Algérie, les oubliés du 19 mars 1962
- Page 4 and 5: Notre catalogue est consultable à
- Page 6 and 7: À Pascale et Matthias
- Page 8 and 9: Soldat Michel ChombeauRené-Claude
- Page 10 and 11: IL Y AVAIT EU L’ESPOIRLes rétice
- Page 12 and 13: Le 15 avril 1958, le gouvernement d
- Page 14 and 15: Landowski, symbolise la fraternité
- Page 16 and 17: Avec les généraux qui m’entoure
- Page 18 and 19: Dans le numéro du 2 décembre 1957
- Page 20 and 21: Bône à son tour crie aujourd’hu
- Page 22 and 23: La confiance que la population mani
- Page 24 and 25: mitraillette. Seule Jeannine Monner
- Page 26 and 27: Commandée par l’aspirant Hervé
- Page 28 and 29: Un troisième engin, apporté par u
- Page 30 and 31: cheveux teints en blond, se dirigen
- Page 32 and 33: politiquement dans les cœurs. Aucu
- Page 34 and 35: 15. Considéré comme le père du n
- Page 36 and 37: 4« L’Algérie est perdue. L’Al
- Page 38 and 39: Français à part entière et que l
- Page 40 and 41: pour les y reprendre à l’occasio
- Page 42 and 43: 21 décembre 1958. Conformément à
- Page 44 and 45: « Le cycle infernal du colonialism
- Page 46 and 47: À propos du FLN :« Je n’ai pas
- Page 48 and 49: En conclusion :« Si nous perdions
- Page 50 and 51: elles respecteraient la liberté et
Notre catalogue est consultable à l’adresse suivante :
www.editionsarchipel.com
Pour être tenu au courant de nos nouveautés :
www.facebook.com/larchipel
E-ISBN : 9782809826289
Copyright © L’Archipel, 2019.
Du même auteur
Rescapés d’Auschwitz, L’Archipel, 2015.
Pieds-noirs, les bernés de l’Histoire, L’Archipel, 2014.
Vel’ d’Hiv, 16 juillet 1942, L’Archipel, 2012.
Les larmes de la rue des Rosiers, Éditions des Syrtes, 2010.
Un temps pour danser, Éditions du Rocher, 2007.
Quinquas, les parias de l’emploi, Belfond, 2006.
Je veux revoir maman, Éditions des Syrtes, 2005.
La France résistante, Éditions des Syrtes, 2004.
Paroles de flics, Romillat, 2002.
Fleurs de béton, Romillat, 2001.
À Pascale et Matthias
Table des matières
Couverture
Page de titre
Page de copyright
Du même auteur
Première partie - LES ÉTAPES DU GRAND GÂCHIS
Il y avait eu l'espoir
Il y avait eu la désillusion
Il y avait eu le désespoir
Et ce fut l'abandon
Seconde partie - OUBLIÉS PARMI D'AUTRES
Caporal-chef Paul Bonhomme
Joseph Laplume
Louis Akermann et sa femme, Catherine Coll
Joseph Pinto
Paul Teuma
Cyr Jacquemain
Christian Mesmacque
Soldat Michel Chombeau
René-Claude Prudhon
Joseph Belda
ANNEXES
Chronologie
Glossaire
Repères bibliographiques
Remerciements
Promo éditeur
Première partie
LES ÉTAPES DU GRAND GÂCHIS
« Les mondes dépourvus de mémoire sont condamnés à être des
mondes sans avenir. »
Samuel Pisar,
Le Sang de l’espoir
« Le diable en France était un diable aimable, plein de manières. Ce
que sa nature avait de diabolique se manifestait seulement dans
l’indifférence courtoise dont il faisait preuve face aux souffrances des
autres, dans son je-m’en-foutisme et sa lenteur administrative. »
Lion Feuchtwanger,
Le Diable en France
IL Y AVAIT EU L’ESPOIR
Les réticences ne se justifiaient pas. Toutes les garanties bordaient les
accords d’Évian signés le 18 mars 1962.
« Les Français bénéficieront des mêmes droits et libertés
démocratiques que les Algériens […]. Ils pourront aller et venir
librement entre l’Algérie et les autres pays […]. Ils exerceront les
droits “civils”, c’est-à-dire qu’ils pourront effectuer, comme des
nationaux, tous les actes juridiques nécessaires dans la vie privée :
acheter, louer, passer des contrats de toute sorte. Ils pourront,
notamment, exercer toutes les professions, bénéficier de la Sécurité
sociale, etc. La jouissance des droits patrimoniaux est garantie
contre toute mesure arbitraire ou discriminatoire […]. Les
particularismes seront respectés sur le plan culturel, juridique et
religieux : emploi de la langue française, liberté de l’enseignement,
sections françaises dans l’enseignement public, statut personnel… »
Sur une affiche du gouvernement – un garçonnet européen tenant par
l’épaule une fillette arabe, ils se regardent en riant – ce message
annonciateur de lendemains radieux : « Pour nos enfants, la paix en
Algérie ». Les accords d’Évian devaient, assurait le général de Gaulle,
permettre à « deux peuples de marcher, main dans la main, sur la route de
la civilisation » : que du papier !
Plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants allaient être
chassés d’une terre que, depuis des générations, ils avaient travaillée,
enrichie, façonnée de prairies, de champs, de vignes et de vergers, qu’ils
avaient hérissée de bourgades et de villes, une terre dont ils avaient
peuplé les cimetières et qu’ils croyaient être un pan inaliénable de leur
patrie, la France, qu’à l’école, ils avaient appris à vénérer. Après les
Numides, les Phéniciens, les Vandales, les Romains, les Byzantins, les
Arabes et les Ottomans, leurs aïeux, poussés par la misère, une
condamnation à l’exil ou des chambardements politiques, étaient venus
de toute l’Europe, beaucoup ne tardant pas à succomber aux épidémies,
aux travaux harassants, à la malnutrition, au manque de soins et aux
bandes armées arabes. À leurs descendants, ils avaient transmis en
héritage leur ardeur au travail et l’idéal républicain de Jules Ferry, le père
de l’école « publique, gratuite et obligatoire », qui, le 28 juillet 1885, à la
Chambre des députés, avait vanté les mérites de l’expansion coloniale :
« Je soutiens que les nations européennes s’acquittent avec
largeur, avec grandeur et honnêteté, de leur devoir supérieur de
civilisation. Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut
dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-àvis
des races inférieures. Parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles
ont un devoir de civiliser les races inférieures. Ces devoirs ont été
méconnus dans les siècles précédents. Et certainement quand les
soldats et les explorateurs espagnols introduisaient l’esclavage dans
l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas leur devoir
d’hommes de race supérieure… »
Les pieds-noirs se pensaient chez eux dans ces départements français,
sur l’autre rive de la Méditerranée. En 1958, après des années de
tergiversations politiciennes et d’instabilité gouvernementale en
métropole, d’attentats du FLN et d’incertitudes sur l’avenir qui minaient
la population et l’armée en Algérie, beaucoup ont cru en la parole du
général de Gaulle. Durant la Deuxième Guerre mondiale, n’avait-il pas
refusé de s’incliner devant la barbarie et sauvé l’honneur de la France
piétinée par l’Occupant nazi et ses collaborateurs vichyssois ?
Le 20 janvier 1946, lassé des chicaneries parlementaires, l’homme de
l’Appel du 18 juin avait démissionné avec fracas de la présidence du
Conseil, « je fous le camp », persuadé que ses compatriotes ne tarderaient
pas à le rappeler. Pendant douze ans, ils allaient l’abandonner dans sa
retraite de Colombey-les-deux-Églises. Son retour s’est effectué en
e
plusieurs étapes, sur fond de énième crise de la IV République qui
s’embourbait. Des relents de coup d’État.
*
Le 15 avril 1958, le gouvernement de Félix Gaillard, socialiste de la
SFIO, mis en minorité au parlement, vient de tomber. Le 9 mai, le
président de la République, René Coty, charge Pierre Pflimlin, un
démocrate-chrétien du MRP, habitué des maroquins ministériels, de
former un nouveau gouvernement, le vingt-troisième de la
e
IV République, en douze ans.
Ce même jour, le général Raoul Salan, commandant en chef
interarmées en Algérie, adresse au général Paul Ély, chef d’état-major des
armées, un télégramme à remettre au président Coty :
« L’armée en Algérie est troublée par le sentiment de sa
responsabilité à l’égard des hommes qui combattent et qui risquent
un sacrifice inutile si la représentation nationale n’est pas décidée à
maintenir l’Algérie française, comme le préambule de la loi-cadre le
stipule, à l’égard de la population française de l’intérieur qui se sent
abandonnée et des Français musulmans qui, chaque jour plus
nombreux, ont redonné leur confiance à la France, assurés de nos
promesses réitérées de ne jamais les abandonner. L’Armée
française, d’une façon unanime, sentirait comme un outrage
l’abandon de ce patrimoine national. On ne saurait préjuger de sa
réaction de désespoir. Je vous demande de bien vouloir appeler
l’attention du président de la République sur notre angoisse que seul
un mouvement fermement décidé à maintenir notre drapeau en
Algérie peut effacer. »
Toujours le 9 mai, à Tunis, un communiqué du FLN annonce que trois
appelés du contingent, le sergent Robert Richomme, les soldats René
Decourteix et Jacques Feuillebois, enlevés par des fellaghas le
er
1 novembre 1956 à la frontière, près de La Calle, ont été fusillés, après
un simulacre de procès, le 25 avril, en Tunisie. Officielle depuis sa
récente accession à l’indépendance, la neutralité de ce pays voisin ne
pèse guère face à la solidarité arabo-musulmane.
1
Le 11 mai, Alain de Sérigny , directeur de L’Écho d’Alger, signe dans
Dimanche matin, le supplément dominical du quotidien, un éditorial sous
le titre : « Parlez, mais parlez vite, mon général ». Pétainiste pendant la
Deuxième Guerre mondiale, ce pied-noir d’adoption, né à Nantes, rallie
l’ancien chef de la France libre :
« En Algérie, ce n’est un secret pour personne que L’Écho
d’Alger, dont j’assume la direction depuis 1941, a pris, dès cette
époque, une position très nette en faveur de la politique suivie en
Afrique du Nord par le maréchal Pétain et conduite par un chef
prestigieux, le général Weygand […].
Aujourd’hui, mon général, la situation de l’Algérie et, partant, de
la France, est positivement dramatique. Ce n’est pas le plan
militaire qui nous inquiète, c’est ce qu’on appelle communément, le
“front intérieur” qui nous angoisse […].
À cor et à cris, l’Algérie tout entière, privée de sa représentation
légale à l’Assemblée nationale, supplie en vain le parlement de faire
taire ses querelles intestines pour la formation d’un gouvernement
de salut public, seul capable de sauver du désastre dix millions de
Français qui, aux yeux de certains, commettent sans doute un crime
en voulant rester français.
Dans leur détresse, vers qui se tourneraient ces Français sinon
vers l’homme qui s’est tenu rigoureusement à l’écart de ces luttes
misérables et qui incarne l’attachement à la seule cause de la
patrie ?
Je n’ignore pas, mon général, qu’à plusieurs de vos amis qui
s’étonnaient de votre silence vous avez répondu fort à propos : “À
quoi bon parler si l’on ne peut pas agir ?” Aujourd’hui, me tournant
vers vous, je m’écrie : Je vous en conjure, parlez, parlez vite, mon
général, vos paroles seront une action. »
Le 13 mai, Pierre Lagaillarde, avocat, officier parachutiste de réserve
et président de l’Association générale des étudiants d’Algérie (AGEA), le
général Salan et son adjoint, le général Edmond Jouhaud, un pied-noir,
ainsi que plusieurs chefs militaires, dont l’amiral Philippe Auboyneau,
qui commande les forces maritimes en Algérie, soutenus par le général
Jacques Massu, ancien combattant de la France libre, Compagnon de la
e
Libération, et sa 10 division parachutiste, appellent les Algérois à se
joindre à eux, square Laferrière, devant le monument aux morts d’Alger,
que domine le Gouvernement général, dans un hommage aux trois
appelés exécutés en Tunisie par le FLN. Depuis le 11 novembre 1928,
date de son inauguration, Le Grand Pavois, œuvre du sculpteur Paul
Landowski, symbolise la fraternité franco-algérienne dans les combats de
2
la Grande Guerre . Grève générale. Magasins fermés. Des flots denses,
pieds-noirs, Arabes, convergent vers le square Laferrière. Alger la
blanche éclate de lumière sous le soleil. Drapeaux et banderoles colorent
de bleu-blanc-rouge la foule, de plus en plus compacte, d’où s’élèvent La
3
Marseillaise, Le Chant des Africains et ce slogan scandé en cinq notes :
« Al-gé-rie fran-çaise ! Al-gé-rie fran-çaise ! »
Même allégresse à Oran. José Castano a douze ans. Il racontera :
« Pour la première fois, une race neuve prend conscience d’ellemême.
Ce n’est pas une voix isolée qui crie et qui chante sa joie au
hasard de l’inspiration. C’est tout un chœur de jeunes volontés qui
s’accordent dans un même rythme, qui se sont groupées avec
intention et qui savent parfaitement ce qu’elles veulent : une Algérie
unie, une Algérie fraternelle, une Algérie en paix. “Arrachez vos
voiles !”, ordonna une femme musulmane à un petit groupe de
4
jeunes filles, vous êtes libres. Les haïks tombent un à un … »
Conduits par Pierre Lagaillarde, en tenue « léopard », des manifestants
s’emparent du Gouvernement général et constituent un Comité de salut
public. Présidé par le général Massu et composé de militaires et de civils,
dont des gaullistes très actifs, il exige que soit créé, à Paris, un
gouvernement de salut public, « seul capable de conserver l’Algérie
partie intégrante de la métropole ».
Dans la nuit, Pierre Pflimlin reçoit l’investiture de l’Assemblée
nationale. Les partisans de l’Algérie française se méfient de lui. Ils lui
reprochent de vouloir négocier avec le FLN, par l’entremise du Maroc et
de la Tunisie.
Le 14, au petit matin, le général Massu « supplie le général de Gaulle
de bien vouloir rompre le silence en vue de la constitution d’un
gouvernement de salut public qui seul peut sauver l’Algérie de
l’abandon ».
Manchette en première page de L’Écho d’Alger : « Journée et nuit
d’insurrection patriotique ».
Le 15, déclaration du général de Gaulle :
« La dégradation de l’État entraîne infailliblement l’éloignement
des peuples associés, le trouble de l’armée au combat, la dislocation
nationale, la perte de l’indépendance. Depuis douze ans, la France,
aux prises avec des problèmes trop rudes pour le régime des partis,
est engagée dans ce processus désastreux.
Naguère, le pays, dans ses profondeurs, m’a fait confiance pour le
conduire tout entier jusqu’à son salut. Aujourd’hui, devant les
épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu’il sache que je me
tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République. »
À la Une de France Soir, ce jeudi 15 mai :
« Investi, l’autre nuit par 274 voix contre 129, après le coup de
force du général Massu à Alger, Pflimlin : “J’ai chargé le général
Salan de maintenir l’ordre à Alger. Il assume cette mission depuis
mercredi matin.” »
Le 16, à 12 heures, du balcon du Gouvernement général, le général
Salan lance à des milliers d’Algérois, toutes communautés confondues,
massés sur le Forum :
« Tout d’abord, sachez que je suis des vôtres, puisque mon fils est
enterré au cimetière du Clos-Salembier. Je ne saurais jamais
l’oublier puisqu’il est sur cette terre qui est la vôtre. Depuis dix-huit
mois, je fais la guerre aux fellaghas. Je la continue et nous la
gagnerons.
Ce que vous venez de faire, en montrant à la France votre
détermination de rester Français par tous les moyens, prouvera au
monde entier que, partout et toujours, l’Algérie sauvera la France.
Tous les musulmans nous suivent. Avant-hier, à Biskra,
7 000 musulmans sont allés porter des gerbes au Monument aux
Morts pour honorer la mémoire de nos trois fusillés en territoire
tunisien.
Mes amis, l’action qui a été menée ici a ramené près de nous tous
les musulmans de ce pays. Maintenant, pour nous, le seul terme,
avec tous ici, c’est la victoire avec cette armée que vous n’avez
cessé de soutenir, que vous aimez et qui vous aime.
Avec les généraux qui m’entourent, le général Jouhaud, le général
Allard, le général Massu qui, ici, vous a préservés des fellaghas,
nous gagnerons parce que nous l’avons mérité et que là est la voie
sacrée pour la grandeur de la France. Mes amis, je crie : “Vive la
France ! Vive l’Algérie française !… Et vive De Gaulle !” »
Le 19, conférence de presse au palais d’Orsay, à Paris : le général de
Gaulle se pose en recours.
« Ce qui se passe en ce moment en Algérie par rapport à la
métropole et dans la métropole par rapport à l’Algérie peut conduire
à une crise extrêmement grave. Mais aussi ce peut être le début
d’une espèce de résurrection. Voilà pourquoi le moment m’a semblé
venu où il pourrait m’être possible d’être utile, encore une fois,
directement à la France. »
Et cette phrase : « Croit-on qu’à soixante-sept ans, je vais commencer
une carrière de dictateur ? »
Le 21, un titre à la une de La Dépêche Quotidienne d’Algérie : « Salan
à de Gaulle : “Vos paroles ont fait naître une immense espérance de
grandeur et d’unité nationale.” »
Le 27, communiqué du général de Gaulle :
« J’ai entamé hier le processus régulier nécessaire à
l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer
l’unité et l’indépendance du pays. Je compte que ce processus va se
poursuivre et que le Pays fera voir, par son calme et sa dignité, qu’il
souhaite le voir aboutir. Dans ces conditions, toute action, de
quelque côté qu’elle vienne, qui met en cause l’ordre public, risque
d’avoir de graves conséquences. Tout en faisant la part des
circonstances, je ne saurais l’approuver. J’attends des forces
terrestres, navales et aériennes, présentes en Algérie, qu’elles
demeurent exemplaires, sous les ordres de leurs chefs : le général
Salan, l’amiral Auboyneau, le général Jouhaud. À ces chefs,
j’exprime la confiance et mon intention de prendre incessamment
contact avec eux. »
Le 29, un message du président Coty est lu au parlement :
« Nous voici maintenant au bord de la guerre civile. Après s’être,
depuis quarante ans, tant battus contre l’ennemi, les Français vontils,
demain, se battre contre les Français ? De part et d’autre, des
hommes ont la conviction profonde de servir la Patrie, que, parmi
les uns comme parmi les autres, beaucoup ont défendue au prix de
si durs sacrifices. De part et d’autre, on semble s’apprêter au combat
fratricide. Sommes-nous une nation où la force pourrait primer le
droit ? Quels que soient les vainqueurs provisoires, que resterait-il,
après une lutte inexpiable, que resterait-il de notre France ? […].
Dans le péril de la Patrie et de la République, je me suis tourné vers
le plus illustre des Français, celui qui, aux années les plus sombres
de notre histoire, fut notre chef pour la reconquête de la liberté et
qui, ayant ainsi réalisé autour de lui l’unanimité nationale, refusa la
dictature pour rétablir la République. »
Le 30, en couverture du Courrier de la colère, fondé en
novembre 1957 par Michel Debré, sénateur d’Indre-et-Loire et partisan
de l’Algérie française, une photo du général de Gaulle et un éditorial titré
« Unité et Union » :
« Il jaillit comme une condamnation des folles politiques qui ont
gaspillé l’héritage ancien et les chances nouvelles. Il jaillit comme
une condamnation d’un État impuissant, inapte à assurer l’avenir de
la liberté et l’honneur des citoyens. Il jaillit comme une
condamnation des hommes, des quelques hommes qui, contre toute
bonne foi, s’entêtent, depuis des mois, à maintenir un régime
inconsistant, source principale de nos malheurs.
Mais il jaillit aussi, ce cri, comme un espoir. Qui peut douter
désormais dans le monde de la volonté de l’Algérie de demeurer
française ? Qui peut douter désormais de la foi patriotique non
seulement de l’armée du peuple, mais également du peuple qui se
retrouve dans son armée ? La France est en train de faire une
révolution, qui est la révolution de l’honneur outragé contre le
mensonge et la honte, la révolution de la nation jeune qui veut
grandir contre un système qui l’étouffe jusqu’à la mort… »
Dans le numéro du 2 décembre 1957 de son « hebdomadaire politique
paraissant le jeudi », Michel Debré écrivait :
« Le seul problème, pour ceux qui entendent séparer l’Algérie de
la France, est d’imaginer le système juridique ou la politique qui
mettra hors de la légalité les défenseurs de l’Algérie française. Tant
que la loi en Algérie est la loi française, le combat pour l’Algérie
française est le combat légal ; l’insurrection pour l’Algérie française
est l’insurrection légitime. »
er
Le 1 juin, le général de Gaulle prononce son discours d’investiture à
l’Assemblée nationale :
« La dégradation de l’État qui va se précipitant. L’unité française
immédiatement menacée. L’Algérie plongée dans la tempête des
épreuves et des émotions. La Corse subissant une fiévreuse
contagion. Dans la métropole, des mouvements en sens opposé
renforçant d’heure en heure leur passion et leur action. L’armée,
longuement éprouvée par des tâches sanglantes et méritoires, mais
scandalisée par la carence des pouvoirs. Notre position
internationale battue en brèche jusqu’au sein même de nos alliances.
Telle est la situation du pays. En ce temps même où tant de chances,
à tant d’égards, s’offrent à la France, elle se trouve menacée de
dislocation, et, peut-être, de guerre civile.
C’est dans ces conditions que je me suis proposé pour tenter de
conduire une fois de plus au salut le pays, l’État, la République et
que, désigné par le chef de l’État, je me trouve amené à demander à
l’Assemblée nationale de m’investir pour un lourd devoir.
De ce devoir il faut les moyens.
Le Gouvernement, si vous voulez l’investir, vous proposera de
les lui attribuer aussitôt. Il vous demandera les pleins pouvoirs, afin
d’être en mesure d’agir dans les conditions d’efficacité, de rapidité,
de responsabilité que les circonstances exigent. Il vous les
demandera pour une durée de six mois, espérant, qu’au terme de
cette période l’ordre rétabli dans l’État, l’espoir retrouvé en Algérie,
l’union refaite dans la nation permettront aux pouvoirs publics de
reprendre le cours normal de leur fonctionnement… »
Le nouveau président du Conseil obtient 329 voix contre 224.
S’ouvre alors le temps de l’allégresse, de la sérénité, de l’espoir en
l’avenir. Un mirage, que le général de Gaulle, à peine installé à l’hôtel
Matignon, entretient savamment lors d’un voyage de trois jours en
Algérie.
Le 4 juin, Alger l’accueille dans une explosion de joie. Des nuées de
papillons de papier multicolores saluent le passage de sa voiture. À ses
côtés : le général Salan. Dans la soirée, une marée humaine envahit le
Forum devant le Gouvernement général, où il doit prendre la parole. Elle
crie : « Al-gé-rie fran-çaise ! Al-gé-rie fran-çaise ! », « Vive Salan ! »,
« Vive de Gaulle ! », « Soustelle avec nous ! » En février 1956, des
dizaines de milliers d’Algérois avaient hurlé leur désarroi, lorsque le
président du Conseil, Guy Mollet, avait « limogé » Jacques Soustelle,
gouverneur général d’Algérie, qu’ils estimaient. Du balcon de
l’imposante bâtisse, le général de Gaulle lance :
*
« Je vous ai compris ! Je sais ce qui s’est passé ici. Je vois ce que
vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en
Algérie, c’est celle de la rénovation et de la fraternité […]. Eh bien !
de tout cela, je prends acte au nom de la France et je déclare, qu’à
partir d’aujourd’hui, la France considère que, dans toute l’Algérie, il
n’y a qu’une seule catégorie d’habitants : il n’y a que des Français à
part entière, des Français à part entière, avec les mêmes droits et les
mêmes devoirs. Cela signifie qu’il faut ouvrir des voies qui, jusqu’à
présent, étaient fermées devant beaucoup. Cela signifie qu’il faut
donner les moyens de vivre à ceux qui ne les avaient pas. Cela
signifie qu’il faut reconnaître la dignité de ceux à qui on la
contestait. Cela veut dire qu’il faut assurer une patrie à ceux qui
pouvaient douter d’en avoir une… »
Le lendemain, à Bône :
« Voilà ce que l’on n’a jamais vu ! Voilà une flamme immense
qui sort de toutes ces âmes ! Rénovation ! Fraternité ! Voilà ce que
Bône à son tour crie aujourd’hui à la France […]. Que ceux-là qui
ont mené, par désespoir, avec courage, un combat cruel et fratricide
reviennent prendre part à notre fraternité, la porte leur est ouverte
[…]. Venez à la France, elle, ne vous faillira pas. J’en suis sûr,
aujourd’hui plus que jamais… »
Et à Constantine :
« On ne fait rien de grand sans grand mouvement des âmes et des
esprits […]. Ce grand mouvement, l’Algérie l’a suscité […]. Qui
peut le faire, l’organiser, sinon la France ? […]. Dans trois mois, les
dix millions de Français qui vivent en Algérie doivent participer
avec la France tout entière à l’immense référendum qui décidera de
son destin… »
Le 6 juin, dans la matinée, à Oran :
« La France est ici ! Elle est ici pour toujours. Elle est ici en vous,
hommes et femmes d’Algérie de toutes communautés, catégories et
confessions. Elle est ici dans son armée qui accomplit une tâche
magnifique de sécurité, et avec une ténacité qui restera à jamais
gravée dans notre histoire.
Elle est ici en ma personne qu’elle a mandatée pour la conduire.
Si vous saviez comme j’en ressens l’honneur et la responsabilité
[…].
Vive Oran, ville que j’aime et que je salue, bonne, chère grande
ville française. Vive la République ! Vive la France ! »
Auparavant, rue d’Arzew, la DS19 noire du président du Conseil, qui
roulait vers le centre, est passée devant le cinéma Le Rialto. Sur la
façade, en grosses lettres : Les Carottes sont cuites, film de Robert
Vernay, avec Jeanne Sourza, Raymond Souplex, Pauline Carton et Jackie
Sardou. Programmation prémonitoire.
L’après-midi, à Mostaganem :
« Il est parti de cette terre magnifique d’Algérie un mouvement
exemplaire de rénovation et de fraternité. Il s’est élevé de cette terre
éprouvée et meurtrie un souffle admirable qui, par-dessus la mer, est
venu passer sur la France entière pour lui rappeler quelle était sa
vocation ici et ailleurs.
C’est grâce à cela que la France a renoncé à un système qui ne
convenait ni à sa vocation, ni à son devoir, ni à sa grandeur. C’est à
cause de cela, c’est d’abord à cause de vous qu’elle m’a mandaté
pour renouveler ses institutions et pour l’entraîner, corps et âme,
non plus vers les abîmes où elle courait, mais vers les sommets du
monde […].
Il n’y a plus ici, je le proclame en son nom et je vous en donne
ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des
concitoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se
tenant par la main […].
À ceux, en particulier, qui, par désespoir, ont cru devoir ouvrir le
combat, je demande de revenir parmi les leurs, de prendre part
librement, comme les autres, à l’expression de tous ceux qui sont
ici. Je leur garantis qu’ils peuvent le faire sans risque,
honorablement.
Mostaganem, merci ! Merci du fond du cœur, c’est-à-dire du
cœur d’un homme qui sait qu’il porte une des plus lourdes
responsabilités de l’Histoire. Merci, merci, d’avoir témoigné pour
moi, en même temps que pour la France. Vive Mostaganem ! Vive
l’Algérie ! Vive la République ! Vive la France ! »
Tel un écho, retentit le slogan : « Al-gé-rie-fran-çaise ! Al-gé-rie-française
! » Le général de Gaulle reprend le micro : « Vive l’Algérie
française ! »
Ce 6 juin, ordre du jour adressé « aux Forces terrestres, navales et
aériennes d’Algérie » :
« Officiers, sous-officiers, officiers mariniers, soldats, marins,
aviateurs,
Pendant les trois magnifiques journées que j’ai passées en
Algérie, je vous ai vus sous les armes et je sais l’œuvre que, sous les
ordres de vos chefs, vous accomplissez avec un courage et une
discipline exemplaires, pour garder l’Algérie à la France et pour la
garder française.
La confiance que la population manifeste à l’Armée, et dont j’ai
eu tant de preuves, me donne la certitude que vos efforts au sein du
pays seront récompensés par un grand succès national.
La France ici va gagner sa partie, celle de la paix, de l’unité et de
la fraternité. »
Ce même 6 juin, le général de Gaulle dicte une lettre destinée au
général Salan. Il le nomme délégué général du gouvernement et
commandant en chef des forces en Algérie :
« Il vous appartient de maintenir, et, éventuellement, de rétablir
l’exercice de l’autorité régulière. Tous ceux des membres du
personnel administratif que vous ne jugerez pas à propos
d’employer dans les circonstances présentes seront remis par vous
sans délais à la disposition de leurs départements ministériels
respectifs. Par contre, vous m’adresserez toutes demandes
nécessaires pour le recomplètement des cadres administratifs.
Les Comités qui se sont spontanément constitués dans les
circonstances récentes ne sauraient évidemment empiéter en aucun
cas sur les attributions des autorités régulières. Par contre, ils
peuvent s’employer sous votre contrôle à une œuvre d’unité de
l’opinion publique et tout particulièrement aux contacts à établir
5
entre les différentes communautés algériennes . »
Le 7 juin, à La Sénia, l’aéroport oranais, au pied de la Caravelle qui
doit s’envoler pour Paris, le général de Gaulle serre, « tout ému », la
main du général Jouhaud : « Jouhaud, on ne va pas partir d’ici tout de
6
même ? » Réponse : « Mais il n’en a jamais été question . »
Des discours annonciateurs d’une nouvelle ère. Apparemment. Oubliés
les cauchemars qui duraient depuis des années.
Oubliées les émeutes de Sétif et de Petite Kabylie, en mai 1945, les
vociférations « N’katlou ennessera ! » (« Mort aux Européens ! »),
« Djihad ! Djihad ! », « Tuons les infidèles ! Tuons les chrétiens ! Tuons
*
les juifs ! », les femmes violées, éventrées, les hommes émasculés, les
enfants égorgés, les fermes, les maisons forestières incendiées, à
Kherrata, Amouchas, Chevreul, Périgot-Ville, El Ouricia et Sillègue,
ainsi que la répression brutale ordonnée par le général de Gaulle, alors
chef du gouvernement provisoire. Bilan de quatorze jours de folie
meurtrière : 102 morts et 110 blessés parmi les Européens. Chez les
Arabes, entre 1 165 morts, chiffre des autorités françaises, et 45 000,
chiffre de la propagande algérienne.
Le Parti communiste français, qui participe alors au gouvernement
provisoire, exige que soient prises « toutes les mesures nécessaires pour
réprimer les agissements d’une minorité d’agitateurs ». Le 11 mai,
Étienne Fajon, porte-parole du groupe communiste, s’exclame, à la
tribune de l’Assemblée nationale : « Les tueries de Guelma et de Sétif
sont la manifestation d’un complot fasciste qui a trouvé des agents dans
les milieux nationalistes. » Le lendemain, le bureau politique du PCF
publie un communiqué : « Il faut tout de suite châtier impitoyablement et
rapidement les organisateurs de la révolte et les hommes de main qui ont
dirigé l’émeute. » Le texte inspire un tract, distribué en Algérie, dans
lequel le PCF demande de « passer par les armes les instigateurs de la
révolte et les hommes de main qui ont dirigé l’émeute. Il ne s’agit pas de
vengeance, ni de représailles. Il s’agit de mesures de justice. Il s’agit de
mesures de sécurité pour le pays ».
Oubliée la Toussaint Rouge, dans la nuit du 31 octobre au
er
1 novembre 1954. Trois bombes à Alger, des lignes téléphoniques
coupées et des entrepôts de liège incendiés à Tizi Ouzou, la préfecture, la
caserne et des dépôts d’armes mitraillés à Batna, la gendarmerie de
Tigzirt attaquée, ainsi que les casernes de Boufarik, de Khenchela et de
Biskra… Sept morts. Et, à l’aube, un barrage sur la RN31, étroite et
sinueuse, qui relie Biskra à Arris, dans les gorges de Tighanimine. Une
dizaine d’individus armés. L’un d’eux monte dans un vieil autobus
Berliet GLC, qui a pilé net. « Nous sommes l’armée de libération
nationale ! Que personne ne bouge ! » Puis, il ordonne à trois voyageurs
de descendre : un notable musulman en gandoura, le caïd du douar
M’chounèche, Hadj Sadok, ancien capitaine de l’armée française, et un
jeune couple, Guy et Jeannine Monnerot, vingt-trois et vingt et un ans,
des instituteurs limougeauds, en Algérie depuis moins d’un mois. Ils ont
été affectés à Tifelfel, une mechta isolée entre Arris et Batna. Rafale de
mitraillette. Seule Jeannine Monnerot, grièvement blessée à la hanche, va
survivre. Dans la journée, au Caire, La Voix des Arabes, radio d’État
égyptienne créée l’année précédente par Gamal Abdel Nasser, diffuse un
communiqué triomphant : « La lutte grandiose pour la liberté, l’arabisme
et l’islam a commencé en Algérie », tandis qu’une proclamation du FLN
revendique « l’indépendance nationale par la restauration d’un État
algérien souverain démocratique et social dans le cadre des principes
islamiques ». Avec la promesse de respecter « toutes les libertés
7
fondamentales sans distinction de races et de confessions ».
Oubliées, les hordes encadrées par le FLN qui, en août 1955, armées
de couteaux, de haches, de faux, de serpes, de pioches, de pelles, de
gourdins et de carabines, ont déferlé sur une trentaine de villes et de
villages du Constantinois. À Constantine, des grenades explosent, Abbas
Allouah, neveu de Ferhat Abbas, hostile au FLN, est exécuté dans sa
pharmacie. À Aïn-Abid, les émeutiers s’acharnent à coups de pelles et de
pioches sur le conducteur d’une voiture et ses trois passagers. Dans une
maison, ils anéantissent une famille entière : le père qu’ils amputent à la
hache des bras et des jambes, sa femme qu’ils éventrent, un bébé de
quatre jours, un enfant de dix ans et une grand-mère de soixantetreize
ans. À 3 kilomètres de Philippeville, à El Halia, où est exploitée
une mine de pyrite, ils reçoivent le renfort de mineurs arabes qui les
guident vers les maisons de pieds-noirs. Dans l’une, ils tuent le mari, la
femme, leurs deux filles, dont l’une est paralysée, et un bébé, qu’ils
éclatent contre un mur. Dans une autre, ils s’en prennent à une mère, son
garçonnet dans les bras. À la cantine de la mine, ils martyrisent à mort un
8
ouvrier avec des piques de fourchettes .
Oubliée l’année 1956, marquée par un emballement du terrorisme. Un
fermier européen empalé et rôti vivant, près de Lavigerie ; un ancien
combattant arabe ligoté à un poteau, la chair arrachée avec des tenailles,
près de Miliana ; deux familles égorgées, près de Palestro ; trois
adolescents d’Aïn Beida, Jean-Paul Morio, quinze ans, Jean Almeras,
quatorze ans, et Gilbert Bouquet, quinze ans, enlevés alors qu’ils se
baladaient à vélo, égorgés et jetés au fond d’un puits ; six goumiers
9
égorgés, près de Saint-Pierre-et-Paul …
Oubliée la sauvagerie de Sakamody, le 25 février 1956. Dans la
matinée, au col des Deux-Bassins, des individus, affublés d’uniformes
militaires volés, dressent un barrage. Ils arrêtent un car de la SATAC
(Société algérienne des transports automobiles en commun), une Simca
Aronde, une Peugeot 403 et un camion. Les passagers du car sont arabes,
ils les relâchent. Sauf un : il est sous-officier de l’armée française. Ils
l’abattent. Dans la Simca Aronde : une famille de quatre touristes bretons
et un de leurs amis parisiens. Avant d’égorger le mari ainsi que son ami
parisien, les fellaghas violent sous ses yeux sa femme, sa belle-mère et sa
fillette de sept ans, puis leur tranchent le cou. Également égorgés, les
occupant de la Peugeot 403 : un architecte d’Alger et son assistant arabe.
Dans le camion, un petit patron pied-noir et ses quatre ouvriers arabes.
Ces derniers supplient : « C’est un bon patron ! C’est un bon patron !
10
Épargnez-le ! » Une balle dans la tête : « Voilà pour les bons patrons ! »
Le 22 janvier, Albert Camus avait organisé une réunion dans la grande
salle du Cercle du Progrès, au deuxième étage d’un immeuble Second
Empire situé en bas de la Casbah, place du Gouvernement, en face de la
Grande Mosquée. « En dehors de toute politique », il avait lancé un appel
à la « trêve civile ». Sa priorité : épargner les femmes, les enfants, les
vieillards…
« De quoi s’agit-il ? D’obtenir que le mouvement arabe et les
autorités françaises, sans avoir à entrer en contact, ni à s’engager à
rien d’autre, déclarent, simultanément, que, pendant toute la durée
des troubles, la population civile sera, en toute occasion, respectée
et protégée. Pourquoi cette mesure ? La première raison, sur
laquelle je n’insisterai pas beaucoup, est, je l’ai dit, de simple
humanité. Quelles que soient les origines anciennes et profondes de
la tragédie algérienne, un fait demeure : aucune cause ne justifie la
11
mort de l’innocent … »
Oubliée l’embuscade, le 18 mai 1956, dans les gorges de Palestro, qui
relient la plaine de la Mitidja au flanc méridional du Djurdjura. Une
section d’appelés et de rappelés du contingent, appartenant au
e e e
9 régiment d’infanterie coloniale (RIC), 2 bataillon, 6 compagnie, part,
à 7 h 30, de son lieu de stationnement pour une mission de
reconnaissance. N’étant pas de retour à l’heure prévue, midi, des
e
goumiers et des éléments du 9 RIC entreprennent des recherches.
Commandée par l’aspirant Hervé Artur, un sursitaire qui préparait une
agrégation de philosophie, la section a été anéantie. Le lendemain, sont
découverts 17 corps dévêtus, mutilés, égorgés, yeux crevés, écorchés.
Deux autres cadavres sont retrouvés les jours suivants ainsi qu’un
rescapé, blessé, dans une grotte. Deux disparus, le caporal-chef Louis
Aurousseau, vingt-quatre ans, et le soldat de deuxième classe Raymond
Serreau, vingt et un ans.
On suspectera les fusils automatiques utilisés par les fellaghas de
provenir d’un camion transportant armes et munitions détourné, le
4 avril, par un aspirant pied-noir déserteur, membre du Parti communiste
algérien (PCA), Henri Maillot, vingt-huit ans.
Dans son édition du 20 mai, L’Écho d’Alger va annoncer, en Une, ce
« tragique guet-apens ». À côté, une autre information : « Dans la
banlieue de Philippeville, dix-sept musulmans, dont six femmes et sept
enfants, assassinés par les rebelles. »
La mère de Louis Aurousseau, qui habite Maurecourt, en Seine-et-
Oise, recevra du Front de libération nationale une lettre manuscrite, datée
du 21 mai, lui annonçant, avec cynisme, la mort de son fils :
« Madame,
Votre fils est tué. C’est pénible. Il est tombé dans une embuscade
à Beni Amram (Alger) […]. Une section composée de jeunes. C’est
pénible. La guerre surtout quand elle est sale, sanglante, douteuse,
comme celle d’Algérie. Pénible quand on sait qu’un époux ou un
fils est tombé pour une cause injuste, pour une poignée de requins.
Madame, joignez votre voix, votre effort, votre indignation à celle
des autres épouses et mères. Dites et fort ce que vous pensez d’une
guerre colonialiste. »
En guise de signature, un cachet rond, dessiné à la main, et
représentant un croissant surmonté d’une étoile à six branches.
Le mois suivant, le FLN diffusera un tract dactylographié, en
caractères majuscules et intitulé « Zabana et Ferradj seront vengés ».
Ahmed Zabana avait attaqué, le 4 novembre 1954, avec trois autres
hommes, une maison de gardes forestiers à l’est d’Oran, et avait tué le
responsable d’une balle dans la tête. Abdelkader Ferradj Ben Moussa
avait participé, le 25 février 1956, à l’embuscade de Sakamody.
Le texte du tract sous-entend que les deux Français sont encore en vie :
« La main criminelle de la France vient de frapper un nouveau
coup. Les frères Zabana et Ferradj détenus à la prison civile de
Barberousse ont été guillotinés au petit matin du 19 juin 1956.
Après les massacres collectifs de nos populations civiles par
l’aviation et l’artillerie françaises, après les exécutions sommaires
de milliers de nos fellahs, voici que l’on s’acharne lâchement sur
nos prisonniers. D’autant que les soldats de l’Armée de libération
nationale traitent humainement les militaires français tombés entre
leurs mains.
Puisque les Français ne comprennent que le langage de la force,
l’ALN va changer de méthode. Nous répondrons au crime par le
crime et à la violence par la violence. Le sang de Zabana et de
Ferradj, de tous les Algériens morts pour l’Algérie sera vengé.
D’ores et déjà, les soldats Aurousseau et Serreau faits prisonniers
à la suite de l’embuscade de Beni-Amrane et que nous nous
apprêtions à libérer seront exécutés. Les civils français seront
attaqués par nos groupes armés dans les villes et dans les
campagnes. Pour un prisonnier algérien guillotiné, l’ALN exécutera
100 civils français… »
Oublié ce dimanche maudit du 30 septembre 1956, à Alger. Dernier
jour des vacances scolaires. Rue Michelet, deux clientes arabes
élégamment vêtues à l’européenne s’éloignent de La Cafétéria, un bar
d’étudiants en face des facultés. Déflagration. Samia Lakhdari, robe bleu
ciel, accompagnée de sa mère, a laissé une bombe, de la taille de deux
kilos de sucre, derrière elles. Vingt minutes plus tard, une autre jeune
fille, Zohra Drif, pantalon et pull moulant, paye sa consommation et sort
du Milk Bar, une adresse de la rue d’Isly, à l’angle de la place Bugeaud,
réputée pour ses glaces aux fruits confits recouverts de Chantilly. Sous sa
table : un sac. La salle est bondée. Des familles revenant de la plage. Le
carnage.
Un troisième engin, apporté par une troisième jeune fille, Djamila
Bouhired, robe légère en tissu imprimé, dans le hall de l’agence Air
France, au rez-de-chaussée de l’immeuble Maurétania, au carrefour de
l’Agha, n’a pas fonctionné. Des décombres de La Cafétéria et du Milk
Bar, les secours dégagent trois morts, cinquante-neuf blessés, dont
certains très grièvement, leur état nécessitant des amputations.
Nicole Guiraud a perdu un bras. Elle avait six ans. Elle rentrait d’une
promenade avec son père, boulevard du Front-de-mer, quand il lui a
proposé une glace au Milk Bar. Aucune table n’étant libre, ils se sont
approchés du comptoir, où Raymond Guiraud a commandé un cornet que
Nicole dégusterait en marchant. Il s’apprêtait à régler la note à la
caisse… Nicole confiera : « Les objets fracassés volaient de tous les
côtés. Le souffle fut si puissant qu’il me projeta hors de la salle […]. Des
gens me piétinaient sans me voir. J’essayais de me relever, appelant
“Papa ! Papa !” Je ne savais pas où il était. Le nuage opaque de fumée et
de poussière jaunâtre ne me permettait de discerner que des ombres et la
détonation m’avait rendue presque sourde. Les cris couvraient ma voix.
J’ai remarqué que ma robe, en tissu écossais, était imbibée de sang.
Enfin, mon père ! Il me souleva dans ses bras. Touché à la jambe, il tenait
difficilement debout. Un soldat du contingent se précipita et, utilisant sa
cravate, noua un garrot autour de mon bras gauche. » Sur le trajet de
l’hôpital Mustapha, Nicole sombre dans un demi-coma. « Je jouais avec
les doigts de ma main inerte comme avec ceux d’une poupée. Je ne
souffrais pas. Sous le choc, j’étais trop sonnée pour la douleur. Mais je
sentais que j’allais mourir, victime d’une de ces bombes dont parlaient
12
les adultes . »
Oublié l’assassinat, le 28 décembre 1956, d’Amédée Froger, maire de
Boufarik, dans la plaine de la Mitidja, entre Alger et Blida. Trois balles
de 7.65, près de son domicile algérois. Son tueur, membre du FLN, Ali
Amar, alias « Ali la Pointe », sera tué, dans la soirée de 8 octobre 1957,
er
par des parachutistes du 1 REP venus l’arrêter. Il se terrait dans une
cache du 5, rue des Abdérames, en haut de la Casbah.
