ■ S.R.<br />

YISSY GARCÍA & BANDANCHA,<br />

Light, Laborie Jazz.<br />

11


ON EN PARLE<br />

EXPOSITION<br />

AFFAIRES<br />

EN OR<br />

Près de 1 100 DINARS<br />

racontent l’histoire complexe<br />

de la civilisation de l’islam.<br />

FAÇONNÉES DANS LE MONDE arabo-musulman entre<br />

les VIII e et XIX e siècles, ces pièces de monnaie en or constituent<br />

un trésor miniature des écritures en alphabet arabe et de<br />

la diversité de la calligraphie. La remarquable collection<br />

qui est actuellement exposée à l’Institut du monde arabe<br />

– présentée pour la première fois au grand public – se<br />

compose exclusivement de dinars, dont de nombreuses<br />

frappes sont rares, voire uniques. C’est le calife omeyyade<br />

Abd al-Malik (685-705) qui a promulgué l’arabe comme<br />

langue de l’administration et instauré un monnayage<br />

dépourvu de représentations figurées, avec uniquement<br />

des inscriptions proclamant la croyance en un Dieu unique<br />

et la date de la frappe. En 1258, après la chute du califat<br />

abbasside, le principe est demeuré en usage, et de la<br />

Turquie à l’Inde, en passant par l’Iran, sultans, chahs et<br />

empereurs ajoutaient parfois sur leurs dinars le portrait<br />

du souverain ou l’emblème figuratif de leur pouvoir. ■ C.F.<br />

Cette collection<br />

de pièces de monnaie<br />

provenant des quatre coins du monde<br />

arabo-musulman est présentée pour<br />

la première fois au grand public.<br />

« UN TRÉSOR<br />

EN OR :<br />

LE DINAR<br />

DANS TOUS<br />

SES ÉTATS »,<br />

Institut du<br />

monde arabe,<br />

Paris (France),<br />

jusqu’au<br />

26 mars 2023.<br />

imarabe.org<br />

HISTOIRE(S)<br />

NOSTALGIE LIBANAISE<br />

Un triptyque littéraire, où imagination<br />

et faits réels témoignent des ambivalences<br />

d’un pays.<br />

« C’EST COMME SI le vrai monde était<br />

ailleurs et que j’étais condamné à vivre<br />

ici, c’est-à-dire nulle part, ou alors<br />

seulement dans ma tête. » Entre évocation<br />

poétique de l'enfance, éveil à la sexualité, nostalgie, tonalité<br />

ouvertement politique et absurdité de la guerre, ce roman<br />

explore les remous de destins individuels façonnés par la<br />

violence du monde. Largement autobiographique, il couvre<br />

ainsi trente années d’un Liban laminé par les tensions et<br />

les ruptures, à travers trois épisodes de la vie du narrateur<br />

et de sa famille juive d’origine syrienne, exilés à Beyrouth.<br />

Trois moments clés de l’histoire de leur pays : la crise de<br />

Suez (1956), l’espoir d’un changement révolutionnaire<br />

(1968), la guerre civile et l’invasion israélienne (1982).<br />

Youssef Hosni, jeune homme épris de justice, devenu<br />

journaliste en France, y incarne l’auteur, envoyé spécial du<br />

quotidien Libération pendant la guerre du Liban. Au fil des<br />

péripéties de sa vie se dessinent peu à peu les contradictions<br />

fascinantes d’un pays et de sa capitale mythique. ■ C.F.<br />

SÉLIM NASSIB, Le Tumulte,Éditions<br />

de l’Olivier, 416 pages, 21,50 €.<br />

ROMAN<br />

ICI ET LÀ<br />

Avec fantaisie et humour, Alain Mabanckou<br />

envisage la mort comme un éclat de rire<br />

dans son dernier ouvrage.<br />

ICI, LA FRONTIÈRE EST ÉTROITE entre<br />

les vivants et ceux qui ne le sont plus.<br />

Là, ce n'est pas le moindre talent de<br />

l’auteur de Petit Piment et de Mémoires<br />

de porc-épic (pour lequel il a reçu le prix Renaudot 2006)<br />

que de nous promener dans cet entre-deux équivoque. Dans<br />

ce grand roman social, politique et visionnaire, son héros,<br />

Liwa, nouveau locataire du cimetière de Frère-Lachaise, brûle<br />

de revenir auprès des vivants pour venger sa mort qu’il juge<br />

injuste. Illusion ? « Tu éprouves un immense bonheur, rien<br />

ne te résiste, aucun obstacle ne se dresse sur ton chemin. »<br />

Ou réalité ? « À peine leur as-tu dit bonjour qu’ils poussent<br />

des cris d’épouvante. » L’un et l’autre, très certainement.<br />

D’ailleurs, à Pointe-Noire, en République du Congo, où<br />

l’écrivain a grandi et puise ses souvenirs, les conversations<br />

entre défunts vont bon train. Et la lutte des classes se<br />

poursuit jusque dans le royaume des morts, où ceux-ci sont<br />

étrangement vivants. Un texte vibrionnant et inspiré. ■ C.F.<br />

ALAIN MABANCKOU, Le Commerce des allongés,<br />

Le Seuil, 304 pages, 19,50 €.<br />

DR - IMA/DR (4) - DR (2)<br />

12 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


DRAME<br />

UNE VIE MEILLEURE ?<br />

Primé à Cannes, le nouveau film des frères Dardenne<br />

est illuminé par deux jeunes acteurs africains incarnant<br />

des MIGRANTS EN SURSIS au cœur de l’Europe.<br />

Ses interprètes,<br />

Joely Mbundu et Pablo<br />

Schils, sont touchants<br />

de justesse.<br />

CHRISTINE PLENUS - DR<br />

UN PETIT GARÇON et une adolescente venus seuls du<br />

continent sont hébergés dans un centre d’accueil en Belgique.<br />

Les conditions sont bonnes, mais la méfiance est grande.<br />

Tori est considéré comme un enfant sorcier dans son pays,<br />

le Bénin, et coche la case « réfugié » sans problème, mais Lokita<br />

n’a qu’une crainte : être renvoyée au Cameroun, où sa famille<br />

compte sur elle pour lui envoyer de l’argent… Tous deux<br />

se font passer pour frère et sœur afin de pouvoir rester en<br />

Europe. Leur amitié va les aider à affronter de nombreuses<br />

situations difficiles – exploités par un restaurateur pour<br />

des petits boulots mal payés, et bientôt un trafic de drogue,<br />

ou par des passeurs qui exigent leur dû. Les frères Dardenne<br />

ne sont pas réputés pour être de joyeux drilles – leurs<br />

longs-métrages décrivent<br />

toujours les difficultés des<br />

plus mal lotis dans les sociétés<br />

occidentales –, mais ils font<br />

souvent mouche, en touchant le spectateur sans aucun effet<br />

(pas de musique) et par la justesse de leurs interprètes. Ici,<br />

le jeune Pablo Schils crève l’écran aux côtés de Joely Mbundu,<br />

tout en retenue, et que la maman originaire de Kinshasa<br />

accompagnait avec fierté au dernier Festival de Cannes,<br />

où le film a obtenu le Prix du 75 e anniversaire. ■ J.-M.C.<br />

TORI ET LOKITA (Belgique), de Jean-Pierre<br />

et Luc Dardenne. Avec Pablo Schils, Joely Mbundu,<br />

Nadège Ouedraogo. En salles.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 13


ON EN PARLE<br />

ÉVÉNEMENT<br />

1-54<br />

À LONDRES<br />

10 ANS, DÉJÀ !<br />

La foire internationale dédiée<br />

à l’art contemporain africain<br />

FÊTERA SA DÉCENNIE<br />

à la Somerset House.<br />

PLUS DE 50 GALERIES en provenance de 21 pays<br />

présenteront, du 13 au 16 octobre, les créations d’au<br />

moins 130 artistes, qu’ils soient connus, comme Ibrahim<br />

El-Salahi, Hassan Hajjaj et Zanele Muholi, ou émergents,<br />

tels Sola Olulode, Pedro Neves ou encore Jewel Ham.<br />

La Portugaise Grada Kilomba, connue pour son travail sur<br />

le racisme, la mémoire et le postcolonialisme, commence<br />

à cette occasion sa carrière au Royaume-Uni : son<br />

installation, O Barco/The Boat, une œuvre puissante qui<br />

sera animée par les créations musicales du compositeur<br />

Kalaf Epalanga, occupera jusqu’au 20 octobre la cour<br />

de la Somerset House. Au-delà des projets spéciaux,<br />

conférences, workshops, performances et projections<br />

qui animeront la célèbre foire internationale dédiée à<br />

l'art contemporain d'Afrique et de sa diaspora, des ventes<br />

spéciales seront proposées sur la plate-forme Artsy<br />

(artsy.net) jusqu’à la fin du mois. ■ Luisa Nannipieri<br />

L'installation de la Portugaise<br />

Grada Kilomba (ci-contre),<br />

O Barco/The Boat (ci-dessus,<br />

exposée dans le MAAT de<br />

Lisbonne, en 2021), occupera<br />

la cour du bâtiment.<br />

Ci-dessous, Encantada,<br />

Pedro Neves, 2022.<br />

1-54,<br />

Somerset<br />

House,<br />

Londres<br />

(Royaume-<br />

Uni), du<br />

13 au<br />

16 octobre.<br />

1-54.com<br />

BRUNO SIMÃO/COURTESY OF THE ARTIST - UTE LANGKAFEL - DR (2)<br />

14 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


FOUAD MAAZOUZ/COURTESY GALERIE 38 - DR<br />

FOIREAKAA<br />

LE TEMPS ET LE MOUVEMENT<br />

Bonne nouvelle pour les AMATEURS<br />

D’ART : la 7 e édition d’Also Known As<br />

Africa aura également lieu ce mois-ci !<br />

ALSO KNOWN AS AFRICA, l’une des plus importantes foires<br />

d’art et design africain contemporain en France, revient au Carreau<br />

du Temple, à Paris, du 21 au 23 octobre avec une sélection de<br />

129 artistes internationaux, représentés par 38 galeries : on retrouvera<br />

les habituées, telles Anne de Villepoix (France), l’October Gallery<br />

(Royaume-Uni) – avec entre autres l’Australo-Nigériane Nnenna<br />

Okore, invitée pour une carte blanche – ou Véronique Rieffel (Côte<br />

d’Ivoire), mais également de nouvelles arrivantes, comme Soview<br />

Gallery (Ghana) et Foreign Agent (Suisse). Cette dernière représente<br />

les quatre designers de renom (Ousmane Mbaye, Bibi Seck, Jean<br />

Servais Somian et Jomo Tariku) qui ont habillé l’espace VIP. La<br />

Galerie 38 présentera, elle, les œuvres du maître malien Abdoulaye<br />

Konaté, qui a créé une installation monumentale sous les verrières<br />

du Carreau du Temple sur le thème du temps et du mouvement.<br />

Fil rouge de la manifestation, cette thématique sera au cœur des<br />

expositions, des rencontres culturelles, des performances et des<br />

colloques à suivre intra et hors les murs, ainsi que du beau livre<br />

Quantité.s de mouvement, spécialement conçu et édité par AKAA. ■ L.N.<br />

Le vent (fié), Abdoulaye Konaté, 2020.<br />

ALSO KNOWN AS AFRICA, Carreau du<br />

Temple, Paris (France), du 21 au 23 octobre.<br />

akaafair.com<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 15


ON EN PARLE<br />

PORTRAIT<br />

EYE<br />

HAÏDARA<br />

LA TOUCHE-<br />

À-TOUT<br />

Entre théâtre, série et cinéma,<br />

cette comédienne française<br />

d’origine malienne fait valoir<br />

son JEU TOUT-TERRAIN.<br />

SI LE GRAND PUBLIC l’a découverte grâce à la série<br />

En thérapie, où elle fait partie des grandes figures<br />

de la deuxième saison, Eye Haïdara témoigne déjà<br />

d’un riche parcours de comédienne. Après un cursus<br />

d’études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle, à Paris,<br />

elle s’est formée à l’Académie internationale de<br />

théâtre de Lorient. Depuis, elle s’illustre sur petit<br />

et grand écrans comme sur scène. Cet automne,<br />

elle joue en alternance avec d’autres actrices une<br />

adaptation de Sorcières, l’essai de Mona Chollet,<br />

au théâtre de l’Atelier, à Paris, et tient le premier rôle<br />

de la comédie sociale Les Femmes du square, de Julien<br />

Rambaldi (qui sortira en salles le 16 novembre) :<br />

« J’aime me lancer des défis et je n’ai jamais voulu<br />

m’installer dans un registre particulier. Il en va<br />

de même avec les formats. Aujourd’hui, on a une<br />

manière différente de consommer l’audiovisuel,<br />

les arts vivants ou le spectacle. Ce serait dommage<br />

de ne pas s’y adapter. Mais il faut que le projet<br />

me parle ! » L’exigence d’une écriture, la force de<br />

caractère d’un personnage, la beauté d’une mise<br />

en scène… C’est ce qui compte pour Eye, née<br />

à Boulogne-Billancourt de parents maliens et très<br />

attachée à ses racines : « Ils vivent dans le sud<br />

de Bamako, entourés d’hectares de plantations,<br />

d’animaux… Il y a des chevaux, une superbe nature.<br />

Je vais régulièrement les voir avec mon fils, et c’est<br />

avant tout là-bas que je me ressource. » ■ S.R.<br />

SORCIÈRES, théâtre de l’Atelier, Paris (France),<br />

jusqu'au 9 novembre. theatre-atelier.com<br />

HENRI COUTANT<br />

16 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


RYTHMES<br />

LES JEUNES ÉTOILES<br />

DE STAR FEMININE BAND<br />

Après le succès de leur premier disque, le groupe béninois confirme<br />

son ÉNERGIQUE ENGAGEMENT dans ce nouvel opus.<br />

ANDRÉ BALAGUEMON - DR<br />

EN 2020, on voyait débarquer le Star Feminine Band avec<br />

un premier album écrit par André Balaguemon, et joué par<br />

sept musiciennes originaires du Bénin. L’année suivante,<br />

après moult péripéties administratives, elles se produisaient<br />

sur scène en France. La plus jeune avait 12 ans, la plus<br />

âgée venait de fêter ses 18 ans. Tant qu’à faire, autant<br />

enregistrer un album ! Le résultat, sorti en septembre,<br />

nous enchante : aux rythmiques peuls ou waama se mêlent<br />

des sonorités plus pop, sans oublier le message féministe<br />

que veulent faire passer ces jeunes filles à forte personnalité,<br />

comme dans « Le Mariage forcé », « Les Filles à l’école »<br />

ou « L’Excision ». Sur l’anglophone « Woman Stand Up »,<br />

ces ambassadrices investies de l’Unicef appellent à la sororité<br />

et à la persévérance face à une société toujours soumise<br />

au bon vouloir patriarcal et qui ne donne aucune chance, ou<br />

presque, à la professionnalisation des jeunes femmes. ■ S.R.<br />

STAR FEMININE BAND, In Paris, Born Bad<br />

Records/L’Autre Distribution.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 17


ON EN PARLE<br />

INTERVIEW<br />

Mia Couto, contrebandier<br />

de l’invisible<br />

Passeur d’une culture multiforme, le Mozambicain<br />

lusophone est aujourd’hui l’un des écrivains les plus<br />

inventifs du continent. L’œuvre foisonnante de ce poète<br />

engagé, également biologiste, puise aux racines de<br />

l’imaginaire et de la tradition orale de son Afrique natale.<br />

AM : Vous vous définissez comme étant<br />

à la fois un Blanc et un Africain. Comment<br />

naviguez-vous entre ces mondes ?<br />

Mia Couto : Je ne sais pas vraiment ce que c'est que<br />

d'être un « Blanc », un « Africain » et je ne sais pas si l'une<br />

de ces catégories peut définir l'identité de quelqu'un. Ce que je<br />

peux dire, c'est qu'en raison de circonstances presque toujours<br />

accidentelles, il m'est arrivé d'être un être des frontières :<br />

le fils d'Européens, né et vivant en Afrique, un athée qui se<br />

laisse prendre par les croyances et les mythes, un scientifique<br />

sensible à des raisons qui ne se révèlent<br />

que dans la poésie, un écrivain obsédé par<br />

le démantèlement de la logique de l'écriture<br />

pour faire de la place à l'oralité, quelqu'un qui<br />

n'a de mémoire que si le passé est inventé.<br />

Quelle légitimité vous donne<br />

cette double appartenance ?<br />

Nous avons tous des appartenances<br />

multiples, personne ne peut revendiquer<br />

une identité unique et « pure ». La construction<br />

des clichés sur l'autre n'est pas l'apanage<br />

d'une culture, d'une race, d'une religion. Je<br />

suis bien conscient des stéréotypes créés pour<br />

annuler l'histoire et la culture des Africains.<br />

Mais il est aussi vrai que le regard de ces<br />

derniers sur l'Europe est chargé de stéréotypes<br />

et, curieusement, nombre d'entre eux sont<br />

des héritages de la domination coloniale.<br />

La méconnaissance se développe à l'intérieur<br />

du continent africain lui-même. Nous, les Mozambicains,<br />

ne savons pas ce qu'il se passe juste à côté de chez nous en<br />

Afrique du Sud. À l’inverse, voyez la manière déformée dont<br />

nous y sommes perçus et les vagues de xénophobie contre nos<br />

émigrés. Pourtant, nous sommes des pays-frères, des peuples<br />

qui ont combattu ensemble contre des régimes racistes.<br />

Votre dernier ouvrage interroge les absences.<br />

Pensez-vous jouer un rôle de passeur ?<br />

Si une identité peut m'être donnée, c'est celle<br />

d'un contrebandier entre cultures et identités. Je suis<br />

Le Cartographe<br />

des absences, Métailié,<br />

352 pages, 22,80 €.<br />

né dans une ville métisse dans sa géographie humaine et,<br />

à l’adolescence, j'ai fait partie du mouvement de libération<br />

nationale. Je me suis battu et j'ai rêvé d'un pays dirigé par des<br />

Mozambicains. Ce qui veut dire : dirigé par l'immense majorité<br />

noire. Je vis dans un pays où plus de 95 % des citoyens sont<br />

noirs, mes voisins, mes collègues, mes dirigeants sont noirs.<br />

Quand j'invente un personnage, il m'apparaît comme un<br />

Noir. Ce n'est que plus tard, dans des cas particuliers, que<br />

je pense qu'ils peuvent avoir une autre race. Je ne découvre<br />

que je suis blanc que lorsque je sors du Mozambique.<br />

Dans un poème du Portugais Fernando<br />

Pessoa, la nature nous est présentée<br />

comme une abstraction. Vous<br />

inscrivez-vous dans cette pensée ?<br />

Je suis d'accord avec ce point de vue. Dans<br />

aucune des langues du Mozambique, il n'y a de<br />

mot pour dire « nature ». Cette distinction entre le<br />

naturel et le social n'a été construite dans aucune<br />

des sagesses présentes dans le pays. De même,<br />

il n'y a pas de séparation claire entre le monde<br />

des vivants et celui des morts. Il n'y a pas non<br />

plus de mot pour dire « mort ». Cela m’intéresse<br />

de connaître l'existence de termes qui semblent<br />

n'avoir aucune équivalence entre le portugais<br />

et nos autres langues. On apprend beaucoup sur<br />

la pensée dominante au Mozambique à travers<br />

cet inventaire des absences. C’est aussi dans ce<br />

sens que je suis un cartographe des absences.<br />

La poésie peut-elle tout investir ?<br />

Elle est plus qu'un genre littéraire. C'est une façon<br />

de comprendre le monde. Un moyen de se rendre compte<br />

des dimensions non visibles de la soi-disant réalité.<br />

D'une certaine manière, il n'y a personne qui ne soit pas<br />

poète, même si la poésie a été dévalorisée ou entourée<br />

de préjugés. J'ai choisi d'être biologiste pour cela. Pour<br />

rester proche des voix et des créatures qui ne semblent<br />

en apparence n'exister qu'en dehors de nous. [Retrouvez<br />

la version longue de cette interview sur notre site Internet :<br />

afriquemagazine.com.] ■ Propos recueillis par Catherine Faye<br />

PHILIPPE MATSAS/OPALE.PHOTO - DR<br />

18 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


MÉMOIRE<br />

UNE LÂCHETÉ NATIONALE<br />

Les SUPPLÉTIFS ALGÉRIENS<br />

de l’armée française abandonnés<br />

à l’heure de l’indépendance…<br />

JACQUES REBOUD - DR<br />

LES TROIS DERNIÈRES ANNÉES de la guerre d’Algérie<br />

vécues aux côtés des harkis, ceux qui ont rejoint<br />

l’armée française par conviction ou pour nourrir leur<br />

famille, comme ceux qui entendent bien se venger<br />

des moudjahidines qui s’en sont pris aux leurs… Face<br />

à eux, une hiérarchie militaire méfiante à laquelle Paris<br />

demande de ne pas charger la barque des rapatriés, mais<br />

aussi des appelés fraternels. À l’heure où se négociait<br />

la fin de l’Algérie française, ces soldats ont été désarmés<br />

et, pour beaucoup, abandonnés à la bonne volonté<br />

des vainqueurs : plus de 70 000 hommes auraient ainsi<br />

été tués après le cessez-le-feu de mars 1962. Philippe<br />

Faucon [voir son interview pages 56-61], réalisateur<br />

subtil de Fatima et de La Trahison, a vécu cette guerre<br />

durant son enfance. Devant sa caméra, les comédiens<br />

algériens et marocains qu’il a choisis sont d’une puissante<br />

sobriété, au service d’un film qui raconte avec une<br />

grande clarté un impensable abandon. ■ J.-M.C.<br />

LES HARKIS (France), de Philippe Faucon. Avec Théo<br />

Cholbi, Mohamed Mouffok, Omar Boulakirba. En salles.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 19


ON EN PARLE<br />

Sa collection<br />

« Morphism »<br />

valorise les formes<br />

avec des volants<br />

aux couleurs<br />

et aux tailles<br />

audacieuses.<br />

MODE<br />

Le grand prix a été décerné au Sud-Africain Jacques Bam…<br />

AFRICA FASHION UP<br />

UN RENDEZ-VOUS<br />

INCONTOURNABLE<br />

Un parterre enthousiaste<br />

a célébré la DEUXIÈME<br />

ÉDITION de cette vitrine<br />

parisienne de la créativité<br />

du continent, où se mélangent<br />

qualité et passion.<br />

PROMOUVOIR LE SAVOIR-FAIRE africain en Europe tout<br />

en accompagnant les jeunes designers de talent. C’est le but<br />

du programme Africa Fashion Up, imaginé par l’ancienne<br />

mannequin ivoirienne Valérie Ka et son association Share<br />

Africa, qui avait déjà fait parler de lui lors de son lancement<br />

en 2021. Cette deuxième édition, clôturée par un défilé à<br />

l’hôtel parisien Salomon de Rothschild le 16 septembre dernier,<br />

confirme son statut de rendez-vous incontournable pour les<br />

MATTHIEU WADELL (2) - JACQUES BAM<br />

20 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


MATTHIEU WADELL (2) - MUYISHIME EDI PATRICK<br />

… mais aussi au Rwandais<br />

Muyishime Edi Patrick.<br />

passionnés de mode africaine contemporaine. Les cinq<br />

créateurs sélectionnés, sur une centaine de candidatures,<br />

ont offert un spectacle de grande qualité, couronné par la<br />

présentation des nouvelles collections du Nigérian Emmanuel<br />

Okoro, le grand gagnant de la première édition, et de la<br />

créatrice guadeloupéenne ultra-chic Clarisse Hieraix. Les<br />

pièces ont tellement plu au jury que le prix Designer Africa<br />

Fashion Up a été décerné à deux lauréats : le Sud-Africain<br />

Jacques Bam et le Rwandais Muyishime Edi Patrick auront<br />

accès à une plate-forme internationale pour présenter leurs<br />

créations, en plus de pouvoir profiter, avec leurs collègues,<br />

d’une formation en management et d’un programme<br />

de mentorat avec Balenciaga. De nombreux fashionistas<br />

et influenceurs, des collectionneurs d’art, des artistes<br />

afro-urbains et même l’ex-ministre de l'Égalité Élisabeth<br />

Le créateur a remporté<br />

l’adhésion du jury avec<br />

ses robes envoûtantes<br />

et ses pièces maxi.<br />

Moreno, étaient présents. Le défilé a été inauguré par les tenues<br />

à l’allure afro-punk du Congolais Jean-Cédric Sow, fabriquées<br />

à partir de nguiri, de grands sacs en plastique. Jacques Bam<br />

a étonné avec une preview de sa collection « Morphism »,<br />

qui valorise les formes avec des inserts psychédéliques et des<br />

volants aux couleurs et aux tailles audacieuses. Les tailleurs<br />

finement décorés de milliers de boutons argentés et dorés de<br />

la Marocaine Mina Binebine, la collection tout en légèreté de<br />

l’Ivoirien Ibrahim Fernandez ou encore les robes envoûtantes<br />

signées Muyishime ont montré toute la diversité qui anime<br />

l’univers effervescent de la jeune mode du continent.<br />

On attend avec impatience la troisième édition. ■ L.N.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 21


ON EN PARLE<br />

DESIGN<br />

ATELIER<br />

LILIKPÓ<br />

Imaginer des MOSAÏQUES<br />

MULTIMATIÈRES pour<br />

des intérieurs d’exception.<br />

AUJOURD’HUI, ses travaux décorent les boutiques de Cartier<br />

à travers le monde. Mais c’est un peu par hasard que Sika<br />

Viagbo, 43 ans, a découvert la mosaïque dans les années 2000.<br />

Prise d’une passion presque obsessionnelle, l’étudiante en<br />

musicologie recouvre de tesselles tout ce qui lui passe sous<br />

les mains : murs, éviers, tables… Tant de projets qui poussent<br />

une amie à lui passer sa première commande. Autodidacte<br />

de talent, elle entame un parcours d’apprentissage dans<br />

un atelier et suit une courte formation d’architecture, avant<br />

de se mettre à son compte à Paris en 2006. Des expériences<br />

qui lui « ouvrent un champ de possibilités en dehors de la<br />

mosaïque traditionnelle » : inspirée par la mode et l’architecture<br />

d’intérieur, elle travaille avec le verre, le laiton ou le bois et<br />

dessine des créations qui ont fait de l’Atelier Lilikpó un ovni<br />

artisanal de succès. Le nom de la marque (« nuage » en éwé,<br />

la créatrice étant d'origine togolaise) renvoie à sa capacité<br />

de passer son temps la tête dans les nuages, à imaginer de<br />

nouvelles œuvres. Comme les deux cabinets qu’elle a présentés<br />

au salon parisien « Révélations », en juin dernier : Transitio,<br />

en dalles de verre noir et bambou, s’inspire d’une technique<br />

de vitraillistes qui consiste à éclater le verre pour obtenir des<br />

effets de lumière spectaculaires, tandis qu’Amazonia reprend<br />

la technique de la marqueterie pour créer un contraste<br />

fascinant entre le bois foncé et les nuances vertes du décor.<br />

Sublimes. ■ L.N. atelierlilikpo.com<br />

Autodidacte de<br />

talent, Sika Viagbo<br />

a découvert<br />

cette technique<br />

dans les<br />

années 2000.<br />

ATELIER LILIKPÓ - ANTOINE LIPPENS<br />

22 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


ATELIER LILIKPÓ (2) - ERIC WELLES-NYSTRÖM<br />

Inspirée par la mode et l’architecture d’intérieur,<br />

elle travaille avec le verre, le laiton ou le bois.<br />

Ci-dessus, un zoom sur le cabinet Amazonia.<br />

HIGHLIFE<br />

ALHAJI WAZIRI<br />

OSHOMAH,<br />

OU LA TRANSE<br />

SPIRITUELLE<br />

Le label de David Byrne<br />

(Talking Heads) réédite des<br />

morceaux de l’artiste en anglais<br />

comme en etsako. DIVIN !<br />

« LE MONDE dans lequel nous vivons est basé sur<br />

les contributions de chacun / Nous avons besoin de nous<br />

tous pour faire une société meilleure, car c’est lorsque<br />

deux mains se lavent qu’elles se purifient. » C’est de la<br />

transe hautement spirituelle, fédératrice, hypnotique et<br />

profondément musulmane que l’on entend dans les (longs)<br />

morceaux d’Alhaji Waziri Oshomah, alias l’Etsako Super Star.<br />

Né à Afenmailand, au sud du Nigeria, dans une région où<br />

les différentes religions cohabitent paisiblement, il lance son<br />

propre groupe en 1970, en pleine guerre civile. Prédicateur<br />

façon highlife, l’artiste puise son inspiration dans la pop,<br />

le folk, et chante inlassablement la foi et sa reconnaissance<br />

d’être au monde. Sa musique étrangement new age sonne<br />

toujours aussi fort aujourd’hui. Le musicien David Byrne ne<br />

s’y est pas trompé et a réuni sept titres dans une nouvelle<br />

compilation de son label Luaka Bop, qui rejoint celle d’Alice<br />

Coltrane dans la série World Spirituality Classics. ■ S.R.<br />

ALHAJI WAZIRI OSHOMAH, The Muslim Highlife<br />

of Alhaji Waziri Oshomah, Luaka Bop.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 23