Le 5 mai 1930, dans le cadre des commémorations du centenaire du
13
débarquement français à Sidi-Ferruch , Amédée Froger avait dévoilé, à
l’intersection des routes de Blida et de Koléa, un gigantesque monument,
de 45 mètres de long et 9 de haut, « à la gloire de la colonisation
française ». Dans son discours, il avait évoqué les prémices de la
bourgade : « Alentour, c’était le marécage avec sa vase épaisse et ses
eaux dormantes… C’était la solitude morne et impressionnante, c’était la
brousse qui cachait le pillard, c’était la fièvre, c’était la nuit, c’était la
mort. Au milieu de ce chaos, les Français vinrent construire le camp
d’Erlon. » Et l’édile de saluer le courage de ces pionniers : « Dès lors,
partout, du Levant au couchant, du nord au sud, la lutte fut entreprise,
âpre et sévère. Pendant vingt ans, sans relâche, il fallut assainir, cultiver
et construire. La mort devant tant d’audace réclamait sans cesse son
tribut. Les régiments étaient décimés, les colons disparaissaient, mais de
nouveaux arrivants venaient à chaque moment prendre la pioche de ceux
qui tombaient. »
14
Dans Le Premier Homme , Albert Camus rendra hommage à ces
« braves gens », « qui vivaient et avaient vécu sur cette terre sans laisser
de trace sinon sur les dalles usées et verdies des petits cimetières de la
colonisation » :
« Des foules entières étaient venues ici depuis plus d’un siècle,
avaient labouré, creusé des sillons, de plus en plus profonds en
certains endroits, en certains autres de plus en plus tremblés jusqu’à
ce qu’une terre légère les recouvre et la région retournait alors aux
végétations sauvages, et ils avaient procréé puis disparu. Et ainsi de
leurs fils. Et les fils et les petits-fils de ceux-ci s’étaient trouvés sur
cette terre comme lui-même s’y était trouvé, sans passé, sans
morale, sans leçon, sans religion mais heureux de l’être et de l’être
dans la lumière, angoissés devant la nuit et la mort. Toutes ces
générations, tous ces hommes venus de tant de pays différents, sous
ce ciel admirable où montait déjà l’annonce du crépuscule, avaient
disparu sans laisser de traces, refermés sur eux-mêmes. »
Oubliée cette autre année de barbarie : 1957. À Alger.
3 janvier, à 18 h 30, une bombe dans un trolleybus reliant Hydra à la
Grande Poste. Deux morts.
24 janvier, rue Michelet. L’Otomatic, un autre bar du quartier des
facultés, où les étudiants refont le monde. Après avoir commandé des jus
de fruits, Danièle Minne, militante communiste, duffle-coat gris clair, et
Zahia Kerfallah, emmitouflée dans un manteau sur lequel tombent ses
cheveux teints en blond, se dirigent vers les toilettes pour dames.
Danielle Minne grimpe sur la cuvette des WC et pose sur le réservoir de
la chasse d’eau une petite boîte, pas plus grande qu’un paquet de
cigarettes. Zahia Kerfallah, dont c’est la première « mission », fait le guet
en se recoiffant dans la glace d’un lavabo. Elles ressortent tranquillement.
À 17 h 25, le chaos. À 17 h 26, sur le trottoir d’en face, à La Cafétéria,
déjà cible d’un attentat le 30 septembre, une autre petite boîte explose.
Elle a été glissée sous une des banquettes en molesquine par une
troisième jeune fille, Zoubida Fadila. Une quatrième, Djamila Bouazza,
longs cheveux noirs et grands yeux marron, a discrètement « oublié »
l’engin miniaturisé qui lui a été confié sous un guéridon du Coq Hardi, à
l’angle de la rue Charles-Péguy et de la rue Monge. À 17 h 28, la
brasserie et sa terrasse ornée de plantes vertes ne sont plus que cris de
douleur. En trois minutes : cinq morts et trente-deux blessés.
10 février. Au stade d’El Biar, un match de foot oppose le SCUEB
(Sporting-Club Union d’El Biar) au RUA (Racing universitaire d’Alger).
Au stade du Ruisseau, autre rencontre entre le Gallia d’Alger et le Stade
Guyotvillois. Deux machines infernales dans les tribunes. Onze morts,
dont trois enfants, et cinquante blessés.
3 juin, 18 heures 30, à la sortie des bureaux. Trois bombes dans des
lampadaires, à proximité d’arrêts de bus, près de la Grande Poste, de la
gare de l’Agha et rue Hoche. Dix morts, dont trois enfants, et quatrevingt-douze
blessés. Trente-trois amputations.
9 juin, dimanche de Pentecôte. Dancing du Casino, sur la Corniche, à
une dizaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, près de Pointe-Pescade. La
décoration est sobre : murs bleu foncé piquetés d’étoiles et baies vitrées
ouvrant sur la mer. Sur la piste, des couples qui tentent d’oublier la
guerre. Vers 19 heures, tout bascule. Un jeune plongeur arabe a dissimulé
une bombe de 2 kilos sous la scène, où se produit un groupe de jazz
dirigé par Lucien Serror, dit « Lucky Starway ». Éventré, il meurt sur le
coup. Sa chanteuse a les pieds arrachés, le danseur, Paul Pérez, les
jambes sectionnées. La piste est ravagée. Huit morts, quatre-vingt-un
blessés, dont dix seront amputés.
Oubliée la tragédie de Melouza, le 28 mai 1957. 350 hommes du FLN
s’emparent de ce douar des plateaux, à la lisière du Constantinois et de la
Kabylie. À la hache, à la pioche et au couteau, ils massacrent plus de
300 villageois qui soutiendraient le MNA (Mouvement national algérien)
15
se réclamant de Messali Hadj , rival du FLN.
16
Un tract du MNA va dénoncer ce « crime cynique » commis par
« des fauves assassins du FLN » :
« Peuple algérien ! Ne te méprends pas, ces hypocrites qui
prétendent lutter pour toi ne sont en fait que des voleurs et des
meurtriers sanglants, depuis le début de notre révolution, ils n’ont
fait que piller et perpétrer partout dans notre pays des crimes qui
pour être moins connus n’en sont pas moins aussi abominables que
ce dernier forfait. »
Suivent des exemples : un homme de M’sila a eu la langue tranchée.
Un autre, de Béni Yalla, a été énucléé et les bras coupés. À un troisième,
ses bourreaux ont défoncé la tête avec un coin de fer chauffé à blanc…
Odieux jusque dans le mensonge, FLN attribue la responsabilité de cet
Oradour-sur-Glane algérien à l’armée française :
« Un drame affreux vient d’ensanglanter la terre algérienne déjà
si éprouvée par les crimes sans nom d’un colonialisme aux abois.
Toute la population mâle du douar de Melouza a été sauvagement
assassinée. Si ce carnage s’inscrit normalement dans la longue liste
des crimes collectifs organisés avec préméditation et exécutés
froidement par l’armée française dite de “pacification”, il dépasse
de beaucoup tout ce que tout esprit saint peut imaginer… »
Le sang, les hurlements de douleurs, les larmes… Du passé. En
juin 1958, les paroles du général de Gaulle semblent guérir toutes les
plaies. L’année précédente, en neuf mois, les 10 000 parachutistes du
général Massu, à qui le président du Conseil, Guy Mollet, avait confié, le
7 janvier, les pleins pouvoirs civils et militaires, ont démantelé les filières
terroristes du FLN à Alger, au prix de méthodes, arrestations massives,
tortures, généralisation des fouilles et des perquisitions, qui ont soulevé
des protestations. La ville est pacifiée, militairement dans les rues et,
*
politiquement dans les cœurs. Aucune tentative d’attentat lors des grands
rassemblements sur le Forum en mai et juin 1958.
Quatre ans plus tard…
1. Né à Nantes le 18 février 1912, Alain Le Moyne de Sérigny, dit Alain de Sérigny, est arrivé dès
son plus jeune âge en Alger, où son père, directeur à la Compagnie transatlantique, avait été nommé.
Plus tard, il dira : « J’aime cette terre comme la mienne. Et aussi cette population, qui mérite l’Oscar
du patriotisme et à qui on inflige un martyre incessant. »
2. Le pavois, sur lequel reposait un homme, européen ou arabe, était porté par deux cavaliers, un
Européen et un Arabe, tandis qu’au dos, deux femmes, symbolisant les deux communautés,
s’appuyaient l’une contre l’autre, pleurant leurs fils morts pour la France. En 1978, à l’occasion
d’une rencontre de pays africains à Alger, le gouvernement algérien fera recouvrir Le Grand Pavois
d’un coffrage de ciment.
3. Fait prisonnier par les Allemands en 1940, le père du Chant des Africains, le capitaine Félix
Boyer, fils d’un chef d’orchestre du Casino de la Jetée, à Nice, avait été libéré en 1941 en tant
qu’ancien combattant de 1914-1918. Ayant regagné Alger, il fut chargé d’organiser la musique
militaire des troupes d’Afrique du Nord. Reprenant les paroles d’une marche de 1915 de la Division
marocaine, Les Marocains, il créa, en 1943, Les Africains, chant de guerre de l’armée d’Afrique qu’il
dédia au général Joseph Goislard de Monsabert, futur Compagnon de la Libération. Pendant la guerre
d’Algérie, pieds-noirs et partisans de l’Algérie française en firent leur hymne. Après 1962, le
considérant comme « séditieux », le général de Gaulle bannit Le Chant des Africains des musiques et
fanfares militaires françaises. En janvier 1967, il refusa même qu’il fût joué aux obsèques du
maréchal Alphonse Juin, pied-noir, héros de la campagne d’Italie en 1944. Il fallut attendre
août 1969, le général de Gaulle ayant démissionné le soir même de sa défaite au référendum du
27 avril, pour que l’interdiction fût levée par Henri Duvillard, ministre des Anciens combattants et
Victimes de guerres.
4. José Castano, Les Larmes de la passion, Société héraultaise d’édition, 1982.
5. Six mois plus tard, le 12 décembre, le général de Gaulle éloignera d’Algérie le général Salan vers
un poste honorifique à Paris : inspecteur général de la Défense.
6. Edmond Jouhaud, Ô mon pays perdu, Fayard, 1969.
7. En 1963, la promesse tombera dans une oubliette. L’article 4 de la Constitution de l’État algérien
stipulera : « L’islam est la religion de l’État. » Et l’article 23 : « Le Front de libération nationale est le
parti unique d’avant-garde en Algérie. » Le 28 février 2006, le président Abdelaziz Bouteflika
signera une ordonnance réglementant « les conditions et les règles d’exercice des cultes autres que
musulmans ». Dans son article 11, celle-ci précisera : « Sans préjudice des peines plus graves, est
puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de 500 000 DA à 1 000 000 DA
quiconque : 1° incite, contraint ou utilise des moyens de séduction tendant à convertir un musulman à
une autre religion, ou en utilisant à cette fin des établissements d’enseignement, d’éducation, de
santé, à caractère social ou culturel, ou institutions de formation, ou tout autre établissement, ou tout
moyen financier. 2° fabrique, entrepose, ou distribue des documents imprimés ou métrages
audiovisuels ou par tout autre support ou moyen qui visent à ébranler la foi d’un musulman. »
Aussitôt, une vingtaine d’étudiants africains, participant à une rencontre biblique à Tizi Ouzou,
seront expulsés, de même qu’en novembre 2007, de jeunes Brésiliens, invités par l’archevêque
d’Alger, Mgr Henri Tessier. En décembre, un directeur d’école et un instituteur algériens seront
radiés de l’Éducation nationale pour « prosélytisme ». Le 27 janvier 2008, trois protestants seront
traduits en justice pour avoir « proféré des injures contre la religion et la personne du prophète ».
Le 30, ce sera un prêtre catholique d’Oran. Son crime : avoir prié, le lendemain de Noël, avec un
groupe d’immigrés camerounais catholiques. Le 29 mars 2008, les gendarmes arrêteront, dans le bus
d’Oran, une jeune chrétienne de Tiaret, Habiba Kouider, trente-sept ans, éducatrice dans une crèche.
Dans son sac : des Bibles et des Évangiles. Accusée de « pratique d’un culte non musulman sans
autorisation ». Le procureur lui proposera un marché : « Tu réintègres l’islam, et je classe le dossier ;
si tu persistes dans le péché, tu subiras les foudres de la justice ! » Le 12 août 2010, en Kabylie, deux
ouvriers, Hocine Hocini, quarante-quatre ans, et Salem Fellak, trente-quatre ans, seront inculpés pour
« atteinte et offense aux préceptes de l’islam ». La police les a surpris, sur un chantier, « en flagrant
délit de consommation de denrées alimentaires ». Ils rompaient d’un casse-croûte le jeûne du
ramadan. Au tribunal, Hocine Hocini objectera qu’il n’est pas musulman, mais chrétien. Le procureur
lui conseillera de « quitter ce pays qui est une terre d’islam ».
8. Dès qu’il est informé de l’ampleur des massacres (171 victimes), Jacques Soustelle, alors
gouverneur général d’Algérie, se rend sur les lieux. Quelques mois plus tard, dans Aimée et
souffrante Algérie, livre publié en 1956, aux éditions Plon, il racontera ce qu’il a vu : « Alignés sur
les lits, dans des appartements dévastés, les morts, égorgés et mutilés (dont une fillette de quatre
jours) offraient le spectacle de leurs plaies affreuses. Le sang avait giclé partout, maculant ces
humbles intérieurs, les photos pendues aux murs, les meubles provinciaux, toutes les pauvres
richesses de ces colons sans fortune. À l’hôpital de Constantine, des femmes, des garçonnets, des
fillettes de quelques années gémissaient dans leur fièvre et leurs cauchemars, des doigts sectionnés, la
gorge à moitié tranchée… » Après son déplacement à El Halia, Jacques Soustelle, ethnologue, député
gaulliste du Rhône, jusque-là partisan du dialogue, rompt tous pourparlers avec des interlocuteurs
cautionnant pareille sauvagerie. Il ordonne la plus grande fermeté dans la répression. Un millier
d’Arabes sont tués par l’armée et des milices de pieds-noirs formées dans la douleur.
9. Pierre Montagnon, Histoire de l’Algérie, Pygmalion, 1998.
10. André Rossfelder, Le Onzième Commandement, Gallimard, 2000.
11. Albert Camus, Essais, Gallimard, 1972.
12. Alain Vincenot, Pieds-noirs, les bernés de l’Histoire, L’Archipel, 2014.
13. Le 14 juin 1830, trente ans avant le rattachement de la Savoie à la France, l’armée du roi
Charles X débarquait, au lever du jour, sur la presqu’île de Sidi-Ferruch. Dans la soirée, la
re
1 division d’infanterie, sous les ordres du général baron Pierre Berthezène, épaulée par la division
Loverdo, contrôlait la place. Le 5 juillet, le dey d’Alger, représentant du sultan ottoman qui régnait
sur le Maghreb, se pliait à l’acte de capitulation transmis par le général Louis Auguste Victor de
Ghaisne, comte de Bourmont, ministre de la Guerre, Commandant en chef de l’expédition. Le texte
prévoyait : « L’exercice de la religion mahométane restera libre ; la liberté des habitants de toutes les
classes, leur religion, leur commerce, leur industrie, ne recevront aucune atteinte ; leurs femmes
seront respectées. Le général en chef en prend l’engagement sur l’honneur. » Pour Charles X, il
s’agissait de laver un affront vieux de trois ans. Le 29 avril 1827, veille de l’Aïd el Seghir, fin du
ramadan, le dey d’Alger, avait, au cours d’une audience rendue houleuse par des créances impayées,
donné un coup de chasse mouche au consul de France, Pierre Duval. Ce n’était pas la seule raison.
Les pays européens voulaient mettre un terme à la piraterie barbaresque qui, depuis des siècles,
infestait la Méditerranée, aux captures de chrétiens vendus comme esclaves sur les marchés d’Alger
et aux cruels supplices dont Arabes et Ottomans appréciaient le spectacle. En mai 1830, 675 navires,
avec à leur bord plus de 36 000 soldats, avaient levé l’ancre à Marseille et Toulon. Avant
l’embarquement, le général en chef leur avait transmis son premier ordre du jour : « La cause de la
France est celle de l’humanité. Montrez-vous dignes de votre belle mission. Qu’aucun excès ne
ternisse l’éclat de vos exploits ; terribles dans le combat, soyez justes et humains après la victoire. »
14. Albert Camus, Le Premier homme, Gallimard, 1994. Le 4 janvier 1960, quand, à hauteur de
Villeblevin, un village de l’Yonne, la Facel Vega du neveu de l’éditeur Gaston Gallimard, Michel
Gallimard, directeur de la collection « Bibliothèque de La Pléiade », s’est encastrée, à 13 h 55, sur un
des platanes bordant la RN6, entre Champigny-sur-Yonne et Villeneuve-la-Guyard, tuant Albert
Camus sur le coup, dans une sacoche se trouvaient les 144 pages du Premier homme. Inachevé, le
manuscrit ne sera publié que trente-quatre ans plus tard.
15. Considéré comme le père du nationalisme algérien, Ahmed Messali, dit « Messali Hadj »,
revendiquait dès 1927 l’indépendance de l’Algérie, le retrait des troupes françaises, la constitution
d’une armée nationale et la confiscation des grandes propriétés agricoles. Né en 1898, dans une
famille modeste de Tlemcen, il habitait Paris, enchaînant les petits boulots. Sa femme, une Française,
Émilie Busquant, fille d’un mineur syndicaliste lorrain, vendeuse au rayon « parfumerie et objets
pour dames » des Magasins réunis, aurait, en 1934, dans leur logement de la rue du Repos, dans le
e
XX arrondissement, confectionné le premier drapeau algérien, vert, blanc et rouge. En 1937, son
mouvement, l’Étoile nord-africaine (ENA), essentiellement implanté en métropole parmi les
travailleurs algériens, ayant été dissous par le gouvernement, il avait fondé le Parti du peuple algérien
(PPA) qu’il a implanté en Algérie. Accusé de reconstitution de ligue dissoute, il a été arrêté et son
mouvement interdit. Jusqu’à sa mort, en 1974, à Gouvieux, près de Chantilly, dans l’Oise, il n’allait
plus connaître que la prison, la résidence surveillée et l’exil. Le PPA se transformera en Mouvement
pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), puis en Mouvement national algérien (MNA).
Une guerre féroce opposera FLN et MNA, faisant près de 4 000 morts en métropole entre le
er
1 janvier 1956 et le 23 janvier 1962. Et le FLN éradiquera le MNA, s’érigeant, après
l’indépendance, en parti unique, source d’autoritarisme, de bureaucratie, d’incompétence,
d’affairisme et de corruption.
16. http://fondationmessali.org
IL Y AVAIT EU LA DESILLUSION
1943. Le 10 février, trois mois après le débarquement anglo-américain
en Afrique du Nord, était publié le « Manifeste du peuple algérien »,
1
initié par un pharmacien de Sétif, Ferhat Abbas . Ses vingt-huit
signataires musulmans, précisait le document,
« entendent ne rien renier de la culture française et occidentale
qu’ils ont reçue et qui leur reste chère. C’est, au contraire, en
puisant dans les richesses morales et spirituelles de la France
métropolitaine et dans la tradition de liberté du peuple français
qu’ils trouvent la force et la justification de leur action présente
[…] ».
Plus loin :
« Placé en face de ses responsabilités, le peuple algérien, dans
son désir de servir à la fois la paix et la liberté, élève sa voix pour
dénoncer le régime colonial qui lui est imposé, rappeler ses
protestations antérieures et revendiquer son droit à la vie […].
Désormais, un musulman algérien ne demandera pas autre chose
que d’être un Algérien musulman. »
En octobre, séjournant à Alger, où, en juin, il avait constitué le Comité
2
français de libération nationale (CFLN) , le général de Gaulle confiait à
André Philip, commissaire à l’Intérieur de cet embryon de gouvernement
provisoire :
3
« L’autonomie interne… Tout cela finira par l’indépendance . »
Le ton était donné. Longtemps mis en sourdine, il allait, néanmoins,
filtrer au travers de petites phrases prudemment égrenées à des proches.
Février 1955, à Edmond Michelet, sénateur RPF de la Seine :
4
« L’Algérie est perdue. L’Algérie sera indépendante . »
Avril 1955, à l’écrivain kabyle Jean Amrouche :
« L’Algérie sera émancipée. Ce sera long. Il y aura de la casse.
5
Beaucoup de casse . »
18 mai 1955, à Louis Terrenoire, un gaulliste de gauche pro-arabe qui,
de février 1960 à avril 1962, sera ministre de l’Information, puis porteparole
du général de Gaulle :
« Nous sommes en présence d’un mouvement général dans le
monde, d’une vague qui emporte tous les peuples vers
l’émancipation. Il y a des imbéciles qui ne veulent pas comprendre ;
6
ce n’est pas la peine de leur en parler . »
En mars 1959, à Alain Peyrefitte, député UNR de Seine-et-Marne :
« Qu’on ne se raconte pas d’histoires ! Les musulmans, vous êtes
allé les voir ? Vous les avez regardés, avec leurs turbans et leurs
djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français ! Ceux
qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri […]. Essayez
d’intégrer de l’huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout
d’un moment, ils se sépareront à nouveau. Les Arabes sont des
Arabes. Les Français sont des Français. Vous croyez que le corps
français peut absorber 10 millions de musulmans, qui demain seront
20 millions et après-demain 40 ? Si nous faisions l’intégration, si
tous les Arabes et les Berbères d’Algérie étaient considérés comme
des Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en
métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ?
Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais
Colombey-les-Deux-Mosquées. »
En octobre 1959, toujours à Alain Peyrefitte :
« Avez-vous songé que les Arabes se multiplieront par cinq, puis
par dix, pendant que la population française restera presque
stationnaire ? Il y aurait 200, puis 400 députés arabes à Paris ? Vous
7
voyez un président arabe à l’Élysée ? »
Pour le Général, selon les propos rapportés par Alain Peyrefitte dans
C’était de Gaulle, la France était, « avant tout, un peuple européen, de
race blanche, de culture grecque et latine et de religion chrétienne ».
Ces épanchements éclairent les louvoiements à venir de « l’homme
providentiel » dans ce que Raymond Aron considérera comme « une
8
suite de reniements odieux et de ruses cyniques ». Pourtant, en
juin 1958, les promesses du général de Gaulle avaient convaincu le
philosophe. Lors d’une conférence à Harvard, il avait affirmé :
« Le monde doit prendre note que ni les colons, ni l’armée, ni le
gouvernement de Paris ne seront jamais prêts à abandonner
l’Algérie. Cela peut nous plaire ou nous déplaire, mais la décision
semble définitive. »
Été et début d’automne 1958. Les murs de métropole et d’Algérie se
couvrent d’affiches. Une Marianne, drapée d’un drapeau tricolore et
ayant brisé ses chaînes : « Oui à la Constitution. Oui à la France et à la
communauté. Oui à l’essor social et économique. Oui à la République
libérée du Système ». Une Marianne qui glisse un bulletin « oui » dans
une urne. Une flamme tricolore jaillissant d’une torche ornée d’un « oui »
et ce texte : « Le plus grand besoin d’un peuple est d’être gouverné. Son
plus grand bonheur est d’être bien gouverné. Tout par le peuple. Tout
pour le peuple. »
Le 29 août, à 17 heures, sur Radio Alger, le général de Gaulle
s’adresse aux « Algériens de toutes communautés » :
*
« Si dures que soient les épreuves où les place une lutte fratricide,
quelle que puisse être l’idée que se font les uns et les autres de ce
vers quoi devrait tendre le statut de leur pays, une fois la paix
revenue et les déchirements passés, les bulletins qu’ils mettront
dans l’urne auront sur un point capital une claire signification. Pour
chacun, répondre “oui” dans les circonstances présentes, cela
voudra dire, tout au moins, que l’on veut se comporter comme un
Français à part entière et que l’on croit que l’évolution nécessaire de
l’Algérie doit s’accomplir dans le cadre français. »
28 septembre. Référendum. Une question : « Approuvez-vous la
Constitution qui vous est proposée par le Gouvernement de la
e
République ? » Les électeurs plébiscitent la V République. 79 % de
« oui » en Métropole, 95 % dans les isoloirs du Grand Sud, si proche et si
lointain, à 700 kilomètres de Marseille.
2 octobre. Le général de Gaulle, de nouveau en Algérie. À Tiaret, qui
détient le record de « oui » ou référendum, 98,6 %, il s’exclame :
« Vive l’Algérie avec la France ! Vive la France avec
l’Algérie ! »
À Constantine, le 3 octobre :
« 3 millions d’Algériens sont venus apporter à la France et à moimême
le bulletin de leur confiance. C’est un fait aussi clair que
l’éclatante lumière du soleil. Et ce fait est capital pour cette raison
qu’il engage l’une envers l’autre, et pour toujours, l’Algérie et la
France. »
Il annonce un ambitieux plan de développement : construction de
200 000 logements, redistribution de 250 000 hectares de terres agricoles,
développement de l’irrigation, création de 400 000 emplois industriels…
Le soir, dans l’avion, il lâche devant Pierre Viansson-Ponté, journaliste
du Monde :
« Les généraux, au fond, me détestent. Je le leur rends bien. Vous
les avez vus, en rang d’oignons, sur l’aérodrome, à Telergma ? Des
crétins, uniquement préoccupés de leur avancement, de leurs
décorations, de leur confort, qui n’ont rien compris et ne
comprendront jamais rien. Ce Salan, un drogué. Ce Jouhaud, un
gros ahuri. Et Massu ? Un brave type, Massu, mais qui n’a pas
9
inventé l’eau chaude . »
Ces mêmes généraux qui l’ont porté au pouvoir, assurés qu’il ne
détacherait pas l’Algérie de la France…
Le 5 octobre, le Journal officiel publie l’acte de naissance de la
e
V République. Rédigée en deux mois par un comité consultatif de trenteneuf
membres sous la direction de Michel Debré, garde des Sceaux, la
nouvelle constitution stipule que « la France est une République
indivisible » et que le président de la République est « garant » de
« l’intégrité du territoire ».
23 octobre, conférence de presse. À une question sur le rôle de
l’armée, le général de Gaulle rend hommage à ce « corps dévoué,
discipliné et désintéressé » et en rappelle la double mission, d’une part,
« empêcher que l’Algérie soit perdue par les armes et sur le terrain »,
d’autre part « assurer la sécurité de toutes les catégories de la population,
notamment, bien entendu, de la population musulmane » :
« Il faut savoir que si, depuis quatre ans, en Algérie, environ
1 500 Français de souche ont été tués, c’est plus de 10 000
musulmans, hommes, femmes et enfants, qui ont été massacrés par
les rebelles, presque toujours par égorgement. Dans la métropole,
pour 75 Français de souche auxquels les attentats ont coûté la vie,
1 717 musulmans sont tombés sous les balles ou le couteau des
tueurs. »
Et cette mise en garde :
« À quelles hécatombes condamnerions-nous ce pays si nous
étions assez stupides et assez lâches pour l’abandonner ! Voilà la
raison, le mérite, le résultat de tant d’actions militaires coûteuses en
hommes et en fatigues, de tant de nuits et de jours de garde, de tant
de reconnaissances, de patrouilles, d’accrochages. Hélas !
7 200 officiers et soldats sont morts. Hélas ! 77 000 rebelles ont été
tués en combattant. »
La question suivante porte sur le FLN. Réponse :
« Bien sûr, on peut, si on veut, continuer des attentats, dresser des
embuscades sur les routes, jeter des grenades dans les marchés,
pénétrer la nuit dans des villages pour y tuer quelques malheureux.
On peut se réfugier dans des grottes de montagne, aller en groupes
de djebel en djebel, cacher des armes dans des creux de rochers
pour les y reprendre à l’occasion. Mais l’issue n’est pas là. Elle
n’est pas, non plus, dans les rêves politiques et dans l’éloquence de
la propagande des réfugiés à l’étranger.
En vérité et en toute conscience, l’issue est maintenant tracée.
Elle est tracée par le fait que les forces de l’ordre maîtrisent peu à
peu le terrain. Mais surtout, elle est tracée par la manifestation
décisive du 28 septembre.
Cependant, je le dis sans ambages, pour la plupart d’entre eux, les
hommes de l’insurrection ont combattu courageusement. Que
vienne la paix des braves, et je suis sûr que les haines iront en
s’effaçant.
J’ai parlé de paix des braves. Qu’est-ce à dire ? Simplement ceci :
que ceux qui ont ouvert le feu le cessent et qu’ils retournent, sans
10
humiliation, à leur famille et à leur travail . »
Le FLN repousse la main tendue.
Le 24 octobre, lettre du général de Gaulle au général Salan.
Amicale :
« Mon cher Salan,
Tout va très vite en ce moment, au moins en apparence, mais ce
n’est pas dans le mauvais sens. L’ensemble de la nation française
fait maintenant bloc sur quelques idées simples :
– On ne doit pas lâcher l’Algérie.
– Plus tôt cessera la rébellion, mieux cela vaudra.
– Il faut mettre en valeur ce pays misérable.
– Quant aux affaires politiques (statut, ou non, etc.) on verra plus
tard. Aujourd’hui, ce n’est pas la question. […].
Tout ce qui marquera, sur le terrain, notre résolution, notre
activité et notre supériorité, sera, pour l’ensemble, de la plus haute
importance.
Soyez, mon cher Salan, bien assuré de mes sentiments de
confiance profonde et de sincère amitié. »
Le 25 novembre, autre lettre. Toujours amicale :
« Mon cher Salan, […].
J’apprécie à sa très haute valeur l’œuvre de commandement que
vous avez accomplie en Algérie. À tous égards et, en particulier, au
point de vue militaire, de beaucoup le principal, vous avez, comme
on dit, très bien “réussi”. Songeant à ce que vous avez dû surmonter
en fait de difficultés du côté des événements et du côté des hommes,
évoquant notamment la grande crise nationale et algérienne de cette
année, je vous rends de tout cœur ce témoignage que vous avez
parfaitement bien servi et que vous m’avez aidé moi-même le
mieux qu’il était possible. Je ne vous tiens pas seulement pour un
féal de très grande qualité, mais pour mon compagnon et mon ami.
[…].
À bientôt donc, mon cher Salan. Croyez-moi votre bien
cordialement dévoué. »
Dix-sept jours plus tard, le couperet tombe. Le 12 décembre, six mois
après l’avoir nommé délégué général du gouvernement et commandant
en chef des forces en Algérie, le général de Gaulle écarte son « cher
Salan » vers un placard à Paris, inspecteur général de la Défense. Le
courrier, formel, est sec et distant :
« Mon cher général,
[…]
Je tiens à vous adresser mon témoignage et celui du
Gouvernement pour la façon dont vous vous êtes acquitté de la
tâche capitale et difficile qui vous avait été confiée.
Vous avez eu à le faire en une période où l’insurrection et les
menaces pesant sur les frontières exigeaient de votre part une
capacité de commandement exceptionnelle. Il s’est trouvé aussi que
certains mouvements de l’opinion algérienne ainsi que le courant
national qui a conduit les pouvoirs publics à renouveler les
institutions ont mis à l’épreuve votre esprit de discipline et votre
autorité. Au milieu de ces événements vous vous êtes, général
Salan, comporté avec honneur.
Veuillez croire, mon général, à mes sentiments bien cordiaux. »
21 décembre 1958. Conformément à la Constitution que vient
d’approuver une large majorité de Français, un collège de 80 000 grands
électeurs, députés, sénateurs, conseillers généraux, représentants des
conseils municipaux, élisent le général de Gaulle président de la
République.
Le 30 janvier 1959, en civil, assis à son bureau, il interpelle à nouveau
le FLN, devant les caméras de télévision :
« Une lutte stérile se traîne encore en Algérie. Devant les
épreuves traversées, rien n’est plus vain que de donner dans les
slogans ou les rodomontades. Rien n’est absurde autant que
d’afficher l’intransigeance et la guerre ou, au contraire, de se livrer
au renoncement et à l’abandon. La vérité c’est qu’en ce moment le
destin de l’Algérie se forge, non point du tout par des mots, mais sur
place, au fond des âmes ; que ce destin est essentiellement dans les
Algériens eux-mêmes ; que ceux-ci, pour s’exprimer, voient
désormais s’ouvrir la voie du vrai suffrage universel, la seule qui
puisse être valable, voie qui ira s’élargissant et qui implique, bien
entendu, la liberté et la sécurité ; que ce pays admirable, mais noyé
de misère et étouffé par la crainte, doit se transformer dans les
domaines politique, économique, social, culturel, pour façonner sa
personnalité et se donner les moyens de vivre ; que cette grande
œuvre de progrès et de pacification s’accomplit avec la France et ne
saurait s’accomplir autrement ; que toutes les Algériennes et tous
les Algériens qui ont de l’avenir dans l’esprit, et d’abord les jeunes
gens, ont vocation d’y concourir.
À mesure que cela va se faire, on verra, sans nul doute, paraître
les éléments de la solution politique. Quant aux combats et aux
attentats que certains s’acharnent à prolonger, ils retarderont plus ou
moins l’évolution qui est en cours, mais ne pourront pas l’empêcher.
Et comme, dans ses profondeurs, l’Algérie a choisi la paix ; comme
la France, moins que jamais, renonce à la lui assurer, la guerre ne
peut mener à rien qu’à des misères inutiles. Il faudra bien en finir.
Alors ? Pourquoi pas tout de suite, dans d’honorables conditions,
ainsi que je l’ai proposé ? »
Intransigeant, le FLN ne veut rien entendre.
Ce 30 janvier, au théâtre Antoine, à Paris, Albert Camus crée Les
Possédés, d’après le roman de Fédor Dostoïevski. Thème de la pièce : le
nihilisme, les extrémistes enfiévrés de l’abstraction politique, qui, au
nom d’une cause, d’un absolu impérieux, justifient le terrorisme, même
s’il frappe, avant tout, des civils. L’un des personnages, Pierre
Verkhovensky, éructe, dans le « cinquième tableau » : « Moi je dis qu’il
faut agir. Je détruirai tout et d’autres bâtiront. Pas de réforme. Pas
d’amélioration. Plus on améliore et on réforme et pire c’est. Plus vite on
commence à détruire et mieux c’est. Détruire d’abord. Ensuite, ce n’est
plus notre affaire. Le reste est sornettes, sornettes, sornettes. »
En métropole, l’humanisme de Camus lui attire les foudres des partis
de gauche, des intellectuels marxistes et des militants anticolonialistes.
Campés sur leurs certitudes d’incarner la générosité historique et de bâtir
des lendemains qui chantent, ils ne cessent, subjugués par Jean-Paul
Sartre, de grossir outrancièrement les traits d’une caricature du pied-noir
raciste, fasciste, exploiteur d’Arabes. Albert Camus, ulcéré par leurs
indignations haineusement sélectives et leur mutisme devant les crimes,
d’emblée absous, du FLN, promu héraut de l’émancipation des peuples
opprimés, se sent de plus en plus isolé. Déjà, en 1955, dans L’Express, il
avait publié, le 21 octobre, un article intitulé « La bonne conscience » :
« Entre la métropole et les Français d’Algérie, le fossé n’a jamais
été aussi grand. Pour parler d’abord de la métropole, tout se passe
comme si le juste procès, fait enfin chez nous à la politique de
colonisation, avait été étendu à tous les Français qui vivent là-bas.
À lire une certaine presse, il semblerait vraiment que l’Algérie
soit peuplée d’un million de colons à cravache et cigare, montés sur
11
Cadillac . »
Le gamin de Belcourt, un quartier populaire d’Alger, orphelin de père,
élevé par deux femmes analphabètes, sa mère et sa grand-mère, déplore
que ne se développe chez les Français d’Algérie l’idée que « la France
métropolitaine leur a tiré dans le dos ».
Dans le numéro de mars-avril 1956 des Temps modernes, Jean-Paul
Sartre avait jeté l’anathème sur l’ensemble d’une population coupable
collectivement par la naissance :
« Le cycle infernal du colonialisme est une réalité. Mais cette
réalité s’incarne dans un million de colons, fils et petits-fils de
colons, qui ont été modelés par le colonialisme et qui pensent,
parlent et agissent selon les principes du système colonial. »
Le 12 décembre 1957, lors d’une conférence donnée à Stockholm,
après avoir reçu le prix Nobel de Littérature, l’auteur de L’Étranger avait
résumé :
« En ce moment, on lance des bombes dans les tramways
d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un ce ces tramways. Si c’est
cela la justice, je préfère ma mère. »
Haro dans les cercles germanopratins ! Relayés par les journaux
« progressistes » métropolitains, ils allaient s’empresser de tronquer ce
commentaire, en modifiant le sens : « Entre la justice et ma mère, je
préfère ma mère. » Et de déduire que le mouton noir algérois de la
pensée se désintéressait égoïstement des souffrances des colonisés.
En 1959, sur le plan militaire, le FLN subit défaite sur défaite. De
janvier à octobre 1957, la « bataille d’Alger », menée par le général
Massu et ses parachutistes, avait démantelé les réseaux terroristes qui
ensanglantaient la ville. De janvier à mai 1958, la « bataille du barrage »
a coupé l’ALN de ses bases arrière en Tunisie. Le 6 février 1959, le
général Maurice Challe, un aviateur, qui succède au général Salan à la
tête des armées françaises en Algérie, lance de vastes opérations qui
briseront les maquis de l’ALN. Le « Plan Challe » va durer jusqu’en
avril 1961. 26 000 fellaghas seront tués et 10 800 faits prisonniers.
Cependant, les atrocités du FLN perdurent. Mitraillage d’un manège
de fête foraine à Sidi Bel Abbès : un mort, un garçonnet de cinq ans qui,
sagement, attendait son tour, une pièce de monnaie dans la main.
Assassinat d’un moniteur d’aéro-club, près d’Oran. Grenade dans un bar
d’Alger : deux blessés graves. Une femme égorgée à Saïda. Un paysan
lacéré de coups de couteau, dans son champ à Oued-Fodda. Grenade à
Médéa : quinze blessés, dont cinq graves. Bombe sur la place de la mairie
*
à Tizi Ouzou : un mort et dix-huit blessés. Deux automobiles criblées de
balles sur la route de la plage, à Berard : deux morts et quatre blessés
graves. Bombe dans une crèmerie de Sidi Bel Abbès : un mort et onze
blessés. Assassinat du maire de Birtouta. À Mascara, une femme de
soixante ans, sa fille de vingt-six ans et sa petite-fille de quatre ans sont
enlevées. Leurs corps sont retrouvés deux jours plus tard dans une meule
de foin. Elles ont été violées et éviscérées. Grenade à Constantine : six
blessés. À Bou-Saada, explosion dans la synagogue pendant la prière du
Shabbat : un mort et onze blessés. Près d’Oran, entre Izi et Froha, un
agriculteur est égorgé. Bombe à Ziama-Mansouriah, dans la cantine
d’une entreprise de travaux publics fêtant la réalisation d’un chantier
dans le cadre du plan de Constantine : sept morts, dont le maire de ce
petit port de pêche, près de Bougie, deux conseillers municipaux, deux
militaires, et douze blessés. Un agent commercial et son correspondant
local arabe massacrés à Sidi Aïssa. Grenade dans la foule à Alger : un
blessé. Grenade à Orléansville : deux blessés. Sabotage provoquant le
déraillement du train Alger-Oran : onze blessés. À Guelma, un ébéniste
et un brigadier de police, passagers d’un car, sont abattus. À Mascara, un
vétérinaire et sa femme sont tués à coups de hache. À Sétif, explosion
d’un obus de 105 trafiqué en bombe à retardement : dix-sept blessés. À
Tizi Ouzou, deux employés des PTT travaillant sur la route d’Azazga
sont égorgés, un troisième grièvement blessé. À Menerville, un agent de
police et sa femme enceinte sont fauchés par une rafale de mitraillette. À
Berrouaghia, kidnapping d’un médecin musulman. Son cadavre est
découvert peu après. À Boghari, explosion au Foyer rural : trois blessés
graves…
Le 30 avril 1959, L’Écho d’Oran publie une longue interview accordée
par le général de Gaulle à son directeur, le député Pierre Laffont.
À propos de l’intégration, il dit :
« Je n’ai pas voulu prononcer ce mot, parce qu’on a voulu me
l’imposer […]. Mais que signifie-t-il ? Que l’Algérie est française ?
Est-ce utile de le dire puisque cela est ? […]. Ceux qui crient
aujourd’hui le plus fort intégration, ce sont ceux-là mêmes qui,
alors, étaient opposés à cette mesure. Ce qu’ils veulent, c’est qu’on
leur rende l’Algérie de papa. Mais l’Algérie de papa est morte, et si
on ne le comprend pas on mourra avec elle. »
À propos du FLN :
« Je n’ai pas à reconnaître cette organisation. Elle représente,
certes, une force importante, mais, à mes yeux, elle ne représente
pas l’Algérie, et même pas les musulmans d’Algérie. »
À propos de la fraternisation :
« La fraternisation des deux communautés ne s’est pas faite le
13 mai avec M. Lagaillarde. C’est au cours des journées qui
suivirent que la population musulmane a fraternisé avec la
population européenne sur le Forum. Et elle est venue parce qu’on a
commencé à crier le nom de De Gaulle. C’est sur mon nom que
s’est faite cette fraternisation. Et c’est à mon nom qu’on la doit. »
Le 13 mai, discours à l’Assemblée nationale, de Michel Debré,
Premier ministre depuis le 8 janvier :
« Appliquant cette belle idée de l’effort constant, le Général
entend justifier la légitimité française en Algérie, qu’il affirme, par
ailleurs, avec force, par la création continue que notre pays apporte
à cette province et qu’il a seul le pouvoir de lui apporter. C’est la
grande règle du chef de l’État, dont on saisit mieux, chaque jour, la
pensée. Souhaitant et organisant la défaite de la rébellion, le
Général ne veut à aucun prix que cette défaite soit celle de la masse
musulmane. Bien au contraire, il entend la persuader que sa cause
ne se confond en rien avec celle des rebelles et qu’elle sortira
gagnante de ces années sombres parce qu’elle aura conquis son
droit à la vie et à la citoyenneté d’une grande nation. »
Du 27 au 30 août, une « tournée des popotes » conduit le général de
Gaulle à Thiersville, Berthelot, Saïda, Cassaigne, Tebessa, El Meridj,
Lays-Petit, Tizi Ouzou et au PC Artois, sur un piton de Kabylie, d’où le
12
général Challe dirige l’opération « Jumelles » , enclenchée le 22 juillet
afin de réduire le maquis de la wilaya III. Le 27, à l’hôtel de ville de
Saïda, il jure :
« Moi vivant, jamais le drapeau du FLN ne flottera sur
l’Algérie. »
Dans cette petite ville de l’Oranie est basé le commando « Georges »
qui, composé de fellaghas ralliés, a gravé sur le monument édifié au
milieu de son cantonnement : « Dieu qui connaît nos cœurs sera fier de
nous, car nous aurons gagné la paix des braves. » Le général de Gaulle
est accompagné de Paul Delouvrier, qui, en décembre, a remplacé le
général Salan à la Délégation générale du gouvernement, du général
Challe et du colonel Marcel Bigeard, qui commande le secteur.
Le 30 août, au PC Artois, dernière étape, il veut sonder le moral de
l’armée. Au général Challe et à ses officiers, il déclare :
« Nous n’aurons pas les Algériens avec nous s’ils ne le veulent
pas eux-mêmes. Même en la pacifiant complètement, nous ne
garderions pas l’Algérie pour longtemps si nous ne la transformions
pas de fond en comble, afin d’en faire un pays moderne. Mais il est
nécessaire aussi qu’intervienne une transformation morale ; l’ère de
l’administration directe des autochtones par l’intermédiaire des
Européens est révolue.
L’armée a dans cette optique une tâche essentielle à remplir. Elle
en a la possibilité. Jamais elle n’a été soutenue autant qu’elle l’est
par le chef de l’État et le gouvernement.
Le monde entier doit comprendre que ce que nous faisons en
Algérie, ici, n’est pas une œuvre de domination et de conquête. Il
faut qu’il comprenne que nous le faisons avec la population, pour
elle et par elle […].
Quant à vous, écoutez-moi bien. Vous êtes l’armée de la France.
Vous n’existez que par elle, à cause d’elle, pour elle et à son service.
C’est votre raison d’être. Vous devez être cohérents, agissants et
disciplinés. »
Puis, ces deux phrases :
« Celui que je suis, à mon échelon, doit être obéi pour que la
France vive. Je suis sûr que c’est ce que vous faites et je vous en
remercie. »
En conclusion :
« Si nous perdions l’Algérie, je disparaîtrais personnellement
avec cette perte, et, avec moi, les institutions de la France. »
16 septembre 1959, coup de tonnerre : dans une allocution radiotélévisée,
il reconnaît le droit des Algériens à l’autodétermination. Il
dévoile trois options : la « sécession, où certains croient trouver
l’indépendance », « la francisation complète » ou « l’union étroite ».
*
« Naturellement, la question sera posée aux Algériens en tant
qu’individus. Car, depuis que le monde est monde, il n’y a jamais
eu d’unité, ni, à plus forte raison, de souveraineté algérienne.
Carthaginois, Romains, Vandales, Byzantins, Arabes syriens,
Arabes de Cordoue, Turcs, Français, ont tour à tour pénétré le pays,
sans qu’il y ait eu, à aucun moment, sous aucune forme, un État
algérien […]. »
Toutefois, il met en garde contre l’option « sécession » :
« Je suis, pour ma part, convaincu qu’un tel aboutissement serait
invraisemblable et désastreux. L’Algérie étant actuellement ce
qu’elle est et le monde ce que nous savons, la sécession entraînerait
une misère épouvantable, un affreux chaos politique, l’égorgement
généralisé et, bientôt, la dictature belliqueuse des communistes. »
Trois ans plus tard, c’est ce choix, « invraisemblable et désastreux »
qu’il cautionnera.
À nouveau, il invoque la « paix des braves » :
« Toutes les voies sont ouvertes. Si les insurgés craignent qu’en
cessant la lutte ils soient livrés à la justice, il ne tient qu’à eux de
régler avec les autorités les conditions de leur libre retour, comme je
l’ai proposé en offrant la paix des braves. Si les hommes qui
constituent l’organisation politique du soulèvement entendent n’être
pas exclus des débats, puis des scrutins, enfin des institutions, qui
régleront le sort de l’Algérie et assureront sa vie politique, j’affirme
qu’ils auront, comme tous les autres et ni plus ni moins, l’audience,
la part, la place, que leur accorderont les suffrages des citoyens.
Pourquoi donc les combats odieux et les attentats fratricides, qui
ensanglantent encore l’Algérie, continueraient-ils désormais ? »
Le 13 octobre, à l’Assemblée nationale, Michel Debré revient sur la
« déclaration décisive » du général de Gaulle :
« La France en bonne voie de redressement, la France en bonne
voie de reprendre sa force dans un monde difficile se doit de faire
en sorte que cesse le cycle infernal de la violence. Elle doit créer le
changement, changement nécessaire pour l’Algérie, changement
nécessaire pour la France tout entière et, disons-le aussi, pour la
liberté, cette ouverture hors de la tragédie.
Comment peut-elle se faire ? Il n’est qu’un chemin, et c’est la
valeur éminente du président de la République que d’avoir ouvert ce
chemin, le retour au droit. Comment peut se faire ce retour au droit
et qu’est-ce que le droit ?
Le retour au droit, ce n’est pas et ce ne peut pas être la
reconnaissance d’une prétendue souveraineté algérienne. Il n’y a
pas de souveraineté algérienne, il n’y en a jamais eu.
Le retour au droit, ce n’est pas davantage, ce ne peut être
davantage une négociation politique avec les dirigeants de la
rébellion. Les hommes qui se sont placés à la tête des éléments
rebelles n’ont reçu aucun mandat et le terrorisme n’a jamais donné
de titre juridique, pas plus que n’en donne l’appel à l’étranger ou
l’obéissance à des gouvernements étrangers […]. »
Pourtant, le 10 novembre, au cours d’une conférence de presse à
l’Élysée, c’est aux « dirigeants de la rébellion », dépositaires d’« aucun
mandat », que le général de Gaulle offre de « débattre ».
« Je dis encore une fois que si les chefs de l’insurrection veulent
discuter avec les autorités des conditions à la fin des combats, ils
peuvent le faire. Les conditions, je le répète, seraient honorables,
elles respecteraient la liberté et la dignité de chacun, et elles
tiendraient un juste compte du courage déployé sous les armes. Et si
des représentants de l’organisation extérieure de la rébellion
décident de venir en France pour en débattre, il ne tiendra qu’à eux
de le faire, n’importe quand, soit en secret, soit publiquement,
suivant ce qu’ils choisiront. »
16 janvier 1960. À la une du Journal d’Alger : « De Gaulle prépare
“quelque chose” sur l’Algérie. »
Le 18 janvier, dans un quotidien ouest-allemand, la Süddeutsche
Zeitung, interview critique du général Massu :
« Nous ne comprenons pas la politique du général de Gaulle.
L’armée ne pouvait s’attendre à une telle attitude de sa part. Cela ne
vaut pas seulement pour sa politique algérienne… Notre plus grande
déception a été que le général de Gaulle soit devenu un homme de
gauche.
Le journaliste : C’est pourtant vous et vos amis qui avez appelé
de Gaulle au pouvoir le 13 mai 1958.
Général Massu : De Gaulle était le seul homme à notre
disposition. Nous avons peut-être commis une faute.
Le journaliste : L’armée obéira-t-elle à chaque consigne de
De Gaulle ?
Général Massu : Naturellement, il y a dans l’armée des gens qui
obéiront sans se poser de questions sur ce qui suivra… Mais, moimême,
et la majorité des officiers chargés d’un commandement,
n’exécuterons pas inconditionnellement les ordres du chef de
13
l’État . »
Des propos que reprend l’agence américaine United Press. La sanction
ne tarde pas : Le « héros de la bataille d’Alger » est rappelé à Paris, où,
le 22, il est démis de ses fonctions, avec interdiction de retourner à Alger.
Le 23, un samedi, L’Écho d’Alger titre : « Le général Massu relevé de
son commandement ». Son directeur, Alain de Sérigny, dénonce « une
machination destinée à abattre une des personnalités les plus
représentatives de la résistance à la désintégration nationale ».
L’avocat Pierre Lagaillarde, l’un des instigateurs du 13 mai 1958,
député sans étiquette, depuis les élections législatives du 30 novembre
1958, de la première circonscription d’Alger-Ville, Jean-Jacques Susini,
président, depuis un an, de l’Association générale des étudiants d’Algérie
(AGEA), Joseph Ortiz, dit « Jo », un militant d’extrême droite, fondateur
du Front national français (FNF), patron du bar algérois Le Forum, qui
avait été mêlé à l’attentat au bazooka, le 16 janvier 1957, contre le
14
général Salan , et un agriculteur de la plaine de la Mitidja, Robert
Martel, alias « le Chouan », comptent reproduire le scénario qui avait
e
précipité la chute de la IV République.
Ils appellent les Algérois à la grève générale et à un rassemblement sur
le plateau des Glières. Créées en 1955 après les émeutes du
Constantinois, les unités territoriales (UT), composées de réservistes de
15
l’armée, se mobilisent .
Le 24 janvier, un dimanche, en début d’après-midi, malgré
l’interdiction de manifester, 30 000 personnes se pressent square
Laferrière et en plusieurs points de la ville. Discours vibrants entrecoupés
de La Marseillaise et du Chant des Africains. Des barricades se dressent
rue Michelet et rue Charles-Péguy. Sur l’une d’elles, une banderole :
« Vive Massu ! »
À 18 heures, Paul Delouvrier et le général Challe donnent l’ordre de
dispersion. Les gendarmes mobiles qui, depuis le matin, bloquent l’accès
au Gouvernement général, square Laferrière, tentent de refouler les
manifestants vers Bab el Oued. Soudain, à 18 h 14, des coups de feu, des
rafales de fusils-mitrailleurs.
er
Le calme ne revient qu’avec l’arrivée des parachutistes du 1 REP
(régiment étranger de parachutistes), à 18 h 35. Ils s’interposent. Mais le
bilan est lourd : vingt-deux morts, dont quatorze gendarmes et six
manifestants, et une centaine de blessés.
Dans la soirée, au micro de Radio Alger, le général Challe annonce
qu’il place la ville en état de siège.
Informé des événements, le général de Gaulle, qui se trouve à
Colombey-les-Deux-Églises, rentre à Paris. Dans la nuit, il tance les
Algérois :
« L’émeute qui vient d’être déclenchée à Alger est un mauvais
coup porté à la France.
Un mauvais coup porté à la France en Algérie.
Un mauvais coup porté à la France devant le monde.
Un mauvais coup porté à la France au sein de la France.
Avec le gouvernement, d’accord avec le parlement, appelé et
soutenu par la Nation, j’ai pris la tête de l’État pour relever notre
pays et, notamment, pour faire triompher dans l’Algérie déchirée,
en unissant toutes ses communautés, une solution qui soit française.
Je dis en toute lucidité et en toute simplicité que si je manquais à
ma tâche, l’unité, le prestige, le sort de la France seraient du même
coup compromis. Et, d’abord, il n’y aurait plus pour elle aucune
chance de poursuivre sa grande œuvre en Algérie.
J’adjure ceux qui se dressent à Alger contre la patrie, égarés
qu’ils peuvent être par des mensonges et par des calomnies, de
rentrer dans l’ordre national. Rien n’est perdu pour un Français
quand il rallie sa mère, la France.
J’exprime ma confiance profonde à Paul Delouvrier, Délégué
général, au général Challe, commandant en chef, aux forces qui sont
sous leurs ordres pour servir la France et l’État, à la population
algérienne, si chère et si éprouvée.
Quant à moi, je ferai mon devoir.
Vive la France ! »
Lundi 25. L’Écho d’Alger titre : « Le sang a coulé hier à Alger ». Et ce
constat : « Tragique journée dans la lutte pour le maintien de l’Algérie
française ». Éditorial d’Alain de Sérigny :
« Que l’on ne nous demande pas de quel côté de la barricade se
trouvent aujourd’hui les victimes. Que l’on ne cherche pas à établir
une sinistre distinction entre manifestants et représentants de la
force publique. Parmi ces morts sur lesquels nous versons les
mêmes larmes, il est bien trop cruel de savoir que tous étaient des
Français, des bons Français. Nous avons le droit d’accuser ce qui les
a conduits à ce suprême sacrifice, le doute affreux pesant sur les
consciences de tous les citoyens. »
L’auteur de ces lignes est amer. Le 11 mai 1958, dans le supplément
hebdomadaire Dimanche matin, il avait lancé cet appel à l’homme du
18 juin 1940 : « Parlez, mais parlez vite, mon général. »
Pendant plusieurs jours, la situation stagne. Les insurgés, ravitaillés par
la population, dans une ambiance bon enfant, campent sur les barricades,
les consolident, les surélèvent. Leur objectif : l’abandon du projet
d’autodétermination. Les parachutistes fraternisent avec eux.
Mardi 26. Michel Debré se rend discrètement à Alger où le colonel
Antoine Argoud, ancien chef d’état-major du général Massu, lui assène :
*
« Monsieur le Premier ministre, la détermination des gens que
vous avez en face de vous est totale. Il n’est pas question de tirer sur
des Français qui crient : “Vive l’Algérie française !” De toute façon,
si on me donne l’ordre de tirer, je ne l’exécuterai pas, je donnerai
16
l’ordre à mes subordonnés de désobéir . »
Le général Salan écrit au général de Gaulle :
« Au moment où des événements tragiques, particulièrement
lourds de conséquences, ensanglantent notre terre d’Algérie, je
pense avoir le devoir, au nom des charges et des responsabilités que
j’ai assumées dans ce pays et des liens affectifs qui m’unissent à lui,
de venir vous demander très respectueusement, mais avec
insistance, de faire cesser cette lutte fratricide […].
Le désespoir, mon Général, commence à hanter l’esprit de
beaucoup d’Algériens, désespoir qui peut causer l’irrémédiable.
Pour notre armée, unie autour de ses chefs et qui, en toutes
circonstances, a su se montrer digne de son rôle, pour cette
population capable de tant de générosité et de courage,
d’attachement à la patrie, qu’il me soit permis, mon Général,
d’intervenir auprès de votre très Haute Autorité pour qu’une
solution humaine intervienne sans retard, pour rendre l’espérance à
l’Algérie dont la foi ardente pour la Mère Patrie incline au plus
17
profond respect . »
L’Élysée n’accorde à la lettre qu’un accusé de réception.
Mercredi 27. Le colonel Argoud prévient Paul Delouvrier :
« Vous n’avez pas de crainte à avoir pour les heures immédiates
[…]. On attend le discours de De Gaulle. S’il est bon, tout rentre
dans l’ordre. S’il est mauvais, ce sera pour vous l’heure de vérité.
Vous serez le nœud de la situation. Si vous prenez la tête de
l’insurrection, on vous obéira. Nous, les militaires, on ne veut pas le
pouvoir. Nous voulons l’Algérie française. Si de Gaulle ne dit pas :
“Il faut lutter pour la francisation”, la situation, encore une fois, sera
entre vos mains. Si vous ne prenez pas la tête du mouvement, on
18
vous neutralisera . »
Jeudi 28. Paul Delouvrier et le général Challe transfèrent leur poste de
commandement à Reghaïa, à une vingtaine de kilomètres à l’est d’Alger.
Avant de partir, le délégué général du gouvernement enregistre un
discours :
« En rejetant de Gaulle, vous vous perdez, vous perdez l’armée,
et la France aussi. En plébiscitant de Gaulle, qui ne demande que
vos voix, vous sauvez l’armée et son unité, et vous forcez la France
à vous sauver. Vous gagnerez aussi la guerre d’Algérie, vous allez
tuer le FLN […]. Vous allez le tuer en déterminant les musulmans,
quand demain, si vous me suivez, ces musulmans croiront qu’ils
sont devenus vraiment nos égaux. »
À Joseph Ortiz, Pierre Lagaillarde et au commandant de réserve
Michel Sapin-Lignières qui préside la fédération des territoriaux, il
propose la réconciliation :
« Nous irons ensemble au Monument aux Morts pleurer et prier
pour les morts de dimanche, morts à la fois pour que l’Algérie soit
19
française et pour que l’Algérie obéisse à de Gaulle . »
À la Une de La Dépêche Quotidienne d’Algérie : « Partout en Algérie
les foules musulmanes se sont mêlées aux manifestations pacifiques
organisées autour des Monuments aux Morts pour que l’Algérie reste
Française. »
Vendredi 29. Allocution du général de Gaulle :
« Si j’ai revêtu l’uniforme pour parler aujourd’hui à la télévision,
c’est afin de marquer que je le fais comme étant le général de
Gaulle aussi bien que le chef de l’État.
Nous combattons en Algérie une rébellion qui dure depuis cinq
ans. La France poursuit courageusement l’effort nécessaire pour
vaincre. Mais elle veut aboutir à une paix qui soit la paix, faire ce
qu’il faut pour que le drame ne recommence pas ensuite, agir de
manière à ne pas perdre, en fin de compte, l’Algérie, ce qui serait un
désastre pour nous et pour l’Occident […].
Français d’Algérie, comment pouvez-vous écouter les menteurs
et les conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre choix
aux Algériens, la France et de Gaulle veulent vous abandonner, se
retirer d’Algérie et la livrer à la rébellion ? Est-ce donc vous
abandonner, est-ce vouloir perdre l’Algérie que d’y envoyer et d’y
maintenir une armée de 500 000 hommes, pourvue d’un matériel
énorme, d’y consentir le sacrifice d’un bon nombre de ses enfants,
d’y entreprendre une œuvre immense de mise en valeur, de tirer du
Sahara, à grands efforts et à grands frais, le pétrole et le gaz, pour
les amener jusqu’à la mer ? Comment pouvez-vous douter que si,
un jour, les musulmans décidaient librement et formellement que
l’Algérie de demain doit être unie étroitement à la France, rien ne
causerait plus de joie à la patrie et à de Gaulle que de les voir
choisir, entre telle ou telle solution, celle qui serait la plus
française ? Comment pouvez-vous nier que toute l’action de
développement des populations musulmanes, entamée depuis dixhuit
mois, actuellement poursuivie, et qui, après la pacification,
devra s’épanouir encore, tend précisément à créer de nouveaux liens
entre la France et les Algériens ? Par-dessus tout, comment ne
voyez-vous pas qu’en vous dressant contre l’État et contre la Nation
vous vous perdez à coup sûr, et qu’en même temps vous risquez de
faire perdre l’Algérie à la France au moment même où se précise le
déclin de la rébellion ? Je vous adjure de rentrer dans l’ordre […].
L’armée française que deviendrait-elle, sinon un ramassis
anarchique et dérisoire de féodalités militaires s’il arrivait que des
éléments mettent des conditions à leur loyalisme ? Or je suis, vous
le savez, le responsable suprême. C’est moi qui porte le destin du
pays. Je dois donc être obéi de tous les soldats français. Je crois que
je le serai parce que je vous connais, que je vous estime, que je vous
aime, que j’ai confiance dans le général Challe, que j’ai, soldats
d’Algérie, mis à votre tête, et puis parce que, pour la France, j’ai
besoin de vous […].
Enfin, je m’adresse à la France. Eh bien ! Mon cher et vieux
pays, nous voici donc ensemble encore une fois, face à une lourde
épreuve. En vertu du mandat que le peuple m’a donné et de la
légitimité nationale que j’incarne depuis vingt ans, je demande à
tous et à toutes de me soutenir quoi qu’il arrive. »
À Alger, le ciel se voile. Il se met à pleuvoir à torrents. Des trombes
d’eau noient les barricades. La population venue soutenir les insurgés,
leur apportant des paniers remplis de provisions, se disperse à la
recherche d’abris. Peu à peu, les hommes qui se sont révoltés contre Paris
abandonnent leurs positions. La météo hostile et la fermeté du général de
Gaulle, désormais surnommé « la Grande Zora », ont ébranlé leur moral.
Dimanche 31. Le général Challe fait bloquer tout accès aux barricades.
Paul Delouvrier ordonne d’utiliser les armes en cas de pression trop forte
de la foule. « Si les gens savent que les militaires n’ont pas l’instruction
formelle de tirer, le barrage passif sera balayé. Il est indispensable
d’empêcher le flot humain de l’emporter. »
Titre du Journal d’Alger : « Le “camp retranché” isolé. »
er
Lundi 1 février 1960. Joseph Ortiz a pris la fuite durant la nuit. Pierre
Lagaillarde et ses hommes, dont certains seront intégrés au commando
er 20
« Alcazar » du 1 REP , acceptent de se rendre aux parachutistes qui les
cernent et leur présentent les honneurs militaires. Arrêté, Pierre
Lagaillarde est transféré à Paris, derrière les murs de la prison de la
Santé. En liberté provisoire avant son procès, il va rejoindre Joseph Ortiz
qui s’est réfugié en Espagne.
Le 13 février, un nom de code, « Gerboise Bleue », fait entrer la
France dans le cercle des puissances nucléaires. À 7 h 04, le ciel tremble
à Hammoudia, en plein Sahara, à 50 kilomètres de Reggane. La bombe
atomique qui vient d’exploser a une puissance quatre fois supérieure à
21
« Little Boy », qui, le 6 août 1945, avait pulvérisé Hiroshima .
À 800 kilomètres au sud d’Alger, le sous-sol gorgé de pétrole d’Hassi
Messaoud fait miroiter d’immenses perspectives énergétiques.
Du 3 au 5 mars, seconde « tournée des popotes » du général de Gaulle.
Il visite une quinzaine de postes dans le Constantinois, l’Algérois et
l’Oranie. Après la semaine des barricades, il veut rassurer les militaires,
multiplie les promesses.
À Batna :
*
« Il n’y aura pas de Diên Biên Phu diplomatique […].
L’insurrection ne nous mettra pas à la porte de ce pays […]. Ce que
Ferhat Abbas appelle l’indépendance, c’est la misère, la
clochardisation, la catastrophe […]. La France ne doit pas partir.
Elle a le droit d’être en Algérie. Elle y restera. »
À Redjaz :
« Moi vivant, le drapeau vert et blanc ne flottera jamais sur
22
Alger . »
Des paroles apaisantes qu’à peine rentré à l’Élysée, il range au fond
d’un tiroir. Le 15 mars, il mute le général Jouhaud à l’Inspection générale
de l’armée de l’Air à Paris, et, en avril, le général Challe, malgré le
succès de sa lutte contre les fellaghas, à Fontainebleau, où il prend le
commandement des Forces alliées en Centre-Europe de l’Otan. En
désaccord avec la politique algérienne de la France, les deux officiers
vont démissionner de l’armée, le premier en octobre 1960, le second en
janvier 1961.
Le 14 juin 1960, à la télévision, « le Grand Charles » des
métropolitains martèle :
« Le 16 septembre a été ouverte la route droite et claire qui doit
mener l’Algérie vers la paix. Le gouvernement a adopté, le
parlement a approuvé cette décision de la France. Il est vrai que
ceux qui s’acharnent à poursuivre une lutte fratricide peuvent
provoquer encore des accrochages et des attentats, mais c’est un fait
qu’il tombe chaque jour quatre fois moins d’hommes
qu’auparavant. Surtout, il n’est contesté désormais nulle part que
l’autodétermination des Algériens, quant à leur destin, soit la seule
issue possible de ce drame complexe et douloureux. »
« Une fois de plus, au nom de la France », le général de Gaulle se
« tourne vers les dirigeants de l’insurrection » :
« Je leur déclare que nous les attendons ici pour trouver avec eux
une fin honorable au combat qui traîne encore : régler la destination
des armes, assurer le sort des combattants. Ensuite, tout sera fait
pour que le peuple algérien ait la parole dans l’apaisement. La
décision ne sera que la sienne. Mais je suis sûr, pour ma part, qu’il
prendra celle du bon sens, accompli en union avec la France et, dans
la coopération des communautés, la transformation de l’Algérie
algérienne en un pays prospère et fraternel ! »
Du 25 au 29 juin, à Melun, près de Paris, trois émissaires du FLN
rencontrent trois représentants du gouvernement français. Impossible de
surmonter les divergences. Les Algériens exigent, notamment, qu’un
accord sur les modalités de l’autodétermination précède le cessez-le-feu
demandé par les Français.
Le 6 septembre, lendemain de l’ouverture, à Paris, du procès du réseau
« Jeanson », dix-huit Français et six Algériens opérant en métropole pour
le compte du FLN, la revue Vérité-Liberté publie « Manifeste des 121 ».
Une « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre
d’Algérie », signée par 121 intellectuels et artistes de gauche, dont Jean-
Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Maurice Nadeau, François Maspero,
Simone Signoret, Daniel Gélin et Alain Robbe-Grillet. Réplique, le 14,
dans Combat, de Jacques Soustelle, ancien gouverneur général d’Algérie,
« limogé » en février 1956 par Guy Mollet. Il vitupère ces « porteurs de
valises » qui acheminent fonds et faux papiers pour le FLN, diffusent sa
propagande et en taisent les atrocités :
« Tiennent-ils à chercher une analogie dans les événements de la
dernière guerre ? Alors elle est toute trouvée : ils ne sont pas des
résistants, ils sont des collabos. »
Sous l’Occupation, il avait été l’un des patrons des services de
renseignement gaullistes.
En octobre, dans l’hebdomadaire Carrefour, un « Manifeste des
intellectuels français » dénonce les « déclarations scandaleuses » et les
« exhibitions » de la « cinquième colonne », des « apologistes de la
désertion » auxquels il dénie « le droit de se poser en représentants de
l’intelligence française » :
« La guerre d’Algérie est une guerre imposée à la France par une
minorité de rebelles fanatiques, terroristes et racistes, dans laquelle
l’armée française accomplit une mission civilisatrice, sociale et
humaine, et c’est une des formes les plus lâches de la trahison que
d’intoxiquer l’opinion publique et de faire croire à l’étranger que la
France souhaite l’abandon de l’Algérie et la mutilation du
territoire. »
300 signataires parmi lesquels le maréchal Alphonse Juin, qu’en 1943,
le général de Gaulle, son camarade à Saint-Cyr, avait nommé
commandant en chef des quatre divisions du corps expéditionnaire
français en Italie, Pierre Chaunu, Pierre Gaxotte, Daniel Halévy, Henry
de Monfreid, le colonel Rémy, Jules Romains, Roland Dorgelès, Roger
Nimier, Michel Déon et Jacques Laurent.
Le 10 juin, le général Salan a quitté le service actif, après un déjeuner
privé, l’avant-veille, avec le général de Gaulle et, le 30 juillet, il s’est
installé avec sa famille à Alger. Le 11 septembre, le ministre de la
Défense, Pierre Messmer, l’a convoqué à Paris et lui a interdit de
retourner en Algérie.
25 octobre. Celui qui, le 15 mai 1958, à Alger, avait lancé à la foule
« Vive de Gaulle ! » tient une conférence de presse :
« Cette décision gouvernementale, prise à mon égard, s’inspire
dans le fond, comme dans la forme, d’un arbitraire peu compatible
avec le jeu d’institutions réellement démocratiques. Elle apparaît
essentiellement comme un expédient autoritaire, doublé d’une
solution de facilité susceptible d’éluder toute discussion gênante sur
le statut actuel de l’Algérie et du Sahara, qu’on le veuille ou non
partie intégrante de la République Une et Indivisible, et dont, dans
le cadre de notre actuelle constitution, nul n’a reçu mandat d’en
décider l’abandon […]. Tout paraît en fait être mis en œuvre pour
démoraliser le pays et lui donner mauvaise conscience. L’affaire
Jeanson en est un des exemples les plus nets. L’apologie de la
rébellion, de la trahison, le scandaleux et infamant développement
du procès, le malaise qu’il a provoqué dans les cœurs français, m’a
amené à alerter l’opinion pour lui rappeler que l’Algérie est terre de
souveraineté française. »
À la fin du mois, l’officier cinq étoiles craint d’être arrêté. Il s’exile en
Espagne.
Le 4 novembre, le général de Gaulle insiste sur son intention de
« suivre un chemin nouveau », « au nom de la France » :
« Ce chemin conduit non plus au gouvernement de l’Algérie par
la métropole française mais à l’Algérie algérienne. Cela veut dire
une Algérie émancipée où c’est aux Algériens qu’il appartient de
décider de leur destin, où les responsabilités algériennes seront aux
mains des Algériens et où – comme, d’ailleurs, je crois que c’est le
cas – l’Algérie, si elle le veut, pourra avoir son gouvernement, ses
institutions et ses lois. L’Algérie de demain, telle qu’elle sera
décidée par l’autodétermination, peut être faite ou bien avec la
France ou bien contre la France, et celle-ci, je le déclare une fois de
plus, ne fera opposition, aucune opposition, à la solution, quelle
qu’elle soit, qui sortira des urnes. Si cela devait être la rupture
hostile, eh bien, nous ne nous acharnerions certainement pas à
vouloir rester auprès de gens qui nous rejetteraient, ni à engouffrer
dans une entreprise sans issue et sans espoir nos efforts et nos
milliards dont l’emploi est tout trouvé ailleurs […]. »
À propos des prétentions des « dirigeants rebelles, installés depuis six
ans en dehors de l’Algérie et qui […]. se disent être le gouvernement de
la république algérienne », le général de Gaulle s’étonne :
« Ils prétendent ne faire cesser les meurtres que si, au préalable,
nous ayons avec eux seuls réglé les conditions du référendum et on
voit bien que cela peut être extensif, comme s’ils étaient la
représentation de l’Algérie tout entière. Cela reviendrait à les
désigner d’avance et à les faire désigner par moi-même comme les
dirigeants, comme les gouvernants de l’Algérie de demain. Encore
exigent-ils que, avant le vote, je ramène l’armée dans la métropole.
Eh bien, je dis que leur arrivée à Alger dans de pareilles conditions
ferait que l’autodétermination ne serait qu’une formalité dérisoire et
jetterait, même s’ils ne le voulaient pas, le territoire dans un chaos
épouvantable. »
Dans la soirée du 30 octobre, un terroriste a pénétré dans une maison
d’Erraguène et a abattu, au pistolet-mitrailleur, une mère et ses deux
enfants, dont un bébé dans son berceau. L’obscurité lui a permis de
s’enfuir. La veille, une jeep de la gendarmerie de ce coin de Kabylie où la
France, après cinq ans de travaux titanesques, venait d’achever la
construction d’un barrage hydroélectrique sur l’oued Djendjen, avait
sauté sur un obus de 155 piégé. Le 31 octobre, un jeune sous-lieutenant
e
du 43 régiment d’infanterie, Guy Doly-Linaudière, tout juste sorti de
Saint-Cyr, promotion « Terre d’Afrique », écrivait à sa mère :
« Nous suivons les événements avec attention. La situation dans
la France de De Gaulle est lamentable. Ici, elle est plutôt tendue
pendant ces jours de Toussaint, anniversaire de la rébellion […].
Les fells ont donné des consignes de terrorisme : ils ne sont bons
qu’à cela… »
Autre lettre, le 5 novembre :
« Il est bien certain que la situation militaire s’améliore sans
cesse en Algérie et qu’il n’y a guère que le Constantinois qui ne soit
entièrement pacifié. Mais la situation politique se détériore de plus
en plus avec l’indécision gouvernementale. Ou l’on part et il faut le
dire tout de suite ; ou l’on reste et il faut adopter une attitude
conséquente […]. Que les gens qui ont les pieds au chaud en
métropole et qui se foutent de l’Algérie n’aillent pas décider que la
partie est perdue alors qu’elle est gagnée ! Ce serait monstrueux, et
23
si lourd de conséquences pour le peuple algérien … »
15 novembre. Obsèques, au cimetière de Zéralda, de onze légionnaires
er
du 1 REP tués dans les Aurès. L’inutilité de leur mort, alors que
l’Algérie avance vers son indépendance, bouleverse le père Louis
Delarue, l’aumônier qui célèbre la cérémonie :
« Vous étiez venus de tous les pays d’Europe où l’on aime encore
la liberté pour donner la liberté à ce pays […]. La mort vous a
frappés en pleine poitrine, en pleine face, comme des hommes, au
moment où vous vous réjouissiez d’avoir enfin découvert un
ennemi insaisissable jusque-là […]. Vous êtes tombés au moment
où, s’il faut en croire les discours, nous ne savons plus ici pourquoi
24
nous mourons . »
Même sentiment d’absurdité dans les paroles du colonel Henri Dufour,
er
qui commande le 1 REP :
« Il n’est pas possible que votre sacrifice demeure vain. Il n’est
pas possible que nos compatriotes de la métropole n’entendent pas
nos cris d’angoisse. »
Trois semaines plus tard, l’officier est relevé de son commandement et
25
déplacé en métropole .
L’amertume mine le moral du sous-lieutenant Doly-Linaudière. Le
21 novembre, il confie à sa mère :
« Je garde certes toute ma foi en la France, mais les Français me
dégoûtent. Ils sont mûrs pour le totalitarisme. Ici pourtant la guerre
continue, avec, de plus en plus, le sentiment que nos efforts vont
être vains. La fin que l’on sent proche augmente encore notre
mordant, une fureur de faire la guerre, de vivre, tout simplement.
Tout cela à cause de l’ineptie des envieux et des impuissants qui ne
pourront jamais admettre que nos armes gardent l’Algérie à la
26
France … »
Les atrocités, les saccages de cultures, de fermes isolées plombent les
jours et les nuits des civils. 5 décembre 1960 : dans un silo, près de
Constantine, sont découverts les corps martyrisés d’un homme et de son
fils de quinze ans, enlevés en 1959. À Sétif, explosion d’un vélo piégé,
un mort et neuf blessés. Deux couples sont égorgés près de Biskra…
Du 9 au 13 décembre, dernier voyage du général de Gaulle en Algérie.
Le projet d’« Algérie émancipée » angoisse pieds-noirs et Arabes hostiles
à l’indépendance. Le Front Algérie Française déclenche une grève
générale et organise des manifestations. Fondé le 16 juin par le « bachaga
Boualam », un ancien colonel de l’armée française, vice-président de
l’Assemblée nationale, le FAF totalise déjà un million d’adhérents, dont
40 % d’Arabes. Leur slogan : « Al-gé-rie-fran-çaise ! Al-gé-rie-française
» ! » Un espoir qui s’éloigne chaque jour davantage. Encadrés par
le FLN, les partisans de l’indépendance descendent également dans les
rues, criant : « Yahia de Gaulle ! Yahia FLN ! » Les pancartes « Algérie
française » s’opposent aux pancartes « Algérie algérienne ». Drapeaux
français contre drapeaux du FLN. Des heurts se produisent à Alger, Oran,
Zenata, Tenezera, Tlemcen, Blida, Cherchell, Orléansville, Sétif, Tizi
Ouzou, Aïn Témouchent, Telergma… Une centaine de morts. Le
15 décembre, le gouvernement interdit le FAF.
31 décembre 1960. Dans ses vœux télévisés aux Français, le général de
Gaulle leur demande de voter « oui » au référendum prévu le 8 janvier
sur l’autodétermination :
*
« Pour l’Algérie, nous voulons que 1961 soit l’année de la paix
rétablie afin que les populations puissent décider librement de leur
destin et pour que naisse l’Algérie algérienne. À cette Algérie-là qui
se gouvernera elle-même, qui fera leurs parts et garantira leurs
droits aux diverses communautés et qui sera unie à la France dans
les domaines où celle-ci peut l’aider, nous offrons d’avance notre
concours pour son développement, compte tenu non point des
mythes, des regrets, des rancunes, mais des facteurs réels du
problème, c’est là la solution valable. Et j’invite en particulier la
communauté de souche française d’Algérie à se débarrasser
décidément des troubles et des chimères qui la couperaient de la
nation. Et, non seulement admettre ce que le pays va décider, mais
en faire son affaire, à saisir la chance nouvelle qui est offerte à sa
valeur et à son énergie, car l’Algérie a besoin de la communauté
française et la France a besoin d’elle. En Algérie, bien entendu, quoi
qu’il arrive, la France protégera ses enfants, dans leur personne et
dans leurs biens, quelle que soit leur origine, tout comme elle
sauvegardera les intérêts qui sont les siens. »
En fait, le général de Gaulle tient à bazarder au plus vite la « boîte à
chagrins » algérienne, une « boîte à scorpions ». D’autant que, le
e
19 décembre, lors de sa 956 séance plénière, l’Assemblée générale des
Nations unies a reconnu « le droit du peuple algérien à la libre
détermination et à l’indépendance » ainsi que « la nécessité impérieuse
de garanties adéquates et efficaces pour assurer que le droit de libre
détermination sera mis en œuvre avec succès et avec justice sur la base
du respect de l’unité et de l’intégrité territoriale de l’Algérie ».
1. Fils d’un fonctionnaire de l’administration coloniale, Ferhat Abbas, pharmacien à Sétif, où il
siègeait au conseil municipal avant de devenir conseiller général de Constantine, avait fondé en 1938
l’Union populaire algérienne, qui préconisait l’égalité des droits des Algériens et des Français, dans
le cadre français. À son initiative était créée, en 1943, Les Amis du Manifeste et de la Liberté »
(AML). Cette association était dissoute après les émeutes de Sétif et du Constantinois de mai 1945 et
lui-même était condamné à un an de prison. Ensuite, il créait l’Union démocratique du Manifeste
algérien (UDMA) qui regroupait des notables modérés. Et avril 1956, il rejoignait le Front de
libération nationale (FLN). En septembre 1958, il était nommé président du Gouvernement provisoire
de la République algérienne (GPRA) et démissionnait en 1961. En 1962, il était élu à la présidence
de l’Assemblée constituante algérienne, qu’il quittait en août pour protester contre le fait que le FLN
n’ait pas consulté cette institution lors de l’élaboration de la Constitution algérienne.
2. Le 3 juin 1944, le Comité français de libération nationale (CFLN) deviendra le Gouvernement
provisoire de la République française (GPRF).
3. Jean-Raymond Tournoux, La Tragédie du Général, Plon, 1967.
4. Guy Pervillé, Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne
(1954-2012), Armand Colin, 2012.
5. Michel Debré, Gouverner. Mémoires, tome 3, Albin Michel, 1988.
6. Louis Terrenoire, De Gaulle et l’Algérie, Fayard, 1964.
7. Gérard Bardy, Charles le Catholique. De Gaulle et l’Église, Plon, 2011.
8. Raymond Aron, Mémoires, Julliard, 1993.
9. Pierre Viansson-Ponté, Lettre ouverte aux hommes politiques, Albin Michel, 1976.
10. René Rémond, 1958, le retour de De Gaulle, Complexe, 1999.
11. Albert Camus, Chroniques algériennes, Gallimard, 1958.
12. Le plan Challe s’appuyait sur des opérations d’envergure : « Oranie », du 6 février au 19 juin
1959 ; « Étincelle », du 8 au 20 juillet 1959 ; « Jumelles », du 22 juillet 1959 au 4 avril 1960 ;
« Pierres précieuses », du 6 septembre 1959 au 30 septembre 1960 ; « Prométhée », d’avril à
novembre 1960 ; « Rocailles », en avril 1960 ; et « Flammèches », en mai 1960.
13. Jean-Pax Méfret, 1962. L’Été du malheur, Pygmalion, 2007.
14. 16 janvier 1957. À 19 heures, place d’Isly où se dressait la statue du maréchal Bugeaud, une
e
roquette de bazooka était tirée sur l’état-major de la X région militaire et atteignait le bureau du
général Raoul Salan, commandant en chef interarmées, qui s’était absenté momentanément. Son
adjoint, le commandant Robert Rodier, était tué. L’enquête de police allait remonter jusqu’à des
extrémistes de l’Algérie française, qui doutaient de la fidélité à leurs idées du général Salan. En
janvier 1962, celui-ci accusera Michel Debré et les milieux gaullistes d’avoir cherché à l’éliminer.
15. Créées par un décret du 13 octobre 1955, les unités territoriales (UT) rappelaient en service tous
les réservistes âgés de dix-huit à quarante-huit ans résidant en Algérie. Leur mission : aider l’armée
au maintien de l’ordre dans les villes, notamment en assurant la sécurité dans les transports publics et
en participant à la garde de points stratégiques. Au début de 1957, les unités territoriales comptaient,
à Alger, 17 000 hommes répartis en 55 compagnies. En 1959, ils étaient 25 000 sur l’ensemble de
l’Algérie, regroupés au sein d’une fédération, présidée par le commandant de réserve Michel Sapin-
Lignières. Après leur participation à la semaine des barricades, elles seront dissoutes le 12 février
1960.
16. Yves Courrière, La Guerre d’Algérie, quatre tomes, Le Livre de Poche, 1974.
17. Edmond Jouhaud, op. cit., Fayard, 1969.
18. Yves Courrière, op. cit.
19. Yves Courrière, op. cit.
20. Le commando « Alcazar » sera dissous le 4 mars 1960.
21. « Gerboise Bleue » a été tirée en l’air, au sommet d’une tour métallique haute de 100 mètres,
ainsi que trois autres essais, qui ont rapidement suivi : « Gerboise Blanche », « Rouge » et « Verte ».
En vertu d’une clause secrète des accords d’Évian du 18 mars 1962, la France a réalisé, jusqu’en
1967, treize autres essais, en sous-sol, sur le site.
22. Pierre Montagnon, La Guerre d’Algérie. Genèse et engrenage d’une tragédie (1954-1962),
Pygmalion, 2012.
23. Guy Doly-Linaudière, L’Imposture algérienne. Lettres secrètes d’un sous-lieutenant de 1960 à
1962, Filipacchi, 1992.
24. En 1957, durant la bataille d’Alger, alors que l’utilisation de la torture provoquait de vifs débats,
e
le Père Louis Delarue, aumônier du 2 RPC (régiment de parachutistes coloniaux), qui, en 1958,
e
deviendra le 2 RPIMa (régiment de parachutistes d’infanterie de marine) avait diffusé un texte
intitulé Réflexions d’un prêtre sur le terrorisme : « Dans l’intérêt commun, presque tous les peuples
civilisés ont maintenu la peine de mort, bien qu’il y ait eu des erreurs de jugement et que parfois des
innocents aient pu être exécutés. Et d’autre part, nous nous trouvons présentement en face d’une
chaîne de crimes. En conséquence, puisqu’il est légalement permis – dans l’intérêt de tous – de
supprimer un meurtrier, pourquoi vouloir qualifier de monstrueux le fait de soumettre un criminel –
reconnu comme tel par ailleurs, et déjà passible de peine de mort – à un interrogatoire pénible,
certes, mais dont le seul but est de parvenir, grâce aux révélations qu’il fera sur ses complices et ses
chefs, à protéger efficacement des innocents ? Entre deux maux : faire souffrir passagèrement un
bandit pris sur le fait – et qui d’ailleurs mérite la mort – en venant à bout de son obstination
criminelle par le moyen d’un interrogatoire obstiné, harassant et, d’autre part, laisser massacrer des
innocents que l’on sauverait si, par les révélations de ce criminel, on parvenait à anéantir le gang, il
faut sans hésiter choisir le moindre : un interrogatoire sans sadisme, mais efficace. L’horreur de ces
assassinats de femmes, d’enfants, d’hommes, dont le seul crime fut d’avoir voulu, par un bel aprèsmidi
de février, voir un beau match de football, nous autorise à faire sans joie, mais aussi sans honte,
par seul souci du devoir, cette rude besogne si contraire à nos habitudes de soldats, de civilisés… »
Les prises de position du Père Louis Delarue en faveur de l’Algérie française et son engagement sur
les barricades, en janvier 1960, lui vaudront d’être mis à la retraite et rappelé en métropole le
14 janvier 1961. Il intégrera, à Lyon, une communauté de son ordre, les Oblats de Marie Immaculée.
Décédé en mars 2018, il sera enterré, dans les Bouches-du-Rhône, au pied de la montagne Sainte-
Victoire, dans le petit cimetière de Puyloubier, près de l’institution des invalides de la Légion
étrangère.
25. Cinq mois plus tard, le colonel Henri Dufour rejoindra l’OAS.
26. Guy Doly-Linaudière, op. cit.
IL Y AVAIT EU LE DESESPOIR
1961. À Paris, les éditions Maspero publient Les Damnés de la terre,
essai anticolonialiste de Frantz Fanon, un psychiatre martiniquais,
militant du FLN, adepte de « la substitution totale, complète, absolue »
par « la violence absolue ». Avec la décolonisation, le « décolonisé »
doit, prône-t-il, pouvoir « s’installer à la table du colon, coucher dans le
lit du colon, si possible avec la femme du colon ». Autrement
dit, « travailler, c’est travailler à la mort du colon […]. La violence est
ainsi comprise comme la médiation royale. L’homme colonisé se libère
dans et par la violence […]. Pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du
cadavre en décomposition du colon ». Un programme auquel adhère
Jean-Paul Sartre dans la préface de l’ouvrage :
« Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups,
supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un
homme mort et un homme libre. Le survivant, pour la première fois,
sent le sol national sous ses pieds. Dans cet instant, la Nation ne
s’éloigne pas de lui : on la trouve où il va, où il est, jamais plus loin,
1
elle se confond avec sa liberté . »
En Algérie la « violence absolue » ne faiblit pas. Le 2 janvier,
assassinat d’un agriculteur à Beni Mered. Le 6, à Tiaret, manifestation,
encadrée par le FLN : magasins pillés, et voitures incendiées. Meurtre
d’un artisan peintre de Sidi Bel Abbès sur la route de Telagh. En 1955, le
« journal des étudiants » de la grande mosquée Ez Zitouna de Tunis avait
recommandé aux « frères » algériens : « Ne tuez pas seulement… mais
mutilez vos adversaires sur la voie publique… Crevez-leur les yeux…
Coupez leurs bras et pendez-les. » Cinq années se sont écoulées. La
démentielle résonance de ces lignes s’est propagée. Généralement, les
victimes ne sont « pas seulement » tuées.
8 janvier 1961. Un nouveau référendum-plébiscite conforte le général
de Gaulle. Question : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple
français par le président de la République et concernant
l’autodétermination des populations algériennes et l’organisation des
pouvoirs publics en Algérie avant l’autodétermination ? » 75,25 % des
électeurs répondent « oui » en métropole, et 69,51 % en Algérie. Taux de
participation : 76,25 % en métropole et 58,76 % en Algérie, où le FLN a
ordonné l’abstention.
Depuis le 30 décembre, circulait, sur une feuille de papier à lettres à
en-tête du général d’armée Raoul Salan, un appel, depuis l’Espagne, à
résister au pouvoir gaulliste :
« Dans une pièce de Madrid, quatre Français se sont réunis
portant dans leur cœur l’angoisse de la patrie au bord de
l’éclatement. Ces hommes, le général Salan, ancien délégué général
du gouvernement et commandant en chef des forces en Algérie,
Pierre Lagaillarde, député d’Alger, Marcel Ronda, secrétaire général
de la Fédération des unités territoriales et groupes d’autodéfense
d’Algérie-Sahara, Jean-Jacques Susini, ancien président de
l’Association générale des étudiants d’Algérie, aussi divers que
résolus et unis, ne prétendent pas vous représenter. Mais chacun
d’entre eux est lié à la terre de France par tous les êtres chers qui y
reposent de Dunkerque à Tamanrasset, de même qu’ils sont tenus
par un serment qu’ils n’ont pas renié.
Ces quatre hommes feront tout pour partager, parmi vous, vos
souffrances et vos efforts. Mais la bataille doit être menée sous
toutes ses formes. C’est dans cet esprit que nous vous demandons
d’imposer le “non” au référendum du 8 janvier 1961. »
Le score massif du « non » à Alger, Blida, Oran, Bône, Constantine,
Mostaganem, Philippeville et Sidi Bel Abbès, villes façonnées par une
importante communauté européenne que tourmente son avenir, ne
dissuade pas le général de Gaulle de relancer, par l’intermédiaire de la
diplomatie suisse, les négociations avec le GPRA. Les pieds-noirs ? Des
« braillards ». Leurs réticences ? Elles l’horripilent. Ils ont cru en lui ? Il
a tourné la page. Ses serments ? Fariboles d’un temps révolu. En 1958, le
4 juin, à Alger : « Je vous ai compris ! » Le lendemain à Bône :
« Rénovation ! Fraternité ! Voilà ce que Bône à son tour crie aujourd’hui
à la France. » Le 6 juin, dans la matinée à Oran : « La France est ici. Elle
est ici pour toujours ! » Dans l’après-midi à Mostaganem : « Vive
Mostaganem ! Vive l’Algérie ! Vive la République ! Vive la France !…
Vive l’Algérie française ! » Toujours le 6 juin, dans l’ordre du jour
adressé aux « Forces terrestres, navales et aériennes d’Algérie » : « Je
sais l’œuvre que, sous les ordres de vos chefs, vous accomplissez avec un
courage et une discipline exemplaires, pour garder l’Algérie à la France
et pour la garder française. » En 1959, le 30 août, au PC Artois du
général Challe : « Si nous perdions l’Algérie, je disparaîtrais
personnellement avec cette perte, et, avec moi, les institutions de la
France. » En 1960, le 29 janvier, à la télévision : « Français d’Algérie,
comment pouvez-vous écouter les menteurs et les conspirateurs qui vous
disent qu’en accordant le libre choix aux Algériens, la France et de
Gaulle veulent vous abandonner, se retirer d’Algérie et la livrer à la
rébellion ? » En mars, à Batna : « La France ne doit pas partir. Elle a le
droit d’être en Algérie. Elle y restera. » À Redjaz : « Moi vivant, le
drapeau vert et blanc ne flottera jamais sur Alger. » Et ces vœux du
31 décembre 1960 : « En Algérie, bien entendu, quoi qu’il arrive, la
France protégera ses enfants, dans leur personne et dans leurs biens,
quelle que soit leur origine, tout comme elle sauvegardera les intérêts qui
sont les siens. »
Des paroles que va balayer « le mouvement général dans le monde ».
Piétinée, sa signature, au bas de l’ordonnance du 7 janvier 1959 « portant
sur l’organisation générale de la défense », dont l’article 1 stipulait : « La
défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et
contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire,
ainsi que la vie de la population. »
Jacques Soustelle écrira :
« Jamais on ne vit plus odieuse duperie que celle qui consista à
faire croire à d’innombrables Français abusés qu’en votant “oui” ils
contribuaient, on ne sait trop par quelle opération magique, à
ramener la paix en Algérie quasi instantanément. Un député UNR
de banlieue disait à une brave mère de famille : “Votre fils est en
Algérie ? Votez ‘ oui ’ et il sera revenu au printemps.”