ON EN PARLE<br />

Le Bacha Coffee se niche<br />

dans une cour du somptueux<br />

palais Dar el Bacha,<br />

à Marrakech.<br />

SPOTS<br />

COFFEE<br />

LOVERS<br />

Un salon marocain historique<br />

ou un bar nigérian artistique ?<br />

Même si l’ambiance change,<br />

la QUALITÉ DU CAFÉ<br />

est toujours au rendez-vous.<br />

The Cube Café,<br />

à Abuja, est un hub<br />

culturel qui attire<br />

un public jeune et<br />

cosmopolite.<br />

C’EST L’UN DES PETITS PLAISIRS de la vie pour beaucoup<br />

d’entre nous. À Marrakech, chez Bacha Coffee, c’est<br />

autour de tasses fumantes de café d’Arabie, les yeux rivés<br />

sur les anciennes boiseries, que l’on se retrouve. Spécialisé<br />

dans les cafés 100 % arabica, ce salon-boutique historique<br />

se niche dans une cour du somptueux palais Dar el Bacha<br />

(aujourd’hui le musée des Confluences). Il en propose plus<br />

de 200 variétés, sourcées dans 33 pays. Certains crus,<br />

comme le Zanzibar Gold, sont des appellations à origine<br />

unique, inimitables. D’autres sont des mélanges élaborés<br />

par les maîtres de la maison. Et tous sont torréfiés et<br />

préparés à la main, pour sublimer les arômes de chaque<br />

graine. À déguster avec des gourmandises, salées ou<br />

sucrées, plongés dans une atmosphère Belle Époque.<br />

bachacoffee.com<br />

À ABUJA, The Cube Café propose également de l’arabica :<br />

la variété sélectionnée par les propriétaires, Dante et Khenye,<br />

est cultivée traditionnellement dans l’État de Taraba,<br />

au nord-est du pays. Ouvert en 2016 et installé depuis deux<br />

ans dans les locaux de l’Institut français du Nigeria, ce café<br />

est devenu un hub artistique et culturel qui attire un public<br />

jeune et cosmopolite. Une véritable communauté, qui se<br />

retrouve pendant la journée pour chiller, siroter une tasse,<br />

grignoter un sandwich ou une pâtisserie (au basilic !), ou<br />

encore profiter d’une exposition ou des événements organisés<br />

par Khenye, artiste professionnelle et âme créative du<br />

lieu. Le soir, place à un effervescent resto-pub, parce que<br />

les amoureux de café savent aussi faire la fête… ■ L.N.<br />

instagram.com/thecubecafe<br />

ADRIAN KOH - DR - CAPTURE D’ÉCRAN<br />

24 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


DR<br />

ARCHI<br />

LA RENAISSANCE<br />

DE NGARANNAM<br />

Tosin Oshinowo a RECONSTRUIT<br />

UN VILLAGE nigérian détruit<br />

par Boko Haram : un projet imaginé<br />

avec la communauté, qui veut<br />

retourner y vivre.<br />

LE PROGRAMME des Nations unies<br />

pour le développement (PNUD)<br />

et le gouvernement nigérian ont<br />

identifié la reconstruction du village<br />

de Ngarannam, dans le nord du<br />

pays, comme le pivot du projet de<br />

repeuplement d’une région dévastée<br />

par les attaques de Boko Haram<br />

en 2015. Le plan de réédification<br />

de plus de 500 maisons, d’une école,<br />

d’un marché et d’une clinique a été<br />

confié à la Nigériane Tosin Oshinowo,<br />

récemment nommée curatrice<br />

de la triennale d’architecture de<br />

Sharjah 2023. Partisane d’un design<br />

durable et adaptable, elle a travaillé<br />

avec les communautés locales pour<br />

proposer des bâtiments qui<br />

respectent la culture du peuple<br />

Kanouri. Construites suivant un<br />

schéma radial autour des bâtiments<br />

publics, les maisons individuelles ont<br />

été dotées d’une zaure, une pièce qui<br />

sépare les espaces privés et publics de<br />

l’habitation. Les toits sont un mélange<br />

de terre, pour réduire les coûts et<br />

assurer une meilleure maintenance<br />

par les habitants. La palette du<br />

projet, des murs ocre aux toits verts<br />

et jaunes du futur marché et agora,<br />

a été convenue avec les locaux, afin<br />

de le rendre le plus accueillant possible<br />

aux yeux des déplacés, qui souhaitent<br />

retourner dans la région. ■ L.N.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 25


CE QUE J’AI APPRIS<br />

Souad Asla<br />

POUR LA CHANTEUSE ALGÉRIENNE,<br />

la musique est un art d’émancipation et de liberté. Avec son groupe<br />

100 % féminin Lemma, elle fait vibrer les chants ancestraux<br />

de la région désertique de la Saoura et célèbre un patrimoine menacé.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

J’ai grandi à Béchar, aux portes du désert. J’ai eu une enfance joyeuse. Je rêvais de danse, de<br />

théâtre, de cinéma. Comme il n’y avait pas de conservatoire, j’ai appris à créer mes spectacles avec mes nièces<br />

et mes cousins. J’étais la cheffe ! Je sentais qu’il y avait une puissance, un monde à découvrir. J’étais très curieuse<br />

des autres pays, des différents styles musicaux, d’ici et d’ailleurs.<br />

Je voulais aussi être photographe de guerre. Mon père, politicien, me parlait des actualités<br />

du monde. J’avais envie de voyager, de couvrir les conflits. Mais mon père jugeait que ce n’était pas un métier<br />

pour moi. C’est là que s’est produit un déclic en moi : pourquoi me le refuse-t-on ? Dès l’adolescence, les interdits<br />

commençaient à tomber, ça me dérangeait beaucoup. J’ai d’abord mis de l’eau dans mon vin. Je n’avais pas<br />

le choix, j’étais très jeune. J’ai suivi des études scientifiques selon le souhait de mon père. Puis, je suis tombée<br />

amoureuse d’un Français. On se voyait en cachette. Il a demandé ma main, mais mes parents ont refusé.<br />

Mon père m’a expliqué : ce n’était pas une décision personnelle qui lui appartenait, il fallait l’accord des frères,<br />

des oncles, tout ce poids de la société.<br />

À 20 ans, j’ai tout quitté. Même si je voulais construire dans mon pays, mes rêves étaient plus grands<br />

que ma vie quotidienne. C’était un choix déchirant, mais je tenais à ma liberté. Mes parents n’étaient pas d’accord,<br />

je suis donc partie sans prévenir. Trouver ma place en France, m’habituer à l’éloignement, c’était difficile au<br />

début. J’ai fait les vendanges, ça m’a plu cette responsabilité, de travailler pour gagner son argent. Et j’ai intégré<br />

une école de théâtre. J’étais très bonne en improvisation. Mais le milieu du cinéma m’a déçue. Je voulais jouer<br />

tous les rôles, or on ne me proposait que des personnages caricaturaux.<br />

La musique est arrivée par hasard. La grande musicienne Hasna El Bacharia recrutait des chanteuses<br />

et m’a proposé de devenir choriste. J’ai d’abord refusé, je n’avais pas confiance en ma voix. Mais quand elle m’a<br />

présenté la feuille de route de la tournée, je me suis dit : quel moyen de voyager ! J’ai compris que nos musiques<br />

traditionnelles étaient un vrai trésor. Je l’ai accompagné pendant dix-sept ans, tout en initiant mes projets à côté.<br />

Pendant longtemps, je refusais de jouer en Algérie, ou je me cachais derrière une percussion<br />

pour ne pas être filmée. C’était très dur de me libérer. J’ai fini par me réconcilier avec ma famille. Ils ont compris<br />

ma démarche. Et monter le groupe Lemma, avec des femmes de la Saoura, de toutes générations, a été une<br />

libération [spectacle notamment présenté au festival Les Suds, à Arles, ndlr]. Libres, elles affrontent la société, elles<br />

jouent sur scène. Elles m’ont libérée de mes peurs, donné de la force. Aujourd’hui, j’adore jouer dans mon pays.<br />

En revenant des années après dans ma région natale, j’ai compris la grandeur de ce désert,<br />

sa spiritualité. Et pourquoi nous sommes plutôt calmes, taciturnes. Avant, ça m’énervait, je trouvais les gens lents,<br />

pour moi, il fallait parler, vivre ! Pour me ressourcer, je pars dans mon désert. Je remercie l’Univers d’être née<br />

là-bas. J’y ai appris l’importance de la famille, des racines. Quand on est bien enracinés, on peut s’élever après. ■<br />

26 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


MOHAMMED MENNI<br />

« Pour me ressourcer,<br />

je pars dans mon<br />

désert. Je remercie<br />

l’Univers d’être<br />

née là-bas. »<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 27


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C’EST COMMENT ?<br />

PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />

PAS DE RENTRÉE POUR TOUS<br />

DOM<br />

Le saviez-vous ? Dans le monde, 244 millions d’enfants de 6 à 18 ans ne sont pas<br />

scolarisés. Et la plus grande partie d’entre eux (98 millions) réside en Afrique subsaharienne.<br />

Un bien triste record. La principale raison, c’est le nombre important de zones<br />

d’insécurité. Au Burkina Faso, 2,6 millions d’écoliers seront privés de rentrée, notamment<br />

dans six régions en proie à des crises sociales, des tensions ou autres trafics. Pas d’école<br />

non plus au Nord-Kivu, ravagé par la guerre en République démocratique du Congo.<br />

La région séparatiste anglophone du Nord-Ouest au Cameroun a aussi vu de nombreux<br />

élèves rester chez eux lors de la rentrée scolaire le 5 septembre dernier… Etc., etc.<br />

Il faut également compter avec les grèves récurrentes d’enseignants, qui ont<br />

souvent des arriérés de salaires abyssaux et profitent des débuts d’année académique<br />

pour faire pression sur leur gouvernement, tel au Congo. Sans oublier les zones où il n’y<br />

a pas d’écoles, comme dans la plus grande partie du Tibesti au Tchad, et les autres,<br />

trop reculées, dans lesquelles les enseignants refusent de<br />

s’installer. Là-bas, comme dans certains villages maliens,<br />

les arbres poussent dans les établissements abandonnés,<br />

avec quelques ânes qui parfois viennent s’y abriter<br />

de la chaleur…<br />

Ajoutons à cela la question cruciale des moyens<br />

insuffisants pour envoyer ses enfants à l’école pour nombre<br />

de ménages du continent. Alors, on en choisit un sur la fratrie,<br />

en oubliant les filles évidemment, bien plus utiles pour<br />

les corvées domestiques ou le travail dans les champs.<br />

Parce que les fournitures sont trop chères, les livres pas<br />

toujours subventionnés par les gouvernements. Il faut<br />

parfois apporter son banc en classe, car l’État ne les fournit<br />

pas, comme dans certains villages nigériens. Et cette<br />

année, la crise mondiale de l’énergie, du transport, du prix<br />

du papier a fait flamber encore davantage les tarifs. Le<br />

paquet de cahiers est passé de 1 000 à 1 500 francs CFA<br />

à Lomé, au Togo.<br />

Bref, chaque rentrée scolaire laisse sur le bord de<br />

la route des millions d’enfants, qui partent mal pour jouir d’une bonne intégration sociale.<br />

Et la situation ne s’améliore pas. Alors, que faire ? Contre l’insécurité, sûrement pas grandchose.<br />

Mais les gouvernements, dont le portefeuille de l’enseignement est souvent le<br />

mieux loti côté budget, pourraient faire une priorité absolue de payer les professeurs, de<br />

les déployer sur tout le territoire, de subventionner les livres ou les bancs d’école. Et surtout,<br />

se creuser globalement les méninges pour que cette situation insupportable s’améliore<br />

au lieu de s’aggraver d’année en année… ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 29


COUPE DU MONDE<br />

2022<br />

LE<br />

QATAR<br />

FACE<br />

AU BUT<br />

SHUTTERSTOCK<br />

30 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


Pour<br />

le richissime<br />

émirat du Golfe,<br />

c’est le moment de vérité.<br />

La compétition démarre<br />

le 20 novembre.<br />

Il faudra être à la<br />

hauteur d’un événement<br />

planétaire. Au moment<br />

où les déclarations<br />

de boycott se<br />

multiplient. Et<br />

dans un contexte<br />

géopolitique, sécuritaire<br />

et sanitaire plus<br />

que complexe.<br />

par Zyad Limam<br />

FRANCK FAUGÈRE/PRESSE SPORTS<br />

Le stade Lusail,<br />

qui accueillera la finale<br />

du Mondial, à la périphérie<br />

de Doha.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 31


COUPE<br />

DU MONDE<br />

2022<br />

C’est ici, dans quelques<br />

semaines, dans cette<br />

petite presqu’île<br />

accrochée à la péninsule<br />

arabique, à la<br />

frontière de l’Arabie<br />

saoudite, que se<br />

jouera la 22 e Coupe<br />

du monde de football. Une première<br />

pour le monde arabe, une première<br />

dans le monde musulman. Une Coupe<br />

du monde dans un pays de 11 000 km 2 ,<br />

un peu plus « grand » que le Liban ou que<br />

la Gambie. Une Coupe du monde qui se<br />

jouera du 20 novembre au 18 décembre,<br />

avec une finale une semaine avant Noël,<br />

et le jour de la fête nationale du Qatar.<br />

Le résultat d’une politique délibérée de<br />

la FIFA de faire « tourner » la plus prestigieuse<br />

des compétitions aux quatre coins<br />

du monde, hors de ses territoires de prédilection<br />

naturelle, comme l’Europe ou<br />

l’Amérique du Sud. On se rappelle ainsi<br />

avec une certaine émotion la Coupe du<br />

monde 2010 en Afrique du Sud, avec<br />

cette image inoubliable, émouvante d’un<br />

Nelson Mandela frêle, emmitouflé, arrivant<br />

en voiturette sur la pelouse, le jour<br />

du match d’ouverture…<br />

Le Qatar, un choix tout de même particulier,<br />

osé, acté il y a douze ans (aux<br />

dépens des États-Unis) et qui aura donné<br />

lieu à une litanie de procès, d’enquêtes<br />

pour corruption, de polémiques, à l’implication<br />

de personnalités politiques de<br />

haut rang (comme l’ex-président français<br />

Nicolas Sarkozy)… Une compétition qui<br />

se jouera pour la première fois en hiver<br />

occidental, l’été étant injouable avec les<br />

chaleurs du golfe Persique… Une compétition<br />

à 32 équipes, qui devrait attirer<br />

plus de 3 milliards de téléspectateurs, le<br />

Qatar étant relativement bien placé, à<br />

« équidistance », sur la carte des fuseaux<br />

horaires du globe.<br />

Une Coupe du monde dans un micro-<br />

État, richissime, sans grande tradition de<br />

football, qui sera marquée par la menace<br />

du Covid-19, cette pandémie qui n’en finit<br />

pas de finir. Une Coupe du monde dans<br />

un pays stratégique, premier exportateur<br />

– avec l’Australie – de gaz naturel liquéfié<br />

(GNL) au monde, qui prend un relief tout<br />

à fait particulier avec la guerre entre la<br />

Russie et l’Ukraine. Une Coupe du monde<br />

en pleine tourmente climatique, géopolitique,<br />

militaire, économique, avec une<br />

inflation record, des pénuries de blé et<br />

de gaz, une tension sociale à l’échelle de<br />

l’humanité, une grande fête au moment<br />

où n’importe quelle étincelle pourrait<br />

mettre le feu aux poudres…<br />

LE MONDIAL DE LA HONTE ?<br />

À cette ambiance particulièrement<br />

lourde de menaces s’ajoute un véritable<br />

procès en légitimité. Une vague de critiques<br />

en coupe réglée. Et en particulier<br />

l’apparition d’une campagne active de<br />

boycott. Essentiellement en Europe, en<br />

France, dans les pays nordiques, via les<br />

ONG aussi, des éléments de la société<br />

civile, on incite fortement les politiques,<br />

les joueurs à ne pas faire le voyage à Doha,<br />

ou à protester d’une manière ou d’une<br />

autre, les téléspectateurs à ne pas allumer<br />

leur TV… Quelques médias annoncent<br />

qu’ils ne couvriront pas, d’autres parlent<br />

sans nuances d’un « Mondial de la honte ».<br />

Le « dossier d’accusation » est lourd.<br />

Il y a d’abord le coût écologique, environnemental,<br />

énergétique, après un été<br />

particulièrement difficile dans l’hémisphère<br />

Nord, de grandes chaleurs, une<br />

multiplication des incendies. Une Coupe<br />

du monde « carbonée » en cette période<br />

soudaine de grande sobriété, avec<br />

32 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


ALAMY STOCK PHOTO<br />

ces huit stades climatisés de 40 000 à<br />

80 000 places, dont sept nouveaux. Autre<br />

point d’accusation majeur, le chiffre des<br />

ouvriers qui auraient perdu la vie lors<br />

des chantiers de construction des stades.<br />

L’écart va de 3, selon les sources qataries<br />

officielles, à près de 3000, voire 6 500<br />

selon les ONG… Évidemment, enfin, il y<br />

a la question de la démocratie, des droits<br />

de l’homme. Le supposé militantisme<br />

religieux, le wahhabisme doctrinal. On<br />

s’inquiète aussi sur les libertés individuelles<br />

pendant la compétition, les règles<br />

pénalisant l’homosexualité, les démonstrations<br />

d’affectivité ou la consommation<br />

d’alcool en public…<br />

UN PASSIF DÉJÀ PROBLÉMATIQUE<br />

Tout cela mériterait, pour le moins,<br />

des nuances. Oui, sur le plan environnemental,<br />

la Coupe du monde au Qatar pose<br />

question. Mais il fallait sûrement y penser<br />

avant. Reste d’ailleurs à savoir si les climatiseurs<br />

seront réellement utilisés… Les<br />

Qataris annoncent avoir fait le maximum<br />

pour mener la compétition avec le minimum<br />

d’impact en termes écologiques. Et<br />

au fond, tous les méga- événements de<br />

ce type « posent question » dans l’ère de<br />

sobriété énergétique où nous entrons de<br />

gré ou de force. Que cela soit les Jeux<br />

olympiques d’été ou d’hiver, et même le<br />

Tour de France (avec son immense caravane<br />

qui le suit…). La Coupe du monde<br />

suivante, la 23 e , doit se tenir dans trois<br />

pays, aux États-Unis, au Mexique et au<br />

Canada, avec des déplacements insensés<br />

de plusieurs milliers de kilomètres, une<br />

compétition étalée sur trois ou quatre<br />

fuseaux horaires, avec des heures d’avion<br />

à la clé… Et un tableau d’équipes qui passera<br />

de 32 à 48. Mais pour le moment,<br />

personne ne parle de reprofiler, de revoir<br />

ce projet gigantesque… La Russie, hôte<br />

de la Coupe en 2018, fut aussi menacée<br />

de boycott actif, en particulier par le<br />

Royaume-Uni, en pleine affaire Skripal<br />

(la tentative d’assassinat d’un ex-agent<br />

double russe et de sa fille à Salisbury, en<br />

Angleterre). Moscou avait aussi annexé<br />

la Crimée en 2014 et menait une guerre<br />

de bombardement sans pitié en Syrie. Le<br />

bilan en matière de droits de l’homme,<br />

hier comme aujourd’hui, n’était pas<br />

particulièrement enviable. La fête fut<br />

pourtant bien « sympathique », avec de<br />

nombreux chefs d’État présents (dont<br />

Emmanuelle Macron et la présidente<br />

Les tours iconiques de West Bay,<br />

quartier d’affaires de la capitale.<br />

Une première<br />

pour le monde<br />

arabe, une<br />

première dans<br />

le monde<br />

musulman.<br />

croate Kolinda Grabar-Kitarovi lors de<br />

la finale). On pourrait remonter un peu<br />

plus loin, citer évidemment la Coupe du<br />

monde dans l’Argentine des généraux<br />

et de la répression (1978). Ou les deux<br />

éditions mexicaines (1970 et 1986), qui<br />

se sont jouées à des altitudes défiant la<br />

condition physique humaine… La question<br />

de la corruption, de l’« influence »<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 33


COUPE<br />

DU MONDE<br />

2022<br />

Le stade Education City, à Al Rayyan, doté d’un système complet de climatisation.<br />

dans les procédures d’attribution, elle<br />

n’est certainement pas propre au Qatar,<br />

certainement pas nouvelle ni à la FIFA,<br />

ni au Comité international olympique<br />

(CIO)… Il y a même eu des enquêtes pour<br />

la Coupe du monde 2006, attribuée à la<br />

vertueuse Allemagne.<br />

La question des travailleurs est sensible<br />

au Qatar, comme dans tout le golfe<br />

Arabo-Persique. La Coupe du monde aura<br />

quand même permis à l’organisateur de se<br />

mettre partiellement « à niveau », de réformer<br />

une partie de son « Code du travail » :<br />

introduction d’un salaire minimum,<br />

d’avantages garantis, démantèlement du<br />

système de la kafala… Idem sur le plan<br />

politique où la compétition a forcé l’émirat<br />

à se découvrir, à se montrer. Les autorités<br />

ont laissé circuler et enquêter avec une<br />

relative liberté les journalistes et les ONG.<br />

Les questions qui interpellent, comme<br />

celle de la représentation nationale, du<br />

pouvoir électif des citoyens, de la liberté<br />

d’expression sont posées sur la table.<br />

Dans ces critiques sans concessions,<br />

il y a une part de vérité et de vraies<br />

questions. Mais certainement aussi une<br />

part de clichés et de préjugés sur une<br />

monarchie du Golfe, un pays arabe,<br />

un pays musulman, « rétrograde », « qui<br />

financerait les islamistes du monde<br />

entier ». Pourtant, même si l’on est loin<br />

du libéralisme sociétal et politique de<br />

l’Occident, des démocraties « matures »,<br />

l’émirat vit depuis plusieurs années une<br />

modernisation réelle de la société. Accentué<br />

ajustement par la perspective de la<br />

Coupe du monde.<br />

Et si les critiques sont souvent vives<br />

en Europe, ce n’est pas forcément le<br />

cas ailleurs dans le reste du « Sud » et<br />

dans les mondes émergents. Où les<br />

attaques paraissent souvent injustes. Que<br />

devrait-on faire pour être climatiquement<br />

et politiquement correct ? Qu’est-ce<br />

qu’une démocratie parfaite ? Si la Chine<br />

a pu faire les JO d’hiver, le Qatar peut<br />

bien faire une Coupe du monde, non ? Et<br />

faudrait-il ne jouer que dans les climats<br />

tempérés, et qu’en été occidental (en<br />

espérant qu’il ne fasse pas trop chaud) ?<br />

UN PAYS COFFRE-FORT<br />

Au fond, le Qatar pose question. Il<br />

est devenu l’un des États les plus riches<br />

du monde. Avec un produit national brut<br />

de plus de 150 milliards de dollars pour<br />

3 millions d’habitants, dont un peu plus<br />

de 300 000 citoyens privilégiés. Un véritable<br />

coffre-fort qui a investi aux quatre<br />

coins de la planète dans l’immobilier, le<br />

sport (le club de Paris Saint-Germain,<br />

entre autres), le tourisme, l’industrie…<br />

Le fonds souverain (Qatar Investment<br />

Authority) pèse près de 450 milliards<br />

de dollars d’actifs en gestion. L’émirat,<br />

cinquième producteur mondial de<br />

gaz naturel, est aussi une puissance<br />

SHUTTERSTOCK - FRANCK FAUGERE/PRESSE SPORTS - AMMAR ABD RABBO<br />

Le président de la FIFA Gianni<br />

Infantino et l’émir Tamim ben<br />

Hamad Al Thani durant le tirage<br />

au sort des huit groupes,<br />

le 1 er avril dernier, à Doha.<br />

34


L’objectif central reste de protéger sa<br />

souveraineté des appétits des uns et des autres.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 35


COUPE<br />

DU MONDE<br />

2022<br />

incontournable au moment où l’énergie<br />

se fait rare, où la Russie « sort » partiellement<br />

du marché, où l’Europe cherche par<br />

tous les moyens à diversifier son approvisionnement.<br />

Et qui vient de signer avec le<br />

géant français Total un méga deal pour<br />

augmenter sa production avec de nouveaux<br />

gisements off-shore (projets North<br />

Field East et North Field South). Le Qatar<br />

est, à son corps défendant, l’incarnation<br />

d’une économie entièrement carbonée.<br />

Mais il est incontournable dans cette<br />

période de pénurie, et même dans le processus<br />

de transition énergétique.<br />

UNE CAPITALE SORTIE DES SABLES<br />

Doha, fondée en 1850, fut longtemps<br />

un petit village de pêcheurs et d’exploitation<br />

de perles. Aujourd’hui, la capitale<br />

n’a pas tout à fait le look stupéfiant et<br />

démesuré de Dubaï, mais une « city » est<br />

tout de même littéralement sortie des<br />

sables en moins de trente ans, avec les<br />

tours iconiques de West Bay. En face, de<br />

l’autre côté de la baie, l’archipel habituel<br />

d’îles artificielles, The Pearl, impressionnant<br />

ensemble résidentiel d’immeubles et<br />

de villas de luxe. Et le développement de<br />

la nouvelle ville spectaculaire de Lusail,<br />

où se trouve le stade qui accueillera la<br />

finale de la Coupe du monde. Education<br />

City aligne avec fierté ses grandes écoles<br />

et universités internationales, avec les<br />

plus grandes « marques » éducatives<br />

américaines (Georgetown, Cornell, Texas<br />

A&M, Northwestern…). Le pays a investi<br />

dans des chefs-d’œuvre architecturaux<br />

majeurs, comme le musée d’Art islamique<br />

(le MIA, signé Ieoh Ming Pei) ou la bibliothèque<br />

nationale (Rem Koolhaas).<br />

Doha, c’est également un hub international,<br />

une ville de transit, soutenu<br />

par Qatar Airways, l’une des toutes<br />

premières compagnies au monde, et<br />

son gigantesque aéroport international<br />

Hamad. Au décollage ou à l’atterrissage,<br />

les contrastes sont saisissants. Une vue<br />

sur les immenses usines de liquéfaction<br />

de gaz. Et une vue sur le bleu du<br />

golfe Persique, sur The Pearl et les îlots<br />

privés, au large de la capitale, avec des<br />

villas palatiales.<br />

Paradoxalement, malgré les moyens,<br />

l’imperfection n’a pas totalement déserté<br />

les lieux. Le pays est peu peuplé. Les ressources<br />

humaines sont limitées. On fait<br />

et on refait beaucoup. Le pays avance, la<br />

capitale grandit, mais il y a cette sensation<br />

de surchauffe, d’atteindre souvent<br />

les limites de ce qui est faisable. À la<br />

périphérie, villas modestes, « quartiers<br />

populaires », petits commerces n’ont pas<br />

disparu, donnant parfois la sensation de<br />

gros villages à l’ombre de tours.<br />

L’ambiance est certes bien moins<br />

festive qu’a Dubaï, un certain rigorisme<br />

s’impose, mais ici et là, dans les hôtels en<br />

particulier se trouvent des espaces où l’on<br />

peut faire décemment la fête (en tout cas,<br />

les étrangers)…<br />

LA RELANCE DE L’ÉCONOMIE<br />

Depuis le début des années 1940,<br />

le Qatar (alors colonie britannique) est<br />

producteur de pétrole. On sait aussi qu’il<br />

y a des ressources de gaz. Le pays, indépendant<br />

en 1971, sort de la précarité,<br />

rentre rapidement dans le club des pays<br />

émergents. À partir des années 1980<br />

pourtant, le vent tourne. L’économie se<br />

contacte. Les quotas de l’Organisation<br />

des pays exportateurs de pétrole (OPEP)<br />

sur la production, la baisse du prix de<br />

l’or noir, les perspectives généralement<br />

peu prometteuses sur les marchés internationaux<br />

ont drastiquement asséché les<br />

revenus pétroliers. Les réserves prouvées<br />

elles-mêmes ne sont pas suffisantes pour<br />

bâtir un plan de développement ambitieux.<br />

On estime que les puits seront<br />

épuisés à l’horizon 2030.<br />

À l’orée des années 1990, le Qatar<br />

est à court de revenus, en récession. « Il<br />

faut emprunter pour payer les salaires »,<br />

souligne un ministre de l’époque. Le<br />

pays est politiquement immobile, encadré<br />

par le conservatisme religieux et<br />

social. Les Qataris sont de culture wahhabite,<br />

cette branche rigoriste de l’islam<br />

qu’ils partagent avec leur puissant voisin<br />

saoudien. Le chef de l’État, l’émir Khalifa<br />

ben Hamad Al Thani, est de la vieille<br />

école. Il installe le pouvoir de sa famille<br />

aux dépens des autres tribus et branches<br />

cousines. En 1995, Cheikh Hamad, le fils<br />

ambitieux, dépose son père parti pour<br />

un énième voyage à l’étranger. Khalifa<br />

s’opposait, semble-t-il, à son deuxième<br />

mariage avec Cheikha Moza. Et l’émirat<br />

n’avait pas véritablement de stratégie<br />

économique de long terme.<br />

Cheikh Hamad, lui, a un projet. Il<br />

veut moderniser le pays à marche forcée,<br />

garantir son indépendance, en particulier<br />

vis-à-vis du puissant voisin saoudien.<br />

Relancer l’économie en shiftant vers le<br />

gaz. Avec l’exploitation de North Dome,<br />

dans les eaux territoriales, le plus grand<br />

gisement naturel au monde, découvert<br />

par Shell au début des années 1970.<br />

L’objectif central, le changement de paradigme,<br />

c’est de trouver la solution pour<br />

transporter ce gaz en dehors des pipelines.<br />

Ce sera le gaz naturel liquéfié qui<br />

nécessite de lourds investissements de<br />

départ. Hamad cherche des partenaires<br />

et des financements. Certains pays, soucieux<br />

de diversifier leurs ressources énergétiques,<br />

parient sur le projet. Japonais et<br />

Français en particulier. La multinationale<br />

Total s’engage. Le succès est assez spectaculaire.<br />

Le Qatar devient le premier<br />

exportateur mondial de gaz liquide. Et<br />

le cinquième producteur de gaz naturel<br />

(après les États-Unis, la Russie, l’Iran,<br />

qui partage avec Doha l’exploitation de<br />

North Dome, et la Chine). Et donc l’un<br />

des pays les plus riches du monde. La<br />

boucle est bouclée.<br />

CRÉER DU SOFT POWER<br />

Le miracle économique s’accompagne<br />

d’une volonté de desserrer l’étau du<br />

conservatisme, sans vraiment renoncer<br />

officiellement au dogme wahhabite. Ni au<br />

contrôle politique. Le terme « monarchie<br />

absolue constitutionnelle héréditaire »<br />

reste essentiel. L’émir règne et gouverne.<br />

Il est chef d’État et chef de gouvernement.<br />

Et il est difficile par définition<br />

de s’opposer politiquement au système.<br />

Mais même dans le domaine de l’expression<br />

publique, les Al Thani sont prêts à<br />

prendre quelques risques. Le système justement<br />

cherche à contenir les conflits, les<br />

dissidences par des arbitrages intérieurs,<br />

SHUTTERSTOCK<br />

36 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


TOM STODDART/HULTON ARCHIVE/GETTY IMAGES<br />

à éviter la répression. Une relative possibilité<br />

de « discussions » existe. Prudemment,<br />

en jouant sur le temps long, le<br />

Qatar cherche à se donner une image de<br />

monarchie certes absolue, mais… raisonnablement<br />

moderne et ouverte.<br />

L’émirat s’investit dans le monde,<br />

multiplie les alliances stratégiques et les<br />

assurances. Il s’agit de prendre une place<br />

dans le monde, de créer de l’influence,<br />

du soft power, de se poser en médiateur,<br />

de mener une diplomatie de l’équilibre,<br />

de se créer des marges de manœuvre<br />

et d’influence dont l’objectif premier,<br />

essentiel, reste d’assurer la protection et<br />

l’indépendance du Qatar. C’est l’approche<br />

qui préside certainement à la création de<br />

la chaîne Al Jazeera en novembre 1996,<br />

véritable révolution dans le monde alors<br />

particulièrement « langue de béton » des<br />

médias arabes. La chaîne jouera, on le<br />

sait, un rôle déterminant lors du Printemps<br />

arabe.<br />

Les États-Unis disposent d’une<br />

im mense base aérienne à Al-Udeid, la plus<br />

grande hors de ses frontières. En même<br />

temps, le Qatar maintient des liens jugés<br />

naturels avec l’Iran voisin. Les liens entre<br />

ces deux cultures remontent à la nuit des<br />

temps, et les deux pays partagent l’exploitation<br />

du fameux gisement de North<br />

Dome. Le Qatar intervient en tant que<br />

médiateur dans de nombreux conflits, se<br />

créant une multitude d’obligés et d’amis<br />

Le Père Émir, Hamad ben Khalifa Al Thani, et sa<br />

deuxième épouse, Moza bint Nasser Al Missned,<br />

en mai 2008, devant le musée d’Art islamique.<br />

Le boom<br />

économique<br />

s’accompagne<br />

d’une volonté<br />

de desserrer<br />

l’étau du<br />

conservatisme.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


COUPE<br />

DU MONDE<br />

2022<br />

Le Villaggio Mall, centre commercial de la démesure situé dans la capitale.<br />

dans le monde entier… Exemples les<br />

plus récents, l’accord entre les États-Unis<br />

et les Talibans en Afghanistan (sous l’ère<br />

Trump, et avant le retrait chaotique de<br />

l’armée américaine sous Biden). Ou la<br />

toute récente médiation entre les factions<br />

tchadiennes. Le pays se lance aussi dans<br />

une politique d‘aide au développement<br />

assez active, par le biais du Qatar Fund<br />

for Development.<br />

CHEIKHA MOZA, UN EXEMPLE<br />

L’épouse de l’émir Hamad joue un<br />

rôle essentiel. La célèbre Cheikha Moza<br />

bint Nasser Al Missned, fille d’une grande<br />

famille réformatrice, prend sa part dans<br />

l’immense chantier de modernisation.<br />

En 1995, Cheikha Moza est à l’origine<br />

de la Qatar Foundation. Elle en fait<br />

l’épicentre et le laboratoire des projets<br />

réformistes. L’éducation devient le palier<br />

nécessaire au changement sociétal. C’est<br />

sous sa direction de la fondation que<br />

naît et grandit Education City. Elle porte<br />

souvent des caftans, avec des couleurs<br />

et de l’audace. Elle apparaît en public.<br />

Elle s’exprime, elle voyage. Elle fait<br />

reculer les tabous, « décoince » la société.<br />

Et du coup, elle entraîne avec elle une<br />

bonne partie des Qataries, portées par<br />

son exemple. Le Qatar wahhabite est un<br />

espace étonnamment féminin. Elles sont<br />

présentes dans les écoles, les universités,<br />

les entreprises, les bureaux, au gouvernement,<br />

mais aussi dans les lieux publics…<br />

On peut voir des couples le soir, dans les<br />

restaurants, ou des assemblées d’amies<br />

qui se retrouvent. Le voile prend alors<br />

des tonalités moins austères. La plupart<br />

des Qataries ont fait des études, elles sont<br />

indépendantes financièrement et ne sont<br />

pas soumises au carcan des règles rétrogrades<br />

que l’on retrouve ailleurs, comme<br />

encore en Arabie saoudite. Un mariage<br />

sur trois aujourd’hui se conclut par un<br />

divorce, un véritable phénomène de<br />

société. Cette émancipation ne fait pas<br />

que des mâles heureux dans une société<br />

qui reste dominée par de puissants codes<br />

tribaux et patriarcaux. Mais personne ne<br />

souhaite vraiment contredire l’exemple<br />

donné par Cheikha Moza et le Father<br />

Emir (« Père Émir ») Hamad… Father<br />

Emir parce que, à la surprise de tous, il<br />

renonce au trône en 2013 et transmet le<br />

pouvoir à l’un des fils issus de son deuxième<br />

mariage, Tamim, alors âgé de<br />

33 ans.<br />

La transmission tranquille, sans<br />

turbulences familiales, souligne le rôle<br />

prééminent pris par Cheikha Moza dans<br />

le processus de consolidation politique.<br />

Mais aussi la volonté d’une transition<br />

générationnelle. Le jeune Tamim se glisse<br />

assez facilement dans le costume du père,<br />

les équilibres sont préservés. Le programme<br />

ne change pas : développement<br />

économique, soft power, indépendance<br />

politique, équilibrisme diplomatique…<br />

L’objectif supérieur, transcendant, c’est<br />

de protéger l’indépendance, la souveraineté<br />

du pays, des appétits des uns et des<br />

autres. Ils ne veulent pas être prisonniers<br />

de leur situation géographique, l’Arabie<br />

saoudite dans le dos et l’Iran en face. Ils<br />

cherchent des marges de manœuvre. En<br />

multipliant les passerelles politiques et<br />

les stratégies sécuritaires. Mais aussi en<br />

investissant massivement dans les amitiés<br />

aux quatre coins du monde. Au fond,<br />

il s’agit autant de survie que d’ambition.<br />

ALAMY STOCK PHOTO<br />

38 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


Le siège de la société<br />

de gaz naturel liquéfié<br />

Qatargas, à Doha.<br />

Le pays est le premier<br />

exportateur mondial<br />

– avec l’Australie –<br />

de GNL.<br />

FADI AL-ASSAAD/REUTERS<br />

Aujourd’hui, l’émirat est incontournable<br />

dans cette période de pénurie d’énergie.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 39


COUPE<br />

DU MONDE<br />

2022<br />

L’OPÉRATION BLOCUS<br />

5 juin 2017. C’est le choc. L’Arabie<br />

saoudite, les Émirats arabes unis,<br />

Bahreïn, l’Égypte (et d’autres) décrètent<br />

la rupture des relations diplomatiques et<br />

la mise en place d’un blocus de fait. Les<br />

frontières se ferment, dont celle entre<br />

l’Arabie saoudite et le Qatar (la seule<br />

terrestre dont dispose Doha). Les liaisons<br />

aériennes sont arrêtées du jour au<br />

lendemain, les espaces aériens fermés<br />

à Qatar Airways. Étudiants, visiteurs et<br />

expatriés qataris sont sommés de rentrer<br />

chez eux manu militari. Le traumatisme<br />

est intense. Sur le plan économique,<br />

mais aussi sur le plan intime, humain.<br />

Les mariages et les liens traversent les<br />

frontières depuis bien longtemps. Les<br />

cousinages sont nombreux et naturels.<br />

Les relations entre tribus, ancestrales.<br />

Officiellement, Doha est alors accusé<br />

de soutenir les mouvements religieux<br />

islamistes, de semer le désordre, en particulier<br />

avec la chaîne Al Jazeera, d’être<br />

trop proche de l’Iran, du Hamas à Gaza,<br />

des Frères musulmans au Caire… Pour<br />

les Qataris, le dossier d’accusation est<br />

porté essentiellement par Riyad et Abou<br />

Dhabi. Dans les salons, on rappelle les<br />

vieux contentieux, le fait que pour l’Arabie<br />

saoudite et Bahreïn, le Qatar reste<br />

une « fiction », un « hasard » sans légitimité<br />

historique. On rappelle aussi que<br />

dans les années 1970, Doha a refusé de se<br />

joindre à la fédération des Émirats pour<br />

jouer la carte solo de l’indépendance. Et<br />

que depuis, le Qatar et les Émirats n’ont<br />

jamais vraiment cessé d’être en rivalité.<br />

Les liens avec la nébuleuse islamiste<br />

sont considérés un argument « facile »,<br />

« efficace », utilisé par les Saoudiens et<br />

les Émiratis pour faire bouger les opinions<br />

des pays occidentaux, et surtout<br />

celles des États-Unis. Et de souligner le<br />

rôle pour le moins ambigu de l’Arabie<br />

saoudite elle-même dans la propagation<br />

mondiale d’un islam rigoriste… Quant à<br />

l’argument iranien, la position qatarie est<br />

connue : les Iraniens sont leurs voisins,<br />

les cousinages historiques remontent à<br />

la nuit des temps, ils sont partenaires<br />

dans l’exploitation du gaz. Au fond, il<br />

s’agirait donc avant tout d’une opération<br />

de vassalisation, de neutralisation d’une<br />

monarchie trop riche et trop puissante,<br />

d’un contre-pouvoir régional. Qui aurait<br />

en plus l’outrecuidance d’accueillir une<br />

Coupe du monde…<br />

Reste que l’opération blocus ne sera<br />

pas une réussite. Le Qatar s’est montré<br />

beaucoup plus résistant et résilient que<br />

prévu, même si la facture a été lourde. La<br />

crise a surtout agi comme un douloureux<br />

révélateur des faiblesses et des dépendances.<br />

Une prise de conscience brutale.<br />

Le pays a pris de multiples mesures pour<br />

diversifier son économie, accroître son<br />

autosuffisance, et surtout maintenir son<br />

attractivité vis-à-vis du monde extérieur.<br />

Malgré les pressions multiples, le Qatar<br />

n’a pas été isolé, et la plupart des amis<br />

sont restés fidèles. Donald Trump aura<br />

certainement fait monter les enchères,<br />

mais sans jamais verser dans le camp du<br />

blocus. Le blocus aura même généré une<br />

passion, un phénomène inédit de « nation<br />

building ». Citoyens, expatriés, travailleurs<br />

étrangers, tout le monde a sorti le<br />

drapeau, s’est découvert une fibre nationaliste<br />

face aux dangers. Une société<br />

assez diverse est née, une mixité relative<br />

entre citoyens, résidents, expatriés. Et<br />

tout le monde a serré les rangs autour<br />

d’un jeune émir, chef d’État, Tamim,<br />

sorti renforcé par l’épreuve. Sa popularité<br />

explose, et sa fameuse effigie dessinée<br />

apparaît sur les tours de la capitale.<br />

À partir de 2020, le Koweït mène la<br />

médiation, les États-Unis se préoccupent<br />

avant tout du front anti-Téhéran. Et<br />

d’unifier le camp sunnite. Des concessions<br />

sont faites de part et d’autre. En<br />

décembre, le prince héritier d’Arabie<br />

saoudite, Mohammed ben Salmane, se<br />

rend au Qatar. Le 4 janvier 2021, c’est<br />

la fin de la crise. Et du blocus. Chacun<br />

passe à autre chose, presque comme si<br />

de rien n’était, et le monde est devenu<br />

trop dangereux pour que les pays du<br />

Golfe ne trouvent pas un minimum de<br />

terrain d’entente.<br />

Avec le blocus, après le blocus, avec<br />

la Coupe du monde, les Qataris sont en<br />

tous les cas bien décidés à faire « nation »,<br />

quitte pour certains à masquer leur<br />

malaise devant les évolutions, l’émancipation<br />

relative des femmes, la démocratisation<br />

de l’éducation, les manifestations<br />

culturelles, l’ouverture du pays vers l’extérieur,<br />

les investissements dans le tourisme,<br />

le business, les marges de liberté.<br />

Une dialectique permanente entre tradition,<br />

modernité, religion.<br />

CREDIBILITY IS ON THE LINE<br />

Et puis, maintenant, enfin, il y a cette<br />

Coupe du monde.<br />

Le 20 novembre prochain, ce sera<br />

le match inaugural : Qatar-Équateur. Il<br />

faudra gagner ou, au minimum, ne pas<br />

perdre, faire bonne figure dans la compétition,<br />

aussi pour sortir du groupe.<br />

Mais pour le pays, ses 3 millions d’habitants,<br />

citoyens ou résidents, ce sera le<br />

moment de vérité, le moment de relever<br />

un défi véritablement historique. Un<br />

défi organisationnel pour un petit État,<br />

un défi sécuritaire (attentas, violence,<br />

hooligans…), un défi logistique, avec<br />

des centaines de milliers de visiteurs,<br />

des centaines de vols quotidiens avec les<br />

pays voisins (devenus eux-mêmes objets<br />

de polémique écologique), des transports<br />

dont il faudra mesurer l’efficacité, pour<br />

éviter les embouteillages majeurs. Des<br />

stades flambant neuf qui restent à tester<br />

grandeur nature. Des visiteurs dont il<br />

faudra plus ou moins tolérer les excès…<br />

Le code moral que le Qatar tente d’imposer<br />

sera mis à rude épreuve. Un choc<br />

également pour la bureaucratie, face aux<br />

sponsors, aux invités, aux exigences de la<br />

FIFA, des uns et des autres, des VIP, des<br />

chefs d’État qui seront là finalement, des<br />

amis qui voudront absolument venir…<br />

Un choc culturel réel, entre cette nation<br />

quasiment insulaire, héritière du désert,<br />

qui va voir littéralement débarquer le<br />

monde chez elle.<br />

À la fin des fins, il y a aura un vainqueur<br />

sur le terrain.<br />

Mais pour le Qatar, l’enjeu est colossal.<br />

Reputation and credibility are on the<br />

line. Il s’agit de réussir, de mener à terme<br />

une Coupe du monde, le plus grand événement<br />

sportif de la planète. ■<br />

SHUTTERSTOCK<br />

40 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


ALAMY STOCK PHOTO<br />

L’Afrique peut-elle faire mieux ?<br />

Ce sera donc une<br />

édition historique qui<br />

se déroulera en hiver<br />

et dans un pays du<br />

golfe. Cinq sélections<br />

y représenteront l’Afrique : le<br />

Cameroun, le Sénégal, le Ghana,<br />

le Maroc et la Tunisie. Lors de<br />

sa première édition en Uruguay,<br />

en 1930, le Mondial ne compte que<br />

13 nations participantes, dont quatre<br />

européennes, sept sud-américaines,<br />

ainsi que les États-Unis et le Mexique.<br />

Quatre ans plus tard, l’Égypte devient<br />

la première sélection africaine à y<br />

participer. Mais pendant longtemps,<br />

plus aucune sélection du continent<br />

n’est qualifiée. En 1966, les pays<br />

Le quart de finale entre<br />

l’Uruguay et le Ghana, lors<br />

de la Coupe du monde 2010,<br />

en Afrique du Sud.<br />

africains s’accordent alors sur<br />

le boycott de l’édition organisée<br />

en Angleterre, ce qui portera ses<br />

fruits. Avec la présence du Maroc<br />

en 1970, du Zaïre en 1974, de<br />

la Tunisie en 1978... Au fil des<br />

décennies, le nombre de sélections<br />

du continent s’accroît, parallèlement<br />

à l’élargissement de la compétition.<br />

Depuis 1998 et la Coupe du monde<br />

en France, cinq places leur sont<br />

désormais réservées. En 2010,<br />

la compétition se tient en Afrique<br />

du Sud, et ils sont donc six à jouer.<br />

À trois reprises dans l’histoire, une<br />

équipe africaine s’est hissée jusqu’en<br />

quart de finale – le Cameroun (1990),<br />

le Sénégal (2002) et le Ghana<br />

par Thibaut Cabrera<br />

(2010) –, mais aucune n’a jamais<br />

réussi à atteindre le dernier carré.<br />

En 2018, en Russie, elles passent à<br />

côté de la compétition et sont toutes<br />

éliminées dès la phase de poule.<br />

La préparation pour la Coupe du<br />

monde au Qatar sera extrêmement<br />

courte. Les cinq qualifiés peuvent-ils<br />

en profiter et briser le plafond<br />

de verre pour créer la surprise ?<br />

Pour Samuel Eto’o, président<br />

de la fédération camerounaise,<br />

l’objectif est d’atteindre la finale.<br />

Pourtant, les performances des<br />

Lions indomptables lors des derniers<br />

matchs de préparation ont été<br />

décevantes. Même chose pour la<br />

Tunisie, qui s’est vue infliger une<br />

lourde défaite face au Brésil (5-1) en<br />

amical à Paris. Le Maroc et le Ghana<br />

composeront respectivement avec<br />

un nouvel entraîneur privilégiant<br />

le jeu vers l’avant et une liberté<br />

technique accrue. Enfin, les Lions du<br />

Sénégal, qui restent sur six matchs<br />

sans défaite, se déplaceront avec<br />

l’étiquette de champion d’Afrique en<br />

titre. Solides en défense, ils devront<br />

redoubler d’effort offensivement<br />

pour affirmer leur statut. L’issue de<br />

ce Mondial est donc très incertaine.<br />

La courte période de préparation<br />

en amont et le bouleversement<br />

du calendrier des championnats<br />

nationaux auront un impact sur les<br />

joueurs. C’est le bon moment pour<br />

que l’une des cinq sélections se<br />

propulse plus loin que d’habitude.<br />

Quant aux équipes qui n’ont pas<br />

leur billet pour Doha, elles peuvent<br />

déjà rêver de 2026 et du passage<br />

de la compétition à 48 équipes.<br />

Le continent passera alors de<br />

cinq à neuf places réservées. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 41


Kenya<br />

portrait<br />

L’irrésistible<br />

ascension de<br />

William Ruto<br />

Le nouveau président du Kenya<br />

se présente comme un homme neuf, candidat<br />

face aux « dynasties » de politiciens. Certes<br />

issu d’une famille pauvre, le self-made-man<br />

navigue pourtant dans les eaux troubles<br />

de la politique depuis trois décennies…<br />

Avec pour unique cap sur sa boussole,<br />

l’ambition. par Cédric Gouverneur<br />

42 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


DANIEL IRUNGU/EPA-EFE<br />

Après l’annonce de<br />

sa victoire par la Cour suprême,<br />

à sa résidence officielle,<br />

le 5 septembre dernier.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 43


PORTRAIT<br />

Chaque Kenyan a entendu maintes<br />

fois cette anecdote : au début des<br />

années 1980, William Samoei<br />

arap Ruto allait à l’école pieds nus,<br />

à l’exemple de beaucoup d’Africains<br />

défavorisés. C’est en vendant<br />

du poulet aux chauffeurs routiers<br />

que le garçon, Kalenjin de la vallée<br />

du Rift (ouest du pays), a réussi<br />

à mettre suffisamment d’argent<br />

de côté pour, à l’âge de 15 ans, acquérir sa première paire de<br />

chaussures. Dès lors, assénait Ruto aux foules rassemblées à ses<br />

meetings électoraux, n’est-il pas le mieux placé pour comprendre<br />

les « petites gens »? Lui aussi, répétait-il durant la campagne présidentielle,<br />

est un « débrouillard »: l’un de ces Africains entrepreneurs<br />

dans l’âme, contraints à l’inventivité et à la créativité en<br />

raison des soubresauts des prix du marché et de l’impitoyable<br />

univers de l’économie informelle. Comme tous les pays du continent,<br />

le Kenya a souffert des impacts cumulés de la pandémie<br />

de Covid-19 (notamment dans les secteurs du tourisme et de<br />

l’horticulture), puis des conséquences de l’invasion de l’Ukraine<br />

(il exporte du thé aux deux belligérants, qui lui fournissaient<br />

avant-guerre la majeure partie de son blé) : dans un tel contexte,<br />

le discours de Ruto est porteur. D’autant que, contrairement à<br />

ses adversaires, il peut se présenter comme un self-made-man,<br />

se targuer de ne pas être le rejeton de l’une des « dynasties politiques<br />

» interchangeables qui dominent le pays depuis l’indépendance<br />

en 1963. Le dirigeant sortant, Uhuru Kenyatta, est en<br />

effet le fils du premier chef d’État, Jomo Kenyatta… dont le viceprésident<br />

n’était autre que le père de Raila Odinga ! Battu par<br />

Ruto lors du scrutin du 9 août, Odinga, 77 ans, se présentait pour<br />

la cinquième fois, toujours sans succès et en dénonçant à chaque<br />

reprise des fraudes électorales. Surnommé « le tracteur », il avait<br />

cette fois été adoubé par son vieil ennemi Kenyatta, au cours de<br />

l’un de ces improbables retournements d’alliance constituant l’un<br />

des principaux ingrédients de la cuisine politique kenyane depuis<br />

l’introduction du multipartisme en 1992. Mais ce soutien opportuniste<br />

s’est retourné contre Odinga, le faisant passer du statut<br />

d’éternel opposant à celui de faux nez du pouvoir, et permettant<br />

à Ruto – vice-président depuis dix ans ! – d’endosser le costume<br />

d’homme neuf, de challenger, alors qu’il manœuvre au cœur<br />

de la vie politique depuis trois décennies… « Son élection est<br />

en partie due à son discours sur les débrouillards, et au rejet de<br />

cette alliance bancale entre Kenyatta et Odinga », nous explique<br />

Nicholas Cheeseman, professeur de démocratie à l’université de<br />

Birmingham (Angleterre) et connaisseur de l’Afrique orientale.<br />

ACCUSATION DE CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ<br />

Le jeune William Ruto n’est pas resté longtemps au bord de<br />

la route à vendre du poulet : fervent chrétien, il a développé à<br />

l’église évangélique un certain talent oratoire. Une qualité indispensable<br />

en politique, qui le fait remarquer par le parti au pouvoir,<br />

l’Union nationale africaine du Kenya (KANU). À 25 ans,<br />

professeur fraîchement diplômé en mathématiques, il participe<br />

à la fondation de la Youth for Kanu ’92 (YK 92), une organisation<br />

de jeunes militants, pour appuyer le président sortant, Daniel<br />

arap Moi : cet ex-vice-président de Jomo Kenyatta est aux commandes<br />

depuis la mort de ce dernier en 1978. En 1992, l’autoritaire<br />

dirigeant affronte, à contrecœur, ses premières élections<br />

libres. Comme Ruto, c’est un Kalenjin. La jeune organisation<br />

acquiert vite la sulfureuse réputation d’intimider les Kikuyus<br />

(qui soutiennent généralement le candidat d’opposition, Mwai<br />

Kibaki) et de littéralement acheter des électeurs avec des billets<br />

44 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


TONY KARUMBA/AFP<br />

de banque fraîchement imprimés. Au point que les coupures de<br />

500 shillings sont alors surnommées les « Jirongo », du nom du<br />

chef de la YK 92 !<br />

Brillant orateur, le jeune William commence quasiment<br />

toutes ses phrases par « my friend », ce qui a le don de déstabiliser<br />

ses interlocuteurs. Les médias apprécient ce garçon intelligent,<br />

habile à répondre aux interviews, et contribuent à sa<br />

notoriété. Ruto s’impose également comme trésorier de l’organisation<br />

: ses détracteurs y voient l’origine du capital lui ayant<br />

permis de démarrer sa carrière d’entrepreneur à succès… Lui<br />

dément toute malversation et remercie la divine providence :<br />

« Dieu a été bon avec moi, et grâce au travail acharné et à la<br />

détermination, j’ai obtenu quelque chose. » Quoi qu’il en soit,<br />

ses affaires prospèrent : l’ancien vendeur informel de poulet se<br />

lance dans l’élevage de volailles à grande échelle. En 1997, il<br />

est élu député de la circonscription d’Eldoret, dans la vallée<br />

Le nouveau dirigeant a prêté serment le 13 septembre 2022,<br />

aux côtés du chef d’État sortant, Uhuru Kenyatta (à gauche).<br />

Lorsque la Cour<br />

suprême a confirmé<br />

sa victoire,<br />

l’homme s’est mis<br />

à pleurer et est<br />

tombé à genoux.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 45


PORTRAIT<br />

du Rift. Ce chrétien évangélique, buveur de thé, marié à une<br />

pasteure et père de six enfants, cite volontiers la Bible dans ses<br />

discours. Ambitieux, pragmatique, il n’est guère attaché aux<br />

idéologies ou aux hommes : pendant une décennie, il porte les<br />

couleurs de la KANU, puis à partir de 2007, se tourne vers le<br />

Mouvement démocratique orange de… Raila Odinga. Lorsque<br />

le 5 septembre dernier, la Cour suprême a confirmé sa victoire<br />

sur le fil contre l’insubmersible Odinga (50,49 %, soit environ<br />

230 000 voix d’avance), William Ruto, 55 ans, s’est mis à pleurer<br />

et est tombé à genoux. Et il a bien entendu remercié Dieu.<br />

Les magistrats de la Cour pénale internationale (CPI), à<br />

La Haye, ont néanmoins dû s’étrangler en apprenant le nom<br />

du nouveau président du Kenya : ils connaissent bien l’homme,<br />

qu’ils ont poursuivi pour son rôle présumé dans les violences<br />

postélectorales de 2007-2008. À l’époque, la donne politique<br />

est diamétralement différente : William Ruto soutient alors le<br />

candidat Odinga, contre le président élu Mwai Kibaki… qui est<br />

appuyé par l’ex-chef d’État Daniel arap Moi et le futur, Uhuru<br />

Kenyatta ! Cyniques et éphémères, ces alliances entre politiciens<br />

seraient presque risibles si elles n’avaient pas des conséquences<br />

mortelles : en 2007, la machine politique s’emballe et<br />

embrase le pays. Entre décembre 2007 et février 2008, 1 000<br />

à 1 500 personnes sont tuées. Des gens sont même brûlés vifs<br />

dans l’incendie terroriste de l’église où ils se sont réfugiés. Et<br />

600 000 personnes doivent fuir leur domicile pour rejoindre des<br />

quartiers ethniquement homogènes. La démocratie kenyane,<br />

somme toute assez stable depuis les années 1990 malgré le<br />

recours des politiciens à l’ethnicité, manque alors de sombrer<br />

dans la guerre civile. Après avoir soufflé sur les braises pendant<br />

des mois pour rafler la mise, les leaders politiques prennent<br />

conscience qu’ils peuvent tout perdre : en avril 2008, un gouvernement<br />

d’union nationale est donc formé entre les partisans de<br />

Kibaki et ceux d’Odinga. Ruto y est nommé ministre de l’Agriculture.<br />

On efface et on oublie tout…<br />

L’IMPROBABLE TANDEM « UHURUTO »<br />

Mais l’affaire ne s’arrête pas là : la communauté internationale<br />

refuse de passer l’éponge. Dans les années qui suivent<br />

ce bain de sang, la CPI s’en mêle. Uhuru Kenyatta, William<br />

Ruto et Joshua arap Sang, à l’époque animateur radio, sont<br />

poursuivis pour « crimes contre l’humanité ». La procureure<br />

gambienne de la Cour pénale internationale, Fatou Bensouda,<br />

accuse Ruto d’avoir utilisé son pouvoir « pour fournir des<br />

armes, assurer des fonds et coordonner la violence » contre les<br />

Kikuyus, Sang d’avoir propagé sur les ondes des appels à la<br />

haine ethnique contre ces derniers, et Kenyatta d’avoir orchestré<br />

des représailles à l’encontre de ceux perçus comme étant<br />

des partisans de l’opposition. En mars 2013, les deux anciens<br />

ennemis, Kenyatta et Ruto, décident de s’allier contre l’adversaire<br />

commun judiciaire, présentant leur improbable tandem<br />

– surnommé « UhuRuto » (!) – comme « un exemple de réconciliation<br />

» interethnique, brocardant les poursuites de la CPI,<br />

« Ce sont tous<br />

des escrocs :<br />

je choisis celui<br />

qui a un projet »,<br />

a confié une<br />

électrice de Ruto au<br />

New York Times…<br />

qui siège en Europe, comme d’insupportables « ingérences<br />

étrangères dans les affaires kenyanes ». En avril, Kenyatta est<br />

élu président, et son colistier Ruto vice-président. Kofi Annan,<br />

ex-secrétaire général des Nations unies (1997-2006), explique<br />

alors dans une interview au New York Times que ces poursuites<br />

judiciaires ne constituent nullement, comme l’ont prétendu les<br />

coaccusés, « une attaque contre la souveraineté du Kenya ».<br />

Amer, le diplomate ghanéen dénonce les « décennies d’utilisation<br />

de la violence à des fins politiciennes par les élites politiques<br />

kenyanes ».<br />

Lors d’une première audience à La Haye en septembre, Ruto<br />

plaide non coupable, son avocat Karim Khan arguant maladroitement<br />

que son client « ne peut être motivé par la haine<br />

ethnique, deux de ses sœurs ayant épousé des Kikuyus »… La<br />

CPI prononcera finalement, en avril 2016, un non-lieu faute<br />

de preuves, tout en déplorant « des pressions exercées sur<br />

des témoins », qui ont changé leur version des faits ou se sont<br />

retirés. En juin 2013, la Cour suprême du Kenya a tout de même<br />

contraint le politicien à restituer un terrain de 40 hectares à un<br />

fermier qui l’accusait de se l’être approprié durant les violences.<br />

Élus en 2013 puis réélus en 2017, les deux hommes mettent<br />

volontiers en scène leur complicité, portant des costumes et des<br />

cravates assortis, riant ensemble, s’amusant chacun à terminer<br />

les phrases de l’autre, tel un duo d’acteurs de théâtre. C’est au<br />

cours du second mandat que leur relation se dégrade : Kenyatta<br />

– que la Constitution empêche de briguer un troisième mandat<br />

– est supposé faire de Ruto son dauphin. Mais quelques<br />

mois après la victoire d’octobre 2017, le président effectue<br />

un rapprochement spectaculaire avec son rival malheureux,<br />

Raila Odinga. Leur poignée de main est d’autant plus inattendue<br />

que « le tracteur » refuse de reconnaître sa défaite dans<br />

les urnes, dénonçant des fraudes, s’autoproclamant « président<br />

du peuple », et menaçant d’appeler à la désobéissance civile.<br />

Ruto comprend qu’il a été doublé et que Kenyatta soutiendra<br />

désormais Odinga. Le président lance ensuite une féroce<br />

46 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


Avec près de 4,4 millions d’habitants, Nairobi est l’une des capitales dynamiques d’Afrique.<br />