Puis, conformément aux techniques du “viol des foules”, après
avoir fait miroiter l’espoir, on brandit la peur. Si le “non”
l’emportait, répétait-on, de Gaulle s’en irait et ce serait le “chaos”.
Pourquoi ? Quel chaos ? En quoi ce chaos serait-il pire que celui
qu’il créait lui-même en s’obstinant dans une politique dépassée ?
Personne ne se souciait de fournir une explication rationnelle. On se
contentait de marteler les cerveaux pour y faire entrer la crainte du
désordre et de l’aventure ; on s’adressait au Sancho Pança qui
sommeille au sein de chaque Français pour lui dire : “Si tu réponds
non, de Gaulle s’en ira, et alors, ce sera la catastrophe”, d’autant
2
plus redoutable qu’elle était imprécise . »
24 janvier 1961, à Saïda. Une quinquagénaire, aveugle, est égorgée
chez elle. Le 30, près d’El Arouche, dans le Constantinois, assassinat
d’un pharmacien de soixante-quinze ans et de l’un de ses amis. Le
3 février, près de Cap Aokas, en Kabylie, deux camions de chantier
d’EGA (Électricité et gaz d’Algérie) tombent dans une embuscade : trois
morts et cinq blessés, dont trois ouvriers arabes. Le 4, assassinat d’un
chaudronnier à Alger. Le 11, attaque d’un car dans la banlieue de Bône :
un mort et plusieurs blessés. Le 12, grenade dans un café de Constantine :
un mort et treize blessés, dont une fillette de cinq ans. Le 15, grenade
dans un autobus d’Alger : vingt et un blessés…
Le 20 février, une rencontre secrète entre émissaires du GPRA et de
Paris a lieu à l’hôtel Schweizerhof de Lucerne, au pied des Alpes
suisses ; une autre, le 5 mars, à Neufchâtel. Trois points d’achoppement :
les Français souhaitent que les « couteaux soient mis aux vestiaires »
avant toute discussion globale, que des droits soient accordés à la
minorité européenne, et que le Sahara, avec son pétrole, son gaz et ses
essais nucléaires français, soit doté d’un statut particulier. Leurs
interlocuteurs regimbent. Aucune trêve militaire avant les pourparlers.
Aucune entorse à l’unité de la nation algérienne. Aucune enclave
territoriale.
Le 28 février, à Oran, environ 200 Arabes se livrent à une
« piednoirade ». Ils pillent des magasins, lapident un gosse de cinq ans,
tirent une balle dans la nuque d’un brigadier de police et incendient une
voiture. Ses trois occupants, dont deux femmes, périssent brûlés vifs.
Les « préalables » grippent toute avancée diplomatique ? Le 7 mars, le
général de Gaulle propose l’ouverture d’une négociation officielle,
« étant entendu que, pour qu’elle s’engage, aucun préalable n’est soulevé
ni d’une part, ni de l’autre ». Ville choisie : Évian. Le 15 mars, un
communiqué, diffusé à Paris et à Tunis, siège du GPRA, rend
l’information publique. Le 31 mars, un ajournement de dernière minute
repousse l’événement.
À cette époque, trois lettres apparaissent sur les murs du centre
d’Alger : OAS. Un tract, ronéotypé à quelques milliers d’exemplaires, est
glissé dans des boîtes aux lettres :
« L’Union sacrée est faite. Le front de la résistance est uni.
Français de toute origine, la dernière heure de la France en Algérie
est la dernière heure de la France dans le monde, la dernière heure
de l’Occident.
Aujourd’hui, tout est près d’être perdu ou sauvé. Tout dépend de
nos volontés. Tout dépend de l’Année nationale.
Nous savons que l’ultime combat approche. Nous savons que ce
combat, pour être victorieux, exige l’unité la plus totale, la
discipline la plus absolue.
Aussi, les Mouvements nationaux clandestins et leur organisation
de résistance ont décidé de joindre unanimement leurs forces et
leurs efforts dans un seul mouvement de combat :
L’Organisation Armée Secrète. OAS.
Algériens de toute origine, en luttant pour l’Algérie française,
vous luttez pour votre vie et votre honneur, pour l’avenir de vos
enfants, vous participerez ainsi au grand mouvement de rénovation
nationale.
Dans cette lutte, vous suivrez désormais et exclusivement les
mots d’ordre de l’OAS. Soyez certains que nous nous dresserons
tous ensemble, les armes à la main, contre l’abandon de l’Algérie.
Et que la victoire est assurée si nous savons la mériter.
Dans le calme et la confiance.
Tous debout, tous prêts, tous unis, Vive la France ! »
Le sigle OAS fait référence à l’AS (Armée secrète), mouvement de
résistance gaulliste sous l’Occupation. À la tête de cette « union
sacrée » : les exilés à Madrid, le général Salan, Pierre Lagaillarde et Jean-
Jacques Susini, bientôt rejoints par le colonel Yves Godard, directeur
général de la Sûreté en Algérie de mai 1958 à janvier 1960, et le docteur
Jean-Claude Pérez, médecin à Bab el Oued, qui, depuis la Toussaint
Rouge, milite dans des groupes contre-terroristes.
Le 5 mars. Grenade dans un bar d’Alger : un blessé. Le 15, à Cheraga,
une femme est égorgée dans son appartement. Le 17, meurtres d’un
chauffeur de taxi à Philippeville, d’un menuisier à Sétif, d’un agriculteur
à Bône… Le 19, un employé de bureau est déchiqueté par une mine près
de Philippeville. Le 21, un couple est égorgé à Miliana. La femme a été
violée. Le 26, grenade dans un bar de Constantine : seize blessés. Le 29,
un homme poignardé à Sétif. Le 30, une grenade à Tiaret : un mort et six
blessés. Une autre à Oran : un mort.
Le 11 avril, conférence de presse à l’Élysée. Devant 600 journalistes
français et étrangers, sommation du général de Gaulle :
« Dans le monde actuel et à l’époque où nous sommes, la France
n’a aucun intérêt à maintenir sous sa loi et sous sa dépendance une
Algérie qui choisit un autre destin. Et la France n’aurait pas intérêt à
porter à bout de bras des populations dans une Algérie qui serait
devenue maîtresse d’elle-même et n’offrirait rien en échange de ce
qu’elle aurait à demander. Alors on dit, mais ces territoires dont la
France se retirerait, ils tomberont aussitôt dans la misère et le chaos,
en attendant le communisme. C’est en effet, sans doute, ce qui leur
arriverait, mais alors, nous n’aurions plus aucun devoir à leur égard
sinon de les plaindre. Pour le moment, la France continue à ramener
l’ordre public, à accomplir son œuvre de progrès, à aider l’Algérie à
devenir algérienne dans sa structure. Après quoi, si ce n’est pas
vain, le cœur et la raison se porteront sans nul doute vers l’aide et
vers l’amitié. »
Nuit du vendredi 21 avril au samedi 22. Agitation particulière dans les
er
er
rues d’Alger. Le 1 régiment étranger de parachutistes (1 REP), sous les
ordres du commandant Hélie Denoix de Saint Marc, ancien résistant,
déporté à Buchenwald, s’empare du Gouvernement général, en bordure
du Forum, de l’hôtel de ville, boulevard Carnot, de l’immeuble de la
radio, boulevard Bru, et de l’aéroport de Maison-Blanche. Les généraux
Maurice Challe, Edmond Jouhaud et André Zeller, nommé chef d’étatmajor
de l’armée de terre lors du retour du général de Gaulle en 1958, ont
décidé de prendre le contrôle de la ville. Leur but : faire plier le président
de la République.
Samedi, France V, rebaptisée « Radio France », diffuse un message du
général Challe aux forces armées :
« Officiers, sous-officiers, gendarmes, soldats, marins, aviateurs
des forces françaises d’Algérie, ici le général Challe qui vous parle.
Je suis à Alger avec les généraux Zeller et Jouhaud et en liaison
avec le général Salan pour tenir notre serment, le serment de
l’armée de garder l’Algérie, pour que nos morts ne soient pas morts
pour rien. Un gouvernement d’abandon a prôné successivement
l’Algérie française, l’Algérie dans la France, l’Algérie algérienne,
l’Algérie indépendante associée à la France. Il s’apprête aujourd’hui
à livrer définitivement l’Algérie à l’organisation extérieure de la
rébellion. Voudriez-vous renier vos promesses ? Abandonner nos
frères musulmans et européens ? Abandonner nos cadres, nos
soldats et nos supplétifs musulmans à la vengeance des rebelles ?
Voulez-vous que Mers el Kébir et Alger soient demain des bases
soviétiques ? Voulez-vous, une fois de plus, la dernière, amener
votre drapeau ? Alors, vous auriez tout perdu, même l’honneur… »
Dimanche 23 avril, en fin de matinée, le général Salan, surnommé « le
Mandarin », arrive de Madrid, accompagné de son aide de camp, le
capitaine Jean Ferrandi, qui l’a suivi en Espagne, et de Jean-Jacques
Susini.
À 20 heures, le général de Gaulle, en uniforme, apparaît à la télévision.
Son ton est grave :
« Un pouvoir insurrectionnel s’est établi en Algérie par un
pronunciamiento militaire. Les coupables de l’usurpation ont
exploité la passion des cadres de certaines unités spécialisées,
l’adhésion enflammée d’une partie de la population de souche
européenne qu’égarent les craintes et les mythes, l’impuissance des
responsables submergés par la conjuration militaire.
Ce pouvoir a une apparence : un quarteron de généraux à la
retraite. Il a une réalité : un groupe d’officiers, partisans, ambitieux
et fanatiques. Ce groupe et ce quarteron possèdent un savoir-faire
expéditif et limité. Mais ils ne voient et ne comprennent la nation et
le monde que déformés à travers leur frénésie. Leur entreprise
conduit tout droit à un désastre national […].
Voici l’État bafoué, la nation défiée, notre puissance ébranlée,
notre prestige international abaissé, notre place et notre rôle en
Afrique compromis. Et par qui ? Hélas ! hélas ! hélas ! par des
hommes dont c’était le devoir, l’honneur, la raison d’être de servir
et d’obéir.
Au nom de la France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous
les moyens, soient employés pour barrer la route à ces hommes-là,
en attendant de les réduire. J’interdis à tout Français et, d’abord, à
tout soldat, d’exécuter aucun de leurs ordres […].
L’avenir des usurpateurs ne doit être que celui que leur destine la
rigueur des lois […].
J’ai décidé de mettre en œuvre l’article 16 de notre Constitution.
À partir d’aujourd’hui, je prendrai, au besoin directement, les
mesures qui paraîtront dictées par les circonstances […].
Françaises, Français ! Voyez où risque d’aller la France par
rapport à ce qu’elle était en train de devenir. Françaises, Français !
Aidez-moi ! »
Dans la nuit, Michel Debré mobilise, alarmiste, les métropolitains :
« Des avions sont prêts à lancer ou à déposer des parachutistes
sur divers aérodromes afin de préparer une prise du pouvoir. Des
ordres ont été donnés aux unités de repousser par tous les moyens,
je dis bien par tous les moyens, cette folle tentative. Dès que les
sirènes retentiront allez-y ! à pied ou en voiture convaincre des
soldats trompés de leur lourde erreur. Il faut que le bon sens vienne
de l’âme populaire et que chacun se sente une part de la nation. »
Une de L’Humanité du lundi 24 avril : « Levée en masse pour écraser
les factieux. » Et ce sous-titre : « Rassemblez-vous dans vos entreprises
et vos localités ! Ripostez sans délai aux tentatives fascistes ! Exigez tous
les moyens de mettre l’ennemi hors d’état de nuire ! » Autre journal,
Paris Jour : « Les paras vont arriver à Paris. Le général de Gaulle
ordonne : “Barrez la route à ces hommes…” »
Mardi 25 avril. La Dépêche quotidienne d’Algérie titre : « L’armée
acclamée au Forum par cent mille Algérois ». L’Écho d’Alger : « Challe :
“Nous garderons ce sol à la patrie.” Salan : “L’armée n’a jamais cessé
d’être à vos côtés.” Jouhaud : “Hommage à l’armée clandestine.” » En
métropole, le mot d’ordre des syndicats, grève générale d’une heure, est
largement suivi. Avec les partis de gauche, ils manifestent « l’opposition
des travailleurs et des démocrates au coup de force d’Alger ».
En fait, beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Le général Challe,
qui, à Alger, refuse d’armer les civils, ne reçoit pas, de la part des
militaires, le soutien espéré. La majorité des régiments stationnés en
Algérie scrute l’évolution de la situation avant de se déterminer. Or,
celle-ci ne sourit pas aux insurgés. Les attentistes ne vont pas les suivre.
Dans les rangs du contingent, seule compte la perspective de la « quille ».
Les bidasses métropolitains se fichent de l’Algérie. À moins que,
embrigadés par la propagande des gaullistes, des communistes et du
FLN, ils ne peignent sur les murs leur hostilité aux putschistes : « Ne
comptez pas sur le contingent » ; « Le contingent ne marche pas ».
La tentative de putsch fait pschitt ! Plusieurs de ses chefs, notamment
les généraux Salan et Jouhaud, disparaissent dans la clandestinité.
D’autres, dont le commandant Hélie Denoix de Saint Marc et les
généraux Challe et Zeller, se rendent. Ils seront traduits devant le Haut
3
Tribunal militaire , juridiction d’exception instituée pour déférer « les
auteurs et complices des crimes et délits contre la sûreté de l’État et
contre la discipline des armées, ainsi que les infractions connexes,
commis en relation avec les événements d’Algérie ». Les légionnaires du
er
1 REP regagnent leur base de Zéralda, à 23 kilomètres d’Alger. Dans
leurs camions, ils entonnent la chanson d’Édith Piaf : « Non ! Rien de
rien… Non ! Je ne regrette rien… »
Le 5 juin, le commandant Hélie Denoix de Saint Marc va objecter au
procureur général qui l’accable de son réquisitoire :
« En Algérie, après bien des équivoques, après bien des
tâtonnements, nous avions reçu une mission claire : vaincre
l’adversaire, maintenir l’intégrité du patrimoine national, y
promouvoir la justice sociale, l’égalité politique. On nous a fait faire
tous les métiers, oui, tous les métiers, parce que personne d’autre ne
pouvait ou ne voulait les faire. Nous avons dû accomplir des tâches
souvent ingrates. Nous y avons laissé le meilleur de nous-mêmes.
Nous y avons gagné l’indifférence, l’incompréhension de beaucoup,
les injures de certains. Des milliers de nos camarades sont morts en
accomplissant cette mission. Des dizaines de milliers de musulmans
se sont joints à nous comme camarades de combat, partageant nos
peines, nos souffrances, nos espoirs, nos craintes. Nombreux sont
ceux qui sont tombés à nos côtés. Le lien du sang versé nous lie à
eux pour toujours. Et puis, un jour, on nous a expliqué que cette
mission était changée. Je ne parlerai pas de l’évolution qui a amené
ce changement. Tout le monde la connaît. Un soir, pas tellement
lointain, il nous a été dit qu’il fallait songer à abandonner ce pays
auquel nous étions tant attachés. Alors, nous avons pleuré. Nous
nous souvenions de quinze années de sacrifices inutiles, de quinze
années d’abus de confiance. […]. Nous pensions à toutes ces
promesses solennelles faites sur cette terre d’Afrique. Nous
pensions à tous ces hommes, à toutes ces femmes, à tous ces jeunes
qui avaient choisi la France à cause de nous et qui, à cause de nous,
risquaient, chaque jour, à chaque instant, une mort affreuse. Nous
pensions à ces inscriptions qui recouvrent les murs de tous ces
villages et mechtas d’Algérie : “L’armée nous protégera, l’armée
restera.” Nous pensions à notre honneur perdu. […]. On peut
demander beaucoup à un soldat, en particulier de mourir, c’est son
métier. On ne peut lui demander de tricher, de se dédire, de se
contredire, de se renier, de se parjurer… »
Officier de la Légion d’honneur, médaillé de la Résistance, médaillé de
la Déportation et de l’Internement pour faits de Résistance, Croix du
combattant volontaire de la Résistance, Croix de guerre 1939-1945,
4
Croix de la valeur militaire, Croix de guerre des TOE , le commandant
Hélie Denoix de Saint Marc, qui n’a pas quarante ans, sera condamné à
dix ans de réclusion criminelle. Incarcéré à la prison de Tulle, il sera
gracié le 25 décembre 1966. Réhabilité en 1978, le président de la
République, Nicolas Sarkozy, l’élèvera le 28 novembre 2011, en fin de
matinée, dans la cour d’honneur des Invalides, à la dignité de Grand-
Croix de la Légion d’honneur. Le 30 août 2013, dans l’éloge funèbre à
« notre compagnon fidèle » prononcé sur le parvis de la primatiale Saint-
Jean de Lyon, le général d’armée Bruno Dary, président de l’Association
des anciens légionnaires parachutistes (AALP), relèvera :
« Au cours de cette cérémonie émouvante, qui eut lieu dans le
Panthéon des soldats, nul ne saura si l’accolade du chef des armées
représentait le pardon du pays à un de ses grands soldats ou bien la
demande de pardon de la République pour avoir tant exigé de ses
soldats à l’époque de l’Algérie. Le pardon, par sa puissance, par son
exemple et surtout par son mystère, fera le reste de la cérémonie !
[…] Aujourd’hui, vous nous laissez l’exemple d’un soldat qui eut le
courage, à la fois fou et réfléchi, de tout sacrifier dans un acte de
5
désespoir pour sauver son honneur ! »
er
Parmi les autres officiers du 1 REP traînés devant le Haut Tribunal
e
militaire : le capitaine Joseph Estoup, qui commandait la 4 compagnie.
En juillet 1961, il va rappeler les différentes politiques dont l’armée avait
été chargée depuis 1955. « Colonialiste jusqu’en 1957, paternaliste en
1957-1958, fraternaliste en 1958-1959, opportuniste à partir de 1959. »
Et de résumer ses missions en quelques phrases :
« On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à organiser le
ravitaillement en fruits et légumes d’une ville comme Alger. Le
25 janvier 1957, j’en ai reçu l’ordre.
On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à suivre une filière
policière. En février 1957, en septembre et en octobre, j’en ai reçu
l’ordre.
On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, comment s’exerçaient
les fonctions d’un préfet de police délégué pour une population
d’environ 30 000 habitants. En janvier, février et mars 1957, j’en ai
reçu l’ordre.
On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à organiser un bureau
de vote. En septembre 1958, j’en ai reçu l’ordre.
On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à monter un embryon
de municipalité, à ouvrir des écoles, à ouvrir un marché. En
automne 1957, j’en ai reçu l’ordre.
On ne m’avait jamais appris, à Saint-Cyr, à disperser
politiquement des citoyens insurgés. En février 1960, j’en ai reçu
l’ordre.
On ne m’avait pas appris davantage, à Saint-Cyr, à me défier de
mes camarades et de mes chefs […].
Je ne revendique pas pour mes pairs, ni pour moi le monopole du
patriotisme. Mais, pour le citoyen civil, le patriotisme, c’est le
costume exceptionnel qu’on tire de l’armoire le jour de la
mobilisation générale ; pour le soldat de métier, c’est, depuis vingt
ans, son bleu de travail de tous les jours. Et si j’ai souffert surtout,
c’est parce que j’ai vu trop souvent ceux dont le costume se mitait
6
dans l’armoire sourire et même rire de mon bleu de travail … »
Sur l’une des sept collines dominant le chef-lieu de la Corrèze, la
maison d’arrêt, récemment construite, dans un virage, à l’emplacement
d’anciens abattoirs, abritera derrière ses murs gris jusqu’à dix-huit
officiers impliqués dans le putsch. Ainsi, les généraux Challe et Zeller,
présentés par la presse métropolitaine comme des « félons ». Leur procès
s’ouvrira le 29 mai 1961. Grand-Croix de la Légion d’honneur, médaillé
de la Résistance, Croix de guerre 1939-1945, Croix de la valeur militaire,
le premier légitimera d’une phrase sa « forfaiture » :
*
« Servir, obéir, oui, jusqu’à la mort, mais non jusqu’au parjure. »
Grand officier de la Légion d’honneur, Croix de guerre 1914-1918,
Croix de guerre 1939-1945, Croix de la valeur militaire, Croix de guerre
des TOE, le second affirmera :
« Ce que nous avons fait est grave et contraire à nos traditions. Si
notre geste a pu servir à montrer notre profond amour du pays et de
l’Algérie, il n’aura pas été vain. »
La sentence sera prononcée le 31 mai : quinze ans de détention et perte
de leurs droits civiques. Par anticipation, ils quitteront leurs cellules en
décembre 1966 et seront amnistiés en 1968.
Une pluie de sanctions va décimer les hauts gradés proches des
putschistes : 11 officiers généraux et 300 officiers supérieurs seront
condamnés à des peines allant jusqu’à quinze ans de prison et 530 seront
er
radiés des cadres de l’armée. 1 300 démissionneront. Le 1 REP du
commandant Denoix de Saint Marc sera dissous. « Premier régiment de
choc de l’armée française », selon le général Paul Vanuxem, cité comme
témoin devant le Haut Tribunal militaire, il avait été reconstitué deux fois
en Indochine, ayant perdu au combat la quasi-totalité de ses effectifs. En
Algérie, ses hommes avaient reçu plus de 3 000 citations. Également
e e
dissous, les 14 et 18 régiments de chasseurs parachutistes, des unités
d’élite, ainsi que le groupement des commandos parachutistes de réserve
générale et le groupement des commandos parachutistes de l’Air.
8 mai 1961. Dans une allocution célébrant le seizième anniversaire de
la capitulation de l’Allemagne, le général de Gaulle « demande au nom
de la France » aux « Algériens de souche française » de « renoncer aux
mythes périmés, aux agitations absurdes, d’où ne sortent que des
malheurs et de tourner leur courage et leurs capacités vers la grande tâche
à accomplir ». Il ajoute que « si les populations algériennes se laissaient
entraîner, lors de l’autodétermination, à une situation de sécession ou de
rupture », la France « ne saurait renoncer à ses propres enfants. Elle a, du
reste, les moyens nécessaires pour les protéger ». Avertissement : « Elle
cesserait de consacrer à des populations qui l’auraient rejetée ses efforts,
ses hommes et son argent. » C’est le contraire qui se produira.
Le « pronunciamiento militaire » pousse gouvernement français et
GPRA à se hâter. Le 10 mai, ils annoncent que la conférence d’Évian se
tiendra du 20 mai au 13 juin. À l’hôtel du Parc, Louis Joxe, ministre
d’État chargé des Affaires algériennes, préside la délégation française ;
Krim Belkacem, vice-président du GPRA, dirige l’algérienne. Malgré les
concessions de Paris, « trêve unilatérale des opérations offensives »,
abandon du régime particulier pour les minorités, libération de 6 000
prisonniers, transfert à Saumur, en résidence surveillée, des dirigeants du
FLN emprisonnés avec Ahmed Ben Bella, après le détournement, le
22 octobre 1956, de l’avion qui les transportait à Tunis, les tractations
n’aboutissent pas.
Elles reprennent au château de Lugrin, près d’Évian, entre le 20 et le
28 juillet. Et butent sur le Sahara. Pour les Algériens, « il n’est français
que dans la mesure où l’Algérie est française ». Le 5 septembre, lors
d’une conférence de presse, le général de Gaulle recule devant leur
exigence :
« Pour ce qui est du Sahara, notre ligne de conduite, c’est celle
qui sauvegarde nos intérêts et qui tient compte des réalités. Quels
sont nos intérêts ? Nos intérêts ? C’est la libre exploitation du
pétrole et du gaz que nous avons découverts ou que nous
découvririons. C’est la disposition de terrains d’aviation et de droits
de circulation pour nos communications avec l’Afrique noire. Les
réalités ? C’est que, il n’y a pas un seul Algérien, je le sais, qui ne
pense que le Sahara doit faire partie de l’Algérie et qu’il n’y aurait
pas un seul gouvernement algérien, quelle que soit son orientation
par rapport à la France, qui ne doive revendiquer sans relâche la
souveraineté algérienne sur le Sahara. »
Au cours de la même conférence de presse :
« Nous ne croyons pas du tout que l’intérêt, que l’honneur, que
l’avenir de la France soit lié au maintien, à l’époque où nous
sommes, de sa domination sur des populations, dont la grande
majorité ne fait pas partie de son peuple, et que tout porte, et portera
de plus en plus, à s’affranchir et à s’appartenir. »
Les généraux Salan et Jouhaud accusent le général de Gaulle de les
avoir instrumentalisés pour accéder au pouvoir et d’avoir abusé la France
au profit de « terroristes » qu’ils affrontent depuis des années, dans une
guerre où 24 000 de leurs soldats sont morts. L’OAS multiplie, en
Algérie et en métropole, les attentats contre des militants du FLN, des
policiers, contre les locaux du journal Témoignage chrétien, contre des
barbouzes, individus troubles qui, aux ordres de Paris, traquent ses
membres.
Dans la soirée du 8 septembre, le convoi présidentiel roule en direction
de Colombey-les-Deux-Églises. Cinq voitures. Au volant de la première,
une Citroën DS noire : Francis Marroux, le chauffeur attitré du chef de
l’État. À sa droite : le colonel Jean Teisseire, son aide de camp. À
l’arrière : le général de Gaulle et son épouse, Yvonne. Soudain, à 21 h 35,
alors que la DS noire passe, à 110 kilomètres/heure, près d’un tas de
sable posé en bordure de la ligne droite qui relie Nogent-sur-Seine à
Pont-de-Seine, une violence déflagration la déporte de plusieurs mètres.
Aucune victime. L’humidité de la nuit a fortement atténué la puissance de
7
la charge explosive .
5 octobre. En réaction aux attentats du FLN qui visent régulièrement
des policiers et pour éviter des représailles de groupes « anti-terroristes »,
un conseil interministériel soumet les immigrés algériens à un couvrefeu.
« Dans le but de mettre un terme aux agissements criminels des
terroristes algériens », selon le communiqué du préfet de police, Maurice
Papon, « il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs
algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la
banlieue parisienne, et plus particulièrement entre 20 h 30 et 5 h 30 du
8
matin ». Réplique du FLN : le 17, il organise une manifestation dans les
rues de la capitale. La police tire. Des dizaines de morts.
3 novembre. Robert Buron, ministre des Travaux publics, des
Transports et du Tourisme, inaugure le nouvel aéroport oranais de La
Sénia : « Si nous avons investi des milliards pour la réalisation de cette
œuvre magnifique, c’est pour vous démontrer que la France est décidée à
rester ici pour longtemps. »
*
L’automne et l’hiver 1961-1962 s’émaillent de rencontres secrètes. En
Suisse, à Genève ou près de Bâle, et aux Rousses, dans le Jura, où, phase
décisive, les émissaires se retrouvent, du 11 au 18 février 1962, dans un
bâtiment anonyme et austère, « le Yéti », à l’entrée de la station de ski.
Au rez-de-chaussée, de larges portes de garages où stationnent des
chasse-neiges des Ponts et chaussées. À l’étage, des bureaux
*
inconfortables et deux petits appartements. Les consignes du général de
Gaulle traduisent son impatience : « Réussissez ou échouez, mais surtout,
ne laissez pas la négociation se prolonger indéfiniment. D’ailleurs, ne
9
vous attachez pas au détail. Il y a le possible et l’impossible . »
Il trépigne. Georges-Marc Benamou écrira : « De Gaulle est
omniprésent. De Paris, il se tient au courant en permanence. Les témoins
parlent d’un véritable “harcèlement téléphonique”. Louis Joxe est au
rapport plusieurs fois par jour, tandis qu’à l’autre bout du fil, le Général
veut tout savoir, tout contrôler, tout décider. Il interrompt et presse
10
toujours plus les négociateurs d’aboutir . »
Insensible aux « jérémiades » des pieds-noirs, il ne les entend pas crier
leur désarroi dans de pathétiques concerts de casseroles. Dès que la nuit
tombe, ils éteignent les lumières de leurs logements afin de ne pas être
repérés par les gendarmes mobiles qui patrouillent à la recherche de
sympathisants de l’OAS. Et cognent, cognent, cognent, « Al-gé-rie française
! Al-gé-rie fran-çaise ! Al-gé-rie fran-çaise ! », cabossant le fond de
leurs ustensiles de cuisine.
En 1962, les métropolitains se désintéressent, eux aussi, de l’avenir de
leurs compatriotes du Grand Sud. Indifférence doublée d’une hostilité
croissante à l’encontre de ces « rastaquouères, tapageurs et égoïstes,
agrippés à leurs privilèges de colons », pour lesquels des milliers de
jeunes appelés « se sont fait trouer la peau » et qui, maintenant, menacent
la République.
er
Le sang de ces « fauteurs de guerre » ne cesse de couler. Le 1 janvier,
une bombe à Bône : un mort et sept blessés. Le 2, six attentats à Alger :
trois morts et une dizaine de blessés ; un assassinat à Constantine ; trois à
Oran. Le 3, quarante morts sur l’ensemble de l’Algérie, dont seize à
Oran, trois à Alger, trois à Constantine et six à Bône, ainsi que soixantedix-huit
blessés. Le 4, sept attentats à Alger, un assassinat à
er
Constantine… Le 1 février, trente-sept attentats, huit morts et trente-huit
blessés. Le 2, deux morts à Alger, trois à Oran. Le 3, dix-huit morts et
quatorze blessés. Le 4, trois morts à Alger, quatre à Oran. Le 5, trente et
un attentats : seize tués et vingt-cinq blessés. Le 6, douze morts et huit
blessés à Alger, sept morts et six blessés à Oran… Des bilans que la
métropole tait ou minore. Donc, ils n’émeuvent pas grand monde.
En revanche, le 7 février – dix-huit morts et trente-quatre blessés en
Algérie – à Boulogne-Billancourt, près de Paris, un drame provoque un
ouragan de réprobation. L’explosion d’un pain de plastic, déposé par
l’OAS sur le rebord d’une fenêtre au rez-de-chaussée d’un pavillon, dont
André Malraux, ministre de la Culture, loue les premier et deuxième
étages, blesse grièvement à l’œil droit Delphine Renard, quatre ans et
demi. La couverture-choc de Paris-Match, une fillette ensanglantée et un
titre : « Ce visage mutilé accuse l’OAS », va révulser l’opinion publique
métropolitaine qui confond désormais OAS et pieds-noirs. Toute la
presse reprendra la photo.
Ce 7 février, neuf autres attentats de l’OAS visent les domiciles de
personnalités de gauche, dont l’écrivain Vladimir Pozner, auteur d’un
11
livre, Le Lieu du supplice , réquisitoire contre la présence française en
Algérie. Il est blessé à la tête. Le lendemain, en dépit de l’interdiction du
préfet de police, PC, PSU, CGT, CFTC, UNEF, SGEN, FEN, SNI et
Mouvement pour la paix maintiennent un rassemblement contre l’OAS,
place de la Bastille.
Leur tract :
« TOUS EN MASSE, ce soir à 18 h 30, place de la Bastille
Les assassins de l’OAS ont redoublé d’activité. Plusieurs fois,
dans la journée de mercredi, l’OAS a attenté à la vie de
personnalités politiques, syndicales, universitaires, de la presse et
des lettres. Des blessés sont à déplorer ; l’écrivain Pozner est dans
un état grave. Une fillette de quatre ans est très grièvement atteinte.
Il faut en finir avec les agissements des tueurs fascistes. Il faut
imposer leur mise hors d’état de nuire. Les complicités et l’impunité
dont ils bénéficient de la part du pouvoir, malgré les discours et les
déclarations officielles, encouragent les actes de l’OAS.
Une fois de plus, la preuve est faite que les antifascistes ne
peuvent compter que sur leurs forces, sur leur union, sur leur action.
Les organisations soussignées appellent les travailleurs et les
antifascistes de la région parisienne à proclamer leur indignation,
leur volonté de faire échec au fascisme et d’imposer la paix en
Algérie. »
Les manifestants commencent à se disperser quand, conformément aux
ordres reçus, la police charge « énergiquement ». Huit morts à la station
de métro Charonne.
Le 19 février, aux Rousses, les délégations française et algérienne
annoncent un compromis.
er
En Algérie, les mois se suivent et se ressemblent. Le 1 mars, journée
totalisant trente-trois morts et trente-huit blessés, la vie de Jean Ortega,
employé à la direction des constructions navales de Mers el Kébir,
bascule en enfer. Rentrant chez lui, il découvre trois cadavres
méconnaissables : celui de sa femme, Josette, trente ans, sur laquelle des
Arabes se sont acharnés à coups de hache dans sa loge de concierge au
stade de La Marsa, près de la base militaire ; celui de son petit garçon,
André, quatre ans, dont ils ont broyé le crâne ; et celui de sa petite fille,
Sylvette, cinq ans, dont ils ont fracassé la tête contre un mur, en la faisant
tournoyer après l’avoir saisie par les pieds.
2 mars : cinquante-six morts et soixante-trois blessés. 3 mars : trentetrois
morts et soixante et onze blessés. 4 mars : vingt-deux morts et
cinquante-six blessés. 5 mars : trente-cinq morts et cent trente blessés.
6 mars : vingt-trois morts et trente-deux blessés. Trois jeunes filles
enlevées à Alger. Elles ne seront jamais retrouvées. 7 mars : quatorze
morts, vingt-cinq blessés, et à l’hôtel du Parc d’Évian s’ouvre la seconde
conférence de la cité thermale.
Quelques jours plus tard, Jacques Soustelle publie L’Espérance
12
trahie . Extrait prémonitoire :
« Un crime contre l’Algérie et les Algériens, plongés dans un
bain de sang sous une dictature de terreur. Un crime contre la
France qui se déshonore et qui se voit chassée d’Afrique du Nord et
du Sahara. Un crime contre le monde libre, dont un des bastions
essentiels tomberait entre les mains des totalitaires. Un crime contre
l’humanité, car, musulmans, juifs ou chrétiens, bruns ou blancs,
arabes ou berbères, descendants d’Espagnols, de Maltais, de
Siciliens ou de “Françaouis”, des millions d’hommes et de femmes
seraient condamnés à la mort ou à l’exode. »
Le 18 mars sont signés les accords d’Évian. Cent onze articles, seize
chapitres, quatre-vingt-treize feuillets. Tout y est :
Un accord de cessez-le-feu
Article premier : « Il sera mis fin aux opérations militaires et à
toute action armée sur l’ensemble du territoire algérien le 19 mars
1962 à 12 heures. »
Article 2 : « Les deux parties s’engagent à interdire tout recours
aux actes de violence collective et individuelle. Toute action
clandestine et contraire à l’ordre public devra prendre fin… »
Article 3 : « Les forces combattantes du FLN existant au jour du
cessez-le-feu se stabiliseront à l’intérieur des régions correspondant
à leur implantation actuelle. Les déplacements individuels des
membres de ces forces en dehors de leur région se feront sans
armes. »
Article 11 : « Tous les prisonniers faits au combat, détenus par
chacune des parties au moment de l’entrée en vigueur du cessez-lefeu,
seront libérés ; ils seront remis dans les vingt jours à dater du
cessez-le-feu aux autorités désignées à cet effet. »
Un décret d’amnistie
Article premier : « En vue de permettre la mise en œuvre de
l’autodétermination des populations algériennes prévue par la loi du
14 janvier 1961, sont amnistiées :
– toutes infractions commises avant le 20 mars 1962 en vue de
participer ou d’apporter une aide directe ou indirecte à l’insurrection
algérienne, ainsi que les infractions connexes ;
– toutes infractions commises avant le 30 octobre 1954 dans le
cadre d’entreprises tendant à modifier le régime politique de
l’Algérie ;
– les tentatives ou complicités de ces mêmes infractions. »
Une déclaration générale
« La formation, à l’issue de l’autodétermination d’un État
indépendant et souverain paraissant conforme aux réalités
algériennes et, dans ces conditions, la coopération de la France et de
l’Algérie répondant aux intérêts des deux pays, le Gouvernement
français estime avec le FLN que la solution de l’indépendance de
l’Algérie en coopération avec la France est celle qui correspond à
cette situation. Le Gouvernement français et le FLN ont donc défini
d’un commun accord cette solution dans les déclarations qui seront
soumises à l’approbation des électeurs lors du scrutin
d’autodétermination. »
Suivent un premier chapitre intitulé « Règlement du référendum
d’autodétermination » ; un deuxième sur « l’organisation provisoire des
pouvoirs publics à partir du cessez-le-feu et jusqu’à l’autodétermination »
et un troisième portant sur « les déclarations de principe ». Parmi ces
dernières, les « dispositions générales » prévoient notamment :
« Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni
faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de
discrimination quelconque, en raison d’actes commis en relation
avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour de
la proclamation du cessez-le-feu.
Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni
faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de
discrimination quelconque, en raison de paroles ou d’opinions en
relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le
jour du scrutin d’autodétermination… »
Les accords d’Évian n’ont rien oublié. Ni l’égalité des droits et des
libertés démocratiques entre Algériens et pieds-noirs, ni les
particularismes culturels, linguistiques et religieux des seconds, ni
l’assurance que leurs biens ne seront pas confisqués, qu’ils pourront les
louer, les vendre, en acheter d’autres… À lire les multiples chapitres,
titres et articles des accords d’Évian, égrenés tout au long des soixanteseize
pages de la brochure que va éditer La Documentation française, des
pétales de roses jonchent la route de l’Algérie nouvelle. Pas un caillou,
pas une aspérité sur cette voie de la sagesse, de la paix et de la prospérité.
Pas l’ombre d’un nuage dans le ciel immaculé, annonciateur d’un avenir
radieux, dessiné par des hommes de bonne volonté, sous l’impulsion du
général de Gaulle.
Le soir du 18 mars, il se flatte de son succès :
« La conclusion du “cessez-le-feu” en Algérie, les dispositions
adoptées pour que les populations y choisissent leur destin, la
perspective qui s’ouvre sur l’avènement d’une Algérie indépendante
coopérant étroitement avec nous, satisfont la raison de la France.
Car ce qui vient d’être décidé répond à trois vérités qui sont aussi
claires que le jour.
La première, c’est que notre intérêt national, les réalités
françaises, algériennes et mondiales, le sens de l’œuvre et du génie
traditionnels de notre pays nous commandent de vouloir qu’en notre
temps l’Algérie dispose d’elle-même.
La seconde, c’est que les grands besoins et les vastes désirs des
Algériens pour ce qui est de leur développement, les nécessités
modernes de leur progrès économique, technique, culturel, la
présence au milieu d’eux d’une communauté de souche française
importante par le nombre, et, plus encore, par le rôle qu’elle joue
aujourd’hui et que la France lui demande de jouer demain dans
l’activité locale, l’effectif des musulmans qui viennent de l’autre
bord de la Méditerranée travailler ou s’instruire dans notre
métropole, imposent à l’Algérie de s’associer à notre pays.
Enfin, la troisième vérité c’est que, par-dessus les combats, les
attentats, les épreuves, et, en dépit de toutes les différences de race,
de vie et de religion, il y a, entre l’Algérie et la France, non
seulement de multiples liens tissés au long des cent trente-deux ans
de leur existence commune, non seulement les souvenirs des
grandes batailles, où les enfants de l’un et l’autre pays luttèrent côte
à côte dans nos rangs pour la liberté du monde, mais encore une
sorte d’attrait particulier et élémentaire. »
Pour le général de Gaulle,
« la solution du bon sens, poursuivie ici sans relâche depuis
bientôt quatre années, a fini par l’emporter sur la frénésie des uns,
l’aveuglement des autres, les agitations de beaucoup ».
Le lendemain, alors qu’à Paris, le Journal officiel dévoile le texte
intégral des accords d’Évian, à Alger, où le cessez-le-feu entre
officiellement en vigueur à 12 heures, Jean Morin, délégué général du
gouvernement en Algérie, clame :
« Voilà une Algérie nouvelle, libre, prospère, heureuse, qui
trouvera dans son indépendance les ressources de sa fierté, dans sa
coopération avec la France l’exaltation de ses souvenirs et les
raisons de ses espérances. »
Cependant, un tract de l’OAS prévient : « Le cessez-le-feu de
De Gaulle n’est pas celui de l’OAS. » Autre tract, signé du général
Salan :
« Je donne l’ordre à mes combattants de harceler toutes les
positions ennemies dans les grandes villes d’Algérie. Je donne
l’ordre à mes camarades des forces armées, musulmans et
européens, de nous rejoindre dans l’intérieur de ce pays, qu’il leur
appartiendra de rendre immédiatement à la seule souveraineté
légitime, celle de la France. »
Sur « Radio France », « la voix de l’Algérie française », il lance :
« Français, Françaises, un cessez-le-feu qui livre à l’ennemi des
terres françaises vient d’être consenti. Il s’agit là d’un crime contre
l’Histoire de notre nation. Je donne l’ordre à nos combattants de
harceler toutes les positions ennemies dans les grandes villes
d’Algérie. »
À peine Christian Fouchet prend-il ses fonctions de haut-commissaire
de la République en Algérie, poste créé en remplacement du délégué
général du gouvernement, qu’il se veut rassurant :
« FRANÇAIS D’ALGÉRIE,
*
Si après un délai de réflexion de trois ans, vous ne choisissez pas
la nationalité algérienne,
VOUS BÉNÉFICIEREZ D’UN STATUT PARTICULIER.
Vous pourrez à tout moment entrer et sortir d’Algérie librement.
Dans la vie publique :
Vous jouirez des droits civils et des libertés essentielles.
Vous pourrez utiliser partout la langue française.
Vous pourrez choisir l’école de vos enfants.
Dans la vie économique et sociale :
Vous pourrez acheter, gérer et céder librement tous vos biens.
Vos biens fonciers ne pourront être expropriés qu’après une
indemnisation préalable garantie par l’aide de la France.
Si vous désirez rentrer en France, vous pourrez y emporter vos
biens, meubles et capitaux.
TOUT EN CONSERVANT LA NATIONALITÉ FRANÇAISE,
VOUS AUREZ LA GARANTIE D’UN TRAITEMENT
PRIVILÉGIÉ. »
L’autodétermination voulue par le général de Gaulle, cette « solution
du bon sens », ainsi qu’il la qualifiait au soir du 18 mars 1962, n’est,
d’emblée, qu’un catalogue de violations des différents chapitres, titres et
articles cosignés par les deux délégations. Elle devait « l’emporter sur la
frénésie des uns, l’aveuglement des autres, les agitations de beaucoup ».
Réduite à une « formalité dérisoire », pire des hypothèses évoquée dans
l’allocution élyséenne du 4 novembre 1960, elle plonge l’Algérie dans le
« chaos épouvantable » redouté ou envisagé froidement comme une
probabilité.
Quant aux garanties sur la sécurité des personnes, elles sont piétinées.
Le 18 mars, quelques heures avant que le général de Gaulle ne se félicite
de la fin de la guerre, étaient découverts, dans le massif du Zaccar, près
d’Orléansville, les corps ligotés, égorgés, éventrés et émasculés de deux
frères, Henri et Paul Couturier, dix-huit et quatorze ans. Ils avaient été
enlevés le 14 janvier dans un faubourg de Tenès. Le 24 janvier, La
Dépêche d’Algérie avait consacré un article, illustré de la photo des deux
jeunes, à la détresse de leur père.
« Ultime démarche, un appel a été fait à la Croix-Rouge.
Espérons que celui-ci sera entendu par les ravisseurs et que des
démarches officielles soient entreprises afin de retrouver les deux
enfants. M. Couturier qui, rappelons-le, a perdu sa femme et une
fille lors du séisme d’Orléansville, adresse par l’intermédiaire de
notre journal un nouvel appel aux ravisseurs. »
Le 19 mars, alors qu’à 12 heures, il est officiellement « mis fin aux
opérations militaires et à toute action armée sur l’ensemble du territoire
algérien », barrage à la sortie de Bône. Après une réunion chez le préfet,
Henri Vernède, conseiller général et maire de Randon, petit village
proche de Mondovi, où Albert Camus était né dans une masure et où le
père du maréchal Juin avait été gendarme, est assassiné par des individus
armés. Son gendre qui lui sert de chauffeur subit le même sort. À Alger,
le FLN mitraille une voiture, tuant tous ses occupants. À 43 kilomètres
d’Oran, des fellaghas pénètrent dans Saint-Denis-du-Sig. Sur la place de
la bourgade, ils regroupent les harkis que l’armée française vient de
démobiliser. Devant la population, ils leur brisent les membres, leur
coupent les lèvres et le nez, les éventrent…
À Paris, L’Humanité applaudit : « Une grande victoire pour la paix.
Cessez-le-feu en Algérie ».
Malgré l’engagement pris par les deux parties d’« interdire tout
recours aux actes de violence collective et individuelle », le FLN ouvre la
chasse aux harkis, aux Arabes fidèles à la France et aux pieds-noirs.
L’Algérie nouvelle sera arabe et musulmane. Pas de chrétiens. Pas de
juifs. Et pas d’Arabes francophiles. La France ne leur sera d’aucun
secours.
Un peu partout, des « roumis », hommes femmes, enfants, vieillards,
sont torturés, assassinés, enlevés. Un adolescent de Sidi Bel Abbès est
écrasé entre deux planches transpercées de clous.