BONIFACE MUTHONI/SOPA IMAGES/ZUMA/RÉA<br />

campagne anticorruption qui cible une vingtaine de responsables<br />

politiques et de hauts fonctionnaires. Il n’échappe à personne<br />

que tous sont des proches de Ruto, et notamment des élus<br />

de son fief, la vallée du Rift. Ce qui a le mérite de décimer ses<br />

rangs et de dissuader les transfuges potentiels…<br />

La rupture est dès lors consommée. Et à chaque apparition<br />

des deux hommes, leur animosité saute aux yeux. Ainsi, le<br />

1 er juin dernier, lors de la cérémonie célébrant l’indépendance<br />

(« Madaraka Day »), le vice-président n’a même pas eu la parole,<br />

comme l’exigeait pourtant la tradition depuis 1963. Ulcérés, ses<br />

partisans ont quitté la cérémonie, laissant Kenyatta devant un<br />

auditoire clairsemé, dans une ambiance funèbre.<br />

AUCUN CHOIX « PROPRE »<br />

Tout au long de la campagne, l’appareil d’État s’est mobilisé<br />

contre Ruto : en septembre 2021, pour décrédibiliser le candidat<br />

autoproclamé des « petites gens », le ministère de l’Intérieur<br />

rend public son patrimoine. Habilement, il retourne la situation<br />

en sa faveur : « Le bureau du président a raison à 70 %, mais ils<br />

ont ajouté des propriétés qui ne sont pas à moi », ironise-t-il.<br />

William Ruto admet alors « gagner chaque jour 1,5 million<br />

de shillings » (plus de 12 700 euros) rien que par la vente des<br />

150 000 œufs pondus quotidiennement dans son élevage de<br />

volailles du comté d’Uasin Gishu, dans la vallée du Rift. En<br />

bon chrétien évangélique, il considère la richesse et la réussite<br />

matérielle comme des signes de la faveur divine. Et le candidat<br />

d’embrayer (encore une fois…) sur sa modeste extraction<br />

: « Un homme comme moi… qui s’est élevé jusqu’à devenir<br />

vice- président et voit son patrimoine publié dans les journaux,<br />

c’est une bonne chose pour tous les débrouillards ! » Lassés de<br />

l’entendre rabâcher sur ses origines sociales, ses détracteurs<br />

répliquent que les présidents Jomo Kenyatta, Daniel arap Moi<br />

et Mwai Kibaki étaient, eux aussi, issus de milieux populaires…<br />

La justice réclame également à son colistier, Rigathi<br />

Gachagua, de rembourser à l’État pas moins de 1,6 million<br />

de dollars qui seraient issus de la corruption. Mais ce genre<br />

d’accusations a peu de poids dans un pays où la corruption<br />

s’avère, hélas, répandue : « Ce sont tous des escrocs : je choisis<br />

celui qui a un projet », a même confié une électrice de Ruto<br />

au New York Times, le 10 septembre ! En outre, les paysans<br />

n’oublient pas que le candidat est lui-même fermier et qu’il a<br />

été ministre de l’Agriculture. « Les deux coalitions n’offraient<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 47


PORTRAIT<br />

Devant le tribunal de la Cour pénale internationale, à La Haye, le 10 septembre 2013, qui l’accusait d’avoir utilisé son pouvoir<br />

« pour fournir des armes, assurer des fonds et coordonner la violence » après la présidentielle de 2007.<br />

aux Kenyans aucun choix “propre”, nous explique le professeur<br />

Nicholas Cheeseman. Donc beaucoup d’électeurs ont soutenu<br />

le candidat qui leur promettait les meilleures perspectives de<br />

changement. » Les médias de Nairobi pointent aujourd’hui des<br />

promesses non tenues par Ruto : en 2017, à Iten, petite ville<br />

réputée pour ses coureurs qui trustent les podiums internationaux,<br />

les athlètes se plaignent de l’état pitoyable du stade local.<br />

Le vice-président s’engage alors à ce que le stade Kamariny soit<br />

rénové de fond en comble en six mois ! Cinq ans plus tard, les<br />

travaux promis n’ont quasiment pas été effectués…<br />

ENTORSES À LA DÉMOCRATIE<br />

Personnage complexe et ambigu, William Ruto, que tous<br />

les sondages préélectoraux annonçaient comme perdant, a le<br />

mérite de bousculer la vie politique kenyane. Son discours plébéien<br />

sur les gens « humbles », les « débrouillards », fait quant à<br />

lui appel aux appartenances de classes, ce qui transcende les<br />

clivages ethniques et fortifie le sentiment national. Autour du<br />

Mont Kenya, les paysans kikuyus, en difficulté à cause de la<br />

hausse du prix des engrais, ont voté massivement pour le Kalenjin<br />

Ruto, qui promet d’investir massivement dans l’agriculture.<br />

Mais la violence politique, qui avait failli emporter le pays en<br />

2007-2008, n’a pas totalement disparu : lorsque la commission<br />

électorale a prononcé, le 15 août dernier, sa victoire sur le fil,<br />

les partisans d’Odinga (et de Kenyatta…) ont envahi l’estrade et<br />

bousculé les commissaires. Le président de l’organisme, Wafula<br />

Chebukati, a dénoncé aux juges de la Cour suprême des « pressions<br />

» de la part de l’entourage de Kenyatta, de responsables<br />

de la police et de l’armée.<br />

Évoquant l’ex-chef d’État, Ruto a admis qu’il n’avait « pas<br />

parlé depuis des mois » à son « bon ami ». Et après l’annonce de<br />

la victoire de son vice-président, Uhuru Kenyatta a réalisé le<br />

tour de force de prononcer un discours sans jamais citer son<br />

nom ! La passation de pouvoir entre les deux hommes, le 13 septembre<br />

au stade Kasarani de Nairobi, s’est cependant bien<br />

déroulée : tous deux ont fait prévaloir l’intérêt supérieur de la<br />

nation et de l’alternance démocratique, en se serrant – enfin –<br />

la main, tout sourire, devant une foule en liesse, habillée de<br />

jaune, couleur du parti de Ruto. Kenyatta, 60 ans, pourrait bien<br />

poursuivre sa carrière à l’international : médiateur de la Communauté<br />

d’Afrique de l’Est (CEA), il a ainsi rencontré à plusieurs<br />

reprises les protagonistes de la guerre civile éthiopienne dans<br />

MICHAEL KOOREN/NEW YORK TIMES/REDUX/RÉA<br />

MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


DANIEL IRUNGU/EPA-EFE<br />

Le coût de la vie a explosé ces derniers mois. Un véritable<br />

défi pour la nouvelle équipe.<br />

le but d’obtenir un cessez-le-feu. Lors de son investiture, Ruto<br />

a d’ailleurs invité son prédécesseur à œuvrer pour la paix dans<br />

la Corne de l’Afrique et dans la région des Grands Lacs.<br />

Le nouveau président a du pain sur la planche. Le Covid-19<br />

puis la guerre en Ukraine ont fait exploser le coût de la vie :<br />

selon le bureau des statistiques kenyan, le prix du panier de<br />

courses a grimpé de 23 % entre 2021 et 2022… Conséquence<br />

du réchauffement climatique, le nord du pays est ravagé par la<br />

sécheresse. L’homme politique – qui n’est pas à une contradiction<br />

près – a promis des « investissements massifs » afin d’aider<br />

notamment les paysans et les PME, mais a aussi précisé que<br />

le pays vivait « au-dessus de ces moyens », l’endettement ayant<br />

quasiment doublé en une décennie (38 % du PIB en 2013, 68 %<br />

aujourd’hui). Pendant la campagne, il a également parlé de sévir<br />

contre les travailleurs clandestins chinois, accusés de « prendre<br />

le travail des Kenyans » : « Ils grillent du maïs et vendent des<br />

téléphones… Nous avons assez d’avions pour les expulser »,<br />

a-t-il annoncé. Un discours xénophobe populaire dans un pays<br />

sévèrement endetté auprès de l’Empire du Milieu, qui a, entre<br />

autres, financé la voie ferrée reliant Mombasa à Nairobi et Naivasha,<br />

pour plus de 3 milliards de dollars.<br />

Selon le bureau<br />

des statistiques,<br />

le prix du panier<br />

de courses a grimpé<br />

de 23 % entre<br />

2021 et 2022…<br />

« Ce qui rend Ruto singulier, expliquait en août à l’AFP l’analyste<br />

politique kenyane Nerima Wako-Ojiwa, c’est la rapidité de<br />

son ascension. » Nombre de Kenyans redoutent qu’une fois au<br />

pouvoir, « il soit impossible à déloger ». Nicholas Cheeseman se<br />

montre lui aussi vigilant : « Les électeurs sont bien conscients que<br />

Ruto a longtemps été membre du gouvernement. Beaucoup de<br />

personnes avec lesquelles j’ai discuté sont inquiètes des entorses<br />

à la démocratie commises pendant qu’il était vice-président. Lors<br />

de la campagne électorale, il a prêché la “bonne gouvernance”,<br />

mais peu de gens croient que cet engagement va durer… » ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 49


perspectives<br />

L’AFRIQUE<br />

AU CŒUR DE LA<br />

BATAILLE DU GAZ<br />

Sénégal, Mauritanie, Mozambique, Algérie, Nigeria… Depuis<br />

la guerre en Ukraine, le potentiel gazier du continent se retrouve<br />

au centre des enjeux. Face à l’urgence de la crise énergétique,<br />

en particulier en Europe, le gaz naturel liquéfié (GNL)<br />

est en passe de devenir le nouvel<br />

or noir. Enquête sur<br />

une course contre<br />

la montre stratégique.<br />

par Cédric Gouverneur<br />

50 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


La Pologne n’est pas vraiment un partenaire<br />

historique de l’Afrique : dirigé depuis<br />

sept ans par Droit et justice (PiS), un parti<br />

ultraconservateur, ce pays s’est plutôt fait<br />

remarquer par une politique migratoire<br />

hermétique, d’ailleurs critiquée par le reste<br />

de l’Europe… Pourtant, son président,<br />

Andrzej Duda, a effectué sa première<br />

tournée sur le continent le mois dernier. Après s’être rendu au<br />

Nigeria et en Côte d’Ivoire, il était à Dakar les 8 et 9 septembre.<br />

Accompagné d’une délégation d’industriels, il a jugé les perspectives<br />

de coopération dans le secteur gazier avec le Sénégal<br />

« très prometteuses ». Et n’a pas manqué d’égratigner au passage<br />

la propagande de Moscou en Afrique. La Pologne – en première<br />

ligne face à la Russie, avec laquelle elle entretient des relations<br />

exécrables – se montre en effet vivement intéressée par le gaz<br />

naturel liquéfié (GNL) sénégalais. Et elle n’est pas la seule : selon<br />

Adama Diallo, directeur général de la société publique Petrosen,<br />

l’Italie, le Portugal et la République tchèque sont également sur<br />

les rangs. Berlin serait aussi prêt, selon nos confrères du Monde,<br />

à payer trois fois plus cher que les prix proposés au Sénégal<br />

par le pétrolier britannique BP ! Dès le début de l’invasion en<br />

Ukraine, le ministre de l’Économie (et du Climat…), l’écologiste<br />

Robert Habeck, avait fait la tournée des pays africains producteurs<br />

de gaz, anxieux d’affranchir l’Allemagne de sa dépendance<br />

au Kremlin [voir notre rubrique Business dans AM 429]. En 2021,<br />

l’Union européenne a importé environ 45 % de son gaz de Russie,<br />

contre 21 % d’Afrique (18 % d’Algérie, 2 % de Libye et le reste<br />

d’Égypte). En raison de la guerre en Ukraine, Bruxelles entend<br />

diminuer de deux tiers ses importations de gaz russe à la fin de<br />

cette année, et s’en débarrasser d’ici 2027 !<br />

Cette dernière décennie, un tiers des nouveaux gisements<br />

ont été découverts sur le continent, du Sénégal au Mozambique,<br />

en passant par le Cameroun. Selon l’Agence internationale de<br />

l’énergie (AIE), sa production de gaz devrait atteindre 290 milliards<br />

de m 3 en 2025. Et à la fin de la décennie, l’Afrique pourrait<br />

être en mesure de consacrer 60 milliards de m 3 annuels à sa<br />

Un navire de transport<br />

de GNL amarré au large<br />

de Dakar, en mai 2022.<br />

MICHAEL KAPPELER/DPA PICTURE-ALLIANCE/A AFP<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 51


PERSPECTIVES<br />

consommation domestique. Ce qui pourrait permettre l’accès<br />

à une énergie abordable, avec des conséquences en cascade<br />

pour le bien-être des Africains, ainsi que pour l’environnement<br />

(le ramassage de bois pour cuisiner étant l’une des raisons de<br />

la déforestation). Le continent devrait aussi exporter environ<br />

30 milliards de m 3 chaque année vers l’Europe : en février dernier,<br />

Bruxelles a opportunément labellisé le gaz et le nucléaire<br />

dans sa liste des « énergies vertes » – au grand dam de nombreux<br />

écologistes. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution<br />

du climat (GIEC), lui, met dans le même sac pétrole et<br />

gaz, appelant l’Afrique, en avril dernier, à ne pas exploiter ces<br />

ressources afin de limiter le réchauffement. John Kerry, envoyé<br />

spécial de Washington pour le climat, a déclaré le 18 septembre<br />

qu’elle « ne devait pas trop se reposer sur le gaz » pour faire accéder<br />

sa population à l’énergie. Des commentaires qui exaspèrent<br />

sur le continent : « Les Africains sont les moins pollueurs de la<br />

planète ! » rappelle souvent le président sénégalais Macky Sall.<br />

RÉSOUDRE LA QUESTION DE LA SÉCURITÉ<br />

Reste à exporter ce gaz en Europe… Rappelons que son<br />

transport peut s’effectuer de deux manières : par gazoduc ou<br />

par liquéfaction. Cette dernière permet de convertir pas moins<br />

de 600 litres de gaz en 1 kilo de GNL, beaucoup moins encombrant,<br />

puis de l’exporter par voie maritime. Ce procédé est cependant<br />

fort gourmand en énergie comme en rejets carbonés : cela<br />

implique de refroidir le gaz à une température de -162 C° ! Mais<br />

le GNL permet de s’affranchir de la construction de milliers de<br />

kilomètres de gazoducs. Des ouvrages titanesques, exigeant une<br />

bonne décennie de travaux, et dont la pérennité s’avère soumise<br />

aux aléas géopolitiques. En témoigne la déconvenue de Nord<br />

Stream 2 (1 230 kilomètres entre la Russie et l’Allemagne), dont<br />

la construction s’est achevée quelques mois avant la guerre en<br />

Ukraine et la subséquente glaciation des relations entre Berlin<br />

et le Kremlin. Mi-septembre, l’Office national des hydrocarbures<br />

et des mines du Maroc et la Nigerian National Petroleum Corporation<br />

ont signé un accord avec la sénégalaise Petrosen et<br />

la Société mauritanienne des hydrocarbures et de patrimoine<br />

minier (SMHPM) pour développer le Nigeria Morocco Gas Pipeline,<br />

long de 5 600 kilomètres, qui devrait relier le sud du Nigeria<br />

au nord du Maroc et être connecté au gazoduc Maghreb- Europe.<br />

Gourmand<br />

en énergie, le GNL<br />

permet néanmoins<br />

de s’affranchir de<br />

la construction de<br />

milliers de kilomètres<br />

de gazoducs.<br />

Mais face à la démesure du projet, certains experts se montrent<br />

circonspects : Othmane Anice, du Center for Energy, Petroleum<br />

and Mineral Law and Policy (Écosse), estimait en juin qu’il existe<br />

« davantage de chance de voir naître un gazoduc entre le Sénégal,<br />

la Mauritanie et le sud du Maroc ». L’insécurité engendrée par<br />

les djihadistes au Sahel compromet également la concrétisation<br />

du Trans-Saharan Gas-Pipeline (TSGP) : dans les limbes depuis<br />

2009, cet ouvrage de plus de 4 000 kilomètres devrait acheminer<br />

30 milliards de m 3 par an, depuis les producteurs nigérians<br />

jusqu’aux consommateurs européens en… 2027. En attendant<br />

ces jours lointains, l’Europe a donc tout intérêt à miser sur le<br />

GNL, transportable par bateaux. Les ports du Vieux Continent<br />

développent en urgence des terminaux : l’Allemagne planche sur<br />

pas moins de six projets le long de sa côte pour accueillir notamment<br />

le GNL séné-mauritanien, et en 2023, la France devrait<br />

inaugurer un cinquième terminal gazier au Havre, ainsi que<br />

l’Espagne rénover un septième complexe à Gijón.<br />

Le comble est qu’à l’origine, les exportations de GNL africain<br />

étaient destinées au marché asiatique, l’européen étant, jusqu’au<br />

24 février dernier, la chasse gardée du gaz russe… Principal<br />

importateur de GNL à travers le monde, la Chine a cependant<br />

revendu ces derniers mois plusieurs millions de tonnes aux Européens.<br />

Jamais les gisements gaziers n’auront été aussi convoités.<br />

LES 5 PRINCIPAUX<br />

PRODUCTEURS<br />

DE GAZ NATUREL EN 2021<br />

(en milliards de m 3 )<br />

ÉTATS-UNIS 934<br />

RUSSIE 702<br />

IRAN 256<br />

CHINE 209<br />

QATAR 177<br />

Source : Statista.com,<br />

août 2022.<br />

LES 5 PRINCIPAUX<br />

EXPORTATEURS<br />

DE GNL EN 2021<br />

(en pourcentage des exportations)<br />

AUSTRALIE 21 %<br />

QATAR 20,7 %<br />

ÉTATS-UNIS 18 %<br />

RUSSIE 7,9 %<br />

MALAISIE 6,7 %<br />

Source : Connaissances<br />

des énergies, mai 2022.<br />

LES 5 PRINCIPAUX<br />

IMPORTATEURS<br />

DE GNL EN 2021<br />

(en pourcentage des importations)<br />

CHINE 21,3 %<br />

JAPON 20 %<br />

CORÉE DU SUD 12,6 %<br />

INDE 6,5 %<br />

TAÏWAN 5,2 %<br />

Source : Connaissances<br />

des énergies, mai 2022.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

52 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


Ci-dessus, la centrale Afam VI, située à Port Harcourt, au Nigeria. Le pays est le premier producteur de gaz du continent.<br />

Ci-dessous, le projet Grand-Tortue Ahmeyim (GTA), à la frontière maritime entre la Mauritanie et le Sénégal,<br />

et dont l’exploitation devrait démarrer dès le second semestre 2023.<br />

FLORIAN PLAUCHEUR/AFP - CAPTURE D’ÉCRAN YOUTUBE<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 53


PERSPECTIVES<br />

L’ampleur de la crise énergétique implique des bouleversements<br />

géopolitiques inattendus : en Méditerranée, Israël et le Liban<br />

cherchent à exploiter le gisement off-shore de Karish, situé sur<br />

leur frontière maritime contestée. Début septembre, l’envoyé<br />

spécial américain Amos Hochstein était à Beyrouth afin de<br />

trouver un compromis entre les deux voisins, théoriquement en<br />

guerre depuis 1948 ! Mais nécessité fait loi : selon les experts,<br />

même le Hezbollah – le parti et groupe islamiste chiite libanais –<br />

aurait tout intérêt à parvenir à un accord avec l’État hébreu.<br />

PROFITER AU CONTINENT<br />

« Près de la moitié des pays du continent disposent de<br />

réserves prouvées de gaz naturel », pour un total d’environ<br />

22 650 milliards de m 3 , estime la plate-forme d’investissement<br />

sud- africaine Energy Capital and Power. Elle évalue qu’elles sont<br />

de 3 400 milliards de m 3 au Sénégal, ce qui en fait les troisièmes<br />

en volume du continent, derrière celles du Nigeria et de l’Algérie.<br />

Dakar est même en discussion pour rejoindre le Forum des<br />

pays exportateurs de gaz. L’exploitation conjointe du gisement<br />

off-shore de Grand-Tortue Ahmeyim (GTA) et de celui de Sangomar<br />

par le Sénégal et la Mauritanie devrait démarrer dès le<br />

second semestre 2023. Et celle du gisement de Yakaar-Teranga<br />

(situé un peu au sud de GTA) en 2025. Petrosen, la SMHPM,<br />

leur partenaire BP et l’américain Kosmos Energy estiment les<br />

réserves à 1 400 milliards de m 3 . Ce qui pourrait générer 90 milliards<br />

de dollars de recettes pour les deux États, selon BP. Environ<br />

2,5 millions de tonnes de GNL devraient en être extraites<br />

chaque année, et jusqu’à 10 millions de tonnes à l’horizon 2030-<br />

2032, a promis Macky Sall lors d’un sommet consacré au secteur<br />

des hydrocarbures à Dakar, les 1 er et 2 septembre derniers.<br />

Le Sénégal bénéficie d’une position géographique avantageuse<br />

pour ses futurs clients européens : un navire méthanier<br />

Macky Sall au sommet sur l’adaptation<br />

climatique, à Rotterdam, en mai 2022.<br />

« Les Africains<br />

sont les moins<br />

pollueurs de la<br />

planète ! » rappelle<br />

régulièrement le<br />

président sénégalais<br />

Macky Sall.<br />

ne mettra que quatre à cinq jours pour rallier le golfe de Guinée,<br />

contre une douzaine depuis les États-Unis. Qui plus est,<br />

le gaz sénégalais serait moins polluant que ses concurrents :<br />

« Son intensité carbone est 40 % plus faible que le gaz de schiste<br />

américain et 25 % que celui du Qatar », twittait en juin dernier<br />

Mamadou Fall Kane, conseiller de Macky Sall en matière d’énergie.<br />

Fort de ses atouts, le pays entend donc « devenir un géant »<br />

du secteur, confirme Adama Diallo, président de Petrosen. La<br />

production sera « destinée en priorité à la consommation locale,<br />

notamment d’électricité », précisait-il dans une interview à Jeune<br />

Afrique le 19 septembre. L’objectif est que 100 % des Sénégalais<br />

aient accès à l’électricité en 2025, contre 65 % aujourd’hui.<br />

La manne du GNL doit profiter au continent, et non être<br />

simplement exportée : pas question de réitérer les erreurs trop<br />

souvent commises avec le pétrole. « L’Afrique ne peut pas être un<br />

objet de la géopolitique internationale. Elle doit être un acteur<br />

conscient, un concurrent et un collaborateur avec des partenariats<br />

gagnant-gagnant qui font avancer le secteur », a insisté<br />

le chef d’État sénégalais, également président en exercice de<br />

l’Union africaine. D’où « la nécessité pour les Africains d’être unis<br />

et l’importance de créer des partenariats solides sur le continent<br />

et dans le monde », a-t-il ajouté. « Le marché le plus sûr pour<br />

l’Afrique est l’Afrique », a fait remarquer Rita Madeira, responsable<br />

du programme Afrique à l’AIE, lors du sommet à Dakar.<br />

Le poids lourd industriel du continent, l’Afrique du Sud, embarrassée<br />

par sa dépendance envers ses vieilles centrales à charbon<br />

(polluantes et peu fiables), pourrait ainsi se tourner vers les producteurs<br />

africains de GNL. La Guinée, l’un des principaux producteurs<br />

mondiaux de bauxite, cherche, elle, à améliorer sa mise<br />

en valeur du minerai au moyen du gaz naturel liquéfié : en août,<br />

la société américaine West Africa LNG Group a annoncé avoir<br />

obtenu de la part d’investisseurs des financements pour installer<br />

un complexe de transformation de GNL dans le pays, au bénéfice<br />

des usines d’extraction de bauxite de Boké, Bel Air et Boffa,<br />

AFP FORUM/ANP MAG/ANP VIA AFP<br />

54 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


Le chef d’État français Emmanuel Macron a rencontré son homologue algérien Abdelmadjid Tebboune, le 27 août dernier.<br />