20 mars. Quarante attentats du FLN : trente morts, cent vingt-quatre
blessés. Le maréchal Juin, né à Bône d’un père corse, gendarme à
Mostaganem, et d’une mère vendéenne, prend la défense de ces hommes,
de ces femmes, ignorés, méprisés par Paris, « étrange amalgame de races,
d’un sang bouillonnant », « qui n’arrivent pas à se faire à l’idée d’être
chassés, en même temps que leurs morts, de cette terre sur laquelle ils
travaillent depuis plusieurs générations » :
« Le drame a commencé pour eux quand ils eurent constaté
l’indifférence totale des Français à leur égard et se virent traîner
successivement, par l’homme qu’ils avaient poussé au pouvoir le
13 mai, de la formule de l’intégration à base de fraternisation qu’ils
préconisaient à celle d’autodétermination, pour finir par la
prédétermination et la reconnaissance d’une République algérienne
jouissant de droits souverains. D’où leur révolte, par des moyens
qui prêtent à discussion et les peuvent conduire à des mesures
désespérées, voire suicidaires. L’armée, hier encore seule garante de
l’ordre, est aujourd’hui profondément désunie et désarmée
moralement par de coupables moyens. Qui donc arbitrera les
confrontations sanglantes que l’on voit poindre avec terreur à
l’horizon, en l’absence de toute autorité et même de toute
administration ? Il n’y a que les fous pour vouloir régler les affaires
d’Algérie par la violence ou par des accords négociés dont on
13
voudrait être assuré qu’ils ne sont pas des chiffons de papier . »
21 mars. Cinquante morts.
22 mars. Dix attentats à Alger : cinq morts et dix blessés. À Relizane,
un bébé est tué dans les bras de sa mère.
23 mars. À l’aube, 120 hommes, brassards tricolores frappés du sigle
« OAS », dressent des barrages à l’entrée de Bab el Oued, qu’ils
décrètent « zone insurrectionnelle ». Dans l’après-midi, à l’issue du
Conseil des ministres à l’Élysée, Louis Terrenoire, ministre délégué
chargé des Relations avec le parlement, porte-parole du général de
Gaulle, menace :
« Le président de la République a fait savoir au gouvernement
que la question capitale était de briser par tous les moyens et de
réprimer impitoyablement l’insurrection armée qui se développe
dans les deux plus grandes villes d’Algérie. »
Des milliers de CRS, gendarmes mobiles et soldats bouclent Bab el
Oued.
24 mars. À la Une du Journal d’Alger : « Bataille de rues entre forces
de l’ordre et insurgés. » Arrestations. Perquisitions. Des blindés
patrouillent dans les rues, tirent sur les façades. Des avions mitraillent les
terrasses. Plusieurs milliers d’hommes sont « ramassés » et conduits vers
des centres de triage.
25 mars. Christian Fouchet met en garde les pieds-noirs :
« Rien n’est perdu. Rien n’est perdu si vous avez les yeux
ouverts. L’attachement émouvant que vous avez pour votre pays,
comment ne pas le comprendre, comment ne pas le partager ? Mais
ceux qui vous disent de vous abandonner aux tentations du
désespoir, vous mentent et vous trahissent. Je vous le dis parce que
je viens d’en faire l’expérience vécue : sachez que le monde entier –
je dis bien le monde entier –, toutes les nations du monde,
pratiquement sans exception, se ligueraient contre vous si vous
vouliez revenir, tenter de revenir sur ce qui a été décidé et conclu,
vous lancer dans cette erreur terrible. Ce serait vous attirer la fureur
du monde et vous en seriez les principales et les premières victimes.
Et puis, surtout, vous vous sépareriez de la France, car ceux qui
vous disent que votre avenir est de vous insurger contre la
République et de protéger des assassins et de tirer sur des
gendarmes et des soldats français sont des fous et des criminels.
Pour eux, qu’ils le sachent, il n’y a pas de salut. Mais vous, au nom
du Ciel, ne vous solidarisez pas avec eux. Chassez-les, car rien n’est
perdu… »
14
À la mi-journée, le général Jouhaud est appréhendé dans un
appartement du Panoramic, immeuble moderne du boulevard du Frontde-mer,
à Oran. À son procès, témoigneront en sa faveur, le général
Joseph de Monsabert qui, en août 1944, avait libéré Marseille et Toulon,
le général Pierre de Bénouville, compagnon de la Libération, le colonel
Pierre-Louis Bourgoin, qui, durant la Deuxième Guerre mondiale, avait
commandé une unité française des SAS (Special Air Service)
britanniques, et Francine Camus, la veuve d’Albert Camus, qui
déclarera :
« Je suis née française en Algérie et je croyais que je mourrais
française dans mon pays. Je me sens comme dépossédée. Les piedsnoirs
seraient moins désespérés s’ils avaient senti en métropole, une
chaleur, une solidarité. Mais ils se sont sentis abandonnés, méprisés
et même insultés. »
Grand officier de la Légion d’honneur, médaillé de la Résistance,
Croix de guerre 1939-1945, Croix de la valeur militaire, Croix de guerre
des TOE, le général Jouhaud sera condamné à mort le 13 avril par le
Haut Tribunal militaire. Le Premier ministre, Georges Pompidou, ayant
menacé de démissionner si la sentence était exécutée, le général de
Gaulle commuera sa peine en détention criminelle à perpétuité.
Libéré de la prison de Tulle en décembre 1967, il sera amnistié en
15
1968. En avril 1969, il publiera Ô mon pays perdu . Premières lignes :
« Ô mon pays perdu…
De toute notre âme, nous avons voulu sauver notre terre natale.
Nous avons lutté, sans relâche, de l’aube au crépuscule, avec
l’horrible pressentiment que, si le destin nous était défavorable, ce
serait pour nous le commencement d’une profonde douleur. D’une
douleur infinie, dont le sens échapperait, chaque jour davantage, à
nos compatriotes métropolitains.
Français d’Algérie, nous avions été élevés sous d’autres cieux,
dans une autre lumière, sur une terre aux horizons infinis, et nous
voici amputés de tout ce qui, en nous, appartenait à cette terre, à
notre terre, où depuis des générations nous avions enseveli tant des
nôtres… »
Benjamin d’une fratrie de six enfants, Edmond Jouhaud était né en
1905, à Bousfer, à une vingtaine de kilomètres d’Oran. Ses parents, Jules
Jouhaud et Marie Élisabeth Bertrande Duclos, étaient instituteurs. Des
hussards de la République.
Le 26 mars 1962, un tract de l’OAS dénonce le siège de Bab el Oued
par les troupes gouvernementales.
« Une monstrueuse opération, sans précédent dans l’Histoire, est
en cours depuis trois jours à Alger : on affame 50 000 hommes,
femmes, enfants, vieillards, encerclés dans un immense ghetto, pour
briser leur volonté de rester français.
On leur coupe l’eau, les vivres frais, les moyens de communiquer
avec leurs proches dans l’espoir de leur arracher par la force, par la
lassitude, par la famine, par l’épidémie ou par tout autre moyen, ce
que le pouvoir est incapable d’obtenir autrement : l’adhésion de Bab
el Oued et de chacun de nous à la politique de trahison qui consiste
à livrer notre pays à ceux qui nous égorgent depuis sept ans et ont
tué 20 000 soldats français.
Nous ne laisserons pas perpétrer ce génocide. La population
entière du Grand-Alger se portera ce lundi 26 mars à partir de
15 heures, au secours de Bab el Oued : drapeau en tête, sans aucune
arme… »
Vers 14 h 45, rue d’Isly, un cortège d’Algérois se heurte à un barrage
e
tenu par le 4 RTA (régiment de tirailleurs algériens). Équipés de fusilsmitrailleurs,
les soldats, des Arabes du bled, pas formés au maintien de
l’ordre en ville, mal encadrés, ont reçu l’ordre de stopper les
manifestants. Coups de feu. Panique. À plusieurs reprises, un jeune
lieutenant crie « Halte au feu ! » En vain. Le crépitement des armes dure
une dizaine de minutes. Bilan : une centaine de morts et plus de
200 blessés.
Parmi les victimes : Renée, vingt-trois ans, tuée d’une balle dans la
tête. Sa sœur, Nicole Ferrandis, confiera :
« La rue d’Isly fut le coup de grâce. L’armée, que nous vénérions,
cette armée du pays des droits de l’homme, venait d’assassiner ma
sœur et ne viendrait pas à notre secours. Elle n’était plus en guerre
contre le FLN. Elle tirait sur des civils français désarmés. Le
16
pouvoir nous sacrifiait . »
Dans la soirée de cette tragique journée, le général de Gaulle exhorte
les Français à entériner les accords d’Évian en votant « oui » au
référendum du 8 avril :
« Dès lors que la France veut que l’Algérie dispose d’elle-même,
dès lors que notre armée s’est assuré la maîtrise du terrain, dès lors
qu’il est acquis qu’en contrepartie de notre aide l’Algérie nouvelle
respecte les intérêts de notre pays et procure les garanties
nécessaires à la communauté de souche française, la lutte n’a plus
de sens.
Mais les accords d’Évian et les déclarations par lesquelles le
gouvernement les a publiquement formulés représentent bien
davantage que le terme mis aux combats. Il s’agit, pour la France de
toujours et pour l’Algérie de demain, d’entreprendre ensemble une
œuvre de commune civilisation. Car, la coopération dans laquelle
s’engagent les deux peuples, c’est, en vérité cela […].
La vie internationale peut s’en trouver modifiée dans le sens de
notre génie, qui est celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.
En faisant sien ce vaste et généreux dessein, le peuple français va
contribuer, une fois de plus dans son histoire, à éclairer l’univers.
Mais, par-dessus tout, c’est en nous-mêmes et pour nous-mêmes
que notre référendum revêt une importance extrême. Faire, et
justement au sujet de la grave affaire algérienne, la preuve éclatante
de notre unité et de notre volonté, c’est marquer que nous sommes
capables de résoudre délibérément un grand problème de notre
temps. C’est faire savoir que les criminels qui s’efforcent, à coups
d’attentats, de forcer la main à l’État et d’asservir la nation, n’ont
d’avenir que le châtiment. C’est démontrer que tant et tant
d’agitations, mises en demeure et malveillances, multipliées depuis
quatre années à partir d’horizons très divers, n’expriment pas la
réalité française, lucide, sereine et résolue. »
Pas un mot de compassion pour les morts et les blessés de la rue d’Isly.
28 mars. Au journal télévisé de 13 heures, Christian Fouchet rejette la
responsabilité de la tuerie sur l’OAS :
« Comme vous, je déplore ces morts d’hier, ces victimes,
innocentes, elles, poussées à la mort par des assassins. Et je veux
vous dire simplement ceci, en pensant surtout aux dizaines et aux
dizaines de milliers, aux centaines de milliers d’hommes, de
femmes et d’enfants d’Alger, dont une partie m’écoute ce soir et qui
n’ont qu’un désir, que se termine ce cauchemar, que la paix
revienne, qu’il soit de nouveau possible, à la fin des fins, de se
regarder, les yeux dans les yeux, de se sourire, et pourquoi pas, de
s’aimer. Je comptais dans quelques jours vous parler de votre
avenir, de notre avenir, de l’avenir de la France. Nous le ferons.
Mais aujourd’hui, aujourd’hui, où allez-vous ? Que voulez-vous ?
Quelle que soit la force de votre opinion, de vos convictions, de vos
passions quant à l’avenir de l’Algérie. Vous êtes parfaitement libres
d’en avoir. Une chose est d’être partisan de l’Algérie française,
chacun a le droit de l’être, une autre est d’être un assassin et
personne n’a le droit de l’être. Une autre est d’être le complice des
assassins ou de les protéger et, là non plus, personne n’a le droit de
l’être. Que croyez-vous, qu’espérez-vous ? Oh ceux qui vous
guident, qui vous guident vers la mort, qui vous guident vers le
drame pour Alger et pour vous, eux le savent. Ils savent bien qu’ils
n’ont plus qu’une chose à faire pour sauver leur mise, c’est de
s’appuyer sur votre sacrifice. Ils se trompent. Car leur partie est
perdue, elle est archi-perdue […]. Oui, leur partie est archi-perdue,
ne vous engloutissez pas avec eux. Français d’Alger, Françaises
d’Alger, au nom de la République, au nom de la loi, au nom de
l’humanité, au nom d’Alger, je vous demande de ne plus vous prêter
17
à ces désordres, je vous demande de faire confiance à la France . »
Dans l’ombre, la mission « C », comme Choc, du CRC (Centre de
recherches et de coordination), service de l’État créé l’année précédente
pour s’attaquer aux partisans de l’Algérie française, transmet au FLN des
listes de présumés membres de l’OAS, noms, pseudonymes et adresses, à
Alger et Oran. La France n’est plus en guerre contre le FLN, mais contre
l’OAS. Et sous-traite les basses besognes. Toutefois, sous couvert de lutte
contre l’ennemi commun, le FLN poursuit un autre but : pousser, par la
terreur, les Français à quitter l’Algérie.
En 1990, dans un « petit livre », Ma mère, l’Algérie, l’écrivain piednoir
Jean Pélégri, né à Rovigo, dans la plaine de la Mitidja, rappellera
qu’en mars 1961, une brochure du FLN intitulée « Tous Algériens » avait
donné aux pieds-noirs l’assurance de la citoyenneté algérienne. Il en
citait un extrait de la page 19 :
« Cette citoyenneté signifie que l’Algérien de souche européenne
qui aura choisi l’Algérie aura les mêmes droits et les mêmes devoirs
que l’Algérien de souche autochtone sur les plans politique et
civique dans le cadre d’un État algérien unitaire (notamment droits
de vote, d’éligibilité, etc.). Les distinctions et les différences
légitimes seront reconnues et respectées. En particulier l’originalité
culturelle, la liberté de conscience et l’exercice des cultes, ainsi que
toutes les libertés individuelles (liberté de circulation,
18
d’association, etc.) . »
Et cet « Algérien de cœur » de déplorer :
« On sait ce qu’il est advenu de ces promesses après
l’Indépendance […]. Ces promesses, ces solennelles promesses, ont
duré ce que durent les roses, l’espace d’un matin. »
Restait, constatera-t-il, amer,
« un code de nationalité ségrégationniste, fondé sur la race et la
religion ».
8 avril 1962. Référendum sur le « projet de loi soumis au peuple
français par le président de la République et concernant les accords à
établir et les mesures à prendre au sujet de l’Algérie sur la base des
déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ».
90,70 % des électeurs de métropole, seuls admis à voter, glissent un
« oui » dans les urnes. Les pieds-noirs ont été exclus des isoloirs. D’où ce
commentaire de René Lenoir, un pied-noir, qui dirigera l’ENA de 1988 à
1992 :
*
« Grande a été (leur) amertume de n’avoir en rien été associés à
des négociations qui engageaient leur avenir et celui de leurs
enfants. La roue de l’Histoire est passée sur eux en les ignorant.
Cent trente ans d’efforts, de souffrances, de sacrifices, de bonheur
19
aussi, étaient effacés d’un coup . »
20 avril. Arrestation du général Salan, à Alger, 25 rue Desfontaines.
Grand-Croix de la Légion d’honneur, Croix de guerre 1914-1918, Croix
de guerre 1939-1945, Croix de la valeur militaire, Croix de guerre des
TOE, il sera condamné, le 23 mai, à la détention criminelle à perpétuité.
Le général de Gaulle avait exigé la peine capitale. Durant le procès, il se
présentera, non comme « un chef de bande », mais comme « un général
français représentant l’armée victorieuse, et non vaincue » :
« À la différence de celui qui vous demande licence de me tuer,
j’ai servi le plus souvent hors de la métropole. J’ai voulu être un
officier colonial, je le suis devenu. Je me suis battu pour garder à la
patrie l’Empire de Gallieni, de Lyautey et du Père de Foucauld.
Mon corps a conservé les traces profondes de ce combat.
J’ai fait rayonner la France aux antipodes. J’ai secouru. J’ai
distribué. J’ai sévi et, par-dessus tout, j’ai aimé. Amour de cette
France souveraine et douce, forte et généreuse, qui portait au loin la
protection de ses soldats et le message de ses missionnaires […].
Quand on a connu la France du courage, on n’accepte jamais la
France de l’abandon […].
En acceptant de mener la lutte clandestine, ce n’est pas une
décision politique que j’ai prise. J’ai simplement été rappelé au
service, non par une convocation officielle, mais par le serment que
j’avais prêté.
Je sortais, Messieurs, de la légalité, mais ce n’était pas la
première fois. En mai 1958, j’ai répondu à l’immense clameur où
l’on pouvait distinguer la voix du général de Gaulle, qui me
demandait de jurer au nom de l’armée française – c’est-à-dire au
nom de la France – que l’Algérie demeurerait une province de la
France.
Le 13 mai, j’ai choisi, contre le gouvernement légal, l’union
enthousiaste des communautés d’Algérie, saccagée depuis par le
pouvoir. J’ai choisi la route qui conduisait à la victoire de la
fraternité préparée par notre armée […].
J’ai choisi de faire revenir au gouvernement le général de Gaulle.
J’ai fait acclamer et ratifier ce choix par l’Algérie tout entière,
comme par l’armée.
J’ai préparé, sans la réaliser, une opération militaire sur la
métropole, sur Paris, opération anxieusement souhaitée par celui qui
devait en être le bénéficiaire, le général de Gaulle, alors simple
particulier.
Voici pourquoi, lorsque j’eus la conviction que j’avais été, le
13 mai, la dupe d’une comédie affreuse et sacrilège, je me suis senti
engagé devant ma conscience, devant mes pairs, devant ma patrie et
devant Dieu.
Ceux qui avaient été trompés et bafoués avec moi, ce n’était pas
les membres d’une coterie. C’était des soldats vivants et morts de
l’armée d’Algérie, leurs camarades de métropole, et tout ce peuple
confiant et fort, celui-là même qui avait écrit à Cassino, toutes races
confondues, une page immortelle de gloire.
À aucun prix, je ne pouvais admettre d’être considéré comme le
complice du général de Gaulle dans le martyre de l’Algérie
française et dans sa livraison à l’ennemi.
Si j’avais trompé le peuple d’Algérie et l’armée en criant : “Vive
de Gaulle”, c’est parce que j’avais été trompé moi-même. »
Cité par la défense, Robert Lacoste, ancien ministre-résident et
gouverneur général d’Algérie entre février 1956 et mai 1958, témoignera,
le 19 mai, sur « la politique que nous avons menée, Salan et moi » :
« Il l’a menée loyalement, je dois le dire. Si je ne le disais pas, je
crois bien que je serais un misérable. […]. J’ai quand même le droit
de dire cette espèce d’écœurement que j’ai aujourd’hui parce que
ceux-là [du FLN] qui ont tué femmes et enfants à la terrasse des
cafés, aux arrêts d’autobus, à la sortie des écoles, dans les stades et
dans les bals populaires, sont amnistiés. »
Autre témoignage, celui du général Henri de Pouilly, commandant du
corps d’armée d’Oran, resté légaliste en avril 1962 :
« En choisissant la discipline, j’ai choisi de partager avec mes
concitoyens et la nation française, la honte de l’abandon. Ceux qui
n’ont pas pu supporter cette honte se sont révoltés. L’Histoire dira
20
peut-être que leur erreur était moins grave que la nôtre . »
En juin 1968, le général de Gaulle accordera au général Salan la grâce
présidentielle.
24 mai 1962. Conseil des ministres. Le général de Gaulle prévient :
*
« La France ne doit plus avoir aucune responsabilité dans le
maintien de l’ordre après l’autodétermination. Elle aura le devoir
d’assister les autorités algériennes. Mais ce sera de l’assistance
technique. Si les gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des
nouvelles autorités. »
En ce mois de mai, « l’Algérie de demain » chère au maître de l’Élysée
coule, emportée par les tourbillons de la « violence absolue » dont
rêvaient Frantz Fanon et ses disciples.
Charniers découverts à Hussein Dey, Bouzaréa… Au sud de Boghari,
quarante corps égorgés, lacérés de coups de couteau jetés au fond du
puits de Boughzoul. Assassinats à Alger, Oran, Tlemcen, Sidi Bel
Abbès… Enlèvements à Alger, Oran, Sidi Moussa, Saïda, Aïn
Temouchent, Telagh, Tipasa, Valmy… Viols. Fermes pillées, récoltes
brûlées, appartements dévastés, voitures volées, embuscades sur les
routes, cimetières catholiques et juifs profanés… Une femme kidnappée
à Alger. Elle est retrouvée le lendemain, égorgée, nez coupé… À
Tlemcen, une veuve et son fils de douze ans sont poignardés par leur
bonne qui travaillait chez eux depuis dix ans… À Cheragas, une vieille
femme de quatre-vingt-quatre ans et son fils de soixante-deux ans sont
égorgés dans leur maison… Deux copains du quartier du Ruisseau, à
Alger, sont enlevés, torturés pendant quarante et un jours, nez et oreilles
coupés, yeux crevés…
Les pieds-noirs comprennent que ce pays ne veut plus d’eux. Sur les
murs, un slogan : « La valise ou le cercueil. » La terreur convainc les plus
récalcitrants à boucler leurs valises. Fin juin, 690 000 ont déjà fui,
endurant d’éprouvantes heures d’attente, sans eau, sans nourriture, sans
le moindre secours, sur les ports et dans les aérogares d’Alger, d’Oran, de
Philippeville, de Bône, de Mostaganem. Maintenant, ils sont
entre 8 000 et 10 000 par jour. À peine signés, les accords d’Évian sont
déjà bafoués.
L’historien Jean-Jacques Jordi :
« Contrairement à une idée reçue, ni le FLN, ni l’ALN n’ont
respecté la déclaration de principes contenus dans ce qu’il est
convenu d’appeler les accords d’Évian. Dans les tout premiers jours
qui suivent la signature des Accords, FLN et ALN se livrent à des
exactions envers non seulement les civils européens, les civils
musulmans, mais aussi envers les forces de l’ordre. »
Il cite le général André Chérasse, qui commandait la gendarmerie en
Algérie :
« Les 20 et 21 mars, 91 actions de feu du FLN et de l’ALN sont
perpétrées contre les forces de l’ordre faisant 18 tués et 39 blessés et
peuvent être qualifiées de violations caractérisées de cessez-le-feu.
En outre, des membres de l’ALN armés circulent quotidiennement à
bord de véhicules dans toutes les zones et de nombreux barrages
sont effectués par des éléments locaux du FLN, qui fouillent les
Européens, procèdent parfois à des enlèvements de personnes dont
certaines sont cependant remises en liberté. »
Jean-Jacques Jordi ajoute :
« En avril, on passe à près de 600 actions imputables au seul FLN
et 185 attentats dirigés contre des civils européens (on recense alors
52 disparus pour ce mois). La situation empire en mai avec
805 attentats qui font 584 victimes, dont 176 tués et
21
135 enlèvements d’Européens. Et cela se poursuit en juin ! »
er
Le 1 juillet, 99,72 % des Algériens répondent « oui » à la question :
« Voulez-vous que l’Algérie devienne un État indépendant coopérant
avec la France dans les conditions définies par les déclarations du
19 mars 1962 ? »
Le 2 juillet, le maréchal Juin écrit :
« Que des Français en grande majorité aient, par référendum,
confirmé, approuvé l’abandon de l’Algérie, ce morceau de France,
trahie et livrée à l’ennemi, qu’ils aient été ainsi complices du
pillage, de la ruine et du massacre des Français d’Algérie, de leurs
familles, de nos frères musulmans, de nos anciens soldats qui
avaient une confiance totale en nous et ont été torturés, égorgés,
dans des conditions abominables, sans que rien n’ait été fait pour les
protéger : cela je ne le pardonnerai jamais à mes compatriotes. La
France est en état de péché mortel. Elle connaîtra un jour le
châtiment. »
Le 3 juillet 1962, « la France reconnaît solennellement l’indépendance
de l’Algérie ».
1. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.
2. Jacques Soustelle, L’Espérance trahie, Éditions de l’Alma, 1962.
3. Ayant condamné le 23 mai 1962 le général Salan, non pas à mort, comme le voulait le général de
Gaulle, mais à la prison à perpétuité, le Haut Tribunal militaire sera remplacé (ordonnance
er
présidentielle du 1 juin 1962) par une Cour militaire de justice, présidée par le général Edgard de
Larminat. Grand-Croix de la Légion d’honneur, Compagnon de la Libération, ce dernier avait été un
des premiers officiers à s’engager dans les Forces françaises libres, en juin 1940. Préférant le suicide
plutôt que d’avoir à choisir entre juger des officiers qu’il estimait et désobéir au général de Gaulle, il
er
se donnera la mort le 1 juillet 1962.
4. TOE : théâtres d’opérations extérieures.
er
5. Blog « Secret Défense » de L’Opinion, 1 septembre 2013.
6. Maurice Cottaz, Les Procès du putsch d’Alger et du complot de Paris, Nouvelles éditions latines,
1962.
7. Le 22 août 1962, un deuxième attentat vise la voiture du général de Gaulle au Petit-Clamart, en
région parisienne. Le 14 août 1964, au mont Faron, près de Toulon, où il doit présider une cérémonie,
une bombe, dissimulée dans une jarre, n’explose pas. Elle sera découverte quelques jours plus tard.
8. Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Flammarion, 1999.
9. Robert Buron, Carnets politiques de la guerre d’Algérie, Plon, 1965.
10. Georges-Marc Benamou, Un mensonge français. Retours sur la guerre d’Algérie, Robert
Laffont, 2003.
11. Vladimir Pozner, Le Lieu du supplice, Julliard, 1959.
12. Jacques Soustelle, op. cit. En 1990, dans une interview au magazine Pieds-noirs d’hier et
d’aujourd’hui, il déclarera : « J’affirme qu’il n’était pas digne d’un État civilisé, ni conforme aux
Droits de l’Homme d’admettre qu’un million et demi de citoyens français soient chassés de leur pays,
exilés et spoliés. Avec le plus profond regret, je regrette que la haute figure historique du général de
Gaulle, libérateur du pays occupé, est et restera voilée d’une ombre tragique, celle de l’abandon de
l’Algérie et de ce qui fut l’Afrique française. »
13. Ne tolérant pas l’hostilité à sa politique en Algérie du maréchal Juin, son camarade de Saint-Cyr,
le général de Gaulle l’écartera du Conseil supérieur de la défense nationale, une place de droit liée à
son bâton étoilé, et de toute commémoration des deux guerres mondiales. Lors de ses obsèques en
février 1967, il interdira que soit joué Le Chant des Africains, l’hymne de l’armée d’Afrique, devenu
celui des pieds-noirs.
14. Avec Edmond Jouhaud, sont arrêtés le commandant Julien Camelin et le lieutenant de vaisseau
Pierre Guillaume, qui inspirera Pierre Schoendoerffer pour son livre Le Crabe-tambour (1976), dont
il tirera un film homonyme.
15. Edmond Jouhaud, op. cit.
16. Alain Vincenot, op. cit.
17. Commentant son éviction du ministère de l’Intérieur après les évènements de 1968, Christian
Fouchet dira : « J’en ai voulu au général de Gaulle de m’avoir limogé au lendemain de mai 1968.
C’était une faute politique. Il m’a reproché de ne pas avoir maintenu l’ordre. “Vous n’avez pas osé
faire tirer”, m’a-t-il dit. “J’aurais osé s’il l’avait fallu, lui ai-je répondu. Souvenez-vous de l’Algérie,
de la rue d’Isly. Là, j’ai osé et je ne le regrette pas, parce qu’il fallait montrer que l’armée n’était pas
complice avec la population algéroise.” » (Jean Mauriac, L’Après-de Gaulle. Notes confidentielles
1969-1989, Fayard, 2006).
18. Jean Pélégri, Ma mère l’Algérie, Actes Sud, 1990.
19. René Lenoir, Mon Algérie tendre et violente, Plon, 1994.
20. « Mémoire et vérité. Armée et Algérie 1830-1962 », numéro spécial 2012. Édité par l’ASAF
(Association de soutien à l’armée française).
21. Jean-Jacques Jordi, Un silence d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie,
SOTECA, 2011.
ET CE FUT L’ABANDON
Le 22 septembre 1981, au cours d’une conférence de presse, François
Mitterrand, président de la République, avait prévenu :
« S’il s’agit de décider qu’une date doit être officialisée pour
célébrer le souvenir de la guerre d’Algérie, cela ne peut être le
19 mars, parce qu’il y aura confusion dans la mémoire du peuple. »
e
Onze fois ministre sous la IV République, notamment de l’Intérieur au
1
moment de la Toussaint Rouge en 1954 et garde des Sceaux pendant la
bataille d’Alger, en 1957, il connaissait le dossier et se situait dans la
ligne de son prédécesseur à la tête de l’État, Valéry Giscard d’Estaing,
pour qui « l’anniversaire des accords d’Évian n’a pas à faire l’objet d’une
célébration ».
Deux recommandations qui allaient être ignorées en 2012. Le 15 mai,
François Hollande devient le vingt-quatrième président de la République
française. En novembre, le parlement adopte une proposition de loi
2
socialiste, soutenue par la FNACA , proche de la gauche et par une
pléiade de municipalités socialistes et communistes, instituant le 19 mars
« Journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des
victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en
Tunisie et au Maroc ».
Comme si, subitement, à compter du 19 mars 1962, il n’y avait plus eu
de victimes, civiles et militaires, en Algérie. Comme si cette date avait
marqué la fin des attentats, des assassinats et des enlèvements. Comme si
elle n’avait pas été suivie de l’exode des pieds-noirs ainsi que de
l’extermination de plus de 80 000 harkis et Arabes fidèles à la France.
Le mois suivant le vote sur le 19 mars, François Hollande, en visite
officielle à Alger, confesse, devant les parlementaires algériens, « les
souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien ».
« Pendant cent trente-deux ans, l’Algérie a été soumise à un système
profondément injuste et brutal. » Dénonçant « les massacres » de Sétif,
de Guelma et de Kherrata qui « demeurent ancrés dans la mémoire et
dans la conscience des Algériens », il avoue : « Le 8 mai 1945, le jour
même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses
3
valeurs universelles . »
Une déclaration qui fait écho à celle du président algérien, Abdelaziz
Bouteflika, en 2005, à l’occasion des commémorations du 8 mai 1945 :
« L’histoire ne cesse de raviver la mémoire blessée en souvenir
des massacres du 8 mai 1945, survenus il y a soixante ans, et qui ont
plongé le peuple algérien dans un bain de sang, lui ont ravi ses
enfants et dilapidé ses biens, son seul tort ayant été d’être sorti dans
la rue pour participer aux festivités marquant la fin de la Deuxième
Guerre mondiale […]. Qui ne se souvient des fours de la honte
installés par l’occupant dans la région de Guelma au lieudit “El hadj
Mebarek”, devenu lieu de pèlerinage où la mémoire conte les
secrets de la victime et du bourreau et des pratiques similaires à
“Kaf el Bouma”. Ces fours étaient identiques aux fours crématoires
des nazis […]. L’occupation a foulé la dignité humaine et commis
l’innommable à l’encontre des droits humains fondamentaux et, au
premier plan, le droit à la vie, et adopté la voie de l’extermination et
du génocide qui s’est inlassablement répété durant son règne
funeste. »
Et Abdelaziz Bouteflika de demander à la France de se repentir de
« tous les actes commis durant la période de colonisation, y compris la
guerre de Libération ». En osant des comparaisons outrancières avec les
crimes nazis, « fours de la honte » de « l’occupant », « fours
crématoires », « extermination », « génocide », en attisant un
ressentiment nationaliste, en invoquant « la mémoire blessée », il
cherche, en fait, à canaliser le mécontentement des Algériens vers la
France, donc à s’absoudre, ainsi que les oligarques du FLN, érigé en parti
unique, et de l’armée, toute-puissante, des maux qui ruinent l’Algérie
depuis son indépendance : dictature, incompétence, bureaucratie,
affairisme, corruption (annuellement, les sorties illégales de capitaux
dépassent 40 milliards de dollars)… Résultat : une économie qui croupit,
un déficit public qui culmine à 30 milliards de dollars en 2016, soit 24 %
du PIB, un déficit commercial budgétaire qui dépasse 20 milliards de
dollars, un déficit des paiements courants qui atteint 8 %, un chômage
qui touche 25 % de la population active et la moitié des jeunes diplômés.
4
Alors que le sous-sol du pays regorge d’hydrocarbures …
Le manquement de la France à « ses valeurs universelles », réprouvé
par François Hollande, le « pacifisme » des manifestants souhaitant
célébrer la victoire sur le nazisme invoqué par Abdelaziz Bouteflika
dissimulent la cause de la répression ordonnée, le 11 mai 1945, par le
général de Gaulle : les atrocités commises depuis le 8 mai, par les
émeutiers qui ensanglantaient la Petite-Kabylie, aux cris de « N’katlou
ennessera ! » (« Mort aux Européens ! »), « Djihad ! Djihad ! ».
Geste symbolique de François Hollande : le 19 mars 2016, il est le
premier président de la République à s’associer aux commémorations
d’un cessez-le-feu qui n’en fut pas un. Dans son discours, il affirme :
« Après huit années d’une guerre douloureuse, les peuples
français et algérien allaient chacun s’engager dans un nouvel avenir,
dans de nouvelles frontières, dans de nouveaux rapports de part et
d’autre de la Méditerranée […]. Le 19 mars est une date de
l’Histoire, elle marque l’aboutissement d’un processus long et
difficile de négociations pour sortir d’une guerre de décolonisation
qui fut aussi une guerre civile. La signature des accords d’Évian fut
une promesse de paix, mais elle portait aussi en elle, et nous en
sommes tous conscients, les violences et les drames des mois qui
ont suivi. Le 19 mars 1962, ce n’était pas encore la paix, c’était le
début de la sortie de la guerre dont l’Histoire nous apprend qu’elle
est bien souvent la source de violence, ce qui fut tragiquement le cas
en Algérie, avec des représailles, des vengeances, des attentats et
des massacres… »
Deux jours auparavant, l’écrivain algérien Boualem Sansal pestait :
« À quelques mois de la présidentielle (en Algérie), se prosterner
ainsi devant Bouteflika, c’est calamiteux pour l’image de la France
et catastrophique pour le combat courageux que les Algériens
mènent pour se libérer de la dictature coloniale du FLN et de
M. Bouteflika, qui, depuis le 19 mars 1962, en est l’un de ses
5
principaux animateurs . »
Le 13 janvier 2018, dans Valeurs actuelles, il énumérera, avec humour,
les « domaines sensibles » où « l’Algérie a battu des records mondiaux »
depuis « les exaltantes premières années de l’indépendance » lorsque,
brillant « au firmament du tiers monde », elle « allait rattraper l’Espagne
en 1980, l’Italie en 1990, la France en 2000, l’Allemagne en 2010 et les
États-Unis en 2020 » :
« la fraude électorale, la corruption au sommet de l’État, la fuite
des cadres et des capitaux, la déperdition scolaire, le suicide des
jeunes filles, le viol, le kidnapping, l’émigration clandestine, les
grands trafics, les règlements de comptes, les décès inexpliqués
dans les hôpitaux, les prisons, les commissariats, les cantines
scolaires… La liste est longue. »
Commentaire désabusé de Boualem Sansal :
« Dans les rapports annuels des ONG qui classent les pays selon
divers critères, l’Algérie tient son rang dans le peloton de queue,
parmi les grands champions du désastre intégral, le Zimbabwe, la
Corée du Nord, la Libye, l’Érythrée, la Somalie. »
La cérémonie du 19 mars 2016 intervenant durant le mois où François
Hollande a, en catimini, décoré de la Légion d’honneur le prince héritier
d’Arabie Saoudite, ministre de l’Intérieur, Mohammed ben Nayef ben
Abdelaziz Al Saoud, Philippe Bilger, ancien avocat général près la cour
d’appel de Paris, signait une tribune virulente. Après avoir relevé que le
« passif » du prince, « une multitude d’exécutions », « aurait dû suffire à
rendre cette distinction inconcevable dans son principe même », il
pourfendait l’adhésion du président au 19 mars :
« Pour complaire à l’Algérie, il sera présent pour commémorer
les accords d’Évian qui n’ont pas empêché des massacres les mois
suivants. »
6
Titre de la tribune : « L’honneur perdu de François Hollande ».
D’autres chapitres avaient ponctué débats et polémiques autour du
19 mars : le 23 janvier 2002, période de cohabitation, le Premier ministre
Lionel Jospin avait entrepris de faire adopter une loi visant à graver cette
date dans le marbre de l’Histoire. Sa défaite à l’élection présidentielle du
printemps 2002 et la reconduction de Jacques Chirac à l’Élysée ont
interrompu son projet. En 1956, il militait à l’UNEF par refus de la
guerre d’Algérie.
De son service militaire en Algérie, Jacques Chirac, lui, confiait que
c’était « la période la plus passionnante » de sa vie. Bien qu’ayant réussi
le concours d’entrée à l’ENA, il s’était porté volontaire. Vingt-neuf mois
e
e
à la tête du 3 escadron du 11 régiment de chasseurs d’Afrique, en 1956
et 1957. Le 11 novembre 1996, durant son premier mandat présidentiel, il
inaugurait, dans le parc de la butte du Chapeau-Rouge, à Paris, à l’est du
e
XIX arrondissement, un monument honorant les victimes civiles et
militaires d’Afrique du Nord. Au pied de deux silhouettes courbées, trois
stèles : la première « en hommage à tous ceux qui ont servi la France
jusqu’en 1962 en Tunisie, au Maroc et en Algérie » ; la deuxième « en
mémoire des harkis morts pour la France, Guerre d’Algérie, 1954-
1962 » ; la troisième « en mémoire des victimes civiles, Maroc, Tunisie,
Algérie, 1954-1962 ». Jacques Chirac saluait les « soldats du contingent
7
ou militaires d’active, officiers SAS , tirailleurs et spahis, légionnaires,
cavaliers, parachutistes, aviateurs et marins, harkis, moghaznis, toutes les
forces supplétives » qui « avaient sans doute rêvé d’une société plus
fraternelle qui serait restée indissolublement liée à la France, comme en
rêvaient ces populations inquiètes, menacées de jour et de nuit par le
terrorisme ». À cet hommage, il joignait « celui que nous devons à tous
ceux et à toutes celles qui ont contribué à la grandeur de notre pays, en
incarnant l’œuvre civilisatrice de la France ». Et d’affirmer :
*
« Nous ne saurions oublier que ces soldats furent aussi des
pionniers, des bâtisseurs, des administrateurs de talent qui mirent
leur courage, leur capacité et leur cœur à construire des routes et des
villages, à ouvrir des écoles, des dispensaires, des hôpitaux, à faire
produire à la terre ce qu’elle avait de meilleur : en un mot, à
lutter contre la maladie, la faim, la misère et la violence et, par
l’introduction du progrès, à favoriser pour ces peuples l’accès à de
plus hauts destins. »
Un tableau fort éloigné du « système injuste et brutal » infligé
« pendant cent trente-deux ans » à l’Algérie, que dénoncera François
Hollande.
Citons encore Jacques Chirac :
« Pacification, mise en valeur des territoires, diffusion de
l’enseignement, fondation d’une médecine moderne, création
d’institutions administratives et juridiques, voilà autant de traces de
cette œuvre incontestable à laquelle la présence française a
contribué […]. Traces matérielles certes, mais aussi apport
intellectuel, spirituel, culturel […]. Aussi, plus de trente ans après le
retour en métropole de ces Français, il convient de rappeler
l’importance et la richesse de l’œuvre que la France a accomplie làbas
et dont elle est fière… »
Le 5 décembre 2002, Jacques Chirac, réélu, présidait, à Paris, quai
e
Branly, dans le VII arrondissement, l’inauguration d’un Mémorial
national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie :
« Quarante ans après la fin de la guerre d’Algérie, après ces
déchirements terribles au terme desquels les pays d’Afrique du
Nord se sont séparés de la France, notre République doit assumer
pleinement son devoir de mémoire. »
En bordure de la Seine : trois colonnes, 5,85 mètres de haut, aux
couleurs de la nation, intégrant des afficheurs électroniques verticaux.
Sur la bleue et la rouge, défilent des noms de militaires. Sur la blanche,
ceux de civils. Au sol sont gravés ces mots :
« À la mémoire des combattants morts pour la France lors de la
guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, et à celle
de tous les membres des forces supplétives, tués après le cessez-lefeu
en Algérie, dont beaucoup n’ont pas été identifiés. »
Sur une plaque :
« La Nation associe les personnes disparues et les populations
civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la
guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords
d’Évian, ainsi que les victimes civiles du Maroc et de Tunisie, à
l’hommage rendu aux combattants pour la France morts en Afrique
du Nord. »
Le 23 septembre 2003, un décret instituait le 5 décembre « Journée
nationale d’hommage aux Morts pour la France pendant la guerre
d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie ». Date que
confirmait, le 23 février 2005, une loi « portant reconnaissance de la
Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés » :
Article 1 : « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et
aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France
dans les anciens départements d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en
Indochine, ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous
la souveraineté française.
Elle reconnaît les souffrances éprouvées et les sacrifices endurés
par les rapatriés, les anciens membres des formations supplétives et
assimilés, les disparus et les victimes civiles et militaires des
événements liés au processus d’indépendance de ces anciens
départements et leur rend, ainsi qu’à leurs familles, solennellement
hommage. »
Article 2 : « La Nation associe les rapatriés d’Afrique du Nord,
les personnes disparues et les populations civiles victimes de
massacres ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et
après le 19 mars 1962, en violation des accords d’Évian, ainsi que
les victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc, à
l’hommage rendu le 5 décembre aux combattants morts pour la
France en Afrique du Nord. »
Autre moment d’émotion, le 25 novembre 2007, sous la présidence de
Nicolas Sarkozy, qui refusait toute repentance : le secrétaire d’État aux
Anciens combattants, Alain Marleix, inaugurait, à Perpignan, dans le
jardin Mère-Antigo de l’ancien couvent Sainte-Claire de la Passion, un
Mur des disparus :
« À ces hommes et femmes, sans distinction d’origine, de
condition, de religion, qui sont demeurés sans sépulture, je veux
leur dire, aujourd’hui, solennellement, que nous ne les avons pas
oubliés […]. Je pense à chacune de ces femmes, à chacun de ces
hommes qui vécurent sur cette terre d’Algérie, dont l’engagement
fut fait de ferveur, de fidélité et d’idéal, qu’ils soient pieds-noirs,
qu’ils soient harkis ou venus de métropole. Je pense à vos familles
meurtries par l’absence inexpliquée, par le deuil inachevé, et aux
cicatrices béantes que rien ne peut refermer. »
Érigé grâce à une souscription lancée par une association, Le Cercle
algérianiste, ce mémorial de 15 mètres de long comporte plus de 2 000
noms gravés sur dix plaques de bronze. Celles-ci sont disposées de part et
d’autre d’un haut-relief, « À la mémoire des disparus morts sans
sépulture. Algérie 1954-1963 », qu’encadrent deux plaques de marbre
noir comportant, chacune, ces mots : « À TOUS, harkis, disparus aux
noms effacés… ». Sur l’une, une phrase de Chateaubriand : « Ce n’est
pas de tuer l’innocent comme innocent qui perd la société, c’est de le tuer
comme coupable. » Sur l’autre, une phrase de Jean Brune, fils d’un
forgeron d’Aïn Bessem et auteur de Cette haine qui ressemble à
8
l’amour : « La seule défaite irréparable c’est l’oubli . »
Le 29 janvier 2012, toujours dans l’enceinte du couvent Sainte-Claire
de la Passion, s’ouvrait le Centre de documentation des Français
d’Algérie. Ce jour-là, le maire de Perpignan, Jean-Marc Pujol, pied-noir
de Mostaganem, exaltait le « devoir accompli » :
« Non pas par rapport à moi, mais par rapport à nos parents et
grands-parents et à tous ceux qui ont construit l’Algérie pendant
cent trente-deux ans et qui ont été effacés par l’histoire de l’Algérie
française des huit dernières années et l’exil définitif. Ce pays de
contraste, où le caractère des hommes était illuminé par le soleil et
assombri par la dureté de sa terre, à jamais perdue par tous les
survivants. »
L’élu poursuivait :
« Ce que nous avons voulu, avec le Centre de documentation des
Français d’Algérie, ce n’est pas chercher une revanche qui n’aurait
pas de sens, mais mettre en valeur ce que tout le monde veut
cacher. »
Il citait Albert Camus :
« Je veux combattre pour la justice, non pour la pénitence des uns
et la vengeance des autres. »
En novembre 2012, patatras ! Biffant une loi votée neuf ans plus tôt
par la droite, la gauche, revenue au pouvoir, tire un trait sur des dizaines
de milliers de morts et consacre le 19 mars de son onction mémorielle.
Dans les accords d’Évian, mirage de paix brouillé de sang et de larmes,
Georges-Marc Benamou verra « une ruine abandonnée aux fantômes
9
qu’on ne prend plus le temps d’explorer tant elle est grimaçante ». De
son côté, René Mayer, pied-noir, polytechnicien, ancien haut
fonctionnaire en Algérie, notera :
« En France, les prétendus accords d’Évian ont été salués par une
explosion de soulagement comparable, toute proportion gardée, à
celle qui accueillit Daladier au retour des accords de Munich : ils
annonçaient le retour des jeunes du contingent. »
Et de constater :
« Si, bien qu’ils aient été violés dès la première heures, aucun
gouvernement français n’a jamais tenté un quelconque recours
devant la Cour internationale de justice de La Haye, c’est que
l’existence des “accords” d’Évian en tant que contrat ayant une
10
valeur juridique internationale est des plus douteuse . »
L’article 2 de l’accord de cessez-le-feu stipulait : « Les deux parties
s’engagent à interdire tout recours aux actes de violence collective ou
individuelle. » Côté algérien, ni l’ALN, ni le FLN ne vont s’y conformer,
nettoyant le pays des pieds-noirs et des Arabes qui ont cru en la parole de
la France. « La princesse des contes », « la madone aux fresques des
11
murs », ainsi que le général de Gaulle sublimait la France, ne va pas
protester.