La question du gaz a été au centre des discussions.<br />

AFP FORUM/APP/NURPHOTO/NURPHOTO VIA AFP<br />

dont la productivité se trouve souvent ralentie par un manque<br />

d’accès à l’énergie. Par ailleurs, deux futurs producteurs de gaz<br />

d’Afrique australe, la Tanzanie et le Mozambique, viennent de<br />

conclure un pacte de coopération sécuritaire : le 21 septembre<br />

à Maputo, la présidente tanzanienne Samia Suluhu Hassan et<br />

son homologue mozambicain Filipe Nyusi ont signé un accord<br />

de défense et de sécurité visant à lutter conjointement contre le<br />

terrorisme le long de leur frontière commune. Et pour cause : ces<br />

cinq dernières années, les attaques djihadistes dans le nord du<br />

Mozambique ont provoqué la mort de plus de 4 000 personnes et<br />

le déplacement de centaines de milliers d’autres. Cette insécurité<br />

est catastrophique pour le développement du pays, potentiel<br />

eldorado gazier africain avec des capacités évaluées à 75 % de<br />

celles du Qatar ! L’an dernier, le groupe français TotalEnergies a<br />

dû renoncer au gigantesque complexe de GNL de Cabo Delgado,<br />

estimé à 20 milliards de dollars. Or, la Tanzanie développe au<br />

large de Lindi, une ville située dans le sud du pays, près de<br />

la frontière mozambicaine, un projet de production et d’exportation<br />

de GNL, estimé à 30 milliards de dollars, avec l’anglonéerlandaise<br />

Shell et la norvégienne Equinor : sécuriser la région<br />

permettrait aux deux producteurs de rassurer les investisseurs.<br />

DEVENIR L’ALLIÉ D’UNE EUROPE EN QUÊTE DE SÉCURITÉ<br />

« Le gaz va façonner l’Afrique. Nous voyons déjà le marché<br />

changer mois après mois », s’est enthousiasmé NJ Ayuk, président<br />

exécutif de la Chambre africaine de l’énergie, lors du<br />

sommet de Dakar début septembre. Dans une tribune publiée<br />

en juillet dernier, l’avocat d’affaires camerounais a cependant<br />

plaidé pour des « contrats de vente de gaz à long terme », une<br />

garantie qui permettraient de minimiser les risques pour les<br />

investisseurs : « Agissez maintenant pour conclure des accords<br />

de vente à long terme pour le gaz et le GNL », demande-t-il aux<br />

compagnies du secteur œuvrant sur le continent. « Faites ce qu’il<br />

faut pour parvenir à un accord gagnant-gagnant qui pourrait<br />

être bénéfique pour vous, tout en ouvrant la voie à un avenir<br />

plus prospère pour les communautés locales, les entreprises et<br />

les particuliers. »<br />

« L’Afrique peut devenir l’alliée d’une Europe en quête de<br />

sécurité pour ses approvisionnements », avance Wilfrid Lauriano<br />

Do Rego, coordinateur du Conseil présidentiel pour<br />

l’Afrique, dans une tribune parue en septembre dans Le Point.<br />

Le Franco-Béninois plaide pour un « pacte énergétique » entre<br />

les deux continents, une « opportunité fantastique pour donner<br />

un contenu stratégique au partenariat rénové que l’Europe et<br />

l’Afrique appellent de leurs vœux ».<br />

Car sans contrats à long terme, le risque demeure que les<br />

clients européens cessent de s’approvisionner en gaz africain<br />

dans le cas – certes, pour le moment fort improbable – de<br />

réchauffement diplomatique avec l’imprévisible puissance russe.<br />

C’est l’autre inconnue de l’équation : comment réagira le Kremlin<br />

si le gaz africain sape son épreuve de force avec les Occidentaux<br />

? Certains observateurs pointent le risque de déstabilisation…<br />

notamment au Sénégal où la campagne présidentielle a<br />

déjà commencé. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 55


interview<br />

Philippe Faucon<br />

« Le piège<br />

s’est refermé<br />

sur les harkis »<br />

Le nouveau long-métrage<br />

de ce cinéaste engagé raconte<br />

les trajectoires et le combat<br />

des soldats autochtones<br />

au sein de l’armée<br />

française, pendant la guerre<br />

d’indépendance de l’Algérie.<br />

Une œuvre forte sur le sort<br />

complexe et douloureux<br />

de ces supplétifs, aujourd’hui<br />

encore marginalisés.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

Pendant la guerre d’indépendance algérienne,<br />

l’armée française a recruté environ<br />

200000 supplétifs au sein des autochtones<br />

pour combattre le Front de libération nationale<br />

(FLN). Membres d’unités militaires nommées<br />

« harkas » (signifiant « mouvements » en<br />

français), ces hommes se sont engagés pour<br />

diverses raisons aux côtés des colons. Lorsque l’Algérie obtient<br />

l’indépendance en 1962, les harkis voient leur destin pris en étau :<br />

menacés de sanglantes représailles dans leur pays, car considérés<br />

comme traîtres, ils sont abandonnés par l’État français, qui<br />

refuse un rapatriement massif. Quelque 42 000 soldats (et leurs<br />

familles) sont évacués officiellement, et 40000 autres le seront<br />

par des filières clandestines. Pour ceux restés en Algérie, marginalisés,<br />

certains seront massacrés : entre 10 000 et 25000 morts<br />

selon l’historien Benjamin Stora, et entre 55 000 et 75000 selon<br />

le général et politologue Maurice Faivre. C’est cette histoire complexe,<br />

douloureuse, aujourd’hui encore épineuse, que relate le<br />

nouveau film de Philippe Faucon, Les Harkis, présenté à la Quinzaine<br />

des réalisateurs à Cannes. Suivant quatre personnages,<br />

depuis leur enrôlement en 1959 jusqu’à la fin du conflit, il plonge<br />

au cœur des opérations militaires menées par un groupe de harkis,<br />

sous les ordres d’un lieutenant. Interprété avec justesse et<br />

56 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


PHILIPPE LEBRUMAN<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 57


INTERVIEW<br />

profondeur par des acteurs non professionnels pour la plupart,<br />

le long-métrage montre les diverses facettes de cette histoire, le<br />

sort tragique de ces soldats. Né à Oujda, le cinéaste a passé sa<br />

petite enfance au Maroc et en Algérie. Sa filmographie dépeint<br />

les réalités de personnages issus de l’immigration postcoloniale<br />

en France. Rencontre avec celui qui donne un visage aux invisibilisés<br />

(Samia, Amin, le multicésarisé Fatima…).<br />

AM : Quel est votre lien avec la guerre d’Algérie ?<br />

Philippe Faucon : Je suis né pendant, de parents qui en ont été<br />

profondément marqués. Des silences recouvraient quelque chose<br />

de douloureux. Puis, j’ai grandi et rencontré d’autres jeunes de<br />

mon âge : eux aussi étaient héritiers de quelque chose qui s’était<br />

transmis, sans avoir été exprimé, et qui restait très à vif, et très<br />

antagoniste, autour de la mémoire de la guerre. Que ce soit chez<br />

les enfants d’anciens harkis ou ceux marqués par les souffrances<br />

subies pour la cause de l’indépendance de l’Algérie.<br />

Pourquoi les harkis s’engagent-ils<br />

dans l’armée française ?<br />

Pour certains, ce sont avant tout<br />

pour des raisons de survie. Du fait de<br />

la guerre, ils ne peuvent plus vivre du<br />

travail de la terre. Et sans avoir forcément<br />

de convictions pro-françaises très<br />

ancrées, la nécessité de faire vivre leurs<br />

familles fait qu’ils anesthésient toute<br />

autre considération. Pour d’autres, il y<br />

a au contraire des raisons d’adhésion<br />

réelles, en tout cas de tradition familiale<br />

: les pères ont fait les guerres de la<br />

France, donc ils portent une confiance<br />

davantage vers elle que vers la perspective<br />

indépendantiste – laquelle, à<br />

travers ses dissensions, ou telle qu’elle<br />

est présentée par la propagande de l’armée,<br />

paraît être celle d’une aventure.<br />

Pour d’autres encore, ce sont des raisons<br />

de contrainte, soit parce qu’ils ont<br />

parlé ou trahi, et sont donc condamnés<br />

côté indépendantiste, soit parce qu’on<br />

leur a forcé la main, d’une façon ou d’une autre. Enfin, la cause<br />

certainement très importante (d’après certains auteurs, c’est<br />

même l’une des principales) a été les violences de certains éléments<br />

du FLN, qui ont poussé beaucoup d’Algériens à rejoindre<br />

les harkas après l’assassinat de proches.<br />

Comme le dit la mère de l’un de vos personnages,<br />

les harkis ont-ils été utilisés par l’armée française<br />

en première ligne pour préserver ses soldats ?<br />

Lorsque la mère de Salah lui dit : « Ils envoient nos hommes<br />

les premiers, parce qu’ils cherchent à épargner les leurs », il y a<br />

sans doute aussi, s’ajoutant à sa perception de la guerre en cours,<br />

le souvenir des guerres précédentes de la France. De fait, pour<br />

Les Harkis sortira dans les salles<br />

françaises le 12 octobre prochain.<br />

certains cadres de l’armée (et je précise bien « pour certains »),<br />

les harkis ont sans doute été des soldats dont la perte comptait<br />

moins que d’autres. J’ai le souvenir d’une lecture où un officier<br />

qui réclame un moyen d’évacuer des blessés s’indigne et<br />

doit insister. On lui demande de préciser s’il s’agit de militaires<br />

français ou de harkis, car on ne veut pas risquer la perte d’un<br />

hélicoptère ou d’un équipage pour évacuer des supplétifs.<br />

Pourquoi avez-vous bâti votre film comme une tragédie,<br />

depuis l’année 1959 jusqu’à la fin de la guerre ?<br />

Le récit est construit en trois périodes, comme trois actes<br />

en effet d’une tragédie qui se met en place. Il commence en<br />

septembre 1959. Les personnages intègrent une harka. On les<br />

arme. Le 16 septembre, le général de Gaulle fait un discours dans<br />

lequel, si l’on est attentif, on entend énoncer pour la première<br />

fois le principe de l’autodétermination. Mais en même temps,<br />

on continue de recruter des harkis, car on veut gagner militairement<br />

sur le terrain pour négocier en position de force avec le<br />

FLN. Dans la deuxième partie, on est<br />

en juin 1960. Pour la première fois,<br />

des émissaires français rencontrent<br />

à Melun des représentants du FLN<br />

pour des tentatives de pourparlers.<br />

Dans le film, c’est caché aux harkis,<br />

que l’on envoie sur le terrain pour les<br />

soustraire aux rumeurs qui circulent.<br />

Dans la troisième, on est en 1962. Le<br />

cessez-le-feu a été signé. Les harkis<br />

sont désarmés. Un piège se referme<br />

sur les personnages que l’on a vu intégrer<br />

une harka au début de l’histoire.<br />

Avez-vous recueilli des<br />

témoignages d’anciens harkis ?<br />

Oui, j’en ai rencontré – davantage<br />

d’ailleurs en travaillant sur un<br />

film précédent, La Trahison, en 2005,<br />

qui abordait aussi la guerre d’Algérie.<br />

Aujourd’hui, ceux encore en vie sont<br />

très âgés. Leurs récits différaient d’un<br />

individu à l’autre, mais l’amertume,<br />

le reproche, la colère revenaient souvent.<br />

Et quelquefois, un sentiment d’identité perdue est transmis<br />

aux générations suivantes. J’ai entendu une descendante dire<br />

cette phrase très significative : « On ne sait plus à qui on en veut ».<br />

Où avez-vous tourné le film, et pourquoi ?<br />

Au Maroc. J’ai un temps envisagé de tourner en Algérie,<br />

même si j’étais conscient que le sujet est sensible là-bas. Mais<br />

l’idée a très vite été abandonnée : en raison de la situation sanitaire,<br />

le pays a totalement fermé ses frontières pendant plus d’un<br />

an et demi. Le Maroc a, lui, plusieurs fois fermé et rouvert ses<br />

frontières au cours des repérages et de la préparation du film.<br />

Tout a donc été extrêmement compliqué et incertain jusqu’au<br />

bout. Des recherches de casting ont été commencées en Algérie<br />

DR<br />

58 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


Le tournage a eu lieu au Maroc, l’Algérie ayant totalement fermé ses frontières pendant plus d’un an et demi, à cause de la crise sanitaire.<br />

DR<br />

(car évidemment, je voulais tourner avec des interprètes algériens),<br />

mais tout se faisait à distance : je recevais des essais par le<br />

Net, on se parlait en visioconférence avec le directeur de casting<br />

Fouad Trifi et les comédiens. Mais malgré les annonces régulières<br />

de réouverture, les frontières restaient fermées. Le début<br />

du tournage approchait, et nous n’étions pas certains que les<br />

acteurs pourraient nous rejoindre au Maroc. J’ai donc dû doubler<br />

les recherches de casting et les mener en France et au Maroc,<br />

dans la région frontalière de Oujda, où les gens ont un accent<br />

proche de celui de l’ouest algérien. Finalement, trois ou quatre<br />

semaines avant le début du tournage, le pays a rouvert, et les<br />

quatre comédiens, interprètes principaux, ont pu intégrer le film.<br />

Comment s’est déroulé le tournage ?<br />

C’était compliqué jusqu’à la fin. À une époque où il était très<br />

difficile d’obtenir des rendez-vous, il fallait faire vacciner tous<br />

les participants au tournage – français, belges, algériens. Sans<br />

cela, ils n’auraient pas pu entrer au Maroc. Des incertitudes ont<br />

persisté jusqu’au dernier moment concernant les armes ou les<br />

« Ceux qui sont<br />

encore en vie sont<br />

très âgés. Leurs<br />

récits différaient d’un<br />

individu à l’autre,<br />

mais l’amertume,<br />

le reproche, la colère<br />

revenaient souvent. »<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 59


INTERVIEW<br />

véhicules d’époque qui venaient de France. Mais une fois le tournage<br />

commencé, toute l’équipe a porté le film. On tournait dans<br />

des endroits assez isolés, pas toujours très simples d’accès, il fallait<br />

rentrer tôt pour respecter le couvre-feu le soir. Mais la logistique<br />

– assez lourde au niveau des décors, costumes, accessoires,<br />

véhicules, figuration, etc. – a été formidablement organisée par<br />

la production exécutive marocaine. Je tire mon chapeau à Saïd<br />

Hamich, Hajar Madad, à toute l’équipe. Et bien sûr au directeur<br />

de casting Amine Louadni et à ceux qui ont travaillé avec lui.<br />

Les acteurs sont particulièrement justes et expressifs.<br />

En effet, il y a chez ces comédiens une présence physique,<br />

une expressivité des visages. C’était un critère de choix, car ils<br />

interprètent des personnages qui sont peu dans la parole, qui<br />

vivent des situations qui les enferment, voire les dépassent. À<br />

la guerre, on ne s’étend pas sur soi, on ne disserte pas, on est<br />

concentrés sur sa survie. C’est encore plus vrai pour les harkis,<br />

qui sont dans un repli intérieur au fur et à mesure que la perspective<br />

du cessez-le-feu leur apparaît porteuse d’une issue néfaste.<br />

Qu’est-ce que cela a représenté<br />

pour eux d’incarner cette histoire ?<br />

Les comédiens algériens m’ont confié : « C’est un rôle. Et il<br />

m’intéresse, parce que je peux comprendre quelque chose de<br />

ce personnage. Donc je peux le jouer. » Mohamed Mouffok, qui<br />

joue Salah, est petit-fils de moudjahid [combattant pour l’indépendance<br />

de l’Algérie, ndlr]. Il a parlé de ce projet avec son père.<br />

Sa première réaction a été de lui dire : « Pourquoi tu veux faire ce<br />

film ? Pourquoi c’est un Français qui le réalise ? Pourquoi il ne se<br />

tourne pas en Algérie ?» Mohamed lui a demandé de lire le scénario,<br />

et son père lui a finalement dit qu’il pouvait y participer.<br />

Craignez-vous que le long-métrage<br />

suscite des réactions virulentes ?<br />

Il a été montré devant des publics de descendants de harkis,<br />

et jusqu’à présent, il trouve chaque fois ses défenseurs, et<br />

d’autres qui lui reprochent des manques. Les discussions sont<br />

parfois vives, mais ni dans la virulence ni dans la vindicte. Les<br />

gens s’écoutent. L’une des choses les plus difficiles pour eux,<br />

c’est d’être mis en face d’une représentation d’un harki tortionnaire.<br />

Certains l’ont pourtant été (j’insiste sur « certains »), c’est<br />

indéniable, et ces spectateurs le savent. Mais là s’exprime sans<br />

doute une douleur, davantage exacerbée par la stigmatisation<br />

qu’a subie cette communauté. Je leur réponds que l’on peut voir<br />

le film de deux façons, suivant son ressenti, sa subjectivité : il<br />

montre un supplétif tortionnaire, mais également que tous ne<br />

l’ont pas été. Vient aussi inévitablement le reproche de ne pas<br />

montrer à égalité la violence du FLN. De mon point de vue, cette<br />

violence est pourtant présente. Elle n’est pas niée, le film commence<br />

même par une séquence de tête coupée d’un harki. Et elle<br />

est encore évoquée ensuite, par exemple quand un supplétif la<br />

donne comme raison de son engagement côté français, sa sœur<br />

et son beau-frère ayant été égorgés par le FLN. Mais ce n’est pas<br />

jugé suffisant. Beaucoup insistent sur le fait que cette violence<br />

a été l’une des principales raisons de l’enrôlement des harkis.<br />

Comment avez-vous abordé la question<br />

de la représentation de la violence, de la torture ?<br />

Cette représentation à l’écran pose la question du sens. Par<br />

les moyens et les savoir-faire techniques actuels, on peut parvenir<br />

à un réalisme très poussé. Mais pour dire quoi ? Il ne<br />

s’agit pas d’occulter ni de minimiser les violences durant la<br />

guerre d’Algérie. Elles ont été très présentes et ont profondément<br />

marqué bon nombre d’hommes et de femmes qui ont vécu<br />

ce conflit. Mais il s’agit encore moins d’en faire un spectacle ou<br />

une démonstration d’effets spéciaux – qui serait de l’ordre de la<br />

fascination trouble ou de l’hypnose vaine. Il s’agit au contraire<br />

d’évoquer des comportements générés par une guerre contemporaine,<br />

laquelle fût particulièrement révélatrice de multiples<br />

parts sombres de l’humain.<br />

Le film montre l’abandon de ces soldats par l’État<br />

français une fois l’indépendance de l’Algérie acquise.<br />

En réalité, en raison peut-être du précédent indochinois,<br />

un plan de rapatriement des Algériens menacés du fait de leur<br />

implication côté français avait été prévu. Mais d’une façon très<br />

restrictive, pour ne pas dire très velléitaire. Les instructions<br />

gouvernementales contenaient des contradictions et n’étaient<br />

pas toujours aisément applicables concrètement. D’un côté, on<br />

affirmait que les personnes réellement menacées seront évacuées.<br />

Mais comment évalue-t-on avec certitude sur le terrain<br />

Des harkis en opération militaire, en 1959.<br />

JEAN-LOUIS SWINERS/GAMMA RAPHO<br />

60 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


qui est réellement menacé ? Tous les harkis l’étaient potentiellement…<br />

De l’autre, on demandait de façon très affirmée de<br />

maintenir le plus possible de personnes sur place, par crainte<br />

d’un trop grand nombre à réinstaller en métropole, et en supposant<br />

leur inadaptabilité à une vie en France. En outre, les<br />

accords d’Évian étaient censés garantir la sécurité des anciens<br />

harkis maintenus en Algérie. Pour certains militaires, peutêtre<br />

plus soucieux d’avancement que d’autres considérations,<br />

cette demande à double donnée a été résolue dans l’abrupt :<br />

« On m’a demandé de ramener le moins de monde possible,<br />

et je ferai ce qu’on me demande. » Pour d’autres, plus préoccupés<br />

du sort de leurs hommes et des engagements contractés<br />

envers eux, prendre à la lettre de rapatrier les supplétifs<br />

menacés s’est révélé être un parcours d’obstacles et d’attentes.<br />

Quelques-uns enfin, doutant de la volonté du gouvernement<br />

ou craignant pour la vie de leurs hommes, ont fait le choix de<br />

rapatriements clandestins.<br />

Les autorités françaises demandaient aux candidats<br />

au départ de constituer des dossiers administratifs, alors<br />

que beaucoup d’entre eux étaient analphabètes…<br />

Ce fait est rapporté par le général François Meyer dans<br />

son livre Pour l’honneur… avec les harkis : De 1958 à nos jours.<br />

Il raconte qu’à l’époque, ce piège qui s’est refermé sur ces<br />

hommes, en grande majorité analphabètes, semble ne pas avoir<br />

été très mesuré (on ne voudrait pas avancer autre chose). Une<br />

fois désarmés, démobilisés et renvoyés dans leurs villages, ils<br />

se sont trouvés en grand nombre dans l’incapacité de répondre<br />

par eux-mêmes aux exigences administratives du plan de rapatriement,<br />

après avoir été séparés des officiers qui auraient pu<br />

les y aider. Meyer pointe le fait que le commandement ne se soit<br />

pas étonné que, pour toute l’Algérie, seulement 1500 dossiers<br />

de demande aient été transmis. Au niveau du gouvernement,<br />

on a évalué, à partir de ce nombre, que les rapatriements ne<br />

représenteraient pas un volume trop important, ce qui va vite<br />

s’avérer une tragique sous-estimation. Le général est l’un de<br />

ces quelques officiers (il était alors lieutenant) qui ont choisi de<br />

rester jusqu’au bout au contact de leurs hommes, pour accompagner<br />

leur rapatriement dans le cadre du plan officiel.<br />

Les harkis restés en Algérie ont subi des menaces<br />

– certains ont même été massacrés –, et aujourd’hui<br />

encore, ils sont stigmatisés. Ceux rapatriés en France<br />

se sont retrouvés relégués, marginalisés. Accueillis<br />

en premier lieu dans des camps aux conditions de vie<br />

indignes, beaucoup ont lutté, et continuent toujours,<br />

pour la reconnaissance de leurs droits…<br />

À l’époque où je travaillais sur le scénario de La Trahison,<br />

j’ai lu 1955-1962, Guerre et paix en Algérie : L’Épopée silencieuse<br />

des SAS, écrit par un officier français, Nicolas d’Andoque. Il<br />

l’a dédié à un jeune Algérien qu’il a eu sous son commandement<br />

et qui, après le cessez-le-feu, a pu s’engager dans l’armée,<br />

car il répondait aux conditions de célibat. Ce jeune homme<br />

a été envoyé en Allemagne et s’est suicidé quelques mois<br />

« Du fait de mon<br />

histoire familiale<br />

et personnelle,<br />

je suis sensible à<br />

celle de gens qui ont<br />

eu à recommencer<br />

leur vie dans<br />

un autre pays. »<br />

après. La dédicace de l’auteur dit en quelques mots ce qu’il<br />

s’est passé dans l’immédiat après-guerre et les quelques décennies<br />

qui ont suivi : « À X, pour avoir perdu l’Algérie, sans avoir<br />

trouvé la France. »<br />

Votre filmographie s’intéresse à des personnages<br />

issus de l’immigration postcoloniale en France.<br />

Pourquoi ces histoires vous passionnent-elles ?<br />

Du fait de mon histoire familiale et personnelle, je suis sensible<br />

à l’histoire de gens qui ont eu à recommencer leur vie dans<br />

un autre pays. Comme un grand nombre de Français, je suis<br />

moi-même en partie descendant d’immigrés, qui ont dû élever<br />

leurs enfants dans un pays dont ils ne parlaient pas la langue.<br />

Comment analysez-vous cette montée de l’extrême<br />

droite en France, la banalisation des propos racistes,<br />

islamophobes, l’omniprésence de personnalités<br />

proches de cette mouvance au sein de certains<br />

médias mainstream ? La France n’a pas encore<br />

accepté son histoire dans toute sa diversité ?<br />

Depuis toujours, l’histoire de la société française est faite<br />

de multiples croisements. Entre autres, elle est liée par la force<br />

des choses à celle des descendants de personnes venues des<br />

pays où la France a été présente. Aujourd’hui, parce qu’on vit<br />

une période d’inquiétudes plus marquées par rapport à l’avenir,<br />

on voit se raviver les discours du repli sur soi, et même les<br />

mythes d’une France originelle. C’est un schéma classique, mais<br />

il prend un tracé plus prononcé, accentué par la parole de gens<br />

qui savent qu’ils vont rencontrer une peur et une préoccupation.<br />

On en est arrivé à entendre que Mohamed n’est pas un prénom<br />

français et qu’il faudrait favoriser l’intégration en appelant ses<br />

enfants autrement (comme cela s’est d’ailleurs produit pour la<br />

première génération de descendants de harkis nés en France).<br />

C’est bien sûr occulter que Mohamed est de fait un prénom<br />

depuis très longtemps entré dans l’histoire de France par le<br />

sang versé, et participant de la société par le travail apporté et<br />

les enfants élevés. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 61


encontre<br />

Pierre Audin<br />

Au nom<br />

du Père<br />

ROSA MOUSSAOUI/L’HUMANITÉ<br />

62 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


FRANÇOIS DEMERLIAC<br />

Maurice Audin, jeune<br />

militant communiste pour<br />

l’indépendance de l’Algérie,<br />

fut assassiné en 1957 par<br />

l’armée française. Sa femme<br />

a mené un combat acharné<br />

pour la vérité. Son fils Pierre<br />

nous replonge au cœur<br />

de cette époque sombre,<br />

avec un œil rivé sur le futur<br />

d’un pays qui est aussi<br />

le sien. propos recueillis<br />

par Luisa Nannipieri<br />

L’Algérie vient de fêter ses 60 ans d’indépendance,<br />

et la mémoire commune<br />

autour de la guerre et de son héritage ne<br />

cesse de se construire. Parmi les histoires<br />

devenues des symboles de cette période<br />

et de ses horreurs, il y a<br />

celle de Maurice Audin.<br />

Le 11 juin 1957, le mathématicien<br />

et militant communiste de 25 ans<br />

est arrêté à Alger par l’armée française. Il est<br />

torturé pendant des jours, puis tué. Son corps<br />

ne sera jamais retrouvé. Dès sa disparition et<br />

pendant le restant de sa vie, sa femme, Josette<br />

Audin (décédée en 2019), s’est battue pour le<br />

retrouver, faire reconnaître la vérité et que ses<br />

assassins soient condamnés. Un combat long<br />

de presque soixante-deux ans qui a amené le<br />

président Emmanuel Macron à admettre officiellement<br />

la responsabilité de la France dans<br />

la mort de son mari et à lui demander pardon,<br />

le 13 septembre 2018. Aujourd’hui, c’est Pierre<br />

Audin, âgé de 1 mois lors de l’arrestation de son<br />

père, qui entretient la mémoire de ses parents<br />

et continue de se battre pour faire la lumière sur<br />

les crimes commis pendant la guerre d’Algérie.<br />

AM : Qui était Maurice Audin,<br />

et dans quel contexte a-t-il disparu ?<br />

Pierre Audin : Mon père était un Algérien d’origine européenne.<br />

À l’époque, l’Algérie n’était pas indépendante et tous les habitants<br />

étaient, soi-disant, de nationalité française, même si les musulmans<br />

étaient considérés comme des citoyens de seconde zone.<br />

Mais mon père se considérait comme algérien et militait au Parti<br />

communiste algérien (PCA). Celui-ci, qui était indépendant du<br />

Parti communiste français (PCF) et avait été interdit en 1955,<br />

se battait contre la colonisation et pour l’indépendance du pays.<br />

En 1954, le Front de libération nationale (FLN) ayant déclenché<br />

la lutte armée, on a assisté à ce que la France a longtemps appelé<br />

« les événements d’Algérie ». L’armée française a été déployée<br />

dans le pays, notamment à Alger, et à partir de 1957, l’État lui<br />

a octroyé les pouvoirs de police. En réalité, elle avait aussi les<br />

pouvoirs de justice et de bourreau : elle avait tous les droits. À<br />

partir de janvier 1957, les soldats ont quadrillé la ville, et le général<br />

Jacques Massu, le grand chef de l’armée, a décidé d’appeler<br />

cela « la bataille d’Alger ». Sauf que ce n’était pas une bataille.<br />

Il n’y avait pas une armée contre une autre armée, mais une<br />

armée contre un peuple. Les soldats réprimaient les Algériens et<br />

les empêchaient de rejoindre la lutte pour l’indépendance, que<br />

celle-ci soit armée ou pas. Les militaires arrêtaient ceux qu’ils<br />

voulaient, quand ils voulaient. Ils torturaient les gens et les faisaient<br />

disparaître en disant qu’ils s’étaient évadés. Annoncer que<br />

quelqu’un s’était échappé voulait dire qu’il avait été assassiné et<br />

que son corps avait été dissimulé pour ne laisser aucune trace.<br />

Mon père a été arrêté le 11 juin 1957. Le 9 juin, il y a eu un<br />

Le 13 septembre 2018, le président Emmanuel Macron remet à Josette Audin<br />

une lettre reconnaissant la responsabilité de la France dans la mort de son époux.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 63


RENCONTRE<br />

Une opération militaire durant la bataille d’Alger, en 1957.<br />

grave attentat, mené par le FLN, au casino de la Corniche, près<br />

d’Alger. C’était un endroit où les Européens dépensaient leur<br />

argent et où la jeunesse dorée venait danser. Bien sûr, aucun<br />

musulman ne pouvait y entrer, mais il y en avait beaucoup parmi<br />

les employés. Et l’un d’entre eux a mis une bombe sous la piste de<br />

danse, qui a fait des morts et énormément de blessés, d’estropiés<br />

[8 morts et 80 blessés, ndlr]. En réponse, les 10 et 11 juin, les<br />

ultras – qui n’avaient pas encore créé l’Organisation de l’armée<br />

secrète (OAS) – ont déclenché des « ratonnades ». Se promener<br />

dans Alger en étant arabe à ce moment-là n’était pas facile : dès<br />

que ces groupes repéraient un musulman, ils le chassaient, le<br />

cognaient, voire l’assassinaient parfois. Et l’armée laissait faire.<br />

Au lieu de s’occuper de ces gens-là, le soir du 11 juin, elle est<br />

venue toquer à la porte de mes parents et a arrêté mon père.<br />

Pourquoi l’ont-ils arrêté ?<br />

Parce qu’ils cherchaient des militants communistes. Ils<br />

étaient suffisamment racistes pour ne pas pouvoir imaginer que<br />

le FLN se structurait tout seul. Pour eux, il y avait forcément les<br />

KEYSTONE FRANCE/GAMMA<br />

64 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


ARCHIVES PERSONNELLES PIERRE AUDIN<br />

communistes derrière. Mon père et ma mère étaient tous les<br />

deux membres du PCA, ils s’occupaient d’héberger des camarades<br />

clandestins, de leur trouver des planques. Un jour, ils ont<br />

accueilli un dirigeant du parti, Paul Caballero, qui était malade<br />

et devait être vu par un médecin, Georges Hadjadj. Communiste,<br />

forcément, et ancien copain de la fac de mes parents.<br />

Celui-ci a été arrêté le 10 juin, puis torturé, et a donné leurs<br />

noms. Les militaires lui ont mis une couverture sur les épaules<br />

et l’ont emmené dans la cité, pour qu’il leur montre notre appartement.<br />

Ils ont donc arrêté mon père et l’ont torturé dans un<br />

centre sur les hauteurs d’Alger. Ils espéraient capturer un autre<br />

dirigeant communiste, André Moine, qui aurait dû venir voir<br />

mes parents le lendemain. Mon père n’a pas parlé et, à la place<br />

de Moine, s’est présenté chez nous le 12 juin Henri Alleg [qui<br />

écrira en 1958 La Question, livre autobiographique dénonçant<br />

la torture des civils pendant la guerre d’Algérie, ndlr], lequel a<br />

aussi été arrêté et torturé.<br />

Que s’est-il passé après son arrestation ?<br />

Georges Hadjadj et Henri Alleg sont sortis vivants du centre<br />

de torture. Pour Maurice Audin, ce fut différent… Chose originale,<br />

au bout de quelques jours, ils ont joué une scène d’évasion<br />

devant un témoin civil. C’est la seule fois, que je sache, où ils<br />

ont organisé une vraie mise en scène. Peut-être parce que c’était<br />

un intellectuel et que ma mère faisait du bruit pour avoir des<br />

nouvelles. Dès que les soldats, qui s’y étaient installés pour<br />

tendre leur piège, se sont retirés de la maison, elle a remué ciel<br />

et terre pour le retrouver. Quand on lui a dit qu’il s’était évadé,<br />

elle a compris qu’il avait été assassiné et a déposé plainte contre<br />

X pour homicide volontaire. Elle a continué ses démarches<br />

jusqu’à l’indépendance de l’Algérie et aux accords d’Évian. À<br />

ce moment-là, plusieurs lois d’amnistie ont été votées. A priori,<br />

on amnistiait tout le monde, les indépendantistes comme les<br />

bourreaux et les tortionnaires, et il y a eu des lois qui se sont<br />

répercutées sur l’affaire Audin, empêchant de savoir exactement<br />

ce qu’il s’était passé, et donc l’accès à la vérité.<br />

Pourtant, Josette Audin n’a pas renoncé à se battre,<br />

même après avoir dû quitter l’Algérie en 1966 (année<br />

où vous avez émigré à Paris, après le coup d’État<br />

du colonel Boumédiène de 1965) et jusqu’à sa mort,<br />

en 2019. Elle a toujours demandé des comptes<br />

sur les circonstances de la mort de son époux…<br />

C’est une femme incroyable car elle s’est battue pendant<br />

soixante et un ans. D’abord, pour essayer de le retrouver, puis<br />

pour trouver et faire condamner les tueurs, et ensuite pour<br />

connaître la vérité et la faire reconnaître. Le 13 septembre<br />

2018, elle a obtenu que le président de la République française<br />

vienne chez elle lui remettre une déclaration, qui la satisfaisait<br />

de manière générale, sauf sur un point. En effet, le chef d’État<br />

a été obligé de dire qu’il ne savait pas ce qui était arrivé à mon<br />

père, s’il avait été assassiné ou exécuté. Mais il a tout de même<br />

reconnu que la torture était un système mis en place par la<br />

République française en Algérie pour terroriser la population,<br />

« Ma mère<br />

est incroyable car<br />

elle s’est battue<br />

pendant soixante<br />

et un ans. D’abord,<br />

pour essayer<br />

de retrouver mon<br />

père, puis pour<br />

faire condamner<br />

ses tueurs. »<br />

Le couple Audin, en janvier 1953.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


RENCONTRE<br />

qui n’a pas été utilisé pour déjouer des attaques, mais pour inciter<br />

les gens à ne pas participer à la lutte pour l’indépendance. Il<br />

a aussi reconnu qu’il y avait eu des milliers de Maurice Audin et<br />

a promis d’ouvrir toutes les archives concernant ces personnes<br />

disparues, afin que les familles sachent enfin ce qu’il leur était<br />

arrivé. Il y a encore beaucoup de choses à dire sur la colonisation<br />

et la guerre de libération – je pense notamment à l’emploi<br />

des armes chimiques –, mais sur l’usage de la torture pendant<br />

la guerre d’Algérie, je pense qu’il aurait été difficile d’avoir plus<br />

que ce que ma mère a réussi à obtenir du président de la République<br />

– je ne dis jamais « le président Macron », parce que c’est<br />

la fonction institutionnelle qui compte, peu importe le nom du<br />

président. C’est là-dessus qu’elle a vraiment gagné et qu’elle a<br />

pu se dire satisfaite de ce qu’elle avait accompli.<br />

Comme vous le dites,<br />

il y a eu des milliers d’autres<br />

Maurice Audin. Vous avez<br />

même ouvert un site Internet,<br />

1000autres.org, afin de<br />

recueillir les histoires de ces<br />

anonymes et de leurs proches.<br />

Pourtant, c’est bien votre père<br />

qui est devenu un symbole.<br />

Pourquoi, selon vous ?<br />

Eh bien, parce qu’il y a eu<br />

Josette Audin. Parce que ma mère<br />

a fait tant de choses, pour lui et<br />

pour tous les autres. En réalité,<br />

mes parents ont tout fait ensemble.<br />

C’est elle qui l’a fait entrer au<br />

PCA. Mais les militaires français,<br />

comme les communistes algériens,<br />

ne pouvaient pas imaginer qu’une<br />

femme puisse être dangereuse. Ils<br />

ont donc arrêté Maurice, mais pas<br />

Josette. C’est lui qui a été torturé et<br />

tué, mais elle a poursuivi le combat<br />

après sa mort, et son engagement<br />

commence seulement aujourd’hui<br />

à être reconnu. On me dit par<br />

exemple que je suis un mathématicien<br />

comme mon père, mais en fait, je le suis grâce à ma mère :<br />

elle aussi était mathématicienne. Petit à petit, même en Algérie,<br />

on commence à reconnaître que beaucoup de femmes ont eu<br />

un rôle important dans la lutte pour l’indépendance, même si<br />

elles s’exposaient peut-être moins que les hommes.<br />

Vous dites qu’elle a aussi fait beaucoup<br />

pour les autres. À quel niveau ?<br />

Par exemple, au moment où elle a porté plainte pour homicide<br />

volontaire, elle a pris une seconde femme de ménage.<br />

Cela n’était pas si étrange à l’époque pour des Européens, mais<br />

en fait, ce n’était pas une vraie femme de ménage. C’était un<br />

Avec son passeport algérien,<br />

obtenu en avril dernier.<br />

moyen de passer tous les checkpoints ensemble et de se rendre<br />

à la prison de Barberousse pour y rencontrer les familles des<br />

détenus, et leur donner des informations, de l’argent, les aider.<br />

Elle a participé au mouvement de solidarité envers ceux qui,<br />

comme son mari, avaient été arrêtés parce qu’ils luttaient pour<br />

l’indépendance de leur pays. Cela a été son combat tout au<br />

long de la guerre d’Algérie. Et après, elle s’est battue pour faire<br />

connaître la vérité sur l’utilisation de la torture à travers un<br />

symbole, qui était Maurice Audin. Un jeune homme beau et<br />

intelligent. Une icône qui a permis entre autres de créer un<br />

comité à son nom ainsi qu’un prix de mathématiques pendant<br />

la guerre [relancé en 2004, le prix Maurice Audin est désormais<br />

remis à un mathématicien exerçant en Algérie et à un autre<br />

en France, ndlr].<br />

Elle a également reçu<br />

la Légion d’honneur en 1983.<br />

Était-ce lié à son combat ?<br />

Officiellement, son combat<br />

pour Maurice n’y était pour rien.<br />

Elle a été décorée pour son engagement<br />

contre la torture, en tant que<br />

militante du mouvement contre<br />

le racisme et pour l’amitié entre<br />

les peuples. Mais c’est le général<br />

de Bollardière qui l’a décorée. Ce<br />

n’était pas n’importe qui : c’était LE<br />

général qui s’était opposé à la torture<br />

pendant la guerre d’Algérie.<br />

Ça a été un symbole très important.<br />

Il y en a eu d’autres, comme<br />

l’inauguration d’une place Maurice<br />

Audin à Paris, en 2004. Mon père a<br />

aussi un cénotaphe au cimetière du<br />

Père Lachaise depuis 2019. C’est le<br />

seul monument à la mémoire d’un<br />

combattant de l’indépendance de<br />

l’Algérie en France.<br />

Au-delà des symboles,<br />

quel genre de personnes<br />

étaient vos parents ?<br />

Ils étaient un peu cinglés, je<br />

pense. Mais toute la société était un peu folle. Le PCA militait<br />

pour l’indépendance, et ils y ont contribué, à leur manière. Pas<br />

avec des armes, dont ils ne savaient même pas se servir, mais<br />

en parlant aux gens, en distribuant des tracts, en participant à<br />

des manifestations où la police tirait à balles réelles sur la foule.<br />

À l’époque, mes parents, qui étaient des intellectuels, gagnaient<br />

assez bien leur vie, car mon père était assistant à la fac : ils<br />

étaient d’ailleurs les seuls dans leur immeuble à avoir un téléphone<br />

et une voiture (une 4CV). Ils avaient dit aux voisins qu’en<br />

cas de problème, ils pouvaient utiliser leur téléphone. Le jour de<br />

l’attentat du casino de la Corniche, ils ont appris que le fiancé<br />

HAKIM ADDAD<br />

66 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


de la sœur d’une voisine avait été légèrement blessé et qu’il<br />

était hospitalisé. Et c’est mon père, avec sa 4CV, qui est allé le<br />

chercher à la sortie de l’hôpital, le 10 juin, pour rendre service<br />

à cette dernière. C’est de la folie, quand même : alors que dans<br />

tout Alger, il y a des ratonnades, ce type qui, quelques heures<br />

plus tard, sera arrêté, puis torturé et assassiné, va chercher<br />

l’un des blessés de l’attentat – donc quelqu’un qui était plutôt<br />

pour le maintien du statu quo – pour le ramener chez lui. C’est<br />

complètement fou. Je pense que, entre le 1 er novembre 1954 et<br />

le 5 juillet 1962, les gens sont petit à petit tombés dans cette<br />

folie. En particulier, la soi- disant bataille d’Alger a été un complet<br />

glissement dedans. Les gens se sont tous comportés d’une<br />

façon inattendue et bizarre. Ce n’est pas si étonnant que ceux<br />

revenus en France n’aient pas pu en parler. Que cette guerre<br />

soit restée quelque chose de tabou si longtemps. Ils étaient tous<br />

fous, de tous les côtés.<br />

Étant européenne et non-musulmane, Josette Audin n’a<br />

pas obtenu automatiquement la nationalité algérienne<br />

à l’indépendance. Elle s’est battue pour l’avoir…<br />

C’était la suite de sa lutte pour l’indépendance. Elle se<br />

considérait comme algérienne et voulait être reconnue en tant<br />

que telle. Sa bataille pour avoir la nationalité était de la folie<br />

douce. Parce qu’elle était professeure, elle avait un salaire de<br />

coopérante française et, une fois devenue algérienne, sa paye<br />

a été divisée par quatre. C’était vraiment du pur militantisme :<br />

c’était important pour elle – et pour eux – d’être algérienne<br />

dans son pays.<br />

C’est pour la même raison que vous avez insisté<br />

pour obtenir un passeport algérien, que vous avez<br />

enfin reçu en avril dernier ?<br />

J’ai toujours été algérien, sauf que je n’avais pas mes papiers<br />

pour le prouver. Je voulais m’adresser au président de la République<br />

algérienne, comme ma mère l’a fait avec le chef d’État<br />

français, et je voulais le faire en tant qu’algérien. Récemment, je<br />

suis allé en Algérie avec une délégation, et nous avons rencontré<br />

le ministre des Moudjahidine [titre officiel des personnes qui<br />

ont combattu contre le colonialisme français, ndlr], lequel nous<br />

a officiellement assuré qu’il allait suivre toutes les pistes pour<br />

retrouver les restes de Maurice Audin. Nous en avons quelquesunes,<br />

et aujourd’hui, les autorités algériennes semblent prêtes à<br />

coopérer et à mener des recherches. Je crois qu’il redevient un<br />

symbole : nous allons chercher ses restes, mais pas seulement les<br />

siens. Nous allons essayer d’identifier des milliers de personnes<br />

comme lui. Ce n’est pas simple, mais c’est nécessaire pour que<br />

beaucoup de familles qui ont perdu des proches puissent mettre<br />

un point final à leur histoire et faire leur deuil. On ne peut pas<br />

construire un avenir sérieux si l’on ne connaît pas son passé.<br />

Et je pense que c’est important pour la France et l’Algérie de<br />

construire un avenir en sachant ce qu’il s’est passé avant. Il y a<br />

beaucoup de rancœur entre les deux, mais il faut que l’on avance.<br />

Votre mère est décédée le 2 février 2019,<br />

et le 22 naissait le mouvement du Hirak,<br />

« Les autorités<br />

algériennes<br />

semblent prêtes<br />

à coopérer et<br />

à mener des<br />

recherches. Je crois<br />

qu’il redevient<br />

un symbole : nous<br />

allons chercher<br />

ses restes, mais<br />

pas seulement<br />

les siens. »<br />

qui a conduit à la chute d’Abdelaziz<br />

Bouteflika. Qu’en aurait-elle pensé ?<br />

C’est vraiment dommage qu’ils aient attendu si longtemps,<br />

parce qu’elle aurait été contente de le savoir. Elle se désespérait<br />

de ce que le pays était devenu par rapport à ce pour quoi ils<br />

s’étaient battus. Ils ont lutté pour une Algérie qu’ils imaginaient<br />

fraternelle, multiculturelle, égalitaire. Une société plus juste.<br />

Pour eux, elle aurait dû être une championne de la liberté de la<br />

presse et de la liberté d’opinion, et malheureusement, ce n’est<br />

pas du tout le cas. C’est dommage, car cela devrait être la leçon à<br />

tirer après cent trente-deux ans de colonialisme et de répression<br />

subis par le peuple. Après, à 60 ans, un pays est encore jeune.<br />

On peut faire beaucoup de choses pour que l’Algérie devienne<br />

le pays que souhaitaient des gens comme mes parents. On va<br />

dire que le 22 février 2019, il y a un espoir qui s’est soulevé,<br />

qui a montré que la population était prête à reprendre la lutte.<br />

C’est une belle chose de voir que les jeunes en particulier – la<br />

richesse du pays est sa jeunesse – se sont mobilisés, conscients<br />

de ce qu’avaient fait les combattants de l’indépendance. La place<br />

Maurice Audin, qui existe à Alger depuis 1963, a été un lieu de<br />

rassemblement important du Hirak. Elle l’a aussi été parce qu’ils<br />

savaient très bien qui était mon père. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 67


entretien<br />

Olivette Otele<br />

« Il n’y a pas<br />

à se justifier »<br />

Dans son dernier ouvrage, l’historienne retrace la présence<br />

des Africains en Europe depuis l’Antiquité jusqu’à<br />

aujourd’hui. Cette histoire méconnue, aux échanges variés<br />

et riches, est jalonnée de personnages<br />

au parcours exceptionnel.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

ADRIAN SHERRATT<br />

68 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 69


ENTRETIEN<br />

Née au Cameroun, Olivette Otele a<br />

grandi en France, où elle a étudié<br />

l’histoire coloniale et postcoloniale<br />

à la Sorbonne. Depuis vingt-deux<br />

ans, elle vit au pays de Galles, au<br />

Royaume-Uni. Première femme<br />

noire à obtenir une chaire d’histoire<br />

en Grande-Bretagne, en 2018,<br />

elle signe l’ouvrage Une histoire<br />

des Noirs d’Europe. Retraçant la présence d’Africains depuis<br />

l’Antiquité jusqu’au XXI e siècle, elle documente le parcours de<br />

personnages historiques au parcours exceptionnel : empereurs<br />

redoutables, érudits, artistes, esclaves affranchis, hommes<br />

d’Église, militants, sportifs, etc. De Septime Sévère aux afroféministes<br />

actuelles, des sœurs Nardal à Joseph Bologne, son<br />

travail éclaire cette histoire méconnue, qui s’étend au-delà de<br />

l’esclavage et de la colonisation. Elle met en évidence qu’avant<br />

la traite transatlantique et l’invention de la race, la couleur<br />

de peau n’a pas toujours été un critère de discrimination. En<br />

puisant dans ces figures du passé, elle établit un pont avec<br />

les enjeux actuels des luttes antiracistes et la place des Africains-Européens<br />

dans les sociétés postcoloniales.<br />

AM : Quelles méconnaissances souhaitiez-vous<br />

combler avec votre ouvrage ?<br />

Olivette Otele : Souvent, on restreint l’histoire des Africains<br />

en Europe à deux repères : la période esclavage/colonisation,<br />

et l’immigration récente de l’après-guerre. C’est dérangeant,<br />

car elle est beaucoup plus nuancée. Et ce n’est pas seulement<br />

une histoire douloureuse. Il y a eu des collaborations entre<br />

ces peuples au fil du temps. Je voulais les inscrire dans une<br />

durée longue, et ainsi observer de quelle manière ces relations<br />

ont changé, avec les deux pôles esclavage et immigration. Ces<br />

pans de l’histoire ne sont pas suffisamment enseignés. Il y a<br />

une amnésie collective. Mais aussi, pour élaborer leur récit, les<br />

nations décident quels événements et périodes sont importants<br />

à mettre en lumière, ou pas, dans l’édification de leurs identités.<br />

Pourtant, cette histoire très ancienne me semble essentielle<br />

pour comprendre les questions de cohésion sociale, de la perception<br />

de « l’autre », de l’étranger, du rapport au racisme. Pendant<br />

des siècles ont existé des formes d’exclusion qui n’étaient pas<br />

basées sur la couleur de la peau.<br />

Pourquoi traitez-vous également de l’histoire<br />

contemporaine des Africains-Européens ?<br />

Pour que cette histoire ait une résonance avec les populations<br />

actuelles. Sinon, l’histoire du passé n’établit pas de pont<br />

avec le présent. Mon ouvrage aurait pu commencer avant l’Antiquité,<br />

mais cela aurait relevé plus de l’archéologie. Je voulais<br />

« À mesure<br />

que l’esclavage<br />

transatlantique<br />

se met en place,<br />

le préjugé sur<br />

la couleur de peau<br />

se développe,<br />

prend le dessus<br />

pour devenir<br />

du racisme. »<br />

commencer à l’époque romaine, car, quand l’Europe se réfère à<br />

sa « grande histoire », sa culture, son passé glorieux, elle évoque<br />

les civilisations grecques et romaines. Cette version de l’histoire<br />

est sublimée, son enseignement incomplet. Elle ne prend pas<br />

en compte les différentes cultures qui ont évolué et collaboré<br />

avec des peuples, aux confins de l’empire romain, lequel était<br />

beaucoup plus divers et multiculturel.<br />

Des populations africaines étaient donc<br />

présentes en Europe à l’Antiquité ?<br />

Oui, car elles faisaient partie de l’empire. C’était important<br />

pour Rome qu’elles aient cette notion d’appartenance : on était<br />

romains de Constantine ou de Tripolitaine [région située dans<br />

l’actuelle Libye, ndlr] par exemple, et non pas « d’origine ». Des<br />

personnages clefs l’illustrent bien. Né en 145 à Leptis Magna,<br />

une ville carthaginoise située en Libye antique, l’empereur Septime<br />

Sévère était fier de l’endroit où il est né, fier de sa famille,<br />

mais aussi fier d’être romain. Comme tous les empereurs, il<br />

était dur, manipulateur, calculateur, travailleur. Il réussit à<br />

conquérir Britannia, future Angleterre, où il mourra dans une<br />

ville du nord, York. Son histoire n’est pas enseignée en Grande-<br />

Bretagne, on en parle mais on ne dit jamais qu’il est africain. Et<br />

les statues ne mettent pas en évidence son teint basané. Seules<br />

les pièces archéologiques le représentant attestent qu’il l’est. À<br />

son époque, sa couleur de peau indiffère. Aujourd’hui, il est<br />

retiré de l’histoire commune des empereurs romains, parce que<br />

le racisme a fait son travail. Son histoire est unique, car il est<br />

devenu empereur, mais il y avait alors tout un réseau d’Africains<br />

qui circulait à travers l’Europe.<br />

70 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


DR<br />

Quel était le destin de ces populations<br />

au sein de l’empire ?<br />

Dans ces territoires à conquérir, l’empire s’alliait, collaborait<br />

avec certains, d’autres étaient assujettis, réduits en esclavage.<br />

Ainsi, Fronton, né vers 100 en Numidie, à Cirta (actuelle<br />

Constantine), devint un excellent professeur, grammairien, et<br />

fut le mentor, le modèle intellectuel de deux futurs empereurs,<br />

Marc Aurèle et Lucius Verus. L’empire vante la qualité de son<br />

enseignement, de son éloquence. C’est tout à fait normal à<br />

l’époque que le latin et le grec soient enseignés par un Africain.<br />

C’était une Europe beaucoup plus ouverte, plus pragmatique<br />

aussi. La couleur de peau foncée n’était pas encore associée à<br />

une prétendue infériorité. On pouvait donner l’opportunité de<br />

travailler à quiconque avait des compétences, des qualités.<br />

Une autre figure importante du pouvoir, à la Renaissance<br />

cette fois, est le duc de Florence, Alexandre de Médicis.<br />

De son temps, personne n’osait le critiquer.<br />

Il régnait sans partage et avec tyrannie.<br />

On pouvait juste entendre des critiques<br />

sur son caractère, son rapport aux femmes<br />

– aujourd’hui, il serait considéré comme un<br />

prédateur sexuel. Je voulais montrer qu’il n’y<br />

avait pas que des personnages lisses. Sa couleur<br />

de peau ne posait pas de problème, là<br />

encore. Ses contemporains, les descendants,<br />

les Florentins ont placé son histoire dans un<br />

contexte plus large de pouvoir, et non de race.<br />

En Italie, aujourd’hui, elle est bien connue,<br />

contrairement au reste de l’Europe.<br />

Quelles étaient les discriminations<br />

existantes, avant le développement<br />

de l’esclavage au XV e siècle ?<br />

Plusieurs préjugés vont se cimenter, basés<br />

sur la classe, la religion, l’appartenance géographique<br />

et culturelle à des territoires considérés<br />

comme « peu avancés ». Par exemple,<br />

les Anglais estiment que les Irlandais sont des<br />

« sauvages », c’est le terme utilisé. Les musulmans, dont certains<br />

sont basanés, d’autres non, sont insultés de « sarrasins ». Et puis,<br />

il y a les esclaves, considérés comme inférieurs. Les Vénitiens<br />

fondent la traite, ils achètent et vendent des esclaves au monde<br />

arabe et aux autres Européens. Ensuite, à mesure que l’esclavage<br />

transatlantique se met en place, le préjugé sur la couleur de<br />

peau se développe, prend le dessus pour devenir du racisme.<br />

L’esclave devient la figure de l’Africain. Le Noir est associé à<br />

l’infériorité. Au XXI e siècle, nous avons hérité de ces schémas<br />

intellectuels, raciaux.<br />

C’est donc au fil des siècles d’esclavage<br />

que naissent l’invention de la race<br />

et les théories sur l’infériorité raciale ?<br />

Dès le XIII e siècle, des colloques réunissaient des Européens à<br />

Cologne pour examiner et comparer les attributs, les corps des<br />

Une histoire des Noirs d’Europe :<br />

De l’Antiquité à nos jours, Albin Michel,<br />

304 pages, 22,90 €.<br />

femmes noires et blanches, déterminer certaines différences.<br />

Au XVIII e siècle, avec la traite, les scientifiques ont la possibilité<br />

d’examiner de près, de torturer. Les archives prouvent<br />

que cette recherche physique est monstrueuse. Des théories<br />

raciales basées sur des classifications pseudoscientifiques se<br />

développent et vont passionner l’Europe. Selon Buffon, puis<br />

Francis Galton, le père de l’eugénisme en Grande-Bretagne,<br />

l’infériorité est établie. Au XIX e siècle, on abolit l’esclavage, mais<br />

deux périodes se superposent : les abolitionnistes se battent<br />

pour la fin de la traite, mais parmi eux, certains partent à la<br />

conquête de l’Afrique pour exploiter les matières premières. Plutôt<br />

que de continuer à se faire la guerre, les différents empires<br />

et pays européens décident de se partager le<br />

continent d’une manière « civilisée », comme<br />

disent les Anglais, lors de la conférence de<br />

Berlin fin 1884, début 1885.<br />

Les intérêts économiques ont<br />

conditionné la construction des races,<br />

pour justifier l’exploitation des peuples<br />

et des territoires ?<br />

Oui. La construction raciale s’est fondée<br />

sur des considérations économiques à<br />

mesure que l’Europe s’enrichit grâce à la<br />

traite transatlantique. Elle fixe les identités<br />

africaines, africaines-américaines, mais aussi<br />

européennes. On ne construit pas seulement<br />

l’autre, on se construit aussi par rapport à<br />

lui : la supériorité, la France des Lumières…<br />

Certains penseurs des Lumières avaient des<br />

parts dans la traite transatlantique ! Pour<br />

justifier la prédation économique, des Européens<br />

estiment que ces peuples sont sous-développés<br />

intellectuellement. Et un marchand<br />

esclavagiste de Bristol affirme même que c’est la volonté de<br />

Dieu : Il nous a montré le chemin, donc Il approuve nos actes.<br />

La plupart des personnages de votre ouvrage<br />

sont des hommes. Avez-vous eu des difficultés<br />

à trouver des archives sur les femmes ?<br />

Oui. Et c’était très douloureux cette absence d’archives, de<br />

traces archéologiques sur les femmes. C’est hélas très parlant.<br />

Donc dans la partie consacrée aux XX e et XXI e siècles, je me suis<br />

concentré sur elles. Je raconte notamment le parcours des sœurs<br />

Nardal, natives de la Martinique. Dans les années 1930, entre<br />

les deux guerres, elles prennent Paris à bras-le-corps. Elles<br />

organisent des salons, écrivent, en vue de changer les mentalités,<br />

mettre le doigt sur les préjugés – la femme noire exotique,<br />

l’homme noir réduit à boxer et à montrer ses muscles…<br />

Des stéréotypes dont nous avons hérité et qui existent encore<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 71


ENTRETIEN<br />

aujourd’hui. Ces femmes de lettres ont conscience du rôle primordial<br />

de l’éducation pour déconstruire ces préjugés. Leurs<br />

salons ne sont pas uniquement fréquentés par la diaspora noire,<br />

mais aussi par la classe moyenne éduquée, blanche. C’est un<br />

exemple positif de collaboration de personnes d’horizons différents.<br />

Les sœurs Nardal sont à l’origine du mouvement noir,<br />

elles sont les précurseuses de la négritude et inspireront Aimé<br />

Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas…<br />

Pourquoi utilisez-vous le terme « Africains-Européens »,<br />

encore très peu employé, pour désigner les Noirs<br />

en Europe ?<br />

C’est un clin d’œil aux Africains-Américains qui acceptent, et<br />

même réclament, le fait d’avoir plusieurs cultures. En France, on<br />

est « d’origine » : une identité est toujours plus forte que l’autre.<br />

Les Afro-Américains sont à la fois de descendance africaine, ils<br />

reconnaissent cette histoire, même si leur relation avec le continent<br />

est lointaine, et aussi complètement américains, confortables<br />

dans cette identité multiple. En Europe, on est encore<br />

en train de se battre pour faire reconnaître que l’on peut être<br />

africain et européen.<br />

Quel regard portez-vous sur le modèle<br />

d’intégration de la France, où vous avez grandi,<br />

qui se veut universaliste, assimilationniste ?<br />

Pour beaucoup de gens comme moi qui ont grandi en France,<br />

c’était un problème. La Constitution veut que l’on soit unis, indivisibles.<br />

C’est une belle idée. Mais dans la réalité, le racisme,<br />

son héritage sont très présents. Les constructions raciales ne<br />

sont pas racontées ni expliquées, mais elles ont profondément<br />

marqué la France, qui refuse de le reconnaître. Elle célèbre des<br />

figures clefs, comme Césaire, Joséphine Baker… Mais elle ne<br />

parle pas des discriminations quotidiennes basées sur la couleur<br />

de peau que j’ai vécues enfant. Elles ont été douloureuses. Pourtant,<br />

il est nécessaire d’en parler. De même, cette peur d’une<br />

Afrique qui monte et qui envahirait l’Europe… Il y a plusieurs<br />

siècles, c’était l’inverse ! Il faudrait discuter de ces sujets dans<br />

un contexte historique plus large.<br />

Vous vivez en Grande-Bretagne, au pays de Galles.<br />

Êtes-vous plus à l’aise avec le modèle anglo-saxon,<br />

parfois vu depuis la France comme communautariste ?<br />

Oui. Cela ne veut pas dire qu’il y a moins de racisme en<br />

Grande-Bretagne. Mais on peut le nommer plus facilement. On<br />

dispose de chiffres, de mécanismes pour mettre en évidence,<br />

par exemple, des discriminations au sein d’une entreprise, où<br />

il n’y aurait pas assez de personnes issues des ethnic minorities,<br />

de telle appartenance culturelle… À mon arrivée, je trouvais<br />

ça choquant. Puis, j’ai compris que c’était important. La discrimination<br />

basée sur le port du voile ou la couleur de peau sera<br />

visible s’il manque des personnes de cette communauté. On va<br />

essayer de comprendre, de mettre le doigt sur ces inégalités.<br />

Ça ne signifie pas nécessairement qu’une solution sera trouvée,<br />

car le racisme résiste à toute forme d’antiracisme, mais cela m’a<br />

permis de vivre beaucoup plus sereinement.<br />

« On devrait<br />

utiliser le terme<br />

“Africain-Européen”.<br />

Mais en France,<br />

on est “d’origine”,<br />

une identité est<br />

toujours plus forte<br />

que l’autre. »<br />

Qu’est-ce qui vous dérangeait en France ?<br />

Au nom de la liberté d’expression, on se réclame de pouvoir<br />

dire ce que l’on pense. Le raciste peut clamer sa haine à autrui.<br />

Pour beaucoup d’entre nous, c’est difficile à vivre. Je n’ai pas<br />

besoin de savoir qu’untel ne m’aime pas. Je veux juste que l’on<br />

m’ignore. En Grande-Bretagne, j’ai la possibilité d’être ignorée.<br />

Ils ne sont pas moins racistes, mais ils n’ont pas le désir pressant<br />

de me dire que ma couleur de peau les dérange. Parce que la<br />

loi leur dit : attention, non ! D’autre part, d’un point de vue personnel,<br />

je n’avais pas envie d’avoir d’enfants en France, parce<br />

qu’ils auraient souffert du racisme. Ainsi, mes enfants sont nés<br />

outre-Manche. Il y a vraiment un impact intime, psychologique,<br />

émotionnel, familial important. La France est très brutale dans<br />

son approche soi-disant assimilationniste.<br />

L’un de vos confrères historiens, Pap Ndiaye,<br />

a été nommé ministre de l’Éducation nationale<br />

français en mai dernier. Cette annonce a provoqué<br />

des attaques virulentes au sein de l’extrême droite<br />

et d’une partie de la droite. Qu’est-ce que cela<br />

vous inspire ?<br />

Je connais Pap, j’étais très contente qu’il accepte le poste.<br />

Mais je savais que cette nomination allait susciter des réactions<br />

violentes. C’était ignoble. Les voix de l’extrême droite résonnent<br />

très fort en France. Leur donner de l’espace médiatique les<br />

amplifie. Mais la France n’est pas forcément opposée à Pap<br />

Ndiaye, elle est plus complexe. Elle est différente de celle que<br />

j’ai quittée il y a vingt-deux ans. Elle est beaucoup plus à même<br />

de critiquer à haute voix l’extrême droite. C’est une belle victoire.<br />

D’autres associaient Pap Ndiaye à la gauche et ont regretté<br />

qu’il rejoigne un gouvernement centriste. Certes, on peut rester<br />

aux périphéries et critiquer, construire ses propres plates-formes<br />

radicales pour pousser au changement, c’est important. Mais<br />

72 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


COLLECTION NARDAL/ARCHIVES DE MARTINIQUE/COLLECTION COLLECTIVITÉ TERRITORIALE DE MARTINIQUE<br />

je pense aussi qu’il faut que des gens aient accès au<br />

cœur du pouvoir pour impulser ces changements<br />

de l’intérieur.<br />

Vous dites que dans l’enseignement<br />

de l’histoire de l’esclavage, les résistances<br />

des Africains et des populations serviles<br />

dans les Amériques ne sont pas<br />

suffisamment racontées.<br />

En effet. Pourtant, c’est une histoire décisive :<br />

redonner la part d’agency, d’agentivité, la capacité<br />

d’action des personnes réduites en esclavage. En<br />

France, après la loi Taubira de 2001 [tendant à la<br />

reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant<br />

que crime contre l’humanité, ndlr], les contenus des<br />

manuels scolaires ont changé. En Angleterre, on est<br />

encore en train de batailler avec le gouvernement de<br />

droite, voire d’extrême droite, lequel ne veut pas en<br />

entendre parler. Les ministres de l’Éducation et de<br />

l’Enseignement supérieur ont des vues pro-Trump<br />

inquiétantes. Par contre, au pays de Galles, suite<br />

à la mort de George Floyd, le gouvernement nous<br />

a demandé, en tant qu’universitaires, d’écrire un<br />

rapport afin de changer les manuels scolaires. Donc<br />

cette année, dès l’âge de 6 ans, les enfants apprendront<br />

une histoire beaucoup plus diversifiée et qui<br />

ne se limite pas à l’esclavage.<br />

Dans l’espace public, que faire des statues<br />

de personnages au passé esclavagiste ?<br />

Les nations se construisent un récit, un « nous »<br />

victorieux par rapport aux colonies, aux autres<br />

royaumes, pays, etc. Mais quand la société change,<br />

il faut suivre. Certains résistent au changement,<br />

car cela implique de remettre en question l’identité<br />

nationale, individuelle, de faire face à la culpabilité,<br />

la peur de l’autre… Il faut raconter cette histoire de<br />

luttes et ces histoires simultanées. Si l’on déboulonne<br />

une statue, peut-être peut-on la placer ensuite dans<br />

un musée – même si pour certains, c’est encore une manière de<br />

glorifier le personnage. Ou bien, si on ne la déboulonne pas, on<br />

peut apposer une plaque qui explique pourquoi. Il faut procéder<br />

au cas par cas, de plusieurs manières. Par exemple, à Paris,<br />

l’ancienne rue Richepance [général ayant rétabli l’esclavage en<br />

Guadeloupe en 1802 sur ordre de Napoléon, ndlr] se nomme<br />

désormais la rue du Chevalier de Saint-George [au XVIII e siècle,<br />

fils d’une esclave, Joseph Bologne de Saint-George était musicien,<br />

chef d’orchestre, capitaine de la garde nationale de Lille, colonel<br />

de la légion franche de cavalerie des Américains et du Midi, ndlr].<br />

Et sur la plaque, les deux noms sont indiqués.<br />

Votre génération pensait qu’il suffisait de travailler<br />

dur pour faire taire le racisme, dites-vous.<br />

Comment percevez-vous le mouvement afroféministe<br />

en France, qui a un discours intersectionnel ?<br />

Dans les années 1930, à Paris, les sœurs Nardal organisent des salons<br />

littéraires, écrivent, en vue de changer les mentalités, de mettre le doigt<br />