Vice-président du GPRA, Krim Belkacem, qui dirigeait la délégation
du FLN à Évian, sera bientôt écarté du pouvoir par le tandem Ben Bella-
Boumédiène. Le 18 octobre 1970, il sera retrouvé étranglé avec sa
cravate dans une chambre d’hôtel de Francfort.
Malgré les assurances, la seule échappatoire consentie aux pieds-noirs,
s’ils veulent éviter le cercueil, est : prendre l’avion ou le bateau pour la
métropole. Là, ils dérangent, écornent « la grandeur de la France ».
Comment se dépêtrer de ces familles meurtries, spoliées, qui ont tout
perdu ? Le gouvernement va jusqu’à envisager de lointaines solutions,
comme les envoyer au Brésil, en Argentine, en Nouvelle-Calédonie ou en
Guyane. À l’époque secrétaire d’État à l’Information, Alain Peyrefitte,
12
révélera, dans C’était de Gaulle , les calembredaines qui émaillent, en
1962, les conseils des ministres. Louis Joxe, ministre d’État chargé des
Affaires algériennes, le 24 mai : « Ce sont des vacances anticipées à
l’arrivée des grandes chaleurs. » Robert Boulin, secrétaire d’État aux
Rapatriés, le 30 mai : « À peu près tous ont acheté un billet aller et retour.
Simplement, la plupart sont incertains sur la date de leur retour en
Algérie. » Fin juin : « Ce sont bien des vacanciers. Jusqu’à ce que la
preuve du contraire soit apportée. » Louis Joxe, le 8 juillet : « Les piedsnoirs
vont inoculer le fascisme en France. » Le 18 juillet : « Dans
beaucoup de cas, il n’est pas souhaitable qu’ils s’installent en France, où
ils seraient une mauvaise graine. » Roger Frey, ministre de l’Intérieur, le
22 août : « J’ai les moyens d’intervenir s’il y a des manifestations à
Marseille. »
Sur le port de la capitale de la bouillabaisse, que protège la
bienveillante Bonne Mère, des lettres géantes accueillent les
« rapatriés » : « Pieds-noirs, retournez chez vous », « Les pieds-noirs à la
mer ». Des dockers cégétistes n’hésitent pas à fouiller les cadres
contenant le peu de biens que des familles ont réussi à conserver de leur
passé. Ils se servent ou les laissent délibérément tomber à l’eau.
Chauffeurs de taxis, hôteliers et agents immobiliers font flamber tarifs et
loyers.
*
Le journal communiste de la ville, La Marseillaise, traite
d’« envahisseurs » les familles désemparées qui errent dans les rues.
Quant au sénateur-maire socialiste, Gaston Defferre, il se drape dans les
grotesques oripeaux d’un matamore bravache. Le 26 juillet, interviewé
par Paris-Presse-L’Intransigeant, il postillonne, martial : « Il y a 150 000
habitants de trop à Marseille. C’est le nombre des rapatriés d’Algérie, qui
pensent que le Grand Nord commence à Avignon. » Le journaliste : « Et
les enfants ? » Réponse : « Pas question de les inscrire à l’école, car il n’y
a déjà pas assez de place pour les petits Marseillais. » Plus loin : « Au
début, le Marseillais était ému par l’arrivée de ces pauvres gens, mais
bien vite les “pieds-noirs” ont voulu agir comme ils le faisaient en
Algérie, quand ils donnaient des coups de pied aux fesses aux Arabes.
Alors les Marseillais se sont rebiffés. Mais, vous-même, regardez en
ville : toutes les voitures immatriculées en Algérie sont en infraction… »
L’élu menace : « Si les pieds-noirs veulent nous chatouiller le bout du
nez, ils verront comment mes hommes savent se châtaigner… N’oubliez
pas que j’ai avec moi une majorité de dockers et de chauffeurs de
taxis ! » Tartarin de la Canebière, il hausse le ton : « Qu’ils quittent
Marseille en vitesse ! Qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira
pour le mieux. »
Craignant les mauvaises influences que représentent ces flots de
populations débarqués d’Algérie, le journal La Croix du 24 février incite
onctueusement ses lecteurs à « éviter de laisser notre jeunesse se
contaminer au contact de garçons qui ont pris l’habitude de la violence
13
poussée jusqu’au crime ».
Autre conseil charitable de la publication catholique, relevé par André
Rossfelder dans Le Onzième Commandement : « Il faut traiter
collectivement les pieds-noirs comme un homme en train de se noyer
14
qu’il convient d’assommer pour mieux le sauver . » Blessé par le déni de
vérité et de justice qui frappe pieds-noirs et Arabes fidèles à la France, ce
pied-noir de la quatrième génération, ami d’Albert Camus, engagé très
jeune dans la Résistance et dans les combats pour la libération de la
métropole au sein de l’Armée d’Afrique, puis dans celui de l’Algérie
Française, estime que le 19 mars 1962 « marque pour l’histoire le
commencement du pire de ces temps diaboliques ».
Dans L’Humanité du 5 juin, François Billoux, député communiste des
Bouches-du-Rhône, recommande au gouvernement de loger les rapatriés
« dans les châteaux de l’OAS » : « Ne laissons pas les repliés d’Algérie
devenir une réserve du fascisme. »
Sur les harkis déferlent les monstruosités de l’apocalypse. Les
nouveaux maîtres de l’Algérie foulent rapidement les nébuleuses
promesses de pardon qu’ils leur avaient dispensées. Ils se vengent. Tenus
par la France de rendre leurs armes, privés de protection, sans défense,
les « traîtres » sont livrés, par unités entières, par villages entiers, par
familles entières, à leurs bourreaux, qui leur crèvent les yeux, leurs
coupent les nez, les oreilles, les lèvres, leur arrachent la langue, les
plongent dans des chaudrons d’eau bouillante, les empalent, les
embrochent, les émasculent, les égorgent, les dépècent à la tenaille, salent
leurs plaies, les lapident, les brûlent vifs, les enterrent vivants… Des
250 hommes du commando Georges qui, le 27 août 1959, avaient défilé
fièrement, à Saïda, devant le général de Gaulle, une poignée seulement
va échapper à la mort.
Né en Kabylie, Mohand Hamoumou, fils de harki, témoignera :
*
« La plupart furent humiliés et torturés publiquement,
longuement, avec un luxe de raffinement dans l’horreur. La mort
était une délivrance, d’où la recherche de morts lentes pour faire
durer l’expiation. Le supplice est destiné à rendre infâme celui qui
en est la victime et à attester le triomphe de celui qui l’impose. Plus
le doute est permis sur l’infamie de l’accusé, plus le supplice doit
être démesuré pour persuader l’assistance de la culpabilité de la
15
victime . »
« Un massacre honteux pour la France, comme pour l’Algérie », dira
Jean Lacouture dans Télérama du 13 septembre 1991. Dominique
Schnapper, dans Le Monde du 4 novembre 1999 : « La France s’est mal
conduite. Elle n’a pas respecté sa parole pour des raisons politiques. Elle
a abandonné à la vengeance de ses ennemis ceux qui étaient engagés
pour elle. » Et Simone Veil, le 18 mars 2010, lors de sa réception à
l’Académie française : « La tragédie de ces familles entières
abandonnées laisse en tout cas une trace indélébile sur notre histoire
contemporaine. »
Impossible de chercher refuge dans l’Hexagone. Le 16 mai 1962,
directive de Pierre Messmer, ministre des Armées :
« À compter du 20 mai, seront refoulés sur l’Algérie, tous
anciens supplétifs qui arriveraient en métropole sans autorisation de
ma part, accordée après consultation des départements ministériels
concernés. »
Le 15 juillet, son collègue du gouvernement, Louis Joxe :
« Les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan
général seront renvoyés en Algérie. »
L’armée française doit rester l’arme au pied. Le 16 mars, deux jours
avant la signature des accords d’Évian, le général de Gaulle en avait
avisé Michel Debré :
« En cas d’ouverture du feu par l’ALN, nos forces riposteront,
mais au cas où des éléments regroupés de l’ALN ou des membres
du FLN se livreraient à des opérations de pillage, saccage,
destruction, harcèlements ou embuscades sur nos forces ou sur des
biens publics et privés, nos forces ne devront riposter que pour
assurer leur propre défense et celle de nos installations. Toute autre
action ne pourra être engagée que sur réquisition par l’autorité
publique. Dans tous les cas, y compris les enlèvements, l’incident
sera simultanément porté à la connaissance de la commission mixte
locale et du haut-commissaire. »
Traduction : les militaires peuvent répliquer s’ils sont directement
visés, mais il leur est interdit d’intervenir pour protéger des civils.
Le 13 mai, devant le Monoprix du quartier Belcourt, à Alger, des
Arabes enlèvent un pied-noir. Une patrouille est présente. Elle laisse
faire. Le cadavre de l’homme, retrouvé le lendemain rue Albert-de-Mun,
illustre la phrase lâchée, le 4 mai, par le général de Gaulle :
« L’intérêt de la France a cessé de se confondre avec celui des
16
pieds-noirs . »
5 juillet. L’Algérie proclame officiellement son indépendance. Cent
trente-deux ans plus tôt, jour pour jour, le dey d’Alger, représentant du
sultan ottoman qui régnait sur le Maghreb, avait ouvert les portes de sa
ville au général Louis Auguste Victor de Ghaisne, comte de Bourmont,
ministre de la Guerre du roi Charles X, commandant en chef d’une
expédition conçue, notamment, pour mettre fin, en Méditerranée, aux
pillages et aux captures d’esclaves par la piraterie barbaresque. En
mai 1830, 675 navires s’étaient éloignés des ports de Marseille et de
Toulon. Au lever du soleil, le 14 juin, plus de 30 000 soldats avaient
commencé à débarquer sur la presqu’île de Sidi-Ferruch.
Le 5 juillet 1962, l’Algérie devient donc un « État indépendant
coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations
du 19 mars 1962 ». La veille, en Conseil des ministres, le général de
Gaulle s’est entêté à négliger l’ampleur de l’exode des pieds-noirs :
« Même si beaucoup continuent à s’en aller, je suis persuadé que la
grande majorité d’entre eux retourneront en Algérie. »
À Oran, en quelques mois, la population européenne, qui était
majoritaire, a fondu de moitié, passant de 230 000 à 100 000 habitants.
La peur. Les messages rassurants diffusés par les haut-parleurs de
véhicules de l’armée française, qui sillonnaient la ville, ne l’ont pas
apaisée.
Dès le petit matin du 5 juillet, la liesse se répand dans les quartiers
arabes de la périphérie, Medioni, Lamur et Ville-Nouvelle. Par les
boulevards Andrieu, Maréchal-Joffre, Paul-Doumer, Sebastopol,
Magenta, Clemenceau, Giraud et Magenta, des cortèges, hérissés de
drapeaux algériens, convergent vers le centre, la place Foch et la place
d’Armes. Ils ne cessent de grossir. Entre les chants patriotiques, des
slogans glorifient Allah et les martyrs de l’indépendance. D’abord
joyeuse, la foule ne tarde pas à adopter l’arrogance des vainqueurs quand
elle croise des « roumis ». L’atmosphère se tend, s’électrise. Vers
11 h 30 : des coups de feu. Tirs de joie ? Quand ils se transforment en
longues rafales, la gaieté se noie sous d’hideux rictus, la haine enivre les
manifestants arabes. La panique s’empare des passants européens.
L’hostilité des regards, des paroles et des bras d’honneur se mue en
torrents de fanatisme.
Pendant des heures, un déchaînement de violence va fondre sur les
pieds-noirs et les Arabes suspectés de sympathie pour l’Algérie française.
17
Jeunes voyous désœuvrés, hommes de l’ALN, ATO , civils, armés de
pistolets, de couteaux, de gourdins, se jettent, hystériques, sur les piétons,
enfoncent les portes des appartements, les pillent, dévalisent les
magasins, les cafés, les restaurants. Hurlant « Mort aux roumis ! Mort
aux youdis ! », ils vident les chargeurs de leurs armes, poignardent,
violent, lynchent, éventrent, pendent, arrêtent, enlèvent…
À la Grande Poste, des enragés égorgent des fonctionnaires et des
clients. Rue de la Fonderie, ils pénètrent dans un restaurant grec, tuent
des habitués. Ils en enlèvent d’autres. Au restaurant du Midi, rue
d’Alsace-Lorraine, une mère de sept enfants s’écroule sous les yeux de
son mari. Le couple souhaitait s’offrir un déjeuner en amoureux. Rue
d’Arzew, une boulangère aperçoit un camion transportant des cadavres se
balançant à des crocs de boucher. Un chauffeur-livreur est lynché près de
la place d’Armes. Et ce jeune employé de banque, que sa fiancée a
attendu en vain. Ou ces deux policiers en uniforme, pris à partie par des
voyous armés. Des militaires français assistent à la scène. Ils ne
bronchent pas. Selon un témoin, les deux policiers, conduits aux abattoirs
d’Eckmühl, seront pendus à des crochets et saignés comme des bœufs.
Sur la route de La Sénia, un entrepreneur est arrêté, dans son camion, à
un barrage. Des hommes le conduisent au commissariat central. Battu,
laissé pour mort. Attiré par ses gémissements, un jeune Arabe du FLN,
fils de sa femme de ménage, va le cacher.
Les dépouilles de beaucoup seront abandonnées sur un coin de trottoir
ou jetées dans des fosses communes. Notamment dans la zone du Petit-
Lac, où des charniers, ouverts à la pelleteuse, sont, une fois remplis,
aplanis au bulldozer. Il va s’en dégager une infecte puanteur de cadavres
en décomposition.
Consul de Suisse à Oran, René Gehrig racontera ce qu’il a vu en
arrivant à son bureau :
« Je traverse la chaussée en courant, me plaque contre la porte du
couloir pour l’ouvrir… juste à temps… Une rafale de mitraillette
siffle et abat un homme qui était au coin, un peu plus loin que moi.
Il avait l’air de regarder qui venait… ou voulait-il me parler ou se
réfugier dans le couloir, avec moi ? Le fait qu’il a été tué et que si je
ne m’étais pas collé contre la porte… Aussitôt dans le couloir et
après avoir fermé, sans bruit, j’ai grimpé quatre à quatre les
escaliers m’amenant au premier étage. De mon bureau, à travers les
lamelles des volets fermés, j’ai revu cette voiture, qui avait fait le
tour du pâté de maisons. C’était une petite camionnette sur laquelle
quatre musulmans avaient pris place, chacun la mitraillette à la
main, tiraient sur tout ce qui bougeait, parfois dans les vitrines ou
les fenêtres ouvertes… et ils rigolaient… Je les vois entrer dans le
parking, où j’aurais dû garer la voiture, ce que je n’avais pas fait
exceptionnellement. Peut-être me cherchent-ils ? Un autre Européen
arrive à son tour, à moto pour se garer. Il me semble que les
musulmans lui demandent ses papiers… mais au moment où il met
sa main dans la poche… l’un d’eux lui tire, à bout portant, une balle
18
dans la tête … »
Autre témoignage, celui de Gérard Rosenzweig, que publiera Causeur,
le 4 juillet 2016, sous le titre « Requiem pour un massacre oublié » :
« Place d’Armes, les manifestants, après de multiples
égorgements, font maintenant des prisonniers. Tout ce qui montre
allure européenne, vêtements, visages, langage, tout est capturé,
dépouillé, roué de coups, blessé. Malheur au Blanc et à tout ce qui
s’en approche. Là aussi, des dizaines et des dizaines d’hommes, de
femmes ou d’enfants touchent à leur dernier jour. La ville n’est plus
qu’une clameur multiple de cris de mourants, de pogroms et de
haine brutale. La contagion est instantanée. En moins d’une heure le
massacre pousse ses métastases partout et s’organise selon
d’épouvantables modes. Ici, on tue à la chaîne. Là, c’est à l’unité, à
la famille. En quelques lieux, le sang a envahi les caniveaux.
Ailleurs, on assassine, on démembre, on violente, on blesse pour
faire plus longtemps souffrir ; le parent meurt devant le parent
provisoirement épargné. »
L’historien Jean Monneret parlera de « mouvement de folie et de
meurtre collectif » :
« On se venge sur l’autre, le différent, on exerce des représailles
raciales, comme cela s’est si souvent produit durant la guerre
d’Algérie. C’est un règlement de compte ethnique qui se déroule.
Des civils sont porteurs de couteaux et d’armes au poing ; ils
abattent les pieds-noirs rencontrés. Les ATO font de même, et ils ne
sont pas les derniers à participer aux lynchages et aux assassinats.
D’autres civils armés leur apportent du renfort. Au bout d’un certain
temps, les hommes de l’ALN vont se faire plus nombreux. Ils
19
entreprennent de ratisser le centre-ville … »
Les 18 000 militaires français, cantonnés dans leurs casernes, ne
bougent pas. Cris. Appels au secours. Ils n’interviennent pas. Certains
refoulent les malheureux implorant leur l’aide aux postes de garde. Ordre
du général Joseph Katz, qui commande le secteur. Lui aussi obéit. « Si
les gens s’entre-massacrent, ce sera l’affaire des nouvelles autorités », a
tranché, le 24 mai, le général de Gaulle en Conseil des ministres.
Quelques rares officiers, néanmoins, se substituent aux « nouvelles
e
autorités ». Commandant de la deuxième compagnie du 2 Zouaves, le
capitaine Croguennec, accompagné d’un sous-officier, se fait remettre, au
commissariat central, 200 civils terrorisés…
e e
À la tête de sa demi-compagnie, ancienne 4 du 30 BCP (Bataillon de
chasseurs portés), majoritairement composée de militaires nord-africains,
et transformée, après le 19 mars, en unité de la Force locale algérienne
e
(430 UFL ou UFO), le lieutenant Rabah Kheliff libère plusieurs
centaines d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards regroupés
devant la préfecture…
Le calme ne reviendra que vers 17 heures, après que l’armée a, enfin,
été autorisée à se déployer dans les rues. Pour absoudre son inertie, le
général Katz se retranchera derrière la confusion des instructions dont il
fut assailli :
er
« Du 13 juin au 1 juillet, nous sont arrivés d’Alger vingt notes ou
messages fixant l’attitude que nous aurions à tenir dès l’indépendance
venue, les uns et les autres étant souvent en contradiction sur beaucoup
20
de points . »
Ainsi, une note du 19 juin, signée du général Michel Fourquet,
commandant supérieur des forces armées en Algérie, qui stipulait :
« En cas de légitime défense, ou pour porter assistance à des
personnes en danger, les secours sont apportés à l’initiative et surle-champ
par les personnes ou petits groupes de militaires se
trouvant sur les lieux ou à proximité, conformément à l’article 63 du
Code pénal. Si pour porter secours il faut engager une unité, l’ordre
ou l’autorisation du commandant de corps d’armée sont
nécessaires. »
Cette note, se justifiera le général Katz,
« insistait sur le respect de la souveraineté algérienne et nous
enlevait pratiquement toute charge du maintien de l’ordre. Les
forces de troisième catégorie, c’est-à-dire les unités de l’armée,
autres que la gendarmerie, ne recevaient aucune mission
d’intervention sauf sur ordre du Génésuper, des commandants de
corps d’armée et à la demande expresse et écrite des autorités
civiles qui, tant du côté français que du côté algérien, seraient mises
er
en place à partir du 1 juillet sans être encore capables d’apprécier
la situation. Qu’un incident survienne et l’ordre d’intervention
arrivera trop tard ; les dispositions arrêtées étaient bonnes tout juste
à régler une manifestation dans une paisible sous-préfecture ».
Coût humain de la célébration de l’indépendance de l’Algérie, à Oran :
des centaines de morts et de disparus, macabre résonance à cet éditorial
du 31 août 1955 sur Radio Damas :
« En Algérie, un million d’étrangers environ, armés ou non, se
trouvent face à face avec dix millions d’Arabes disséminés sur toute
l’étendue du territoire. Aussi, si chaque Arabe avait à tuer un
Français, il serait possible d’exterminer sans exception tous les
Français, contre un chiffre de martyrs qui ne dépasserait pas le
douzième de l’ensemble du vaillant peuple algérien. Le facteur
initial et fondamental qui doit décider les Français à évacuer et
déguerpir est un climat de terreur permanente et de peur
permanente. »
En métropole, la presse va minimiser l’ampleur de la tragédie. Elle
minaude. Dans son édition datée du 10 juillet, Le Monde, si prompt à
stigmatiser les méfaits de la colonisation et les exactions de l’armée
française, se distinguera par sa prudence. Un modèle de désinformation :
« Les Oranais se racontent de bouche à oreille des scènes d’enlèvements,
de tortures, de pillages. Ces récits sont difficilement contrôlables. » Sousentendu,
les rastaquouères ont la réputation d’avoir le sang chaud, ils
exagèrent certainement… Le 8 juillet, le quotidien de référence du soir
avait, du haut de sa respectabilité, chiffré à 25 le nombre d’Européens
tués ou enlevés…
Depuis les accords d’Évian, les enlèvements constituent l’un des
instruments de la stratégie « de terreur permanente et de peur
permanente » prônée par Radio Damas.
Le 5 juillet, dans l’après-midi, Joseph Pinto, cinquante-huit ans,
représentant de commerce, sort de chez lui, 10 rue Léon-Djian. Curieux,
il veut voir ce qui se passe dehors. Dans l’appartement, sa famille va
guetter son retour. Impatiente. Pas de bruit de pas dans l’escalier. La
porte qui ne s’ouvre pas… L’angoisse va s’insinuer. Joseph Pinto ne
reviendra pas.
Également disparus le 5 juillet, Eugène Benoît, cinquante-huit ans,
er
adjoint forestier, kidnappé à son domicile, 37 avenue Albert-I ; Alfred
Aranda, trente-sept ans, enlevé avenue d’Oujda, à proximité du cinéma
Rex ; Gérard Chérubino, dix-huit ans, employé de banque ; Francis
Segado, trente-deux ans, chauffeur d’autobus ; Henri Muller, trente-deux
ans, entrepreneur de transports ; Christian Mesmacque, dix-huit ans,
enlevé avec des amis, André Chiappone, Julien Bagout, sa sœur, Jeanne
Bagout-Ricard, et ses quatre enfants, Alain, Christiane, Edith et
Salvadore. Ils étaient partis à la plage ; Ernest Martinez, vingt-deux ans,
menuisier ; Henri Jover, vingt-trois ans, employé des Ponts et chaussées ;
Cyr Jacquemain, vingt-sept ans, magasinier sur la base aérienne 141, et
son oncle, Joseph Garcia, cinquante-sept ans ; ils se rendaient à La Sénia
à bord d’une Peugeot 403 noire, immatriculée 822 EA 9G ; Marcel Facet,
quarante-neuf ans, et son frère Lucien, cinquante-sept ans, agriculteurs à
Saint-André-de-Mascara ; ils circulaient dans une voiture
*
immatriculée 825 J9 ; Renée Benhamou, cinquante-six ans, de Tlemcen,
avait pris la route pour Oran. Vers 10 heures, a été aperçue à Aïn
Temouchent…
Joseph Roca, cinquante-six ans, chef de chantier au sein de la Société
Salas François Père & Fils. Dans la matinée du 5 juillet, il quitte Sidi Bel
Abbès dans son Ariane verte. Avec lui, son beau-frère, Thomas Botella.
Ils accompagnent à Oran la mère de Joseph Roca, Marie, son fils, Jean-
Claude, et une de ses nièces, qui, par une amie employée à la Compagnie
maritime, a obtenu trois places sur un bateau pour Marseille. Joseph Roca
et Thomas Botella ne rentreront pas à Sidi Bel Abbès.
Le 6 juillet, l’épouse de Joseph Roca, Isabelle, va au commissariat de
sa ville, où des Algériens ont remplacé les policiers européens. Rigolards,
les nouveaux représentants des forces de l’ordre plastronnent : « Votre
mari ne serait-il pas parti avec une femme ? » Elle va avoir droit à la
visite d’Arabes – informés par qui ? elle l’ignore – qui exigent de l’argent
et des médicaments pour son mari, opéré récemment de la vésicule
biliaire. Sans suite, évidemment.
Contrainte de quitter Sidi Bel Abbès et l’Algérie, Isabelle Roca va, en
métropole, multiplier les démarches auprès du ministère des Affaires
étrangères et de la Croix-Rouge. Fin octobre 1962, une lettre du consul
général de France à Oran, datée du 16, l’informe :
« M. Joseph Roca se trouve actuellement empêché de manifester
sa volonté, en raison des événements survenus en Algérie. À l’issue
des enquêtes que nous avons provoquées, il apparaît que l’intéressé
aurait été enlevé le 5 juillet 1962 à Oran, avec son beau-frère,
M. Thomas Botella, alors qu’ils circulaient à bord d’une Simca
o
Ariane verte n 411 EH 9G. »
La voiture s’est volatilisée.
Toujours le 5 juillet, à Oran. Vers 15 h 30, Paul Teuma, quarantequatre
ans, directeur des établissements Monserrat, spécialisés dans la
distribution de vins et de boissons gazeuses, quitte dans une Peugeot 404
son bureau, 18 boulevard Froment-Coste. Son inspecteur, Manuel
Hernandez, est assis à la place du passager. Deux camions, un Berliet,
conduit par Édouard Segura, et un Hotchkiss, conduit par Jean
Lenormand, les suivent. Une livraison urgente à la base aéronavale de
Lartigue, près de l’aérodrome de La Sénia…
Jean Monneret :
« Il s’agit d’une mutation du terrorisme du FLN. Celui-là a, jusque-là,
usé de moyens en quelque sorte traditionnels : assassinats à la sauvette
d’Européens, grenades et bombes dans les lieux publics ou les moyens de
transports. Bien entendu, et selon une règle jamais démentie, les
terroristes n’épargnaient ni les femmes, ni les enfants. Après le 19 mars,
tenu par le cessez-le-feu, le FLN va changer de méthode. Il n’utilise plus
21
d’arme, il ne tue plus dans la rue. Il enlève . »
La vague oranaise de rapts emporte également des soldats français.
Vers 12 h 30, le maréchal des logis-major Jacques Nouge, de la
e
128 compagnie muletière, déjeune, chez lui, 1, rue de Tlemcen, avec sa
femme et ses deux enfants. Des hommes de l’ALN sonnent à la porte…
À 14 h 10, le soldat de première classe Jack Delabrière, de la
e
666 compagnie de gestion du parc, entreprend, à bord d’une 2CV
militaire, sa tournée de ramassage des cadres civils et militaires logeant
en ville. Son itinéraire ne varie pas : La Sénia, avenue de Sidi-Chami,
cité Perret, et sens inverse. Son retour était prévu à 14 h 45…
L’adjudant-chef Alfred Guillem, du service de la préparation militaire
en Algérie, règle les derniers détails de son déménagement à Paris, où il
vient d’être muté. En uniforme, selon les consignes, coiffé de son béret
rouge et accompagné de sa fille, quinze ans, il se dirige, au volant de sa
2CV personnelle, vers le district de transit d’Oran. La foule submergeant
les rues, il y renonce et prend le boulevard Joffre et l’avenue de Tlemcen.
Dans l’impossibilité d’avancer, il espère se réfugier chez son frère,
Sauveur, 41, rue du Fondouk. Bloqué contre le trottoir par une Aronde
verte, il est arraché de son véhicule, violemment tabassé à coups de poing
et de pied dans le ventre. Ses agresseurs le poussent dans une 4 CV
Renault. Sa fille parvient à courir jusque chez Sauveur. Quelques jours
plus tard, son épouse recevra ses papiers d’identité, sans son portefeuille.
Chargés des approvisionnements de la base aérienne de La Sénia, les
sergents Henri Corbier et Jean-Claude Gardin avaient ordre d’effectuer
des achats à Oran…
Bénéficiant d’une permission, le soldat Maurice Cassis, de l’école
militaire de Koléa, avait pris, à Blida, le train de 8 heures pour Oran où
habitait sa famille. Aucune trace de son arrivée…
Oranaise, Geneviève de Ternant consacrera un ouvrage en trois
22
volumes à L’Agonie d’Oran . Citant la phrase de Charles Péguy : « Qui
ne gueule pas la vérité quand il sait la vérité, se fait le complice des
menteurs et des faussaires », elle notera que, s’ils n’ont pas été aussitôt
assassinés, souvent après d’horribles tortures, nombre d’hommes enlevés
ont été internés dans des camps, utilisés comme esclaves dans des usines,
des mines, sur des chantiers ou dans des opérations de déminage. Quant
aux femmes, certaines ont été vendues à des maisons closes, à des bars à
soldats ou à des réseaux internationaux de prostitution opérant au
Maghreb ou en Afrique noire. Autre ignominie : des
malheureux étaient vidés de leur sang dans des « cliniques » du FLN afin
de permettre des transfusions à des fellaghas blessés.
Dès 1963 est publiée en Suisse une brochure intitulée Le Drame des
disparus d’Algérie. À l’origine de cet opuscule : une « Commission
internationale de recherche historique sur les événements d’Algérie »,
pilotée par Jacques Soustelle, alors dans la clandestinité.
On y lit :
« C’est après les accords d’Évian et souvent même après la
proclamation de l’indépendance algérienne, que 2 000 personnes
ont été enlevées, séquestrées, torturées, soumises à des traitements
dégradants et souvent assassinées. Cette constatation permet
d’apprécier à sa juste valeur la thèse officielle selon laquelle les
accords d’Évian, geste de sagesse politique du plus haut degré, ont
jeté les bases d’une coopération confiante entre la France et le
nouvel État algérien. »
En 1934, Jacques Soustelle, ethnologue, avait adhéré au Comité de
vigilance des intellectuels antifascistes et, en juin 1940, il avait rallié le
général de Gaulle à Londres. Un homme blessé dans sa fidélité gaulliste
par les revirements et les engagements non tenus de l’ancien chef de la
France libre. Écarté par Guy Mollet, le 30 janvier 1956, du poste de
gouverneur général d’Algérie qu’il occupait depuis un an, ce député du
Rhône avait alors fondé, avec Georges Bidault, autre gaulliste qui, en
1943, avait succédé à Jean Moulin à la présidence du Conseil national de
la Résistance, l’Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie
Française (USRAF). Affichant son accord avec les objectifs de l’OAS, il
allait s’exiler pendant six ans.
Le 19 novembre de cette année 1963, Étienne Dailly, sénateur Gauche
démocratique de Seine-et-Marne, évoque, devant la haute assemblée, le
cas d’Evelyne Valadier,
« jeune Française de vingt-sept ans enlevée à Alger le 14 juin
1962, donc trois mois après les accords d’Évian, à un barrage de la
police algérienne et retrouvée par hasard dans une maison close à
Belcourt. Par qui ? Par l’ancien locataire de sa belle-sœur. Ce
musulman la rachète et réussit à l’en extraire, mais dans quel état ! »
Si l’intensité des enlèvements de civils culmine le 5 juillet 1962 à
Oran, le phénomène, qui a pris de l’ampleur à peine signés les accords
d’Évian, existait déjà auparavant.
Aujourd’hui, parmi les noms de civils qui s’affichent sur la colonne
blanche du Mémorial du quai Branly : plus de 1 500 disparus. Ils n’ont
vraisemblablement pas survécu longtemps. Quand sont-ils morts ? Dans
quelles conditions ? Où sont-ils enterrés ? Depuis 1954, dans les bascôtés
de l’Histoire gisent des dates, des patronymes et des familles qui
n’ont pu faire le deuil d’êtres chers…
25 juillet 1956. Victor Lacout, soixante-quatorze ans, agriculteur près
de Fedj M’zala, dans le Constantinois. Malgré les vols de bétail, les
incendies de fermes et les destructions de récoltes dans la région, il
refusait de déserter sa terre. Jusqu’à ce que trois Arabes armés…
8 février 1957. Louis Barthe, trente-six ans, viticulteur à Turenne, près
de Tlemcen. Il taillait sa vigne…
28 février 1957. Robert Navarro, trente-quatre ans, chef du district
d’Électricité et gaz d’Algérie de Tizi Ouzou. Vers 16 heures, il était parti
*
en 2CV inspecter un chantier… Huit ans plus tard, le 29 octobre 1965,
Jean de Broglie, secrétaire d’État chargé des Affaires algériennes,
successeur de Louis Joxe, ministre d’État chargé des Affaires algériennes
qui avait présidé la délégation française des accords d’Évian, écrira à son
épouse, Madeleine : « J’ai l’honneur de vous faire connaître que des
premiers éléments de l’enquête à laquelle j’ai fait procéder, il ressort que
M. Navarro Robert, serait décédé deux mois après son enlèvement par
des éléments du FLN. »
9 mars 1957. Gabriel Fine, quarante-huit ans. Agriculteur, il habitait
rue des Chalets à Sidi Bel Abbès. Comme chaque matin, il avait pris la
route de son exploitation située à Tessala, à une quinzaine de
kilomètres…
13 février 1958. Dominique Penniello, vingt-neuf ans, fils d’un
industriel de Castiglione, et son épouse, Colette, vingt-cinq ans. Jeunes
mariés, ils étaient partis de Castiglione en voyage de noces…
13 mars 1958. Blas Herrera, quarante-trois ans. Après une journée de
travail à la ferme qu’il louait, il rentrait chez lui à Aïn Merdja, près de
Saïda. Seule sa voiture a été retrouvée… criblée de balles.
9 avril 1958. Joseph Laplume, quarante-sept ans, surveillant, dans
l’équipe de nuit, à l’usine de séchage de phosphates du Kouif, à la
frontière tunisienne. Vers 23 h 40, des fellaghas ont pénétré dans le
bâtiment…
er
1 septembre 1958. Salvador Blanes, cinquante-trois ans, directeur
d’une petite entreprise de transports publics, deux camions, à Teniet el
Haad. Il avait des céréales à charger sur la route de Trolad Taza à une
quinzaine de kilomètres de Téniet el Haad…
19 septembre 1958. Urbain Roux, quarante-quatre ans, supervisait les
labours sur la propriété d’une compagnie suisse, à 2 kilomètres de Sétif.
Vers midi, des hommes du FLN…
Nuit du 3 au 4 décembre 1958. Émile Bixio, quarante-sept ans,
propriétaire du Touring-Club Hôtel à Batna. Des inconnus se sont
présentés à son domicile…
17 novembre 1960. André Wachs, quarante-deux ans, instituteur à
Bessombourg. Deux individus armés ont exigé qu’il les suive…
20 août 1961. Pierre Calmon, trente-quatre ans, agriculteur à Boufarik.
C’était un dimanche, vers 18 heures. Une soirée en famille avec sa
femme et ses trois enfants. Cinq fellaghas sont entrés dans la maison,
qu’ils ont fouillée de fond en comble. Ayant arraché les fils du téléphone,
ils ont attaché les mains de Pierre Calmon dans le dos et l’ont emmené…
2 décembre 1961. Lucien Martin, vingt-huit ans, agriculteur à Trézel,
près de Tiaret. Il travaillait dans ses champs…
Puis il y eut la longue liste de 1962.
17 avril. Célestin Zapata, quarante-neuf ans, cafetier avenue
Alexandre-de-Yougoslavie, à Oran. Accompagné de sa femme,
Antoinette, quarante-cinq ans, et de son fils, Lucien, dix-huit ans, il était
allé tenter de récupérer une partie de l’argent que lui devait un débiteur…
18 avril. Fernand Tisserant, cinquante-trois ans, hôtelier à Aïn el Turk.
Dans sa fourgonnette Panhard, il se rendait aux halles centrales d’Oran.
Intercepté sur la route par un barrage du FLN…
27 avril. Marius Piffault, soixante-quatre ans. La dernière fois où il a
été vu, il circulait, dans sa Dauphine, à l’angle de la l’avenue de la
République et de la rue Émile-Vidal, à Oran…
5 mai. Robert Boirie, trente-sept ans, et son fils, Mathieu, treize ans.
Ils habitaient Kouba, sur les hauteurs d’Alger…
8 mai. André Banon, vingt-neuf ans. Agriculteur au Guelda, entre
Alger et Oran, une zone d’où s’était retirée l’armée française, il s’était
replié sur Alger. L’état d’entretien de ses cultures le tracassant, il avait
pris sa camionnette pour Le Guelda…
16 mai. Eugène Féraut, soixante et un ans, agriculteur à Oued el
Alleug… À sa sœur, un gendarme répondit : « Si vous voulez savoir
quelque chose, faites-le vous-même »…
12 juin. Louis Akermann, cinquante-quatre ans, agriculteur à Rhylen,
un lieudit à 5 kilomètres de Boufarik, et sa femme, Catherine Coll,
quarante-neuf ans…
14 juin. Georges Santerre, vingt-huit ans, agriculteur à Ameur el Aïn.
Vers 9 h 30, il se rendait dans sa ferme du hameau de Chatterbach, au
volant de sa Simca P60, beige à toit blanc, immatriculée 679 HM 9A…
De ses recherches pour le retrouver, son épouse, Colette Ducos Ader,
n’allait grappiller que des informations contradictoires. « Tantôt certitude
de vie. Tantôt mort dans des lieux différents. » Ne renonçant pas au
« droit de savoir », notamment au sein de plusieurs associations, elle
créera, en 2002, avec Monseigneur Pierre Boz, exarque patriarcal des
melkites catholiques, spécialiste de la langue arabe et de l’islam, et deux
historiens de la guerre d’Algérie, le général Maurice Faivre et Jean
Monneret, le GRFDA (Groupe de recherche des Français disparus en
23
Algérie) . Selon ses statuts, cette association a notamment pour objet :
« être à l’écoute des familles des enlevés portés disparus pendant
la guerre d’Algérie 1954-1962 et dans les mois qui ont suivi
l’indépendance. Les aider, les soutenir dans les démarches, les
procédures si nécessaire – attribution de la mention “Mort pour la
France” et octroi de pensions de victimes civiles du terrorisme […].
Inciter les historiens, les élus et les diverses administrations à porter
une attention particulière sur la période qui a suivi les accords
d’Évian, pendant laquelle ont été perpétrés des crimes et exactions
en violation des principes généraux du droit et sous la responsabilité
des États à qui incombe la protection juridique et morale des
personnes et des biens. »
29 juin. Dans la matinée, Mimoun Cohen, soixante-deux ans, et son
épouse, Yvonne, cinquante-deux ans, qui tenaient un bazar, La Gazelle,
avenue Jean-Jaurès, à Beni Saf, leur fille Colette, vingt-huit ans, et un
ami, Jean-Louis Levy, vingt-quatre ans, montaient dans la DS familiale.
Direction : Oran, à la recherche du mari de Colette, Jean-Jacques Sicsic,
trente-huit ans, et de l’oncle de Jean-Louis, Milo Bensoussan, trente-neuf
ans, qui, la veille, étaient allés se renseigner sur les bateaux appareillant
pour la France. Aucun des six n’est réapparu…
7 juillet. Ange Castello, quarante-neuf ans, maraîcher à Bou Thelis, et
son neveu, André Perez, vingt-six ans. Ils livraient des pommes de terre
et des tomates aux halles d’Oran…
17 juillet. Louis et Solange Gex, cinquante-quatre et cinquante ans,
agriculteurs, près d’Alger…
20 juillet. Émile Sanchez, cinquante-sept ans, employé de bureau à la
chambre de commerce d’Oran. Selon des témoins, il avait le visage en
sang quand, vers 11 heures, des soldats de l’ALN l’ont poussé hors de
son immeuble, 13 rue d’Auerstaedt…
22 juillet. Bernard Pessardière, quarante ans, de Mostaganem…
25 juillet. René-Claude Prudhon, cinquante-quatre ans, directeur
technique de la société Bastos à Alger. Vers 8 h 30, devant sa villa du
Club des Pins, il avait démarré sa Peugeot 404…
23 août. Marcel Astier, soixante-treize ans, colonel de réserve,
Commandeur de la Légion d’honneur, maire, pendant trente-six ans, de
son village natal, Souma, où sa famille, provençale, avait posé ses espoirs
en 1845. Le dispensaire, qu’il y avait fondé en 1935, venait d’être pillé
en juillet. Dirigeant une entreprise de battage-bottelage qui rayonnait sur
la plaine de la Mitidja, il est parti à 10 h 30 pour un rendez-vous à
Boufarik, distant de 5 kilomètres… Deux ans plus tôt, il avait écrit à un
ami : « Nous voulons bien souffrir, nous voulons bien mourir. Mais nous
ne voulons pas être humiliés. »
30 août. Philippe Adam, trente-deux ans, directeur de la concession
Peugeot à Tiaret. Il allait à Oran dans sa Peugeot 404 bleu turquoise. Il a
été aperçu la dernière fois à une station d’essence de Charon.
4 septembre. Fernand Roca, vingt-quatre ans, agent technique aux
établissements Eternit. Vers 12 h 30, trois hommes l’attendaient, dans une
Simca P60 crème à toit vert, devant son domicile, 19, rue Maselli, à
Alger. Le 5 novembre, il était vu à la préfecture d’Alger, dans les bureaux
de la police des renseignements généraux. Le 14 février 1964, le tribunal
de grande instance de la Seine le déclarera décédé. Le 3 janvier 1966, le
consul général de France à Alger, Maxime Hure, écrira à son
ambassadeur : « J’ai le regret de faire connaître que je n’ai pu recueillir
aucune indication tant à la PRG qu’à la PJ où le personnel actuel prétend
ignorer cette affaire et ne trouve aucune trace de la détention de notre
compatriote. »
13 septembre. Joseph Belda, cinquante-trois ans, viticulteur. Après
avoir vendangé toute la journée sur sa propriété d’Oued Sebbah, il
regagnait son domicile à Aïn el Arba…
*
29 novembre 1962. Courrier de l’ambassadeur de France à Alger,
Jean-Marcel Jeanneney, à Louis Joxe :
« Les rapports unanimes de nos consuls constatent ce glissement
général des départements algériens vers un “niveau de vie” qui ne
sera nullement comparable à celui que la France avait
artificiellement assuré à l’Algérie. Cela était sans doute une des
conséquences inévitables de l’indépendance, mais les accords
d’Évian, s’ils avaient pu être appliqués dans le contexte prévu, en
auraient limité l’ampleur et nos compatriotes auraient pu, sans trop
de mal, s’adapter aux conditions nouvelles qui leur auraient été
faites. Aujourd’hui, ils ont le sentiment, au moins dans les
campagnes et les petites villes, qu’il n’y a plus de place pour eux
dans un pays livré au marasme économique et au désordre
administratif. À moins d’un sérieux redressement, que l’évolution
des dernières semaines ne permet pas d’espérer, il est probable que
nos ressortissants devront tirer les conséquences d’un état de fait
irréversible et renoncer à se maintenir, avec une installation
permanente, dans l’intérieur du pays. Il est de plus en plus clair que
la colonie française n’a de chance de subsister qu’à Alger et dans
quelques grandes villes qui resteront peut-être comme les façades
modernes et occidentalisées d’un pays retombé, pour de nombreuses
24
années, en arrière . »
25
Président de SOLDIS-Algérie , le général Henry-Jean Fournier voit
dans le 19 mars 1962 « le signal d’une période particulièrement
douloureuse de la tragédie algérienne » :
« À partir de cette date et jusqu’à l’exode total des Européens
d’Algérie, il y a eu plus de victimes, d’origine européenne ou nordafricaine,
que durant toute la guerre. Assassinats et enlèvements, qui
avaient été pratiquement éradiqués, ont connu une virulence
accentuée par la sauvagerie et le caractère irrationnel des actes
commis. S’il n’existait qu’une seule raison pour refuser le 19 mars,
elle ferait appel à la mémoire de tous ceux qui sont tombés là-bas et
dont la mort n’a servi à rien. Elle ferait surtout appel à tous ceux qui
sont morts après, parce que la France avait baissé les armes et les
avait abandonnés à leurs tueurs. Vouloir célébrer le 19 mars est un
déni d’honneur à l’égard des premiers et un déni de mémoire à
l’égard des seconds. »
L’article 11 des accords d’Évian stipulait :
« Tous les prisonniers faits au combat, détenus par chacune des
parties au moment de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, seront
libérés ; ils seront remis dans les 20 jours à dater du cessez-le-feu
aux autorités désignées à cet effet. »
Si la France s’y est scrupuleusement conformée, le FLN a libéré à
peine une petite dizaine de ses prisonniers. Les autres ? Le silence. Et les
interrogations.
Général Fournier :
« La gestion par l’armée française de ce problème des disparus a
été inhumaine. Les familles n’ont eu aucune information, si ce n’est
un télégramme annonçant la disparition de leur proche, puis une
lettre du chef de corps commentant cette dernière. Personne, en
dehors de ceux qui les pleurent depuis plus de cinquante ans, ne
s’est jamais soucié de ces hommes jamais revenus, ni morts, ni
vivants. Pire, personne n’est aujourd’hui capable d’en donner la
liste nominative précise. Personne n’est même en mesure d’en
donner le nombre exact, que l’on évalue officiellement entre 500
et 1 000. »
Un chiffre : entre le 19 mars 1962 et le 5 juillet 1964, date de retour
des derniers contingents en métropole, 593 militaires français ont été tués
en Algérie ou sont portés disparus.
D’où, en 2014, la décision du général Fournier de créer SOLDIS-
Algérie. Son but : « Contribuer à l’écriture de la mémoire nationale à
l’égard des militaires français de l’armée régulière portés disparus en
er
Algérie, entre le 1 novembre 1954 et le 5 juillet 1964, et de sauvegarder
leur mémoire. » Il cite la Bible (Isaïe 56, 5) : « Je leur donnerai dans ma
maison et dans mes murailles une place et un nom meilleur que le nom
de fils ou de filles ; je leur donnerai à chacun une réputation éternelle, qui
ne sera point retranchée. »
Le 13 septembre 2018, un geste officiel sème le trouble sur le passé.