sur les préjugés, comme celui de la femme noire exotique.<br />

J’aime beaucoup ! Et j’en parle dans mon ouvrage. Moi, il<br />

fallait que je sois la première de la classe, la première en tout<br />

– j’avoue aussi qu’il y avait un côté revanchard ! Les portes restaient<br />

fermées pour ceux qui n’avaient pas accès à l’éducation à<br />

cause du racisme, de leur classe sociale. La nouvelle génération<br />

revendique que, pauvre ou riche, elle n’a pas à essayer de plaire.<br />

Elle est française, et elle a le droit d’exister ici au même titre que<br />

les autres. Il n’y a pas à se justifier et à se battre pour avoir des<br />

miettes. Les voix de d’afroféminisme sont de plus en plus fortes.<br />

Il y a vingt ans, il n’y avait pas de figure comme Rokhaya Diallo.<br />

Or, on a besoin de telles personnalités sur la place publique.<br />

Elles ouvrent un dialogue sur des questions profondes que de<br />

mon temps, on n’examinait même pas. J’ai grandi avec SOS<br />

Racisme, j’ai détesté. C’était un discours très édulcoré, avec une<br />

approche paternaliste. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 73


ambition<br />

Ons Jabeur,<br />

la championne<br />

en attente<br />

Elle est désormais 2 e mondiale, niveau jamais atteint<br />

par une joueuse de tennis africaine, arabe, musulmane.<br />

Elle est devenue un véritable phénomène de société en Tunisie.<br />

Et aussi un exemple pour de nombreuses jeunes filles<br />

aux quatre coins de la planète. Reste à gravir une nouvelle<br />

marche. Enfin cette victoire dans un tournoi<br />

du Grand Chelem. par Frida Dahmani<br />

FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS<br />

74 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


En plein entraînement,<br />

à Sousse, en décembre 2021.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 75


AMBITION<br />

À son domicile, à Sousse.<br />

Le 10 septembre dernier, bon nombre de<br />

Tunisiens retenaient leur souffle. Ons<br />

Jabeur, alors 5 e mondiale et première<br />

joueuse arabe et africaine à parvenir à ce<br />

niveau, affrontait pour la finale dame de<br />

l’US Open, la 1 re mondiale, la Polonaise<br />

Iga Swiatek. Dans un stade Arthur-Ashe<br />

comble et devant un public qui lui était<br />

tout acquis, la championne de tennis avait à bout de balle l’opportunité<br />

de remporter son premier tournoi de Grand Chelem à<br />

New York. Malgré un forfait avant le début de l’Open d’Australie,<br />

un échec au premier tour de Roland Garros – où elle est pourtant<br />

comme chez elle – et une défaite en finale de Wimbledon,<br />

2022 est paradoxalement une année majeure pour celle qui est<br />

entrée dans le top 10 du classement WTA fin 2021. Désormais<br />

numéro 2, elle s’apprête à jouer en novembre la finale féminine<br />

du prestigieux tournoi ATP Finals, qui oppose les huit meilleures<br />

joueuses du monde.<br />

Le petit coup de pouce du destin tant espéré sur l’US Open<br />

n’a pas eu lieu : Ons Jabeur n’a pas franchi la marche supérieure,<br />

peut-être trop haute. Sur les deux sets joués, la jeune<br />

femme a alterné les (rares) moments de grâce et les hésitations,<br />

donnant l’impression qu’elle réitérait le scénario de la finale de<br />

Wimbledon, où, deux mois plus tôt, elle s’inclinait devant la<br />

Kazakhe Elena Rybakina. « Elle n’a pas de chance avec les jeunes<br />

joueuses grandes et blondes, ce sont de véritables machines »,<br />

se consolent ses fans tunisiens. Selon leurs pronostics, avec<br />

notamment deux victoires en circuit WTA à Madrid et Berlin,<br />

Ons pouvait faire la différence. Mais en dépit de son parcours<br />

étonnant, son endurance, sa volonté à toutes épreuves et son évolution<br />

régulière sur les dix dernières années, la championne ne<br />

s’est pas construit un mental à toutes épreuves et semble parfois<br />

intimidée par ses adversaires. « Elle doute, s’énerve contre elle<br />

et oublie qu’elle est douée », peut-on lire sur Internet de la part<br />

d’un supporter. Une réaction qui devient une entrave.<br />

UNE AFFAIRE DE FAMILLE<br />

Initiée au tennis par sa mère, Samira, qui a perçu le potentiel<br />

de sa cadette, elle reçoit sa première raquette à 3 ans. Après des<br />

débuts au club de Monastir, elle est licenciée auprès de celui de<br />

Hammam Sousse et intègre l’équipe nationale. Au cours de ses<br />

études au lycée sportif d’El Menzah, à Tunis, elle devient double<br />

championne d’Afrique des moins de 16 ans et médaillée d’or des<br />

premiers Jeux africains de la jeunesse. En 2010, elle est désormais<br />

numéro 1 du continent. « Si je gagne à Roland- Garros, je<br />

t’offre un thé », avait-elle un jour lancé à sa mère à 11 ans, relate<br />

FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS<br />

76 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


EPA-EFE/PRÉSIDENCE DE LA TUNISIE<br />

Samira. Ce sera chose faite en 2011, avec sa victoire au tournoi<br />

junior – et son premier titre en Grand Chelem junior.<br />

Les infrastructures en Tunisie étant insuffisantes, elle s’entraîne<br />

en Belgique et en France. La jeune fille y est confrontée à<br />

d’autres modes de vie, prend du recul et trouve ses marques. Elle<br />

s’émancipe, confirme ses objectifs, choisit l’équipe qui l’entoure<br />

et entame une ascension en dents de scie. C’est sa marque de<br />

fabrique : elle chute et se relève plus puissante, plus déterminée,<br />

mais n’est pas à l’abri d’un autre faux pas. Sa carrière semble<br />

un temps piétiner. Elle prend comme<br />

entraîneur Bertrand Perret, avant de se<br />

recentrer sur un staff « 100 % tounsi »<br />

(100 % tunisien), comme elle aime à<br />

le souligner : elle compte ainsi sur son<br />

préparateur physique, le champion<br />

d’escrime Karim Kamoun – qui est également<br />

son mari –, ainsi que sur son<br />

coach, l’ancien joueur de tennis Issam<br />

Jellali. À leurs côtés, Ons Jabeur s’épanouit<br />

: elle est plus enjouée et plus performante.<br />

Un épanouissement que celle<br />

qui gagne en assurance sur le circuit<br />

professionnel doit aussi à sa préparatrice<br />

mentale depuis fin 2016, la psychologue<br />

française Mélanie Maillard.<br />

« J’étais une personne qui ne savait pas<br />

gérer beaucoup de stress », confiait en<br />

juillet la championne qui, de temps en<br />

temps, n’écoute pas ses coachs.<br />

À partir de 2018, les étoiles<br />

s’alignent : la jeune femme progresse,<br />

grimpe au classement mondial, peaufine<br />

son jeu basé sur une variété de<br />

frappes, avec une alternance de coups<br />

imprévisibles tout en slices et drop<br />

shots. Lors de la finale de l’US Open<br />

2022, les commentateurs sportifs ont<br />

salué ses amortis depuis la ligne de fond<br />

et ses coups droit. Des manœuvres qui<br />

lui auraient permis de faire la différence<br />

si elle y avait eu plus recours durant la rencontre. Mais celle<br />

qui tient ses promesses, assume son parcours, s’affirme, fait son<br />

bilan et promet de faire mieux à la prochaine saison.<br />

La veille de cette finale, sa mère, fébrile, déplorait ne pas<br />

pouvoir être dans les tribunes à ses côtés : « Je sais qu’elle doit<br />

être concentrée, qu’elle donne le change pour camoufler la<br />

tension qui monte. Ces tournois ne sont pas une sinécure, on<br />

n’avait même pas eu le temps de voir la statue de la Liberté il<br />

y a quelques années lors d’un précédent match à New York »,<br />

raconte celle qui n’a pas non plus pu se rendre à Wimbledon,<br />

« faute de visa qu’[elle n’a] pas demandé et que personne ne [lui]<br />

a proposé ». Sa voix tremble et interpelle Ridha, son époux, qui<br />

acquiesce et partage son émotion. Cet homme paisible, chef d’entreprise,<br />

grand-père depuis peu, assure que l’essentiel est que<br />

« les enfants s’épanouissent dans leurs choix ».<br />

Depuis le commencement de sa carrière, ses parents sont<br />

son repère, son socle. Ons leur doit de lui avoir mis le pied à<br />

l’étrier et de ne l’avoir jamais lâchée : « Ils ont sacrifié beaucoup<br />

de choses et ont accepté de voir leur petite fille poursuivre un<br />

rêve qui, honnêtement, n’était pas garanti à 100 % », répète<br />

souvent celle qui a grandi dans une famille de classe moyenne<br />

Elle a reçu la médaille de l’ordre national du Mérite des mains<br />

du président tunisien Kaïs Saïed, le 14 juillet 2022.<br />

L’athlète n’a pas encore<br />

un mental à toute épreuve,<br />

elle semble parfois intimidée<br />

par ses adversaires.<br />

supérieure particulièrement soudée, à la fois conservatrice et<br />

moderne. Sa mère est même pendant un temps son mentor ;<br />

elle l’accompagne, la pousse à se surpasser et veille sur elle. Face<br />

aux difficultés de susciter l’intérêt des institutions pour financer<br />

ses débuts, leurs « proches se sont cotisés », indique son père.<br />

Une solidarité et un esprit de clan qui caractérisent la région du<br />

Sahel où la joueuse est née en 1994. Elle a d’ailleurs hérité du<br />

caractère bien trempé des femmes de cette terre où la fidélité à<br />

Bourguiba, père de l’indépendance en 1956, est encore très vive.<br />

Malgré les voyages et les tournois à l’étranger, c’est à Monastir<br />

qu’Ons Jabeur prend ses quartiers d’hiver pour s’entraîner au<br />

calme dans un environnement qui lui est cher. « Elle a besoin de<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 77


AMBITION<br />

ses racines, la famille est son moteur », explique une cousine. Ses<br />

supporters la donnent déjà gagnante de la première édition du<br />

tournoi féminin Jasmin Open Tunisia – pour lequel elle a grandement<br />

œuvré –, qui se déroulera du 1 er au 9 octobre à Monastir,<br />

qui espère fêter sa championne. La joueuse jubile, elle va jouer<br />

chez elle, parmi les siens.<br />

À cette configuration privilégiée s’est intégré Karim Kamoun,<br />

qu’elle a rencontré au lycée sportif. Depuis, ils cultivent l’art<br />

d’être heureux, affichent une complicité assez rare et ne cachent<br />

pas leur tendresse. Pour lui, la polyglotte, qui passe de l’arabe au<br />

français ou à l’anglais, s’est mise au russe, la langue maternelle<br />

de ce binational. Un choix qui pourrait déplaire, mais pour elle,<br />

c’est une question de cœur et pas de politique. La championne<br />

refuse d’ailleurs d’être instrumentalisée et a été embarrassée en<br />

juillet dernier quand le ministère des Sports et de la Jeunesse a<br />

laissé entendre qu’elle était favorable à l’initiative présidentielle<br />

d’un référendum pour l’adoption d’une nouvelle Constitution<br />

– qui a du reste été validé. Bonne joueuse, elle a néanmoins<br />

accepté le titre de « ministre du Bonheur » que lui donnent les<br />

réseaux sociaux.<br />

Ses victoires, son parcours, son attachement à son pays…<br />

Tout ce qu’elle donne à voir raconte une histoire positive à<br />

laquelle les Tunisiens sont sensibles. Alors qu’ils ignorent tout<br />

du tennis le plus souvent, ils sont néanmoins intarissables sur<br />

Lors de la finale de l’US Open, à New York, le 10 septembre 2022.<br />

Elle a néanmoins<br />

accepté le titre<br />

de « ministre<br />

du Bonheur »<br />

que lui attribuent<br />

les réseaux sociaux.<br />

Ons Jabeur. « Elle a une telle personnalité que je regardais ses<br />

matchs sans connaître les règles du jeu », s’esclaffe un enseignant<br />

universitaire qui commente ses performances avec des jeunes,<br />

dans un café de l’Ariana, avant le démarrage de l’US Open. Pour<br />

les femmes, la championne, fan d’Eminem et de Sade, est une<br />

source d’inspiration : « Elle n’a pas bronché quand des fanatiques<br />

ont fait des remarques sur ses jupes trop courtes sur le terrain ;<br />

c’était la meilleure réaction face à ces tartuffes », expose une<br />

retraitée. À son insu, elle est devenue le symbole d’une forme<br />

de liberté, celle d’une Tunisienne qui gagne, en ayant surmonté<br />

des épreuves tout en conservant sa simplicité. « Finalement, c’est<br />

la fille que tous voudraient avoir, elle représente une émancipation<br />

valorisante de la femme, mais est aussi respectueuse de sa<br />

famille et de la société », avance un communicant.<br />

L’OPINION PUBLIQUE DERRIÈRE ELLE<br />

Ons met un point d’honneur à évoquer la Tunisie à chacune<br />

de ses interventions médiatiques ; pour certains, elle a fait plus<br />

pour la notoriété du pays que le ministère du Tourisme. « Nous<br />

assistons à la plus grande campagne promotionnelle pour la<br />

Tunisie avec cette jeune combattante, persévérante, intelligente,<br />

positive et symbolisant une jeune femme forte », analysait<br />

sur sa page Facebook Hassen Zergouni, patron du cabinet<br />

Sigma Conseil.<br />

Devenue phénomène de société, celle qui estime être redevable<br />

à sa terre natale a été flattée que l’opinion publique la<br />

soutienne sur les réseaux sociaux tant ce qu’elle renvoie de<br />

positif allège le sentiment d’échec qui prévaut en Tunisie. « Elle<br />

ose, n’a pas la grosse tête, fait le tour du monde, rencontre les<br />

plus grands, mais elle reste tunisienne avec une humilité vraiment<br />

touchante », résume l’un de ses supporters. Mal à l’aise<br />

face à cette popularité, la championne préserve sa vie privée,<br />

et ses fans respectent ce choix. À la veille de la demi-finale de<br />

l’US Open, et face au chauvinisme des commentateurs de la télévision<br />

française, ils lui rappelaient : « Caroline Garcia a un pays<br />

derrière elle, tu as un continent. » De quoi retrouver le goût de la<br />

gagne. La Ons-mania est également perceptible avec le nombre<br />

croissant d’inscriptions de jeunes gens aux clubs de tennis.<br />

DESIREE RIOS/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA<br />

78 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


Aux côtés de ses parents, Ridha et Samira, et de son époux et préparateur physique, Karim Kamoun.<br />

FRANCK SEGUIN/PRESSE SPORTS<br />

Symboliquement, ce qui est perçu comme une réussite individuelle<br />

pourrait, à un niveau collectif, redonner à la Tunisie un<br />

tant soit peu de grinta et l’envie de gagner. « Ons est un exemple,<br />

elle démontre que le collectif est gagnant : c’est depuis qu’elle est<br />

en synergie avec son équipe technique qu’elle réalise de meilleures<br />

performances », commentait l’une de ses camarades d’entraînement<br />

du club de Monastir en juillet dernier sur la chaîne<br />

El Watanya. D’autres, très pragmatiques, tentent d’évaluer ses<br />

gains en se disant que le sport à haut niveau rapporte gros en<br />

contrepartie de quelques années de sacrifice. Ils n’ont pas tort :<br />

elle a engrangé près de 4,5 millions de dollars en 2022. De quoi<br />

rendre le tennis très séduisant pour ceux qui confondent sport<br />

avec business, sans tenir compte des efforts à fournir. « Au pire,<br />

je serai entraîneur, ce qui n’est déjà pas si mal », évalue sur les<br />

terrains du club d’El Menzah un adolescent que les parents<br />

poussent vers cette discipline.<br />

Cette mordue de football et indéfectible supportrice du Real<br />

Madrid et de l’Étoile sportive du Sahel a démocratisé le tennis,<br />

notamment féminin, dans les pays maghrébins, où il est considéré<br />

comme une pratique chic, réservée à une élite de la banlieue<br />

nord de Tunis ou des quartiers huppés de Sousse. Personne<br />

n’aurait imaginé qu’un jour, on puisse suivre des tournois du<br />

Grand Chelem dans des cafés populaires. Mais celle qui a montré<br />

de la résilience et travaillé dur pour s’imposer est confrontée à<br />

un défi essentiel : celui de la course contre le temps. Il faut qu’elle<br />

se distingue et se donne toutes les chances d’arracher des titres<br />

qu’elle convoite depuis longtemps. Avec un tempérament fort,<br />

Ons doit se débarrasser de ses réflexes et vieux démons, qui se<br />

manifestent dans certains matchs et la plonge dans une sorte de<br />

passivité : « Elle réagit comme si elle s’étonnait d’être là, comme<br />

si elle considérait qu’elle n’était pas aussi légitime que ses adversaires<br />

», tente d’expliquer dans un groupe Facebook Faten Bouthour,<br />

une spécialiste du comportement. D’ailleurs, à chaque fois<br />

qu’elle a surmonté cette sorte de blocage ces dernières années,<br />

elle a exprimé un tennis flamboyant, créatif et gagnant. De ce<br />

point de vue, elle est très tunisienne dans sa gestion de match :<br />

elle alterne les passages à vide et les moments de grâce, et l’emporte<br />

quand elle ose.<br />

Certains estiment que Ons Jabeur est une gentille et citent les<br />

gestes amicaux ou les petites attentions envers ses adversaires.<br />

Celle qui admire le joueur Andy Roddick doit travailler son mental,<br />

car il est compliqué pour elle de se mettre dans la peau d’une<br />

tueuse. Mais son parcours et sa personnalité racontent l’histoire<br />

d’une championne qui a réussi, sans grands moyens, à la force<br />

de ses poignets et de volonté ; presque un conte moral à contrepied<br />

d’un monde sportif capricieux où l’argent et le vedettariat<br />

priment. « Je veux être moi-même », affirmait-elle aux médias à<br />

l’issue de l’US Open, en promettant de revenir en force. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 79


VIVRE MIEUX<br />

Prenons soin<br />

de nous !<br />

NOTRE CORPS, NOUS L’OUBLIONS TROP SOUVENT,<br />

nous le malmenons, nous lui imposons des nourritures pas toujours<br />

adaptées, et souvent, nous ne l’écoutons pas quand il se manifeste.<br />

Or, notre santé est notre bien le plus précieux. Par bonheur,<br />

on peut agir, en prendre soin et ainsi rester en forme. Le premier<br />

responsable de notre santé, c’est nous. par Annick Beaucousin<br />

Et pourtant, nous ne sommes pas toujours attentifs. Dans certains cas, par négligence, dans<br />

d’autres, par méconnaissance. À cet égard, face au flot d’informations parfois contradictoires<br />

et aux fausses idées qui circulent, nous avons du mal à nous y retrouver. Par exemple, certains<br />

sont influencés par leur patrimoine génétique, plus ou moins bon dans leur famille. Or, il ne<br />

faut pas y accorder plus d’importance que cela ne le mérite. La responsabilité des gènes dans les<br />

variations de la santé et de la longévité est estimée entre 25 % et 30 % seulement. Restent donc<br />

70 % à 75 % pour nous prendre en main. On sait maintenant que l’hygiène de vie (alimentation,<br />

activité physique, sommeil…) influe positivement sur nos gènes, non seulement pour préserver notre santé, mais<br />

aussi pour l’améliorer. Pour vous, voici quelques conseils rassemblés à la lumière des dernières données médicales.<br />

Nous sommes ce que nous mangeons.<br />

Bien s’alimenter dès le plus jeune âge est essentiel. Une bonne alimentation permet de lutter notamment contre<br />

le surpoids, le diabète, les maladies cardiovasculaires. Retenez ces trois conseils essentiels : miser sur la variété ;<br />

privilégier les aliments bruts et peu transformés par rapport aux denrées industrielles ; éviter les excès, notamment<br />

de sel (produits industriels là encore), de sucre et de graisses animales. Oubliez le lait après 20 ans, et hydratez-vous.<br />

Côté menus, on part sur les bases du désormais célèbre régime méditerranéen : consommation importante<br />

de fruits et légumes, légumineuses (lentilles, fèves, pois chiches…) et céréales peu raffinées (pains, pâtes et riz<br />

complets ou semi-complets…), aromates et huile d’olive, poisson (deux à trois fois par semaine), œufs, produits laitiers<br />

de façon modérée, peu de charcuterie, pas trop de viande – et de préférence des viandes blanches (dont la volaille).<br />

N’oublions pas d’augmenter les apports en oméga 3 : ces acides gras polyinsaturés réduisent les<br />

phénomènes inflammatoires et les risques cardiovasculaires, tout en renforçant les capacités cérébrales.<br />

Ils aident à bien vieillir ! Pour optimiser sa consommation, on privilégie les poissons gras (sardine,<br />

saumon, hareng, maquereau…), et on utilise régulièrement de l’huile de colza et de l’huile d’olive.<br />

Certains nutriments ont un effet bénéfique sur la santé et la longévité : le thé vert (qui régule le cholestérol<br />

et la glycémie, lutterait contre les cancers et réduit les pertes de mémoire), le citron (excellent pour l’équilibre acidobasique),<br />

le curcuma, les myrtilles, le romarin, les choux de toutes sortes, les légumes à feuilles vertes et colorées,<br />

le saumon… Et avis aux amateurs de tisanes : préférez-les au petit verre d’alcool. La camomille et la citronnelle ont<br />

un effet anti-inflammatoire et favorisent la digestion. Les boissons sucrées sont à limiter, un verre par jour maximum.<br />

Et chaque fois que l’on peut, évitons les dîners tardifs et essayons de respecter un jeûne de 12 heures entre le dîner<br />

et le petit-déjeuner. Cela aiderait l’organisme à éliminer les toxines, et donc à lutter contre les maux qui en découlent.<br />

80 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


L’activité physique, un vrai médicament.<br />

Ce serait même un médicament ultra-puissant, tant le mouvement est bon pour la santé !<br />

L’activité physique combat la prise de poids, le diabète, l’hypertension artérielle. Quand on<br />

bouge, le muscle cardiaque se développe, le système cardiovasculaire augmente le diamètre<br />

des artères, ce qui facilite la circulation du sang. De plus, les parois artérielles produisent<br />

alors des substances aidant à dissoudre les caillots sanguins. De leur côté, les muscles qui se<br />

contractent libèrent dans le sang des molécules qui diminuent le niveau d’inflammation de<br />

l’organisme, inflammation pouvant être à l’origine de maladies. L’activité physique aurait<br />

aussi des effets anti-cancer (notamment du sein, du côlon, du poumon, de la prostate).<br />

Si elle procure un sentiment de bien-être, nombre de recherches ont aussi mis en<br />

avant ses effets sur le cerveau, avec des résultats sur le sommeil, l’anxiété, le déclin<br />

cognitif et le risque de maladie d’Alzheimer. Elle protégerait également contre la<br />

dépression (et aiderait à en guérir). Mais pas besoin d’être marathoniens : 30 minutes<br />

par jour d’activité modérée (marche rapide, vélo…) font déjà beaucoup de bien.<br />

Sommeil réparateur et zen attitude.<br />

Le manque chronique de sommeil augmente le risque de maladies (hypertension, diabète), de surpoids, diminue<br />

les défenses immunitaires, favorise les troubles anxieux et dépressifs, et même la maladie d’Alzheimer. Il entraîne<br />

la formation de radicaux libres, entretient des phénomènes inflammatoires risquant d’être à l’origine de maladies,<br />

comme nous l’avons dit plus haut. Or, le rythme de notre vie quotidienne – avec un certain stress, des écrans qui nous<br />

enlèvent 1 heure à 1 h 30 de sommeil, un contexte quelque peu morose, des difficultés – agresse notre corps.<br />

Il faut avoir des nuits de 7 à 8 heures (dont nous avons pleinement besoin) et dormir dans le noir complet : on<br />

sécrète ainsi plus de mélatonine, hormone essentielle pour de bonnes nuits. Le corps et l’esprit ne font qu’un. Apprendre<br />

à se réserver un peu de temps pour décompresser : prendre soin de soi, s’apaiser intérieurement, c’est indispensable<br />

pour une bonne santé ! Les moments de détente, le yoga et la méditation apportent calme et sérénité au cerveau.<br />

Allô docteur !<br />

Pour nos enfants, nous programmons régulièrement des contrôles des yeux, des dents, de<br />

leur croissance… Mais nous, adultes, avons tendance à oublier. Si habituellement, nous<br />

consultons devant tout symptôme ou trouble nouveau, nous avons tendance à oublier le<br />

dépistage. Et pourtant, de nombreuses affections courantes s’installent à bas bruit.<br />

À commencer par notre tension artérielle, qu’il faut vérifier au moins une fois<br />

par an. Cela peut se faire à domicile avec un tensiomètre et une application gratuite<br />

(telle SuiviHTA). L’hypertension (14/9 et plus) est une maladie fréquente, et les<br />

populations à la peau noire y sont davantage sujettes : les artères se rigidifient,<br />

vieillissent prématurément, ce qui expose à des accidents cardiovasculaires. Les<br />

contrôles sanguins du cholestérol et de la glycémie sont également indispensables,<br />

et c’est le médecin traitant qui en fixe le rythme en fonction des facteurs de risque.<br />

À partir de 50 ans, même si tout va bien, on renforce la surveillance : visite<br />

annuelle chez le généraliste, le gynécologue, l’urologue et le gastro-entérologue,<br />

dépistage des cancers (sein, côlon, vessie…) et des maladies cardiovasculaires. Et<br />

on n’oublie pas l’ophtalmologue tous les deux à trois ans : cela permet de détecter un<br />

début de glaucome ou de macula. Ni le dentiste : l’état des gencives peut se dégrader,<br />

et des bactéries s’infiltrant augmentent le risque de maladie cardiovasculaire.<br />

Prenez soin de vous ! ■<br />

J’aime<br />

mon cœur<br />

INFARCTUS, INSUFFISANCE CARDIAQUE,<br />

ARYTHMIE… seront soignés grâce à nos<br />

cellules souches : récupérées via une simple<br />

prise de sang, elles sont démultipliées dans<br />

un automate, puis injectées en une fois dans<br />

les tissus du cœur à régénérer. En quelques<br />

mois, le muscle cardiaque retrouve sa<br />

fonctionnalité. On évite ainsi des traitements<br />

lourds, et parfois une greffe de cœur…<br />

C’est la révolution qui vient d’être annoncée<br />

au cours de la Journée mondiale du cœur<br />

le 29 septembre, et c’est en cours<br />

d’essais cliniques en Europe.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 81