Le président de la République, Emmanuel Macron, rend visite à la veuve
de Maurice Audin, assistant de mathématiques à la faculté d’Alger,
militant du parti communiste algérien et sympathisant du FLN, disparu
en juin 1957. Dans un communiqué, publié sur le site du palais de
l’Élysée, il déclare :
*
« Il était temps que la Nation accomplisse un travail de vérité sur
ce sujet. »
Il reconnaît que Maurice Audin a été
« torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui
l’avaient arrêté à son domicile […]. Si la mort est, en dernier
ressort, le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible
par un système légalement institué : le système “arrestationdétention”,
mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui
avaient été confiés par voie légale aux forces armées à cette
période ».
Stupeur au Comité national d’entente (CNE), qui regroupe une
quarantaine d’associations d’anciens combattants, dont le président, le
général Bruno Dary, gouverneur militaire de Paris de 2007 à 2012, se fait
le porte-parole dans une lettre à Emmanuel Macron :
« Faut-il que le président de tous les Français évoque la guerre
d’Algérie à travers un cas particulier, sombre et sorti de son
contexte, dans une guerre dont les plaies ne sont pas encore
refermées au sein des communautés française et algérienne ?
Parmi toutes les missions ordonnées par le pouvoir politique à
l’armée française pendant sept années en raison de l’incapacité des
forces de sécurité à faire face au déferlement d’attentats aveugles,
faut-il donner l’impression de ne retenir que la plus sombre ?
Faut-il laisser entendre, par cette démarche, que Maurice Audin,
parce qu’il a été une victime, devienne un héros, oubliant ainsi qu’il
trahissait sa patrie, ses concitoyens et l’armée française ?
Faut-il occulter que la bataille d’Alger, même si elle eut des
heures sombres, a éradiqué le terrorisme qui frappait
quotidiennement la population algéroise, permettant ainsi de sauver
des centaines d’innocents, de femmes et d’enfants ?
Et s’il faut reconnaître la honte laissée par la torture de Maurice
Audin, faut-il oublier les centaines de Français, civils et militaires,
victimes du terrorisme, kidnappés, torturés et assassinés et jamais
retrouvés ? »
Pour le général Fournier, il est souhaitable que
« l’exemple retenu d’un militant d’un parti interdit et agissant
contre son pays n’occulte pas, notamment auprès des médias, le cas
de ce millier de militaires français, de souche européenne comme de
souche nord-africaine, qui ont été envoyés en mission en Algérie
pour y défendre les intérêts de la France et qui ont été portés
disparus soit au cours des combats, soit à la suite d’actes terroristes,
sans jamais se voir reconnaître la qualité de prisonniers de guerre et
qui ont subi privations, tortures et exécutions sommaires, sans que
jamais leur corps ne soit rendu aux familles, ni que l’État ne se
26
préoccupe d’elles . »
er
Ainsi, les vingt appelés du 1 groupe de compagnies nomades
re e
d’Algérie. Les 1 et 3 sections, vingt « Français de souche européenne »
(FSE) et vingt-quatre « Français de souche nord-africaine » (FSNA),
avaient installé leur campement aux Abdellys, entre Tlemcen et Sidi Bel
Abbès. Un secteur agité. Attentats, assassinats, incendies de fermes,
er
enlèvements de civils… Dans la nuit du 31 octobre au 1 novembre
1956, probablement grâce à un ou plusieurs complices, des fellaghas se
glissent à l’intérieur du hangar, où dorment la quarantaine de
« nomades », près de la place du village. Pas de bruit de bagarre. Pas un
coup de feu. Seulement des aboiements de chiens. Au petit matin, le
hangar est désert. Même les armes, les munitions, les grenades, un
mortier de 60 et ses obus ont été emportés.
Séparés des FSNA, les vingt FSE sont emmenés dans la montagne.
Encordés les uns aux autres, pieds nus, en slip et maillot de corps, ils se
seraient déplacés de nuit afin que le millier de militaires français lancés à
leur recherche ne les repère pas. Au bout de huit jours, leurs ravisseurs
les auraient égorgés et auraient jeté leurs corps dans un gouffre, le Ras el
Oued.
À la veille de Noël, les parents recevront des signes de vies de leurs
fils. Vingt lettres écrites sous contrôle et tamponnées du cachet de l’ALN.
Datées du 7 novembre, elles ont été postées de Tanger, donc après la mort
des jeunes appelés.
Dans l’une d’elles (sic) :
« Bien chers parents,
Je viens par ce petit moment vous donner de mes nouvelles qui
sont toujours très bonnes pour le moment et je souhaite que toute la
maison est en parfaite et bonne santé et que vous ne vous êtes pas
trop fait de souci de ne pas avoir reçu du courrier, mais je vais vous
er
dire que depuis le 1 novembre je suis prisonnier où j’ai été très
bien vu, bien soigné et bonne nourriture, donc, comme vous le
voyez je suis en de très bonne main et surtout ne vous faites aucun
souci puisque nous pouvons encore vous donner de nos nouvelles
de temps en temps.
Partout où l’on a passé nous avons été bien reçus et nous
comprenons vraiment la situation d’Algérie car les gens vivent
vraiment comme des pauvres et tout ça c’est la faute à tous les gros
qui occupent la terre algérienne. Et pourtant ces gens-là sont chez
eux et n’ont même pas un morceau de terre qui leur appartient. Je ne
vois plus grand-chose à vous dire pour aujourd’hui et rester en
bonne santé. »
Autre lettre, celle de Michel Gaborit, de Froidfond, en Vendée, à ses
parents :
« Je suis prisonnier au Maroc. Mais vous pouvez vous consoler
car je suis très bien. Nous sommes comme si nous étions chez nous.
Il ne nous manque rien. Pour la nourriture, elle est très bonne… »
Suivent, là encore, quelques phrases dictées par ses geôliers sur la
grandeur de la lutte pour l’indépendance algérienne.
Le FLN adressera un courrier aux parents des vingt jeunes assassinés.
Par exemple à ceux de Bernard Delemne, qui habitent Nomain, dans le
Nord :
« Nous avons l’honneur de vous informer que le soldat Delemne
Bernard, matricule 708, entré en service le 15.10.55 à Wittlih, se
trouve actuellement dans un de nos camps de prisonniers de
guerre. »
Ensuite, plus rien.
Le 31 octobre 2015, après des décennies de silence, sera dévoilée, au
cimetière du Père-Lachaise, à Paris, une stèle de marbre rose, portant,
gravés en lettres d’or, les vingt noms des Abdellys. Présidant la
cérémonie, le secrétaire d’État aux Anciens Combattants, Jean-Marc
Todeschini, déclarera : « Avec cette stèle, c’est une identité, un nom,
presque un visage, que chacun de ces vingt disparus morts pour la France
va retrouver. »
e
30 août 1957. Un convoi du 27 bataillon de chasseurs alpins tombe
dans une embuscade entre Bouzeguen et Haoura. Cinq tués, onze blessés
et un disparu, le caporal-chef Paul Bonhomme.
16 janvier 1958. Autre embuscade, au douar Beni Bou Attab, près du
barrage de l’oued Fodda, dans l’arrondissement d’Orléansville Un
e
détachement du 65 régiment d’artillerie. Sept tués et quinze capturés,
dont huit seront relâchés après des mois à croupir dans un camp de
l’ALN, à Oujda, au Maroc, importante base arrière du FLN. Le
26 janvier, l’un d’eux, le brigadier Joseph Szewczyk, ouvrier tourneur de
la Meuse, écrit à ses « chers parents » :
« Pendant que vous devez être dans l’inquiétude, je vous écris
pour vous donner de mes nouvelles qui sont excellentes et je pense
qu’il en est de même pour vous, ainsi que pour ma fiancée qui, je
m’en doute, doit se faire du mauvais sang. Alors, je vous demande
de la rassurer […]. Je peux vous dire une chose, c’est que les
journaux et les radios ne racontent que des mensonges car les
révolutionnaires ne sont pas si féroces qu’on le dit et que je souhaite
qu’une chose, c’est que cette maudite guerre finisse le plus vite
possible et que l’Algérie soit indépendante, car sur les sujets qu’on
nous parlait en France, ils ne racontaient que des mensonges […].
Tout va bien. Il est environ 9 heures du matin au moment où j’écris
ces mots. On m’a donné des cigarettes. Je suis très bien, ainsi que
mes camarades. »
Les parents du brigadier-chef Daniel Obin, vingt-sept ans, du première
classe Michel Destremont, vingt-trois ans, et des deuxièmes classes Yves
Cardu, vingt-deux ans, Jacques Egouvillon, vingt et un ans, André
Gaonach, vingt-deux ans, Raymond Haeck, vingt-deux ans, et Michel
Zabera, vingt et un ans, n’auront plus aucune nouvelle de leurs fils.
Cynisme d’une grande cruauté que dissimule soigneusement le
gouvernement français. Raison de cette discrétion qui dédaigne la
douleur des familles ? Le 17 avril 1958, le colonel Ducournau, chef du
cabinet militaire de Robert Lacoste, ministre résident en Algérie, écrit au
préfet de la Vienne :
« La situation des personnes qui tombent entre les mains du FLN
pose un problème extrêmement délicat à résoudre. Envisager un
échange pur et simple contre des rebelles détenus dans nos prisons
reviendrait “ipso facto” à faire reconnaître à ces derniers le statut de
prisonniers qu’ils ne peuvent avoir, le FLN n’ayant aucun des
caractères de belligérant officiel. Le chantage odieux que cet
organisme mène auprès des familles de ces malheureux est
d’ailleurs une preuve supplémentaire des procédés inhumains que
27
notre adversaire n’hésite pas à employer pour arriver à ses fins . »
13 juillet 1959. Les fellaghas enlèvent le brigadier-chef Maurice
Lanfroy ainsi que le sergent Joël Gouget et les soldats Marcel Braun et
e
Henri Garat, du 30 régiment de dragons. Leur colonne patrouillait à la
frontière marocaine lorsqu’ils ont été submergés. Laissant derrière eux
les cadavres de quinze de leurs copains, les quatre prisonniers doivent
longtemps marcher dans le djebel pour contourner le barrage électrifié
destiné à empêcher les infiltrations de l’ALN depuis le royaume
chérifien. Blessé durant le combat, le sergent Joël Gouget ralentit le
groupe. Un fellagha l’élimine. Les trois autres sont conduits au camp
d’Oujda.
Le 31 décembre, Marcel Braun et Henri Garat sont remis, à Rabat, à la
Croix-Rouge internationale. Pas le brigadier-chef Maurice Lanfroy qui,
en avril 1960 obtient l’autorisation d’écrire à ses parents, mais qu’un
tribunal militaire révolutionnaire condamne à mort, en août.
En janvier 1961, l’ALN annonce être prête à le gracier en échange de
l’engagement, par le gouvernement français, de ne pas exécuter l’exsous-lieutenant
Ahmed Ben Chérif, un déserteur de l’armée française. En
juillet 1957, il avait rejoint le FLN avec une partie de la section du
er
1 régiment de tirailleurs algériens, qu’il commandait dans la région
d’Aumale, égorgeant la dizaine de ses hommes, Européens et Arabes, qui
refusaient de le suivre. Capturé en octobre 1960, un tribunal militaire
l’avait condamné à mort.
En avril 1962, conformément aux accords d’Évian, Ahmed Ben
Chérif, qui, en septembre, prendra la tête de la gendarmerie algérienne,
est libéré. Pas Maurice Lanfroy.
Le 8 mai, le sénateur Bernard Lafay interpelle à son sujet Louis Joxe.
Il rappelle au ministre d’État chargé des Affaires algériennes le
télégramme qu’il lui a adressé, le 18 mars alors que, présidant la
délégation française, il s’apprêtait à signer les Accords :
« Puisque les circonstances vous le permettent, je vous demande
une nouvelle fois que le sort de plusieurs centaines de soldats
français prisonniers du FLN cesse d’être volontairement passé sous
silence. Vos interlocuteurs ont toujours refusé de répondre à ce
sujet, même à la Croix-Rouge internationale. Ils sont à même de
vous informer. Votre devoir est d’obtenir des renseignements sur le
nombre des prisonniers français survivants et sur les circonstances
dans lesquelles ont été abattus leurs camarades tués en captivité. Les
familles de nos prisonniers attendent que vous répondiez en
conscience à leur angoisse. »
Bernard Lafay conclut :
« Monsieur le Ministre, ces familles attendent toujours. »
Maurice Lanfroy est libéré le 19 mai.
Combien d’autres ne le seront jamais, comme le soldat Michel
e
Chombeau, du 22 régiment d’infanterie de marine, enlevé entre Bousfer
et Aïn el Turk. Civils ou militaires, ils sont passés, au fil des années, du
statut de disparus à celui d’oubliés, d’abandonnés. Au point que, dans
son allocution du 19 mars 2016, François Hollande concédera :
« Drame aussi des disparus, de ces hommes, de ces femmes là
aussi de toutes origines dont la trace s’est perdue dans la guerre. Je
sais à quel point cette question est douloureuse pour les familles
concernées […]. »
Le 18 décembre 1992, l’Assemblée générale des Nations unies
adoptait une « Déclaration relative à la protection de toutes les personnes
contre les disparitions forcées », selon laquelle « les disparitions forcées
constituent un délit spécifique ». Et en 1998, la Commission onusienne
du droit international considérait la « disparition forcée comme une
violation systématique des droits de l’homme ».
Le 20 décembre 2006, l’Assemblée générale des Nations unies
adoptait la « convention internationale pour la protection de toutes les
personnes contre les disparitions forcées », que les représentants de
cinquante-sept pays signaient, le 6 février 2007, à Paris.
1. Le 12 novembre 1954, au lendemain des attentats de la Toussaint Rouge, le président du Conseil
Pierre Mendès France déclarait, à l’Assemblée nationale : « Qu’on n’attende de nous aucun
ménagement à l’égard de la sédition, aucun compromis avec elle. On ne transige pas lorsqu’il s’agit
de défendre la paix intérieure de la nation, l’unité et l’intégrité de la République française. Les
départements d’Algérie constituent une partie de la République française. Ils sont français depuis
longtemps et de manière irrévocable. » Une fermeté que partageait François Mitterrand, alors
ministre de l’Intérieur, questionné, au cours de cette séance, par les députés : « Tous ceux qui
essayeront, d’une manière ou d’une autre, de créer le désordre et qui tendront à la sécession seront
frappés par tous les moyens mis à notre disposition par la loi […]. L’Algérie, c’est la France. »
2. Fédération nationale des Anciens combattants en Algérie. Elle regroupe surtout d’anciens appelés
et rappelés.
3. Le 14 février 2017, lors d’un déplacement à Alger, Emmanuel Macron, candidat à l’élection
présidentielle, soucieux vraisemblablement de séduire l’électorat franco-algérien, provoquera un tollé
en déclarant : « Je pense qu’il est inadmissible de faire la glorification de la colonisation. Certains ont
voulu faire cela en France, il y a dix ans. Jamais, vous ne m’entendrez tenir ce genre de propos. J’ai
toujours condamné la colonisation comme un acte de barbarie. La colonisation est un crime. C’est un
crime contre l’humanité. C’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons
regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et de ceux vers lesquels nous
avons commis ces gestes. » Dans Marianne du 24 février 2017, l’historien Michel Renard,
responsable du blog « Études coloniales », écrira : « La démographie interdit de parler de “génocide”.
En 1830, la population algérienne comptait 3 millions d’habitants ; en 1936, 6,2 ; en 1948 :
7,5 millions ; en 1954 : 8,4 millions ; en 1962 : 9,5 millions. Où est le crime contre l’humanité ? » Et
de citer deux historiens, Gilbert Meynier et Claude Liauzu, qui écrivaient, le 2 juin 2005, dans Le
Nouvel Observateur, à la suite des déclarations d’Abdelaziz Bouteflika, le mois précédent : « Si les
mots ont un sens, il est faux d’affirmer que la colonisation française a été un génocide mené sur cent
trente-deux ans. » Rappelons, par ailleurs, la définition du « crime contre l’humanité », donnée par
l’article 6 du statut du Tribunal militaire international, qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, a
jugé à Nuremberg vingt-quatre des principaux dignitaires nazis : « Les crimes contre l’humanité :
c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte
inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les
persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils
aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à
la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. » Dans Le
Figaro du 17 février 2017, Emmanuel Macron reviendra sur ses propos : « Je ne veux pas faire
d’anachronisme ni comparer cela avec l’unicité de la Shoah, mais la colonisation a bel et bien
comporté des actes de barbarie que nous qualifierions aujourd’hui de crimes contre l’humanité. » Le
18 février, en meeting au Zénith de Toulon, il ne parlera plus que de « crime contre l’humain ». Et
paraphrasant le général de Gaulle, le 4 juin 1958, à Alger, il lancera maladroitement aux pieds-noirs :
« Je vous ai compris. » Une formule qu’une majorité de pieds-noirs avait interprétée comme une
trahison… À noter que, le 23 novembre 2016, dans une interview au Point, Emmanuel Macron se
montrait plus nuancé : « Oui, en Algérie, il y a eu la torture, mais aussi l’émergence d’un État, de
richesses, de classes moyennes, c’est la réalité de la colonisation. Il y a eu des éléments de
civilisation et des éléments de barbarie. »
4. Nicolas Baverez, Le Point, 23 février 2017.
5. Interview parue dans Le Figaro du 17 mars 2016. Boualem Sansal a préfacé Pieds-noirs, les
bernés de l’Histoire, le livre de l’auteur paru aux éditions de l’Archipel en 2014.
6. Tribune parue dans Figaro Vox le 10 mars 2016.
7. SAS : section administrative spécialisée.
8. Jean Brune, Cette haine qui ressemble à l’amour, La Table Ronde, 1961.
9. Georges-Marc Benamou, op. cit.
10. René Mayer, Algérie : mémoire déracinée, L’Harmattan, 2001.
11. Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, tome 1, Plon. 1954.
12. Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, tome 1, Fayard, 1994.
13. Alain Vircondelet, HuffingtonPost, 6 octobre 2016.
14. André Rossfelder, op. cit.
15. Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, Fayard, 1993.
16. Alain Peyrefitte, op. cit., tome 1.
17. ATO : auxiliaires temporaires occasionnels. Ce sont des policiers arabes hâtivement recrutés
pour remplacer les policiers français.
18. Geneviève de Ternant, L’Agonie d’Oran, 3 tomes, J. Gandini, 1994, 1996 et 2000.
19. Jean Monneret, La Tragédie dissimulée. Oran, 5 juillet 1962, Michalon, 2006.
20. Joseph Katz, L’Honneur d’un général. Oran 1962, L’Harmattan, 2000.
21. Jean Monneret, op. cit.
22. Geneviève de Ternant, op. cit.
23. GRFDA (Groupe de recherche des Français disparus en Algérie), 65 boulevard de la Plage,
33120 Arcachon. Tel : 05 57 52 08 27.
Mail : col.gda@wanadoo.fr
24. Anne Liskenne, L’Algérie indépendante. L’ambassade de Jean-Marcel Jeanneney (juillet 1962-
janvier 1963), Armand Colin, 2015.
25. SOLDIS-Algérie, 15, rue Thiers, 24000 Périgueux. Tel : 05 53 12 42. Mail :
soldis.algérie@orange.fr En exergue de la plaquette de présentation de SOLDIS-Algérie, ces mots de
Roland Dorgelès : « Il ne faut pas les oublier. / Dire seulement leur nom, / c’est les défendre, c’est les
sauver. / Camarades de régiment, /quand vous vous retrouverez, parlez des morts, / parlez-en
librement, / comme s’ils étaient encore vivants… / Ils ne mourront pas tant que nous les aimerons. »
26. Dans une tribune publiée le 20 septembre 2018, dans Valeurs actuelles, Jeannette Bougrab, fille
de harkis et dont le grand-père avait été égorgé l’année même de la disparition de Maurice Audin,
reprochait au président de la République « une mémoire trop sélective ». Elle regrettait qu’il ne
dénonce pas « avec autant de force la torture, les bombes posées dans les cafés par les rebelles pour
semer la terreur, tuant aveuglément, sans distinction, les femmes et les hommes ». Elle écrivait : « La
gauche refusa systématiquement de dénoncer les pulsions autoritaires du FLN et même celles à
l’endroit du MNA de Messali Hadj, de peur de faire le jeu des partisans de l’Algérie française. Elle
passait également sous silence le rigorisme religieux imposé aux combattants : interdiction du tabac,
de l’alcool, des jeux d’argent et nez coupé à ceux qui étaient surpris en train de fumer pendant le
ramadan ! Des médecins militaires français pratiquaient des opérations de chirurgie réparatrice pour
tenter de soigner ces pauvres bougres mutilés par les prétendus défenseurs des opprimés. Toutes les
belles consciences métropolitaines préférèrent ignorer ces crimes de même qu’ils laissèrent
massacrer des milliers de harkis dans des conditions épouvantables par des bourreaux victorieux et
inhumains. Quant aux milliers de “pieds-rouges”, ces Français communistes et militants les plus
zélés de l’anticolonialisme qui restèrent après l’indépendance, ils fermèrent les yeux, eux aussi, non
seulement sur l’éradication des harkis, mais encore sur la chasse aux pieds-noirs. Camus, toujours
très justement, écrivait “qu’une partie hélas de notre opinion pense obscurément que les Arabes ont
acquis le droit, d’une certaine manière, d’égorger et de mutiler tandis qu’une autre partie accepte de
légitimer, d’une certaine manière, tous les excès… Lorsque la violence répond à la violence dans un
délire qui s’exaspère et rend impossible le simple langage de la raison, le rôle des intellectuels ne
peut être, comme on le lit tous les jours, d’excuser de loin l’une des violences et de condamner
l’autre, ce qui a pour double effet d’indigner jusqu’à la fureur le violent condamné et d’encourager à
plus de violence le violent innocenté.” Il semble qu’Emmanuel Macron est tombé dans ce travers que
Camus dénonçait. »
o
27. SOLDIS-Info, n 5.
Seconde partie
OUBLIÉS PARMI D’AUTRES
« Un événement raconté par une seule personne est son destin.
Raconté par plusieurs, il devient l’Histoire. Voilà la difficulté :
concilier les deux vérités, la personnelle et la générale. »
Svetlana Alexievitch,
La Supplication
Les témoignages de cette seconde partie ont été recueillis par l’auteur.
Caporal-chef Paul Bonhomme
Disparu le 30 août 1957 à l’âge de 22 ans
1957. Année de sang en Algérie. Alors que le général Massu,
e
commandant la 10 division parachutiste, reçoit les pleins pouvoirs civils
et militaires pour éradiquer le terrorisme à Alger, le FLN se déchaîne.
Deux morts, le 3 janvier, dans le trolleybus entre Hydra et la Grande
Poste. Cinq morts et trente-deux blessés, le 24 janvier, à L’Otomatic et à
La Cafétéria, rue Michelet, ainsi qu’au Coq Hardi, à l’angle de la rue
Charles-Péguy et de la rue Monge. Onze morts et cinquante blessés, le
10 février, au stade d’El Biar et à celui du Ruisseau. Huit morts et quatrevingt-dix-blessés,
le 3 juin, près de la Grande Poste, de la gare de l’Agha
et rue Hoche. Huit morts et quatre-vingt-un blessés, le 9 juin, au dancing
du Casino…
er
À Perregaux, le 1 janvier. Deux fermiers suppliciés à coups de
hache…
e
À Gouraya, près de Dupleix, le 28 février. Un convoi du 22 régiment
d’infanterie tombe dans une embuscade. Vingt-sept morts et dix-sept
blessés. Il rentrait d’une mission de ravitaillement à Bouyamène…
e
À Saïda, le 11 avril. Un colon et douze militaires du 8 régiment
d’infanterie motorisée qui protégeaient son exploitation sont tués dans
une attaque…
À Oran, le 19 avril. Bombe dans un trolleybus. Un mort, le chauffeur,
et quatre blessés…
À Héliopolis, le 23 avril. L’épouse d’un policier musulman et son bébé
de dix-huit mois sont brûlés vifs…
À Bône, le 30 avril. Un employé des Ponts et chaussées est abattu
devant sa fillette de six ans.
À Guelma, le 7 mai. Assassinat d’un médecin très estimé dans la
région…
À 15 kilomètres de Sétif, le 11 mai. Toute une famille est égorgée dans
sa ferme, le père, cinquante-cinq ans, la mère, quarante-quatre ans, le fils,
seize ans, et les deux filles, vingt et douze ans…
À Melouza, au nord de M’Sila, sur les hauts plateaux, le 28 mai. Le
FLN massacre plus de 300 villageois arabes…
À Francheti, le 22 mai. Un jeune homme poignardé à mort…
Près de Bou Hanifa, le 4 juillet. Découverte du cadavre d’un
septuagénaire, torturé et égorgé. Il avait été enlevé plusieurs jours
auparavant…
À Cavaillac, le 23 juillet. Un agriculteur assassiné dans sa ferme…
À Aumale, le 11 août. Grenade sur le marché. Deux morts et vingt
blessés…
Le 7 septembre 1957, à Assi Ben Okba, entre Arzew et Oran, un
télégramme, portant la mention « Origine : aux armées », s’abat sur une
famille : « CC Bonhomme disparu suites accrochage avec les rebelles. »
Par ces mots, figés dans la froideur administrative, Félix Bonhomme et
son fils, Roger, apprennent que le cadet, Paul, caporal-chef du
e
27 bataillon de chasseurs alpins, a été enlevé par des fellaghas. Ensuite,
Félix Bonhomme va recevoir une lettre du chef de bataillon Pascal,
e
commandant le 27 BCA :
« C’est avec une certaine tristesse que je vous écris. Votre fils a
disparu au cours d’une embuscade tendue par une très forte bande
rebelle le 30 août. Il s’est battu à bord de son camion blindé et
lorsque le combat eut cessé, votre fils ne répondait pas à l’appel.
Des recherches immédiates furent entreprises jusqu’à la nuit très
largement tombée. Elles furent reprises le lendemain et pendant
toute la journée […].
J’espère que votre fils est encore vivant, mais je n’ai absolument
aucune certitude. Mes souhaits les plus chers sont que l’on puisse le
retrouver vivant très rapidement. Des opérations vont se dérouler
dans des zones limitrophes où a eu lieu l’embuscade et qui sont le
refuge de bandes. Je souhaite que des indices nous permettent de le
suivre et de le retrouver […].
Croyez à mes sentiments de sympathie. Je vous assure des liens
très étroits qui unissent les membres de cette grande famille qu’est
e
le 27 BCA. Je vous exprime ma profonde et sincère affliction. »
Assi Ben Okba. Un village agricole. Des rues rectilignes, certaines
bordées d’arbres, se croisant à angle droit, une église, une mairie, un
monument aux morts et des cultures qui se perdent dans l’horizon. Il
s’agit d’un des trente-cinq anciens centres de colonisation créés en 1848
afin de mettre en valeur cette contrée ingrate que gangrènaient la garrigue
et le maquis, au sous-sol caillouteux rongé par les racines tenaces des
palmiers nains. La France s’y débarrassait de ses ressortissants les plus
contestataires ou les plus déshérités auxquels elle promettait, à défaut
d’un avenir radieux, une existence moins misérable.
Le 24 mai 1850, le gouverneur général d’Algérie faisait diffuser un
« avis aux cultivateurs » : « Il existe un certain nombre de concessions
disponibles dans les colonies agricoles des provinces d’Oran et de
Constantine. L’administration en disposera, de préférence, en faveur des
cultivateurs français et mariés, résidant en Algérie depuis plusieurs
années. » Les candidats sélectionnés bénéficieraient d’une série
d’« avantages » : « Une maison en bonne maçonnerie ; des terres en
partie défrichées ; des instruments aratoires, des bestiaux ; des vivres
pendant un an pour toute la famille. » Pièces à fournir : « Actes de
naissance pour tous les membres de la famille ; acte de mariage ;
certificat de bonnes vie et mœurs ; certificat de profession agricole ;
certificat d’aptitude physique, délivré par le médecin. » Précision : « Les
familles les plus nombreuses seront préférées, quand elles posséderont
des enfants en état de travailler. »
En réalité, les promesses d’« avantages » se concrétisaient rarement et
les « cultivateurs » remplissaient les cimetières. Le manque d’hygiène, la
nourriture insuffisante, les travaux harassants, les étés brûlants, les
accidents, les épidémies, l’absence de soins, les serpents, les insectes et
les bandes armées arabes taillaient sans pitié dans cette population de
réprouvés. En 1851, près de la moitié des premiers « colons » étaient
morts ou avaient abandonné. De nouveaux flots de pauvres bougres les
avaient remplacés, perpétuant le rêve fou de bâtir un monde plus vivable
et plus juste, auquel ils allaient lentement donner forme.
Mondovi, village natal d’Albert Camus, était un autre de ces centres de
colonisation fondés en 1848. Née quant à elle dans une famille
bourgeoise d’Alger, Marie Cardinal rendra hommage à ces « premiers
colons » qui « s’étaient donné du mal » pour rendre la terre
« cultivable » : « Ils avaient asséché les marécages qui grouillaient de
vipères et de moustiques à paludisme. Ils avaient drainé l’eau salée qui
imbibait les plaines côtières. Ils avaient ensuite dessalé ces plaines pour
les rendre fertiles. Ils s’étaient crevés à la peine sous le soleil. Les fièvres
et la fatigue les avaient fait mourir comme meurent les pionniers de
1
légende, dans la maison qu’ils avaient construite de leurs mains … »
En 1862, les surfaces cultivées autour d’Assi Ben Okba avaient
augmenté de moitié et, en 1878, le village comptait 72 maisons et
320 habitants.
Le premier Bonhomme à y avoir posé ses valises est l’arrière-grandpère
de Roger. « Paysan de Gaillac, dans le Tarn, il était un peu
révolutionnaire et certainement très pauvre. » La mère de Roger, Adeline
Lambreghts, avait des origines belges et italiennes. « Ses aïeux, non plus,
ne roulaient pas sur l’or. » Les uns et les autres avaient cru aux promesses
nord-africaines. « Une maladie grave, ainsi parlait les médecins de
l’époque », emporta Adeline Lambreghts en 1947. Elle avait trente ans.
Ses deux fils, Roger, né le 25 avril 1932, et Paul, né le 17 mai 1935,
n’avaient plus que leur père, lui aussi souffrant d’une « maladie grave ».
L’aîné, Roger, dut nourrir la famille et, bien qu’élève studieux,
abandonner les salles de classe du collège Ardaillon, à Oran pour les six
hectares de vigne et les sept hectares de céréales dont son père, trop
faible, ne pouvait plus s’occuper. « Nous étions un peu largués. Certes,
mon père avait dix frères et sœurs. Mais chacun devait affronter ses
propres problèmes qui l’empêchaient de se charger des nôtres. »
Paul a vingt ans et travaille dans une menuiserie quand un de ses
copains lui annonce fièrement qu’il s’enrôle dans les chasseurs alpins
« pour faire du ski ». Pourquoi Paul ne le suivrait-il pas ? Il accepte. Le
15 juin 1955, il signe un « engagement volontaire provisoire » de deux
ans. Le 28, il débarque à Marseille et, le 12 août, il franchit, près
e
d’Annecy, le portail du 27 BCA, qui a pour double devise « Vivre libre
ou mourir » et « Toujours à l’affût ». La rébellion se développant en
e
e
Kabylie, les chasseurs alpins du 27 BCA, rattachés à la 27 division
d’infanterie alpine, se déploient dans cette montagne escarpée et sauvage
au climat rigoureux. Pendant des mois, Paul va quadriller le secteur
d’Azazga. « Dans ses lettres, Paul nous racontait que les gars de son unité
avaient pour mission d’assainir une zone au relief tourmenté, que ce
n’était pas une promenade d’agrément, qu’ils se déplaçaient
généralement à pied, qu’ils débusquaient les fellaghas jusque dans les
coins les plus difficiles d’accès, que des morts et des blessés tombaient
des deux côtés. »
Le 28 août 1957, arrivant au terme de son contrat sous l’uniforme, le
caporal-chef Paul Bonhomme doit passer une visite médicale de routine
avant que l’armée ne le rende à la vie civile. Plusieurs de ses camarades,
dans son cas, ont également à subir des examens. Tous empruntent un
convoi qui, constitué de deux camions GMC et d’un half-track blindé
semi-chenillé et équipé d’une mitrailleuse, les conduit à Ifigha, au PC du
e
bataillon. Au total : vingt-neuf hommes. Des soldats de la 4 compagnie
assurent l’escorte.
Le 30 août, les différentes formalités remplies, le convoi quitte Ifigha
vers 16 heures. Il remonte vers Bouzeguen et Haoura, où sont cantonnés
les militaires libérables. Aux environs de 17 h 30, le convoi, après une
halte à Bouzeguen, s’engage sur une piste étroite, réputée dangereuse,
bordée de murets de pierre. Le sergent-chef qui le commande néglige une
mesure de sécurité : ordonner une inspection des abords de la piste afin
de s’assurer qu’aucune embuscade ne s’y prépare. Quant à l’avion de
reconnaissance censé leur ouvrir la voie, il fait demi-tour et rentre à sa
base. Le convoi progresse dans l’inconnu. Soudain, entre le lieu-dit « le
Carrefour des généraux » et le village d’Aït Ferrach, des grenades
explosent, des rafales de mitraillettes crépitent. Disposés sur environ
200 mètres, entre soixante et cent fellaghas se lancent à l’assaut des
véhicules, surprenant leurs occupants. Seuls, les chasseurs du half-track,
en tête du convoi, parviennent à riposter. Ceux des deux camions GMC,
que les premiers tirs ont miraculeusement épargnés, se jettent dans les
fossés. Prévenus par radio, Bouzeguen dépêche des renforts. Mais le
radio est mortellement touché. Impossible de signaler la position des
assaillants à l’artillerie. Dans la confusion, le combat est acharné. Quand
les fellaghas se retirent, ils laissent derrière eux le plus lourd bilan
e
enregistré, en une seule opération, par le 27 BCA durant ses sept années
2
de présence en Algérie : cinq tués, deux sergents et trois chasseurs, onze
blessés, dont la plupart réussissent à gagner Haoura, d’où ils sont évacués
par hélicoptère vers l’hôpital de Tizi Ouzou… et un disparu : le caporalchef
Paul Bonhomme.
Immédiatement, des patrouilles partent dans toutes les directions.
Fouilles systématiques du terrain, broussailles, fonds de crevasses,
grottes… Enquêtes dans les villages avoisinants. Aucune trace du
caporal-chef Paul Bonhomme et de ses ravisseurs. Les recherches
reprennent les jours suivants. Rien.
Après le télégramme de l’armée et la lettre du chef de bataillon Pascal,
Roger Bonhomme et son père guettent un signe. Attente insupportable.
Enfin, un courrier, tapé à la machine, non signé et posté à Tizi Ozou le
17 septembre, arrive à la compagnie. Son destinataire : le lieutenant qui
la commande. Le caporal-chef Paul Bonhomme, vraisemblablement sous
la dictée des fellaghas, y développe la propagande du FLN. Un autre
« texte » à la gloire des rebelles, de leur courage et de leur cause juste
parvient à un sergent. Pour l’instant, personne ne doute des « sentiments
nationaux » du jeune soldat. Même la lettre manuscrite reçue par son père
et son frère et datée du 25 septembre n’entache pas cette certitude. Les
geôliers ont dû en surveiller chaque ligne attentivement :
« Cher papa,
Il vous sera surprenant de lire une lettre que je vous écris du maquis. Ne
vous inquiétez pas, je suis sain et sauf d’abord.
Je voudrais bien vous raconter, comme je devine vos désirs et vos pensées,
comment s’est passée ma mésaventure…
De retour d’une opération, notre section fut attaquée en cours de route,
précisément avant d’arriver au camp, par un fort contingent de l’Armée de
libération algérienne (ALN). Les premières rafales d’armes automatiques
(ils disposent de plus de trois FM et de plusieurs armes semi-automatiques)
furent très meurtrières. La puissance de feu dont ils disposaient avait
interdit toute riposte de notre part. Plusieurs soldats furent atteints. Certains
moururent sur le coup. D’autres furent grièvement blessés. Les survivants
fuyaient sans pouvoir opposer la moindre résistance. Tapi à l’intérieur de
mon camion, j’assistais à la fusillade, impuissant, interdit. Soudain, les
hommes de l’Armée algérienne firent assaut et dans un laps de temps très
court, je me retrouvais prisonnier.
Les maquisards m’intiment l’ordre de les suivre. Je n’avais pas cru mes
oreilles parce que je croyais être abattu sur-le-champ. Nos officiers nous
l’avaient maintes fois affirmé. Eh bien, c’est faux… Je ne fus pas abattu. Au
contraire, les hommes de l’Armée algérienne m’invitèrent dans un français
correct à les accompagner pour être présenté à leur chef. L’accrochage
terminé, ordre est donné de prendre une direction que je ne connaissais pas.
Entre-temps, j’avais constaté que plusieurs maquisards portaient deux
armes chacun et j’ai pu déduire que c’était des armes récupérées.
Au bout d’une heure de marche, nous nous arrêtâmes dans une maison de
campagne. J’ai appris qu’un chef important a recommandé à l’aspirant-chef
de la compagnie de l’Armée algérienne de bien me traiter, de me donner
vivres et couverts et surtout de ne pas me maltraiter. Il a même promis de
me rendre la liberté sachant que j’allais être libéré le 6. À partir de ce
moment, je ne fus nullement inquiété. Je manque cependant de cigarettes,
les maquisards ne fument pas. Ils observent et respectent strictement les
consignes de leurs chefs. Vraiment ce sont des chics types. Ils parlent
presque tous le français et se réfèrent dans leur conversation avec moi aux
traditions révolutionnaires du peuple de France. Je suis très étonné par leur
conduite. Ni injures, ni propos déplacés. Ils s’aiment fraternellement.
Ce n’est pas comme dans notre armée, on ne parle jamais de réjouissances
mondaines. J’ai l’impression que ce ne sont pas des hommes, mais des
anges. Ils m’ont entretenu de leurs aspirations qui me paraissent toutes
légitimes. Leur meilleur vœu est d’aller défiler à Alger ou occuper une
place au paradis. Franchement, je ne croyais pas que ceux que nos organes
de presse appellent “rebelles” sont des hommes comme nous, qu’ils
méritent respect et considération. La propagande a laissé les véritables
données de la guerre. De cette sale guerre on nous a dit qu’ils sont une
dizaine. En réalité, nous avons devant nous une armée organisée par
sections, compagnies, bataillons. Avec des officiers et sous-officiers, un
armement moderne, ils disposent même de mortiers.
Cher papa, je suis un peu entraîné par la plume, je veux bien raconter dans
les détails tout ce que j’ai pu constater dans le maquis. Une vie fascinante,
grouille de dangers et d’espoir, mais je m’arrête pour vous dire
essentiellement que je vais très bien, ma santé est excellente, malgré les
longues marches nocturnes auxquelles je commence déjà à m’habituer. La
nourriture est très bonne et même meilleure que celle du camp. Je compte
sur la parole du chef et je ne désespère pas d’être prochainement libéré. Je
crois devoir apaiser vos craintes et dans l’espoir de vous revoir bientôt je
vous embrasse bien fort. »
D’autres lettres, que le prisonnier aurait adressées à des camarades,
déblatèrent contre l’inutilité de leurs missions épuisantes et dangereuses,
contre leur caractère odieux, contre la cruelle oppression que subit le
vaillant peuple algérien épris de liberté mais réduit en esclavage par le
méchant colon raciste. Le caporal-chef Paul Bonhomme semble
instrumentalisé au service d’une technique caricaturale de guerre
psychologique appliquée pour briser le moral de ses compagnons
d’armes.
Parallèlement, des rebelles capturés livrent quelques informations. Le
23 septembre, l’un d’eux se montre très bavard : le Français serait aux
mains du commando de la région 2, zone III, wilaya 4. Le mois suivant,
un autre déclare l’avoir récemment croisé dans un campement.
Le 9 novembre, un homme, qui, kidnappé par des fellaghas, se serait
s’évadé du camp où il aurait été retenu une quinzaine de jours, déclare y
avoir rencontré un soldat français, prénommé Paul, fils d’un pied-noir de
l’Oranie. Il reconnaît le fils Bonhomme sur des photos. Pendant le mois
qui a suivi son enlèvement, Paul aurait été maintenu dans un trou étroit
creusé dans le sol. « Interdiction d’en sortir pour ses besoins. Ses
gardiens lui jetaient à manger comme à un chien. Dans un état pitoyable,
au milieu de ses excréments, il était enflé de partout. La faim avait
couvert son corps d’œdèmes. Quand il a pu s’extraire de son trou, il n’a
pas été autorisé à laver son treillis. Attaché, sauf pour manger, il tenait
tête à ses gardiens, attitude qui lui valait des brimades. »
Toutefois, le témoignage d’un fellagha contredit la thèse du prisonnier
au patriotisme intraitable, tandis qu’une enquête de gendarmerie
relèverait sa présence au sein d’une bande de fellaghas. Par ailleurs, deux
documents, saisis fin novembre, une lettre à ses « chers copains » et un
« Appel aux soldats français » les poussant à la désertion, noircissent son
dossier. Le 28 décembre, le général qui commande le corps d’armée
d’Alger ordonne d’arrêter le caporal-chef Paul Bonhomme et de le
traduire devant le Tribunal permanent des forces armées pour « atteinte à
la sûreté extérieure de l’État ».
Un cataclysme pour Roger Bonhomme et son père. « Quand les
gendarmes de Saint-Cloud-Oran ont demandé au maire d’Assi Ben Okba,
M. Courtois, de les accompagner chez nous afin de remettre à mon père
un mandat d’arrêt pour désertion frappant son fils, il a éclaté en sanglots.
Et a refusé. Il connaissait la droiture de Paul. Il jugeait insultante une
telle accusation. Il a conseillé aux pandores de se tourner vers mon
cousin Louis, qui était l’un de ses adjoints. Lui aussi les a éconduits, tout
en les prévenant. Si mon père, ulcéré par le mandat d’arrêt, entrait dans la
maison, qu’ils prennent garde, ce serait pour décrocher son fusil. Il ne
pouvait admettre que l’on suspecte ainsi son fils. Il leur tirerait dessus.
Qu’ils ne s’attardent pas et rebroussent chemin rapidement. Comme
prévu, mon père, sans un mot, est entré dans la maison pour décrocher
son fusil. Quand il est ressorti, les gendarmes avaient filé. »
Début 1958, Félix Bonhomme reçoit une note laconique datée du
13 février et signée du capitaine commandant la compagnie
o
administrative régionale n 101 du corps d’armée d’Alger :
« Comme suite à votre lettre du 4 février, j’ai l’honneur de vous
faire savoir que le caporal-chef Bonhomme Félix [erreur sur le
o
prénom], figure sur les contrôles de la CAR n 101 en position
d’absence. Aucun autre renseignement n’est en ma possession. »
Félix Bonhomme n’aura plus jamais de nouvelles de son fils. Ses
lettres se heurteront à l’inertie des administrations.
En mai 1961, il mourra de chagrin, piétiné par la marche de l’Histoire
dans laquelle le général de Gaulle entraîne la France. Il sera enterré au
cimetière d’Assi Ben Okba.
Roger prendra le relais de son père. À son tour, il se heurte à
l’indolence de ses correspondants. « Les autorités françaises n’ont pas
fait grand-chose pour retrouver Paul. Les réponses des ministères à mes
demandes répétaient toutes, évasives : “On est en train de chercher.” Ce
qui ne signifiait rien, car ils ne me donnaient aucun élément tangible. On
m’éconduisait poliment. »
En 1959, Roger a épousé Nicolle Maddalena, une pied-noir, institutrice
à Oran. Originaires d’Ischia, île italienne en face de Capri, ses grandsparents
s’étaient installés à Guyotville, près Alger vers 1900. En 1958, à
Alger, un terroriste avait exécuté un de ses oncles d’une balle dans la
nuque, alors qu’il s’apprêtait à monter dans sa 4CV. Le couple aura un
fils et une fille, cinq petits-enfants et deux arrière-petits-enfants.
S’étant engagé dans l’armée de l’air après son service militaire sur
l’aéroport de La Sénia, à Oran, Roger est affecté, en février 1962, sur la
base d’Aix-en-Provence : contrôleur aérien. En 1971, ayant atteint le
grade d’adjudant-chef, il quittera l’armée pour un emploi dans la banque,
avant de rejoindre – Roger est ancien champion d’Algérie de pentathlon
militaire – la direction du service des sports de la mairie d’Aix-en-
Provence.
Longtemps, il ignorera si son frère est mort ou déserteur et vivant. Il
l’attendra. « Durant plusieurs décennies, alors que je n’habitais plus à
Assi Ben Okba, mais en métropole, je me suis levé, la nuit, croyant
l’entendre toquer à la porte et j’imaginais que je lui ouvrais. Nous nous
retrouvions. »
En 2002 il apprendra qu’en l’absence de preuves formelles de
culpabilité et devant les attestations de bonne conduite, le caporal-chef
Paul Bonhomme a bénéficié d’un non-lieu, en 1958. Autrement dit, il
n’avait jamais porté « atteinte à la sûreté extérieure de l’État ».
Roger découvrira également qu’en mars 1962, une enquête de la
Croix-Rouge internationale sur les soldats français faits prisonniers par
les rebelles, dont le caporal-chef Paul Bonhomme, n’a donné aucun
résultat. Pourtant, l’article 11 des accords d’Évian, signés le 18 mars,
prévoyait :
« Tous les prisonniers faits au combat, détenus par chacune des
parties au moment de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, seront
libérés ; ils seront remis dans les 20 jours à dater du cessez-le-feu
aux autorités désignées à cet effet. »
Autre information : le 18 octobre 1963, le tribunal de grande instance
de la Seine a déclaré Paul Bonhomme décédé le 30 août 1957 à Aït
Ferrach. Banale procédure administrative destinée aux familles de
disparus.