BUSINESS<br />

Interview<br />

Cédric Philibert<br />

Flutterwave<br />

dans la tempête<br />

Des appels d’offres<br />

pour le pétrole et le gaz de RDC<br />

La course<br />

à l’hydrogène<br />

vert<br />

Face à l’urgence climatique, les projets de production foisonnent<br />

du Maroc à l’Afrique du Sud, en passant par Djibouti.<br />

Le continent dispose des ressources nécessaires pour devenir<br />

un acteur majeur dans ce secteur novateur. par Cédric Gouverneur<br />

L’hydrogène. C’est l’une des<br />

solutions les plus prometteuses<br />

pour assurer la transition<br />

énergétique vers une économie<br />

mondiale libérée des émissions<br />

de carbone, et limiter au maximum le<br />

réchauffement climatique. À la condition<br />

impérative que l’extraction du dihydrogène<br />

(H 2<br />

) par électrolyse s’effectue non pas avec des<br />

énergies fossiles, mais au moyen d’énergies<br />

renouvelables ! C’est ce que l’on dénomme<br />

« hydrogène vert » (propre), par opposition<br />

à « hydrogène gris » (émetteur de CO 2<br />

) [voir<br />

l’interview de Cédric Philibert pages suivantes]. Cet<br />

élément, qui est le plus répandu sur Terre – il est<br />

présent dans chaque molécule d’eau –, peut<br />

être employé pour l’industrie, dans les engrais<br />

et les transports. Deux premières voitures<br />

à hydrogène (la Toyota Mirai et la Hyundai<br />

Nexo, encore très onéreuses) sont sur le marché.<br />

À Paris, la société Hype, qui fait rouler des<br />

taxis à hydrogène depuis 2015, ambitionne de<br />

déployer une flotte de près de 10 000 véhicules<br />

pour les Jeux olympiques de 2024.<br />

Le transport aérien – pointé du doigt pour<br />

ses rejets de CO 2<br />

– travaille aussi à développer<br />

ses avions. Airbus planche ainsi sur une « aile<br />

volante » de 100 mètres d’envergure, qui ne<br />

rejetterait que de la vapeur d’eau : l’appareil<br />

compenserait sa vitesse laborieuse (prévoir une<br />

quinzaine d’heures pour un vol transatlantique<br />

en 2035, contre sept aujourd’hui avec un<br />

long-courrier fonctionnant au kérosène…)<br />

par un confort accru, digne d’un paquebot<br />

de croisière. Idéalement, l’aviation commerciale<br />

pourrait se trouver décarbonée vers 2050 !<br />

SHUTTERSTOCK<br />

82 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


Idéalement, l’aviation<br />

commerciale pourrait se trouver<br />

décarbonée vers 2050 !<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 83


BUSINESS<br />

Le nouveau contexte géopolitique<br />

accroît également l’appétence<br />

pour l’hydrogène : depuis le début<br />

de la guerre en Ukraine en février,<br />

les Occidentaux explorent toutes<br />

les pistes pour s’affranchir du gaz et<br />

du pétrole du Kremlin… Or, l’Europe n’a<br />

ni l’ensoleillement, ni le vent, ni même<br />

les surfaces suffisantes pour produire<br />

assez d’hydrogène afin de répondre<br />

à ses besoins. À l’inverse, l’Afrique<br />

dispose de déserts côtiers où installer<br />

des usines de dessalement d’eau de<br />

mer, d’un ensoleillement record pour<br />

charger les panneaux photovoltaïques,<br />

et de grands espaces peu peuplés<br />

pour dresser des parcs solaires et<br />

éoliens (du fait de la forte densité de<br />

population en Europe, l’esthétisme des<br />

installations d’énergie renouvelable<br />

commence à faire débat…).<br />

En mai, six pays du continent<br />

(le Maroc, l’Égypte, la Mauritanie,<br />

l’Afrique du Sud, la Namibie et le<br />

Kenya) ont ainsi formé l’Africa Green<br />

Hydrogen Alliance. Lors du World<br />

Power-to-X Summit, organisé en juin<br />

dernier à Marrakech par l’Institut de<br />

recherche en énergie solaire et énergies<br />

nouvelles (IRESEN), en partenariat<br />

avec l’Université Mohammed IV<br />

Polytechnique, le Maroc a d’ailleurs<br />

confirmé son ambition de produire<br />

de l’hydrogène dès 2025, avec des<br />

partenaires allemands et néerlandais.<br />

Alger – sur fond de rivalité<br />

avec Rabat – n’est pas<br />

en reste : plusieurs<br />

responsables ont réitéré<br />

dans les médias l’intérêt<br />

du pays pour cette filière.<br />

L’Égypte a, elle, signé<br />

un protocole d’accord<br />

avec l’Arabie saoudite<br />

et la société Alfanar (qui dispose<br />

de panneaux solaires dans la région<br />

d’Assouan) pour un mégaprojet de<br />

3,5 milliards de dollars, afin de<br />

produire de l’ammoniac vert et de<br />

l’hydrogène. Quant à la Mauritanie,<br />

elle a conclu fin mai un accord-cadre<br />

avec le groupe australien CWP Global,<br />

l’un des leaders de l’énergie solaire<br />

sur l’île-continent : baptisé AMAN,<br />

Grandement désertique et bordée par l’Atlantique, la Namibie est sur les rangs.<br />

Le nouveau<br />

contexte<br />

géopolitique<br />

accroît aussi<br />

l’appétence pour<br />

cet élément.<br />

ce mégaprojet de 18 gigawatts (GW)<br />

d’énergie éolienne et 12 GW d’énergie<br />

solaire devrait produire, d’ici 2030, par<br />

dessalement puis électrolyse de l’eau de<br />

mer, 10 millions de tonnes d’ammoniac<br />

ou 1,7 million de tonnes d’hydrogène<br />

dans les régions de Dakhlet<br />

Nouâdhibou et d’Inchiri. À l’autre bout<br />

du continent, l’Afrique du<br />

Sud – important pollueur<br />

en raison de ses centrales<br />

à charbon – entend<br />

employer l’hydrogène<br />

afin de décarboner<br />

son économie. Avec<br />

des partenaires publics<br />

et privés allemands,<br />

Pretoria veut ouvrir, dans la province<br />

du Cap-Nord, une usine de 10 GW<br />

afin de produire un demi-million<br />

de tonnes d’hydrogène par an d’ici<br />

2030, à un coût compétitif estimé<br />

à 1,60 dollar le litre. Qui plus est,<br />

le géant minier d’Afrique australe<br />

est le premier producteur mondial<br />

de platine : or, ce métal rare à l’échelle<br />

mondiale entre, avec le cuivre, dans<br />

la fabrication des électrodes afin<br />

de procéder à l’électrolyse de l’eau.<br />

Grandement désertique et bordée par<br />

l’Atlantique, la Namibie – qui achète<br />

la majeure partie de son électricité<br />

à son voisin sud-africain – mise<br />

aussi sur l’hydrogène : à l’exemple<br />

de la Mauritanie, elle veut installer<br />

des usines de dessalement, alimentées<br />

en électricité par des panneaux<br />

photovoltaïques, puis électrolyser cette<br />

eau pour en extraire le dihydrogène.<br />

Le consortium franco-allemand Hyphen<br />

Hydrogen Energy va ériger sur la côte,<br />

à Tsau Khaeb, un complexe industriel<br />

de près de 10 milliards de dollars,<br />

qui pourrait dès 2026 produire 2 GW,<br />

puis 5 GW d’énergies renouvelables<br />

(éolien et solaire), et 300 000 tonnes<br />

d’hydrogène et d’ammoniac, dont<br />

une partie pourrait être exportée<br />

ALAMY<br />

MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


ALAMY - SHUTTERSTOCK<br />

à travers le monde via le port voisin<br />

de Lüderitz. Les autorités de Windhoek<br />

espèrent ainsi créer 18 000 emplois<br />

directs, dont 3 000 permanents.<br />

Quant au Kenya, la secrétaire d’État<br />

à l’Énergie Monica Juma a affirmé<br />

en juillet l’objectif du pays d’atteindre<br />

la neutralité carbone dès 2030,<br />

notamment grâce à l’hydrogène.<br />

Du côté de Djibouti – pas encore<br />

membre de l’Africa Green Hydrogen<br />

Alliance –, un accord-cadre a été<br />

conclu en juillet dernier avec le<br />

groupe australien Fortescue Future<br />

Industries afin de produire de<br />

l’hydrogène et de l’ammoniac à partir<br />

d’énergies renouvelables (solaire,<br />

éolien et géothermie), à Obock et au<br />

nord-Ghoubet. L’État pivot de la Corne<br />

de l’Afrique, qui importe la majeure<br />

partie de son électricité, entend devenir<br />

autosuffisant, avec 100 % d’électricité<br />

renouvelable : « Djibouti ne veut pas<br />

manquer ce moment historique où<br />

l’hydrogène vert devient le carburant<br />

de la transition énergétique », a déclaré<br />

en juillet le ministre de l’Énergie et des<br />

Ressources naturelles Yonis Ali Guedi.<br />

Mais l’Afrique n’est pas la seule<br />

à s’intéresser à sa production. En<br />

Amérique du Sud, le Chili – avec<br />

son désert côtier et un solide secteur<br />

industriel… – est logiquement sur les<br />

rangs. Et surtout, les pays du Golfe, qui<br />

voient leurs bénéfices exploser depuis<br />

l’invasion russe, en raison de l’envolée<br />

des prix pétroliers, entendent réinvestir<br />

une partie de cette gigantesque manne<br />

(1 300 milliards de dollars attendus<br />

d’ici 2026 !) dans leur propre transition<br />

énergétique, et notamment dans des<br />

usines d’hydrogène. L’Arabie saoudite,<br />

les Émirats arabes unis et leur grand<br />

rival, le Qatar, sont en compétition<br />

pour s’imposer comme leader du secteur<br />

dans les toutes prochaines années. La<br />

course à l’hydrogène démarre à peine,<br />

et la concurrence sera rude. ■<br />

LES CHIFFRES<br />

56 % des commerces<br />

et des entreprises du Kenya<br />

préfèrent que leurs clients<br />

paient avec leur téléphone<br />

(contre 14 % au Nigeria<br />

et 7 % en Afrique du Sud),<br />

selon VISA. Avec M-Pesa,<br />

le pays est depuis 2007<br />

le pionnier mondial<br />

du paiement mobile.<br />

2,7 MILLIARDS<br />

DE DOLLARS,<br />

C’EST LA SOMME LEVÉE<br />

PAR LES START-UP<br />

AFRICAINES LES CINQ<br />

PREMIERS MOIS DE 2022,<br />

CONTRE 1,2 MILLIARD<br />

LORS DE LA MÊME<br />

PÉRIODE EN 2021.<br />

23 prêts<br />

contractés<br />

par 17 pays africains<br />

ont été annulés<br />

par la Chine, montrée<br />

du doigt pour creuser<br />

la dette du<br />

continent.<br />

10 MILLIARDS<br />

DE FRANCS CFA,<br />

C’EST LE MONTANT<br />

DES IMPÔTS PAYÉS<br />

VIA LES TÉLÉPHONES<br />

DES CONTRIBUABLES<br />

AU CAMEROUN<br />

EN 2021.<br />

19,6 %,<br />

tel était le montant<br />

de l’inflation<br />

en juillet dernier<br />

au Nigeria.<br />

Le plus haut niveau<br />

depuis 2005.<br />

23 300 tonnes de blé ukrainien<br />

ont débarqué le 30 août à Djibouti.<br />

Une première depuis le début<br />

du conflit entre la Russie et l’Ukraine<br />

en février dernier.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 85


BUSINESS<br />

Cédric Philibert<br />

CHERCHEUR ASSOCIÉ À L’INSTITUT FRANÇAIS DES RELATIONS INTERNATIONALES (IFRI)<br />

« Nous en sommes<br />

encore aux prémices »<br />

Partout sur le globe se développent des mégaprojets<br />

autour de l’hydrogène propre. Mais l’exploiter<br />

de façon rentable s’avère encore complexe, nous<br />

explique Cédric Philibert, analyste de l’énergie<br />

et du climat. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />

AM : Il y a deux catégories d’hydrogène,<br />

le vert et le gris. Qu’est-ce qui les différencie ?<br />

Cédric Philibert : L’hydrogène vert est produit par<br />

l’électrolyse de l’eau à partir d’énergies renouvelables<br />

[donc sans rejets carbonés, ndlr]. Le gris est quant<br />

à lui produit par « reformage » vapeur du gaz naturel<br />

à 800 degrés, ou par oxydation partielle du charbon.<br />

Une réaction chimique se produit : le méthane et l’eau<br />

vont produire de l’hydrogène… mais aussi du dioxyde<br />

de carbone (CO 2<br />

). Ce processus engendre donc des<br />

rejets carbonés en tant que matières premières, en plus<br />

des rejets résultant de la combustion du gaz naturel,<br />

qui fournit son énergie au procédé. Cet hydrogène gris<br />

dégage 800 millions de tonnes de CO 2<br />

par an dans le<br />

monde ! Il faudra donc soit le décarboner – c’est ce que l’on<br />

dénomme « hydrogène bleu », fabriqué à partir d’énergie<br />

fossile, mais dont on capture le CO 2<br />

émis lors de son<br />

élaboration –, soit le remplacer par de l’hydrogène vert.<br />

Le gris domine-t-il encore le marché ?<br />

Le vert reste en effet pour le moment très marginal.<br />

Les gros projets demeurent théoriques. L’hydrogène connaît<br />

un regain d’intérêt depuis la COP21 [qui s’est déroulée<br />

à Paris en décembre 2015, ndlr], lorsque l’on a envisagé<br />

de se diriger vers zéro émission nette de gaz à effet de<br />

serre, supposant de diviser les émissions par quatre, six<br />

ou huit. Cela change la donne : avant 2015, on envisageait<br />

surtout de décarboner le secteur de la production<br />

électrique. Il s’agit désormais d’aller beaucoup plus loin,<br />

de décarboner l’industrie, les transports… Cela implique<br />

de remplacer l’hydrogène gris par le vert – et dans<br />

certaines situations, de l’utiliser aussi comme vecteur<br />

d’énergie. La Namibie table sur 5 GW de solaire et d’éolien,<br />

dont 2 GW d’hydrogène produit par électrolyse.<br />

Depuis quand s’y intéresse-t-on ?<br />

L’idée d’utiliser l’hydrogène comme énergie est<br />

ancienne ! Son parcours rappelle celui du photovoltaïque :<br />

l’idée d’utiliser l’énergie solaire remonte au début du<br />

XX e siècle – Albert Einstein avait déjà étudié la question –,<br />

mais la première cellule photovoltaïque n’est apparue qu’en<br />

1954. Car pendant des décennies, l’énergie solaire coûtait<br />

trop cher et le processus n’était donc guère rentable – sauf<br />

en ce qui concerne des lieux trop isolés pour être raccordés<br />

au réseau électrique classique. Il a donc fallu attendre<br />

que le photovoltaïque soit subventionné par les pouvoirs<br />

publics pour que se crée, enfin, un effet d’entraînement :<br />

ces quinze dernières années, le coût du mégawattheure a<br />

été divisé par 10 ! On verra peut-être le même phénomène<br />

avec l’électrolyse productrice de dihydrogène. Mais nous<br />

en sommes encore aux prémices. L’avion à hydrogène volera<br />

en 2035… si tout va bien. À ce rythme, la flotte aérienne<br />

ne sera remplacée que vers 2050, quand la bataille contre le<br />

réchauffement climatique risque d’être déjà bien engagée.<br />

DR<br />

86 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


SHUTTERSTOCK<br />

L’hydrogène pourrait-il devenir le pétrole de demain ?<br />

Je ne pense pas. À mon sens, il sera seulement utilisé<br />

pour les engins ne pouvant fonctionner avec des batteries<br />

électriques classiques, qui demeurent beaucoup plus<br />

efficaces. Car l’hydrogène nécessite beaucoup d’énergie<br />

pour sa compression, son transport… Il sera davantage<br />

utilisé par l’industrie. On peut l’employer pour produire<br />

des engrais azotés, raffiner<br />

les produits pétroliers,<br />

ou dans le domaine<br />

de la sidérurgie lors de<br />

la réduction du minerai<br />

de fer (afin d’en retirer<br />

l’oxygène, qui l’oxyde).<br />

Aujourd’hui, ces processus<br />

industriels sont accomplis<br />

avec du gaz ou du charbon :<br />

on pourrait les effectuer<br />

avec de l’hydrogène.<br />

Il permet également<br />

de stocker de l’électricité.<br />

En ce qui concerne les<br />

transports, on ne sait<br />

pas électrifier les tankers<br />

ou les supercontainers :<br />

les longues liaisons<br />

maritimes demeurent en<br />

effet hors de portée des<br />

batteries électriques, car<br />

elles occuperaient les trois<br />

quarts de la surface du<br />

navire ! Afin de remplacer<br />

le gazole, on recherche<br />

un combustible à base<br />

d’hydrogène, comme<br />

l’ammoniac (composé<br />

d’azote et d’hydrogène).<br />

Dans les avions, il faudrait<br />

associer l’hydrogène vert<br />

avec du carbone, et c’est<br />

L’Union<br />

européenne<br />

connaît des<br />

conditions moins<br />

favorables à son<br />

exploitation<br />

que l’Afrique.<br />

pour le moment très compliqué. Mais en ce qui concerne<br />

le train, les batteries électriques feraient cela aussi bien.<br />

C’est l’élément le plus répandu sur terre.<br />

Oui, mais qu’il soit si répandu n’est pas le problème, car le<br />

dihydrogène utilisé à des fins industrielles n’existe pas à l’état<br />

naturel, ou alors seulement en petites quantités. L’extraire<br />

depuis l’eau, puis le stocker, exige beaucoup d’énergie.<br />

Cette dépense énergétique pèse fortement sur le rendement<br />

de l’hydrogène. Ainsi, il ne pourra pas être utilisé pour<br />

le chauffage, car il ne serait absolument pas rentable.<br />

Quel rôle peut jouer le vert sur le continent ?<br />

En Namibie, un important investissement dans l’éolien<br />

et le solaire peut profiter au pays, afin de décarboner<br />

l’électricité existante, de s’affranchir des centrales à charbon<br />

sud-africaines, puis d’exporter le surplus d’électricité<br />

Le H 2<br />

n’existant pas à l’état naturel, l’extraire<br />

depuis l’eau, puis le transformer et le stocker<br />

nécessite beaucoup d’énergie.<br />

produit sous forme d’ammoniac, et de dessaler l’eau de<br />

mer pour la rendre potable. Le Maroc – grand producteur<br />

d’ammoniac – s’y intéresse également beaucoup. Surtout,<br />

il se trouve suffisamment proche de l’Europe pour pouvoir<br />

envisager de l’exporter par pipeline. La Mauritanie a<br />

quant à elle signé un protocole d’accord avec une société<br />

australienne. À noter que certains pays ont, au cours<br />

du XX e siècle, produit de l’hydrogène par électrolyse à partir<br />

de barrages hydroélectriques, comme l’Égypte avec le<br />

barrage d’Assouan. Mais ces électrolyseurs géants ont,<br />

pour la plupart, été abandonnés dans les années 1990,<br />

au profit du gaz et du pétrole… L’Union européenne,<br />

de son côté, connaît des conditions moins favorables à<br />

l’exploitation de l’hydrogène que l’Afrique (ensoleillement,<br />

vent, surfaces disponibles…) : elle pourrait donc importer<br />

l’hydrogène du continent, mais probablement pas<br />

sous forme de dihydrogène. Plutôt des matériaux déjà<br />

partiellement transformés avec de l’hydrogène. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 87


Flutterwave<br />

dans la tempête<br />

La société nigériane de solutions de paiement,<br />

plus importante start-up africaine,<br />

vise Wall Street. Mais diverses accusations<br />

perturbent son introduction en Bourse.<br />

La licorne prépare activement son entrée au<br />

Nasdaq. Ci-dessus, son PDG, Olugbenga Agboola,<br />

accusé de « comportements inappropriés ».<br />

Il y a quelques mois encore,<br />

tout souriait à Flutterwave :<br />

après une levée de fonds de<br />

170 millions de dollars en<br />

mars 2021 pour faciliter son accès au<br />

marché nord-africain, puis une autre<br />

de 250 millions en février dernier pour<br />

développer ses activités, la fintech<br />

nigériane a atteint une valorisation de<br />

3 milliards de dollars. « Nos solutions<br />

sont utilisées dans le monde entier pour<br />

connecter les Africains au monde et<br />

le monde aux Africains », se félicitait<br />

son PDG de 38 ans, Olugbenga<br />

Agboola (surnommé GB). Créée<br />

en 2016, la start-up de solutions de<br />

paiement et de transferts revendique<br />

1 million d’entreprises clientes dans<br />

34 pays africains et 200 millions<br />

de transactions pour un montant de<br />

16 milliards de dollars, en association<br />

avec des partenaires comme PayPal,<br />

MTN et Airtel Africa. « Une plate-forme<br />

qui simplifie les paiements pour<br />

tous… Ce n’est pas la taille de<br />

l’entreprise qui compte, mais la<br />

taille de l’ambition : les entreprises<br />

ambitieuses de toutes tailles comptent<br />

sur Flutterwave pour développer leurs<br />

activités partout », explique son site<br />

francophone. La société, l’une des<br />

rares licornes (start-up pesant plus<br />

de 1 milliard de dollars) africaines,<br />

a ouvert des bureaux à San Francisco<br />

et débauché deux vétérans de la haute<br />

finance états-unienne (un ex-directeur<br />

de Goldman Sachs, Gurbhej Dhillon,<br />

et l’ex-vice-président d’American<br />

Express, Oneal Bhambani). Elle<br />

prépare activement son entrée<br />

au Nasdaq, le marché boursier des<br />

valeurs technologiques de Wall Street.<br />

SHUTTERSTOCK - FLUTTERWAVE<br />

88 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


MARTA NASCIMENTO/REA<br />

Mais depuis avril, Olugbenga<br />

Agboola doit affronter une série<br />

d’accusations de harcèlement moral<br />

et sexuel, relayées par le média<br />

d’investigation nigérian West Africa<br />

Weekly. D’anciennes collaboratrices<br />

l’accusent de « comportements<br />

inappropriés ». En outre, avec l’autre<br />

cofondateur de Flutterwave, Adeleke<br />

Adekoya, ils auraient utilisé leurs<br />

actifs au sein de la banque nigériane<br />

Access Bank afin de financer leur<br />

start-up, ce que le média qualifie<br />

de « délit d’initié ». D’anciens salariés<br />

attaquent même en justice la fintech,<br />

l’accusant de manquements dans<br />

ses rémunérations en actions. Des<br />

soupçons qui auraient déclenché<br />

une enquête du gendarme de la<br />

Bourse américaine, la Securities<br />

and Exchange Commission (SEC).<br />

Surtout, depuis juillet, la justice<br />

kenyane a gelé plus de 50 millions<br />

de dollars d’avoirs appartenant à<br />

Flutterwave, estimant que la société<br />

opère « sans licence » dans le pays.<br />

L’Asset Recovery Agency (ARA)<br />

l’accuse même de « blanchiment ».<br />

Cette dernière dénonce une<br />

« campagne de dénigrement »<br />

visant à saper son introduction<br />

en Bourse et promet des poursuites<br />

contre West Africa Weekly.<br />

De son côté, la Banque centrale<br />

du Nigeria a, le 1 er septembre dernier,<br />

octroyé à la licorne nationale la<br />

Switching and Processing License,<br />

depuis longtemps convoitée :<br />

elle lui permettra d’opérer dans le<br />

pays des transactions électroniques<br />

sans intermédiaires spécialisés. Ce<br />

coup de pouce suffira-t-il à rassurer<br />

les marchés ? « Je ne crois pas que<br />

les marchés internationaux soient<br />

prêts pour une introduction en<br />

Bourse de Flutterwave », confiait<br />

en août un investisseur africain<br />

anonyme à l’agence Bloomberg. ■<br />

Greenpeace craint de graves<br />

conséquences sur la biodiversité<br />

et le climat. Ici, un village au bord<br />

du fleuve Lukenie, à l’est du pays.<br />

Des appels d’offres pour<br />

le pétrole et le gaz de RDC<br />

L’inquiétude grandit chez les écologistes – mais aussi<br />

les USA –, qui redoutent des atteintes à l’environnement.<br />

Kinshasa a lancé fin juillet<br />

des appels d’offres pour<br />

l’exploration et l’exploitation<br />

de 27 blocs pétroliers et<br />

de trois blocs gaziers – deux fois plus<br />

que prévu –, portant sur des réserves<br />

estimées à 22 milliards de barils de brut<br />

et 66 milliards de mètres cubes de gaz.<br />

Il faut « mettre notre potentiel de<br />

ressources au service de notre pays », a<br />

commenté le président Félix Tshisekedi,<br />

alors que la République démocratique<br />

du Congo (RDC) est souvent qualifiée<br />

de « scandale géologique » et que<br />

la population subit des pénuries<br />

de carburant. Les défenseurs de<br />

l’environnement, dont Greenpeace,<br />

redoutent de graves conséquences sur<br />

la biodiversité et le climat, notamment<br />

dans la région de la Cuvette centrale,<br />

un écosystème riche en tourbières, qui<br />

ont la faculté de piéger naturellement<br />

du dioxyde de carbone, l’empêchant<br />

ainsi de contribuer au réchauffement<br />

climatique. L’Institut congolais pour<br />

la conservation de la nature (ICCN)<br />

se veut rassurant, promettant de<br />

« tracer des frontières communes »<br />

avec ses « collègues des hydrocarbures ».<br />

Le 9 août dans la capitale, le secrétaire<br />

d’État américain Antony Blinken n’a<br />

pas caché son inquiétude, demandant<br />

des « études préalables d’impact<br />

environnementales ». Félix Tshisekedi<br />

a alors assuré que la RDC continuerait<br />

d’être un « pays solution dans la lutte<br />

contre le réchauffement climatique ».<br />

Kinshasa et Washington prévoient<br />

de mettre en place ensemble un<br />

« groupe de travail » sur la question<br />

des impacts environnementaux de<br />

l’exploitation des ressources fossiles. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022 89


LES 20 QUESTIONS<br />

Philomé Robert<br />

Le premier roman du JOURNALISTE<br />

HAÏTIEN explore les tourments<br />

amoureux et existentiels de son héros,<br />

au gré de ses pérégrinations entre<br />

la Caraïbe, le Sénégal et la France.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

1 Votre objet fétiche ?<br />

Aucun.<br />

2 Votre voyage favori ?<br />

La première fois que j’ai quitté Haïti pour<br />

aller à Washington, suivre le déroulement<br />

du processus électoral. C’était émouvant<br />

d’être au cœur du pouvoir américain, lequel<br />

dicte ce qui se passe dans mon pays…<br />

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />

Le Bénin, pour présenter mon roman et préparer<br />

les 72 heures du livre de Conakry 2023 :<br />

le Bénin et Haïti seront les invités d’honneur.<br />

4 Ce que vous emportez toujours<br />

avec vous ?<br />

Un carnet de notes pour consigner<br />

mes idées littéraires.<br />

5 Un morceau de musique ?<br />

« Boukan Tou Limin » du groupe haïtien Boukan<br />

Ginen. Une reconnexion avec la musicalité du pays.<br />

6 Un livre sur une île déserte ?<br />

Gouverneurs de la rosée, de Jacques Roumain.<br />

Il dit l’essence de Haïti, son passé, son présent,<br />

ce qu’il peut et doit être, son idéal, son projet.<br />

Chaque lecture est une épiphanie.<br />

7 Un film inoubliable ?<br />

Titanic de James Cameron,<br />

et Malcolm X, de Spike Lee.<br />

Vagabondages<br />

éphémères,<br />

Caraïbéditions,<br />

176 pages, 17,30 €.<br />

8 Votre mot favori ?<br />

Believe, « croire » en anglais. Pas dans le sens<br />

religieux mais dans celui de l’espérance.<br />

9 Prodigue ou économe ?<br />

Économe. Je pense à l’avenir. Pour financer<br />

ma retraite, et assumer mes responsabilités<br />

envers ma famille, mes parents.<br />

10 De jour ou de nuit ?<br />

De nuit ! Je me sens dans mon élément,<br />

l’espace m’appartient, je peux faire ce que<br />

je veux. J’ai une détestation pour le jour.<br />

11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />

coup de fil ou lettre ?<br />

Facebook pour relayer mon travail de journaliste, mes<br />

actualités littéraires. E-mails et coups de fil aussi, mais<br />

je refuse l’injonction à répondre quand on est sollicités.<br />

12 Votre truc pour penser à autre chose,<br />

tout oublier ?<br />

Le cinéma. Je peux voir trois films à la suite.<br />

13 Votre extravagance favorite ?<br />

Les voitures neuves, pour des raisons pratiques.<br />

Je n’aime pas l’idée qu’un véhicule tombe en rade.<br />

14 Ce que vous rêviez d’être<br />

quand vous étiez enfant ?<br />

Je n’avais pas de rêve particulier. Plus tard, j’ai voulu<br />

être ingénieur industriel, pour bâtir des usines.<br />

15 La dernière rencontre qui vous<br />

a marqué ?<br />

Joseph Djogbenou, ex-ministre béninois de la Justice,<br />

à l’origine du nouveau Code pénal de son pays.<br />

16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />

de résister ?<br />

Une idée, un projet en lien avec Haïti, lequel est une<br />

obsession, teintée d’impuissances. Ce pays a sombré.<br />

Le remettre à flot est l’aventure de plusieurs vies…<br />

17 Votre plus beau souvenir ?<br />

Mon premier jour d’école, avec ma grande sœur.<br />

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />

Haïti. Hélas, c’est impossible aujourd’hui.<br />

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />

De promettre à l’aimée une vie<br />

d’espérance et d’équilibre.<br />

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne<br />

de vous au siècle prochain ?<br />

Que j’ai profondément aimé Haïti. ■<br />

ELYAAS EHSAS - DR<br />

90 AFRIQUE MAGAZINE I 433 – OCTOBRE 2022


RABAT 2022

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