En mars 2009, le bureau central d’archives administratives militaires
transmettra à Roger plusieurs copies de documents : un extrait des états
de services de son frère ; l’attestation par laquelle le ministre des Armées,
le 10 décembre 1964, lui a décerné la mention « Mort pour la France » ;
et une citation à l’ordre de l’armée comportant l’attribution de la Croix
de la valeur militaire avec palme :
« Gradé énergique, discipliné, travailleur et dévoué. A participé
comme volontaire en 1956-1957 à de nombreuses opérations de
sécurité et de maintien de l’ordre en Grande-Kabylie. A trouvé la
mort dans la nuit du 29 au 30 août 1957, au cours d’un violent
accrochage contre une forte bande rebelle, à proximité du village
d’Aït Ferrach (secteur Michelet). »
Maintenant, Roger Bonhomme sait que son frère est mort. La nuit, il
ne l’entend plus frapper à la porte de l’appartement. « Depuis le 30 août
1957, j’étais dans le flou. » Le nom de Paul Bonhomme figure sur une
colonne du Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du
Maroc et de la Tunisie, quai Branly, à Paris. Il a aussi été gravé, à
Perpignan, sur le Mur des disparus.
Une interrogation dévore cependant Roger Bonhomme : « J’aimerais
tant savoir où se trouve la dépouille de Paul. Il n’a pas de tombe. On n’a
même pas pu récupérer ses affaires personnelles. » Sa femme confie :
« Ce que mon mari a enduré pendant toutes ces années, ces incertitudes,
ces angoisses qui le minaient, est inhumain. »
1. Marie Cardinal, Les Mots pour le dire, Grasset, 1975.
2. Claude Grandjacques, Des Miades aux djebels. Notre guerre d’Algérie. Alain, André, Bernard et
Claude, 1956-1962, édité par l’association Miages-djebels, 2006.
Joseph Laplume
Disparu dans la nuit du 9 au 10 avril 1958 à l’âge de 47 ans
La création du Kouif, village du Constantinois, à deux pas de la
frontière tunisienne, est liée à l’exploitation du phosphate à partir de
1893. Après son extraction, le minerai était trié, séché, traité et
conditionné sur place. Ensuite, un train à vapeur le transportait jusqu’au
port de Bône. 260 kilomètres scindés en deux tronçons : Kouif-Souk
Ahras, puis Souk Ahras-Bône. Les lignes seront électrifiées entre 1932 et
1951. Le 20 juillet 1912, Le Journal des finances consacrait un article à
la Société générale de mines d’Algérie-Tunisie, familièrement appelée
« L’Omnium d’Algérie et de Tunisie » : « L’Omnium vient de constituer
une filiale, la Compagnie de phosphates de Constantine, qui pourrait
réaliser assez rapidement des bénéfices nets intéressants. Parce qu’elle va
exploiter d’une façon intensive un domaine riche, le gisement du Kouif,
acheté à la Constantine Phosphate Company Limited. »
1
En 1935, dans L’Algérie, fille de la France , André Foucault,
prolifique auteur de récits de voyages, s’émerveillait devant « le centre
minier le plus remarquable d’Algérie » :
« Rien n’était là au début du siècle, qu’un plateau balayé aussi
bien par les vents du nord que par le sirocco, désolé tour à tour par
la neige ou la sécheresse, et le visiteur se trouve projeté dans un
ensemble où l’architecture moderne rivalise avec la restitution
africaine […]. Sur ces hauteurs chauves, tantôt desséchées, tantôt
tapissées de boue neigeuse, un village est né qui n’appartient ni à
l’État, ni à la Colonie. Il appartient à la mine. C’est une propriété
privée où les services publics : postes, écoles, etc., fonctionnent non
par droit régalien, mais par accord avec les concessionnaires
miniers qui sont en même temps propriétaires de tous les bâtiments
du village. Les marchés et marchands en boutique ne peuvent de
même se tenir ou pratiquer le commerce qu’avec l’approbation de la
mine […]. La rationalisation a été poussée à l’extrême. Elle en
impose moins que l’élégance des bâtiments, même d’utilité.
Hommes d’avant-garde, les animateurs du Kouif ont donné corps à
e
la philosophie esthétique qui enseigne que le style du XX siècle n’est
qu’une adaptation aux idées de production, de vitesse, de
coordination qui commandent l’époque, et que le machinisme sert
l’intelligence et l’art sous tous les climats […]. Comme tous les
grands colons d’Algérie, Le Kouif a planté des arbres sans
considérer la dépense. Pour entretenir l’humidité nécessaire à
chaque arbre, il faut, en effet, faire monter l’eau à grands frais d’une
source de la vallée. Mais, du moins, par eux, la vie a pris quelque
poésie sur ces tremplins de désolation. Chaque bâtiment d’intérêt
général vise de même à améliorer le site, à faire oublier l’isolement
du village, à lui donner une personnalité qui réjouisse l’ingénieur ou
l’ouvrier. La villa du directeur, les chalets des chefs de service, le
cercle-hôtel, le théâtre où fonctionne le cinéma parlant, le café
maure, avec hammam réservé aux indigènes, défient la monotonie
par leur plantation, leur coupe, leur décoration, et font voisiner sans
heurt l’inspiration européenne et l’africaine. Le magasin
d’approvisionnement, aussi vaste qu’une grande épicerie parisienne,
l’infirmerie-hôpital, avec matériel de radiologie, la bibliothèque,
complètent un ensemble dont le bijou est une chapelle due à la
collaboration d’artistes angevins […]. »
Depuis 1930, Joseph Laplume était surveillant à l’usine de traitement,
construite au sud du village, à 300 mètres des dernières maisons. Né le
26 août 1912, à 30 kilomètres du Kouif, à Tebessa, antique Théveste
romaine où se dressaient des vestiges datant de 214 avant J.-C., il avait
des racines auvergnates par ses grands-parents paternels et siciliennes par
ses grands-parents maternels. Son grand-père avait été ouvrier, son père,
Octave Laplume, garde forestier dans les Aurès. En 1935, Joseph
Laplume avait épousé Lisiane Theller, aux origines gardoises et
alsaciennes, vendeuse dans une pâtisserie de Batna. À proximité de la
cité, le mausolée de Medghassen, le plus ancien monument numide
d’Algérie, datait de 300 avant J.-C. Le père de Lisiane Theller était
dessinateur industriel à la chefferie du génie de la ville.
Le jeune couple s’était installé au Kouif où, le 15 octobre 1940,
Lisiane a accouché d’une fille, Josiane, qui se souvient : « Nous habitions
une des maisons de mineurs, semblables à celles des corons du Nord en
métropole, impeccablement alignées le long d’une rue. » Josiane avait un
frère de quatre ans son aîné, Louis. Une sœur, Annie, naîtra en 1947 et un
petit frère, Gilbert, en 1954.
Le phosphate régit toute l’activité du Kouif, garantissant, par son
omniprésence économique, la sérénité entre les communautés. « À
1 000 mètres d’altitude, le climat était rude. Très froid en hiver, très
chaud en été. Mais nous vivions en harmonie. Européens, Arabes, tout le
monde se connaissait. Les hommes travaillaient à la mine ou à l’usine de
traitement. Je n’ai de cette époque que de bons souvenirs. Les enfants,
nous allions à l’école ensemble. Cependant, après le certificat d’études
primaires, nos copines arabes ne sortaient plus jouer avec nous. Leurs
parents les cloîtraient dans les maisons en attendant de les marier. On
avait mal au cœur de ne plus les voir. C’était ainsi. On respectait leurs
traditions. »
Les attentats de la Toussaint Rouge, en 1954, provoquent un début de
rupture. Josiane a quatorze ans : « Les rapports entre pieds-noirs et
Arabes ont commencé à se détériorer. La méfiance. »
L’année suivante, les émeutes sanglantes du Constantinois les
éloignent davantage les uns des autres. « Le soupçon a infecté le village.
Nous ignorions si tel ou tel habitant que nous côtoyions pouvait ou non
s’avérer hostile. Les enfants d’Européens ne voulaient plus aller à
l’école. Et la situation n’a fait qu’empirer. Pratiquement tous les soirs, on
subissait des attaques. Depuis la Tunisie, les types du FLN nous
envoyaient des obus de mortier. On se glissait sous les lits ou on se
blottissait dans un placard et on attendait la fin des tirs. Certes, des
militaires français stationnaient dans le village. Mais ils avaient
interdiction de riposter. Risque d’incident diplomatique avec le
gouvernement tunisien qui aurait immédiatement dénoncé une violation
de son territoire. On craignait également que des fellaghas ne s’infiltrent
dans le village, entrent chez nous et nous égorgent. On guettait le
moindre bruit. À la tombée de la nuit, on se barricadait dans la maison. »
9 avril 1958. En début de soirée, Joseph Laplume, d’équipe de nuit, se
rend à son travail. Vêtu d’un pantalon gris, d’un chandail kaki et d’une
veste bleue. Chaussé d’une paire de savates en caoutchouc noir et coiffé
d’un béret basque. Au poignet, une montre-bracelet, sans grande valeur.
Il ne semble pas plus soucieux que d’habitude.
Le lendemain matin, à 6 h 45, Lisiane Theller entend frapper. Elle se
lève et retire la grosse barre de fer, « bricolée par mon père », qui bloque
la porte, raconte leur fille Josiane. C’est monsieur Raynaud, le directeur
de la mine. Il lui annonce que son mari a été enlevé. Abasourdie, laissant
le porteur de mauvaise nouvelle sur le pas de la porte, elle va tout de
suite réveiller Josiane. Et, en état de choc, file dans sa chambre s’asseoir,
silencieuse, sur le bord de son lit. « Moi, je n’ai pas pu retenir mes
larmes. J’avais la rage au cœur. J’étais désespérée. Nous n’étions pas
riches. Mon père se contentait de son salaire d’ouvrier. Mes parents
connaissaient les fins de mois difficiles. Dans l’hypothèse où les
ravisseurs auraient eu pour but le versement d’une rançon, ils auraient
commis une erreur. Nous n’aurions jamais pu payer. En fait, dans leur
esprit, nous incarnions une faute : être français. Nous devions l’expier.
Une tornade s’est abattue sur nous. Mon petit frère, Gilbert, n’avait que
quatre ans. Longtemps, avant de s’endormir, il allait réclamer son papa.
Ma sœur, Annie, onze ans, allait attraper une jaunisse. »
Le 14 avril, dans leur rapport, quatre gendarmes du Kouif, soulignant
que les recherches entreprises, en collaboration avec l’armée, « sont
demeurées vaines jusqu’à ce jour », citent la déposition d’un cadre de la
Compagnie des phosphates de Constantine :
« Vers minuit, l’usine s’est arrêtée. J’ai quitté mon poste et suis
allé me renseigner de la cause de cet arrêt. J’ai alors appris que
notre surveillant, Laplume Joseph, avait été enlevé par les rebelles à
l’intérieur même de l’usine […]. Je n’ai rien vu de cet enlèvement,
la poussière constante atténue considérablement la visibilité et les
machines et les fours font beaucoup de bruit. »
Les gendarmes mentionnent deux autres témoignages : deux
« journaliers » arabes enlevés avec Joseph Laplume et libérés rapidement
sur la route de Rhilane.
Le premier :
« J’étais à mon travail […]. qui consiste à surveiller les plaques
tournantes des fours, lorsque j’ai été interpellé par un individu qui
m’a ordonné “haut les mains !”. Je me suis retourné et ai aperçu 5
ou 6 hommes armés et, parmi eux, notre surveillant, Laplume
Joseph. »
Le second :
« Ces individus nous ont emmenés à travers l’usine et conduits à
l’extérieur. Je ne crois pas qu’au cours de ce trajet nous avons été
aperçus par d’autres ouvriers. À 100 mètres environ à l’extérieur,
nous avons été relâchés, tandis que Laplume était emmené. Les
rebelles ont précisé que si nous parlions ils nous tueraient. Nous
sommes revenus à l’usine par le même chemin et, malgré les
menaces, j’ai fait arrêter l’usine […]. Je n’ai reconnu personne
parmi ces hors-la-loi. »
Plus tard, une fiche du commandement supérieur des forces en Algérie
récapitulera :
« Les recherches du secteur de Tebessa, avec l’aide de chiens,
n’ont donné aucun résultat si ce n’est que effectivement le
surveillant Laplume avait été emmené vivant de l’autre côté de la
frontière. Au début de l’enlèvement le prisonnier aurait été vu une
première fois à Thala. Puis, il y a quelques mois, dans un camp à
2
Kalaat Djerda , mine qui se trouve à proximité de la frontière à
quelques kilomètres du Kouif. »
Un incident va choquer Josiane. « Régulièrement, un marchand
ambulant arabe passait à la maison. Ma mère lui achetait les bleus de
travail de mon père, parfois une couverture. Peu de temps après le 9 avril,
il est venu et m’a remis un petit papier. Des militaires, des appelés pas
très futés, qui, je suppose, surveillaient notre maison, lui sont tombés
dessus. J’ai eu beau leur répéter qu’il n’était pas un complice des
fellaghas, que je le connaissais, ils ne m’ont pas écoutée. Ils l’ont arrêté
sans ménagement. Ils croyaient avoir capturé un des auteurs de
l’enlèvement. Or, il venait simplement rendre à ma mère le papier sur
lequel elle avait griffonné la taille, du 46, de mon père. Il n’avait pas en
stock le modèle de bleu qu’elle lui avait commandé. Devant mes
protestations et celles de ma mère, les militaires ont exigé du pauvre
Arabe qu’il leur montre, preuve de son innocence, une couverture qu’il
nous avait vendue auparavant. Ma mère les a engueulés : “Allez chercher
mon mari, plutôt que d’embêter un brave homme.” Finalement, ils n’ont
pas persévéré. »
À propos de la légende du pied-noir qui refuse un verre d’eau à un
appelé métropolitain assoiffé, Josiane se souvient d’une anecdote : « Mon
frère jouait dehors. Deux ou trois bidasses, qui passaient devant la
maison, lui ont demandé du vin. Ma mère est sortie et leur a donné une
bouteille. L’ayant bue, ils sont revenus. Ma mère leur en a apporté une
autre. À la fin, ils étaient saouls, des cochons qui embêtaient tout le
quartier, provoquant un esclandre. Dans les jours qui ont suivi, l’officier
qui les commandait les a sommés de nous présenter leurs excuses. »
Sans le père, la famille Laplume doit faire face aux difficultés qui
s’accumulent. Le fils aîné, Louis, est absent. Il effectue son service
militaire dans la région d’Ouargla, aux portes du Sahara. Lourde
responsabilité pour la mère qui, secondée par sa fille, Josiane, a la charge
de deux jeunes enfants. « On nous a dit que mon père était prisonnier en
Tunisie. Or, la Compagnie des phosphates de Constantine n’avait pas
prévu ce genre de problème. D’ailleurs, l’usine, pas plus que la mine,
n’était gardée. Mon père était le premier homme kidnappé dans le secteur
du Kouif. Ma mère est restée trois mois sans salaire. Un frère de mon
père, Ernest, garde forestier comme son père, nous a accueillis chez lui,
en pleine campagne, près de Youks-les-Bains, à une quarantaine de
kilomètres du Kouif. »
Centre de peuplement fondé avec quarante-neuf colons près d’une
source thermale jadis prisée des Romains, Youks-les-Bains avait été
rattaché, en 1890, à la commune mixte de Morsott. Là encore, des
vestiges antiques rappelaient le glorieux passé du lieu avant les invasions
arabes.
Déclarée présumée veuve, la mère de Josiane touche une demi-pension
et, en 1959, elle se rapproche de sa mère à Bône. « Ma grand-mère, qui
avait quitté Batna, y louait un étroit deux pièces, 69 rue Bélisaire, cité
Auzas. Un rez-de-chaussée donnant sur une cour envahie de
bougainvilliers. Elle nous a hébergés. » Josiane trouve un emploi de
vendeuse aux Galeries de France, cours Bertagna, puis dans une boutique
de chaussures.
Elle se lie d’amitié avec une fille de voisins arabes, un peu plus jeune
qu’elle, Doulette. Un soir d’été, par les portes et les fenêtres ouvertes afin
de récupérer un peu de fraîcheur, entrent des cris et des pleurs dans les
appartements. Tous les locataires se précipitent. Doulette vient de
recevoir un coup de marteau de sa mère en furie. « Amoureuse d’un
garçon de son âge, elle m’avait confié en larmes qu’elle refusait
d’épouser l’homme avec qui ses parents avaient négocié un mariage. Il
était très laid et beaucoup plus âgé qu’elle. Finalement, elle a cédé. Sa
petite sœur, Bela, déterminée, bougonnait : “Moi, on ne me fera pas ça.”
A-t-elle pu résister à la coutume ? J’en doute. »
L’appartement de la rue Bélisaire s’avère trop étroit pour cinq
personnes. Les Laplume dégotent un trois pièces, 2, place Maria-Fabre,
au deuxième étage. « Il s’agissait d’un meublé, mais nous n’avions pas le
choix. Nous avions tout laissé au Kouif et nos moyens ne nous auraient
pas permis de racheter du mobilier et de la vaisselle. »
Le quartier se vide de ses Européens. « Dans l’immeuble, nous étions
les seuls pieds-noirs. Nous avions très peur d’être égorgés. Le soir, on
poussait les meubles contre la porte d’entrée. En fait, nous étions
constamment sur le qui-vive. Quand, le matin, je partais au travail,
quand, le soir, je rentrais, je marchais la peur au ventre. Je me retournais
toutes les cinq minutes. Au cinéma, après la séance, j’attendais qu’il n’y
ait pratiquement plus personne sur le trottoir, devant la salle, pour me
lever de mon siège. Afin d’augmenter la quantité de leurs victimes, les
terroristes ciblaient de préférence les attroupements. Un jour, en 1960, où
j’étais allée danser, contre l’avis de maman, une grenade a rebondi sur la
piste. Elle n’a pas explosé. J’ai eu de la veine. »
31 juillet 1962. Ayant perdu tout espoir que, conformément aux
accords d’Évian, le FLN libérerait ses prisonniers, Josiane, sa mère, sa
sœur et son petit frère n’ont plus d’avenir en Algérie. Ils ont obtenu
quatre places sur un bateau qui lève l’ancre pour la métropole. « La mort
dans l’âme, nous abdiquions. Nos démarches n’avaient débouché que sur
des ronciers d’incompréhension. Les autorités françaises ne nous avaient
octroyé que de vagues réponses ou des renseignements sans
consistance. »
La veille du départ des Laplume, une Arabe s’est invitée au deuxième
étage du 2, place Maria-Fabre. Conquérante, elle voulait leur
appartement. « Nous lui avons dit de revenir le lendemain, que la porte
serait grande ouverte. J’ai passé ma nuit à tout casser, à éventrer les
matelas et les fauteuils, à déchirer les draps et les rideaux. »
Pour la traversée, Josiane a sacrifié une de ses valises, qu’elle a
remplacée par un panier en osier dans lequel elle emporte les deux chats
de la famille, Nina et Bibi. « Hélas ! J’ai dû abandonner mon chien, le
fidèle Youki. Il voulait nous suivre. Je lui ai lancé des cailloux pour l’en
empêcher. La scène me hante encore. Je l’ai livré à la violence
vengeresse de la populace. Sachant qu’il appartenait à des pieds-noirs,
que ne lui ont-ils pas fait subir ! »
À Marseille, les Laplume dérangent. Heureusement, Louis les attend
sur le port. Libéré de ses obligations militaires, il s’est marié à une
Auvergnate et s’est installé garagiste à Chabreloche, un village près de
Thiers, dans le Puy-de-Dôme. « Sans son hospitalité, nous aurions
échoué dans le coin d’un quai, comme beaucoup de gens autour de nous.
Dénués de commisération, mairie et Croix-Rouge les incitaient à monter
vers le nord. On leur disait que plus ils s’éloigneraient de Marseille, plus
ils auraient droit à quelque chose. »
Au bout de plusieurs mois à Chabreloche, où l’emploi est rare, Josiane
et les siens optent pour Lyon qui leur réserve une surprise désagréable : le
centre d’hébergement des rapatriés est insalubre. « On dormait sur des
matelas posés à même le sol. Pire : alors que l’hiver 1962 fut
exceptionnellement froid, la température, à – 18 °C, atteignant des
records, le chauffage était défaillant et nous n’avions pas d’eau chaude
pour la toilette. »
e
Une chambre dans un modeste hôtel du VI arrondissement, rue
Cuvier, leur procure le confort minimum : l’eau chaude. « On s’en est
contenté. On ne mangeait qu’une fois par jour, un sandwich, pour
pouvoir la payer. » Le salaire de Josiane, ouvrière dans une usine de
sous-vêtements du quartier, leur maintient la tête hors de l’eau. Elle fait
aussi la connaissance d’un ouvrier-charcutier de Dijon, Jean-Paul
Theuriet, en stage de traiteur à Lyon. « Après son service militaire chez
e
les parachutistes du 11 Choc, il aurait dû partir en Algérie. La tentative
de putsch d’avril 1961 l’avait bloqué en France. Contrairement à
beaucoup de métropolitains, devant lesquels nous n’osions pas dire d’où
nous venions, de crainte de nous attirer des réflexions fielleuses, il
comprenait la souffrance des pieds-noirs. »
Josiane Laplume et Jean-Paul Theuriet se marient en 1965. Ils se fixent
à Dijon, où, dans sa recherche d’un emploi, Josiane se heurte à
l’animosité envers les pieds-noirs. Elle se sent obligée de camoufler son
accent « comme une tare ». Le patron d’un grand magasin, où elle a
déposé sa candidature à un emploi de vendeuse, se distingue par son
degré de sadisme. Il lui demande de lui fournir des attestations de ses
précédents employeurs à Bône. Évidemment, elle ne les a pas. Narquois,
il lui intime de retourner les chercher. En décembre 1966, Josiane et
Jean-Paul reprennent une charcuterie, rue Monge à Dijon, qu’ils tiendront
pendant quarante ans. Ils auront deux filles, Anne-Lyse et Magali, et
deux petites-filles, Louise et Gabrielle.
Le 12 janvier 1968, le tribunal de grande instance de la Seine déclarera
le père de Josiane décédé. Et le 20 décembre, le ministre français des
Affaires étrangères indiquera dans un courrier au consul de France à
Annaba, anciennement Bône :
« J’ai l’honneur de vous faire savoir qu’il est inutile de
poursuivre vos recherches en ce qui concerne les circonstances de la
disparition de M. Joseph Laplume au Kouif (Bône) en 1958. »
Josiane ne parvient pas à pardonner à la France son indifférence : « Le
ministère des Affaires étrangères, l’ambassade, la Croix-Rouge ne se sont
pas préoccupés de nous. Maman est morte en 2009, sans savoir quel avait
été le sort de son mari. Elle est inhumée dans le cimetière de
Chabreloche, où Louis l’avait précédée sept ans auparavant. Par hasard,
j’ai appris, en 2007, que mon père avait le droit d’être reconnu Mort pour
la France. Exemple du désintérêt des pouvoirs publics à notre égard :
personne ne m’en avait informée. »
Et Josiane n’a toujours pas de réponse à cette question : « Qu’ont-ils
fait de mon père ? Un Arabe qui, autrefois, avait joué au foot avec lui,
aurait confié à Octave, un de mes oncles, que les fellaghas l’auraient
exécuté ainsi que d’autres prisonniers lors d’un accrochage avec l’armée.
Plus je vieillis, plus grandit la souffrance de ne rien savoir et de ne pas
pouvoir me recueillir sur sa tombe. »
En outre, la mélancolie la ronge : « Je n’ai pas la nostalgie de l’Algérie
française, la nostalgie de ceci ou de cela. J’ai la nostalgie de l’Algérie
tout court. Impossible de m’en guérir. Les odeurs des épices me
manquent. La musique arabe me manque, l’ambiance des petits cafés
arabes me manque. Tout cela façonnait de ma vie. Au bout de trois
générations dans un pays, vous en êtes imprégné. Lorsque j’entends
parler arabe, par exemple dans un bus, j’ai l’impression d’être là-bas,
chez moi. On me conseille de tourner la page. Je ne peux pas. Tout est
enfoui en moi. »
1. André Foucault, L’Algérie, fille de la France, Taillandier, 1935.
2. Thala et Kalaat-Djerda se trouvent en Tunisie, pays censé être neutre.
Louis Akermann et sa femme, Catherine Coll
Disparus le 12 juin 1962. Il avait 54 ans, elle, 49 ans
23 juillet 1830. Un peu plus d’un mois après le débarquement, le
14 juin, à Sidi-Ferruch, des troupes du roi Charles X, une première
colonne française passait à Boufarik, dans la plaine de la Mitidja, entre
Alger et Blida. Un lieu désolé, perdu au milieu de marais croupissants,
piqué d’un vieux puits à la margelle usée, autour duquel, chaque lundi,
des bédouins venaient planter leurs tentes et tenir un marché. Le 5 mars
1835, sur ordre du général comte Jean-Baptiste Drouet d’Erlon,
gouverneur général d’Algérie, une unité du génie y entreprit la
construction d’une redoute. Ce camp avancé destiné à protéger Alger,
distante d’une trentaine de kilomètres, pouvait recevoir 1 500 hommes et
600 chevaux.
Petits marchands, cantiniers et ouvriers suivirent l’armée. Ils
campaient, à l’extérieur de l’enceinte, dans un dédale de cabanes
insalubres faites de branchages divers et de roseaux des marais, « le
Bazar », auquel, le 27 septembre 1836, un arrêté du maréchal Bertrand
Clauzel, successeur du général comte d’Erlon au gouvernement général
d’Algérie, conféra le statut de centre de peuplement. Il découpa la
nouvelle entité territoriale en lots urbains, le village, et ruraux, les
champs.
Les fièvres, la dysenterie, les pillages, le manque d’hygiène en
décimèrent la population qui, pendant cinq ans, perdit, annuellement, le
cinquième, voire le tiers de ses habitants. En 1842, la localité était
considérée comme la plus dangereuse d’Algérie. Excédés par un taux de
mortalité record, ses habitants écrivirent au général Thomas-Robert
Bugeaud, nommé gouverneur général d’Algérie en 1941 :
« Si, cédant à nos vœux vous daigniez nous accorder les faveurs
que nous demandons, nous nous faisons forts de démontrer, avec un
an de sécurité, ce que l’on peut faire dans ce pays avec des bras et
des cœurs. »
En 1840, l’officier avait prôné la politique de la terre brûlée contre les
tribus rebelles :
« Le but n’est pas de courir après les Arabes, le but est
1
d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer . »
Bientôt, dans l’écrin de ses orangeraies, Boufarik, érigée en commune
de plein exercice le 21 novembre 1851, serait surnommée « la reine de la
Mitidja ».
En 1930, rien n’est trop beau pour louanger fièrement les bienfaits que,
depuis un siècle, la France, « maternelle et généreuse », a prodigués à
l’Algérie. Conférences, expositions, publications d’ouvrages, pièces de
théâtre, concerts, compétitions sportives, feux d’artifice, banquets,
spectaculaires défilés militaires… Les hommages pleuvent sur les
« glorieux soldats » et les « héroïques colons » qui ont apporté à ce pays
« la prospérité de la civilisation ». Le 3 mai, à Toulon, le président de la
République, Gaston Doumergue, s’embarque sur un navire de la marine
nationale. Il va « au nom de toute la France, saluer l’Algérie et s’associer
aux fêtes organisées pour célébrer l’œuvre admirable de colonisation et
2
de civilisation réalisée entre ces deux dates, 1830-1930 ».
Le 5 mai, à Boufarik, le maire, Amédée Froger, inaugure, en bordure
de la route de Blida, un « monument du génie colonisateur français ».
Amédée Froger est né en 1882, à Philippeville. En 1836, les promesses
de la lointaine contrée nord-africaine avaient séduit ses grands-parents
bretons. Toutefois, sur place, les périls qui les attendaient avaient écorné
la fresque idyllique qui les avait motivés. Opiniâtres, ils avaient retroussé
leurs manches. Dans son discours, ce grand mutilé de la guerre 14-18,
passionné de poésie, rappelle le « chaos » qu’affrontèrent les premiers
Français qui construisirent le camp d’Erlon.
1935. Sur un stand de la Foire internationale et coloniale de Marseille,
deux hommes font connaissance. De leur rencontre germe l’idée de ce
qui deviendra un fleuron de l’industrie agroalimentaire française :
l’Orangina. L’un, négociant de Boufarik, Léon Breton, commercialise des
huiles essentielles de lavande et de géranium. Il possède une orangeraie
dans la Mitidja. L’autre, médecin espagnol, Agustin Trigo Mirallès, a
inventé une boisson, la Naranjina (la « petite orange »), grâce à un
procédé permettant d’augmenter le temps de conservation du jus
d’orange. Interrompu par la guerre d’Espagne et la Seconde Guerre
mondiale, leur projet, vendre du jus d’orange à grande échelle, sera repris
en 1947 par Agustin Trigo Mirallès et le fils de Léon Breton, Jean-
Claude. Il se matérialisera, en 1951, avec la création de la société
Naranjina Nord-Afrique, qui se distinguera sur le marché des sodas par
une canette ventrue au contenu pétillant : l’Orangina. La chaîne de
fabrication de concentré sera aménagée dans une ancienne distillerie de
Boufarik. En 1953, une campagne publicitaire, signée de l’affichiste
Bernard Villemot, fera décoller les ventes. Mais en février 1961,
confrontée aux incertitudes de l’avenir, la société quittera Boufarik pour
Marseille.
À 5 kilomètres de Boufarik, les Akermann exploitent la ferme Héritier,
au lieudit « Rhylen ». 40 hectares, dont une dizaine d’orangeraies, ainsi
qu’une vigne, des vergers de pommiers, et des champs de néfliers et de
blé. Deux enfants : Daniel, né le 10 novembre 1948 à la clinique
Mustapha d’Alger, et sa sœur cadette, Hélyette, qui a vu le jour le
22 octobre 1951, également à Alger.
Après la maternelle chez les religieuses, Daniel fréquentera, à
Boufarik, l’école portant le nom d’un de ses anciens directeurs : Jean-
Louis Pagès qui, en 1884, aidé d’instituteurs et d’élèves, avait ouvert une
bibliothèque populaire gratuite. Ensuite, ses parents l’inscriront dans
l’une des trois classes qu’avait créées sur son domaine de Sainte-
Marguerite (800 hectares dans la campagne de Boufarik) une société
métropolitaine de Grasse, Chiris, spécialisée dans les matières premières
aromatiques. Enfin, Daniel passera l’année de son certificat d’études
primaires sur les bancs d’un établissement catholique, Saint-Joseph.
Agriculteur, le père, Louis Akermann, qui, dans les rangs de l’armée
d’Afrique, a en août 1944 débarqué en Provence, était né en 1908 à
Lavarande, près d’Affreville, dans le département d’Orléansville. De
même que ses parents. Ses grands-parents paternels, Lorrains, venaient
de Forbach et ses grands-parents maternels, Tarnais, de Lavitarelle, près
de Castres. Paysans les uns et les autres, ils avaient espéré trouver des
terres fertiles en Algérie. La mère, Catherine Coll, avait cinq ans de
moins que son mari. Avant leur mariage, elle habitait Rivet, une bourgade
à proximité des pistes de Maison-Blanche, l’aéroport d’Alger. Ses
grands-parents, paternels et maternels, ouvriers agricoles, avaient émigré
de Minorque. Comme beaucoup d’habitants de l’île, ils avaient fui la
misère des Baléares. Les vergers et les maraîchages arrachés aux
3
broussailles par ces Mahonnais , habitués aux exigences de l’agriculture
méditerranéenne malgré une chaleur accablante, avaient façonné, aux
portes d’Alger, « les jardins de la mer », un paysage qui allait inspirer les
peintres orientalistes.
À l’automne 1954, Daniel entend ses parents commenter, dans un
mélange d’indignation et d’inquiétude, les attentats de la Toussaint
Rouge. Notamment la rafale de mitraillette qui a froidement balayé, au
er
petit matin du 1 novembre 1954, trois passagers d’un autobus reliant
Biskra à Arris, dans les gorges de Tighanimine : un couple de jeunes
instituteurs limougeauds et un notable musulman.
L’année suivante, la tension augmente. Surtout après les émeutes du
20 août : des milliers de paysans arabes, qui, encadrés par le FLN, ont
semé la terreur dans une trentaine de villes et de villages du
Constantinois. À El Halia, village minier situé à 3 kilomètres de
Philippeville, l’abjection a dépassé le plus odieux des cauchemars.
171 hommes, femmes, enfants, égorgés, éventrés, émasculés, abattus à la
carabine. L’angoisse tenaille les paysans des fermes isolées. Incendies et
massacres obscurcissent leur environnement.
Début 1956, par souci de sécurité, les Akermann vont vivre à Rivet où,
dans sa grande maison, les héberge Antoine, dit « Tony », le frère aîné de
Catherine Coll. Daniel se rappelle son premier mort. « Je me trouvais, à
côté de mon oncle, à la porte de sa maison. Soudain, un coup de feu et, à
une cinquantaine de mètres de nous, un homme s’est effondré. » Louis
Akermann, quant à lui, refuse d’abandonner sa ferme, où logent quatre
ouvriers arabes et leurs familles. « Malgré les risques d’embuscades, il
partait, chaque matin à Rhylen et rentrait le soir. 30 kilomètres à l’aller et
au retour. Nous sommes restés six mois à Rivet. »
Le 28 décembre 1956, à 10 h 15, Amédée Froger, soixante-quatorze
ans, atteint de trois balles de 7.65 tirées par un tueur du FLN, Ali Amar,
dit « Ali la Pointe », s’écroule non loin de son domicile d’Alger, à l’angle
er
des rues Michelet et Altairac. Le 1 février 1959, un buste en bronze de
l’édile, réalisé par le sculpteur pied-noir André Greck, sera dévoilé en
4
face de la mairie de Boufarik . Lors de la cérémonie, le général Jacques
Massu saluera « le dynamique maire de Boufarik » qui « était au soir
d’une vie toute entière vouée au bien public et à l’idéal d’une Algérie
heureuse dans le sein d’une France rénovée et puissante ».
En 1957, le père de Daniel, qui ne se déplace plus sans son revolver,
construit une tour de guet au-dessus de la maison. « On y accédait
directement par la chambre de mes parents. Le soir, il grimpait au
sommet et surveillait les alentours. Souvent, je l’accompagnais. Tout en
fumant quelques cigarettes, il m’apprenait à détecter le moindre
mouvement dans l’obscurité et à distinguer, au loin, les vrais chacals des
faux, c’est-à-dire des Arabes qui imitaient les hurlements de l’animal
pour communiquer entre eux. »
Vers 22 heures, quand le père et le fils descendent de leur poste
d’observation, la famille va se coucher. « Papa avait blindé les volets en
bois à l’aide de plaques de fer. Il disait : “J’ai plus peur le jour que la
nuit.” Effectivement, dès le lever du soleil, un anodin détour de chemin,
un banal fossé ou un rang de vigne familier pouvait s’avérer mortel. »
En juillet 1958, c’est en plein après-midi, alors que Louis Akermann
discute avec un marchand venu lui acheter de la volaille, qu’un Arabe en
djellaba se dirige vers eux à travers la campagne et essaie de leur tirer
dessus. « Heureusement, son pistolet-mitrailleur s’est enrayé et il s’est
enfui. Après cet incident, mon père s’est procuré une arme plus
perfectionnée. Il s’entraînait à viser sur des boîtes de conserve. Habile, il
ratait rarement sa cible. Les fellaghas du coin étaient au courant. Ils
n’osaient pas se frotter à lui. »
Un mois auparavant, le général de Gaulle, tout juste investi à la
présidence du Conseil par l’Assemblée nationale, s’était montré prodigue
en phrases apaisantes lancées aux foules algériennes qui l’acclamaient.
Le 4 juin, à Alger : « Je vous ai compris ! » Le 6 juin, à Oran : « La
France est ici pour toujours ! » et à Mostaganem : « Vive l’Algérie
française ! »… « Mes parents l’ont cru. Mon père écoutait attentivement
les informations à la radio. Les discours de De Gaulle le rassuraient. La
fermeté de ses propos tranchait avec les tergiversations des précédents
gouvernements. Enfin, un homme politique qui redonnait aux pieds-noirs
confiance en la métropole. Il les avait persuadés qu’il allait rétablir la
paix et maintenir l’Algérie dans la France, pas qu’il ferait le contraire. »
1962. Les Européens n’ont plus leur place dans cette Algérie qu’ils ont
construite et que le FLN compte s’approprier. Enlèvements et assassinats
er
les poussent au départ. Le 1 juin, à 5 heures du matin, Daniel monte, à
Maison-Blanche, à bord d’un Breguet Deux-Ponts qui s’envole pour
Toulouse. Avec lui, dans l’appareil, sa sœur Hélyette, sa tante maternelle,
Edwige Coll, surnommée « Vigette », mariée à Charles Callegia, un
Rivéen d’origine maltaise, et leur fils Michel. Dans un autre avion, à
destination de Lyon, car « le Breguet Deux-Ponts pour Toulouse était
complet », Charles Callegia et Antoine Coll. Ce dernier, en 1959,
prévoyant une aggravation des désordres, a acheté une ferme à Saint-
Nicolas-de-la-Grave, dans le Tarn-et-Garonne. « Mon père dont j’étais
très proche et ma mère refusaient de quitter leur pays. Les fermes isolées
étaient attaquées l’une après l’autre. Sauf la nôtre. Mon père se savait
menacé. Il faisait attention à tout. »
Le 8 avril, les pieds-noirs ont été exclus du référendum. 90,7 % des
électeurs de métropole ont approuvé « le projet de loi soumis au peuple
français par le président de la République et concernant les accords à
établir et les mesures à prendre au sujet de l’Algérie sur la base des
déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ». Les parents
er
Akermann furent donc interdits d’isoloir. Le 1 juillet, les Algériens
répondront « oui » à la question : « Voulez-vous que l’Algérie devienne
un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies
par les déclarations du 19 mars 1962 ? »
Tandis que « la marche de l’Histoire » autour de laquelle le général de
Gaulle a entortillé la « grandeur de la France » poursuit sa progression
obstinée, le 12 juin 1962, un lundi, le sol se dérobe sous les pieds des
Akermann. « Comme tous les lundis, papa était allé au marché de
Boufarik. Profitant de son absence, il semble que des fellaghas aient
commencé par neutraliser les chiens qui gardaient la cour de la ferme.
Puis ils ont poussé maman, certainement sans ménagement, à l’intérieur
de la maison. À peine papa est-il rentré du marché que les fellaghas l’ont
mis en joue et maîtrisé. Après, nous ne pouvons que craindre le pire,
voire le pire du pire… »
La double tournée hebdomadaire du boulanger comprend une halte à
Rhylen les mardis et vendredis matin. Le mardi 13 juin, ne voyant
personne à la ferme des Akermann, il prévient les gendarmes.
« Ceux-ci sont d’abord allés chez un copain de papa, garagiste. On m’a
raconté l’entrevue :
— Tu as vu Louis ?
— Pas depuis hier matin.
À la réponse du garagiste, les pandores ont compris la gravité de la
situation.
— Tu ne le verras plus. Il a été enlevé.
Le copain de mon père a craqué.
— Puisque c’est ainsi, je ferme la boutique et je me casse en
métropole. Sinon, ils vont me kidnapper moi aussi.
Et il est parti. Voilà comment on a viré les pieds-noirs d’Algérie. »
Daniel se trouve alors à Saint-Nicolas-de-la-Grave avec sa sœur
Hélyette, son cousin Michel, sa tante Edwige, Charles Callegia et son
oncle Antoine. Rapidement, prévenus par les gendarmes du canton,
Antoine et Charles prennent le premier avion pour Alger.
« Ils ont enquêté dans toute la région. À droite, à gauche. Ils ont
contacté les administrations, le consulat de France. Ont interrogé les uns
et les autres. Ils ont cherché des indices à la ferme. Elle avait été pillée,
saccagée. Ils ont questionné les deux ouvriers de mon père. Ceux-ci
n’auraient rien vu, rien entendu. Mensonge. » Dans leur rapport du 7 août
1963, les délégués de la Croix-Rouge noteront que l’un d’eux, bien
qu’ayant « assisté à l’enlèvement », a prétendu « ne rien savoir » : « Cet
ouvrier ment par peur. »
Antoine et Charles apprendront que la voiture des Akermann, une
Peugeot 403 noire immatriculée 112 GW 9A, avait été aperçue dans les
rues de Boukarik. « Elle circulait en toute impunité. »
Daniel et sa sœur Hélyette sont orphelins. Leur tante Edwige et son
mari Charles les élèveront. Daniel ne saura jamais ce que ses parents ont
subi. « L’État français n’a absolument rien fait. » En 2018, un de ses
anciens camarades d’école, un Arabe immigré, est entré en contact avec
lui via Internet. Et ils ont correspondu par téléphone. « Selon lui, les
fellaghas auraient pendu mon père par les pieds, les bras attachés dans le
dos, et l’auraient égorgé comme un mouton. »
En 1981, Daniel est retourné en Algérie dans le cadre d’un voyage
organisé par une association de pieds-noirs. « À Boufarik, le maire nous a
accueillis cordialement. La ferme était à l’abandon. À Rivet, je me suis
promené dans les rues. Au cimetière, des vandales avaient ouvert la
tombe de mes grands-parents maternels. Je n’ai pas pu aller à Lavarande
me recueillir sur celle de mes grands-parents paternels. C’était trop
loin. »
Père de deux fils, Vincent, trente-six ans, et Sylvain, trente-trois ans,
Daniel habite toujours la maison de Saint-Nicolas-de-la-Grave. Mais il
souhaite la vendre et finir ses jours sur la côte méditerranéenne. « À
Fréjus, où j’ai des copains de Boufarik, ou à Saint-Cyprien où j’ai de la
famille… »
1. Le 14 avril 1844, dans Le Moniteur algérien, Bugeaud, maréchal depuis juillet 1843, menaçait les
tribus qui ne se soumettraient pas : « J’entrerai dans vos montagnes ; je brûlerai vos villages et vos
moissons ; je couperai vos arbres fruitiers… » Le 19 juin 1845, dans le massif du Dahra, un millier
de rebelles s’étaient réfugiés dans une grotte quasi imprenable. N’obtenant pas leur reddition, un de
ses officiers, le colonel Pélissier, ordonna de mettre le feu à l’entrée et d’entretenir le brasier durant la
nuit. Le lendemain, on compta plus de 700 morts. Les directives du maréchal avaient été appliquées :
« Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards. »
2. Le 10 mai 1830, à Alger, devant les 500 invités d’un banquet géant, le président Gaston
Doumergue va louer « la prospérité et la grandeur de l’Algérie unie pour toujours à la mère patrie
indivisible et républicaine ».
3. Les Mahonnais : leur nom venait de Mahon, la capitale de Minorque, où beaucoup embarquaient à
bord de balancelles pour l’Algérie. En 1834, une rue d’Alger a été baptisée rue de Mahon.
4. Le 29 mai 2008, le buste, qui avait été descellé et transporté en France chez sa fille, sera installé
dans la maison des Rapatriés, maison Maréchal-Juin, à Aix-en-Provence.
Joseph Pinto
Disparu le 5 juillet 1962 à l’âge de 58 ans
Dans la matinée du 6 juin 1958, le général de Gaulle, à Oran, avait
lancé à la foule :
« La France est ici ! Elle est ici pour toujours […]. Vive Oran,
ville que j’aime et que je salue, bonne, chère grande ville française.
Vive la République ! Vive la France ! »
L’après-midi, à 90 kilomètres de là, à Mostaganem :
« Il est parti de cette magnifique terre d’Algérie un mouvement
exemplaire de rénovation et de fraternité […]. Vive Mostaganem !
Vive l’Algérie ! Vive la République ! Vive la France !… Vive
l’Algérie française ! »
Quatre ans plus tard, à Oran, il n’y a plus de « ville que j’aime », plus
de « bonne, chère grande ville française », plus d’« Algérie Française »,
plus de « magnifique terre d’Algérie ». La France n’est plus « ici pour
toujours ». Le général de Gaulle relègue ses compatriotes de là-bas au
rang de « braillards » incapables de comprendre l’orgueilleuse vision
qu’il ambitionne pour la France dans le concert des nations ! Dans la
soirée du 18 mars 1962, se félicitant des accords d’Évian, « solution du
bon sens » qui « a fini par l’emporter sur la frénésie des uns,
l’aveuglement des autres, les agitations de beaucoup », il a tiré un trait
sur ses précédents engagements envers une population qui, en juin 1958,
l’avait acclamé. D’un geste, selon lui empreint de grandeur, il a tourné la
dernière page d’un chapitre qu’il compte léguer à la glorieuse Histoire de
son « cher et vieux pays », dans la lignée de ses illustres prédécesseurs,
Vercingétorix, le chevalier Bayard, Jeanne d’Arc, Henri IV… Il a refermé
« la boîte à chagrins » algérienne qui décidément lui causait trop de
tracas.
Qu’importe le prix en sang et en larmes. Le 5 juillet, Oran se couvrira
des hurlements d’hommes, de femmes et d’enfants égorgés, éventrés,
lynchés, enlevés. Les 18 000 hommes de l’armée française stationnés
dans le secteur ne bougeront pas, cantonnés dans leurs casernes.
Discipliné, leur chef, le général Katz, en poste depuis le 19 février 1962,
se bouchera les oreilles. Le 17 février 1989, interviewé par l’historien
Jean Monneret, il osera : « Je suis un soldat. J’avais une mission à
remplir. Je l’ai remplie, le plus humainement possible. Et ce que les gens
pouvaient penser de moi me laissait absolument indifférent […]. Des
Français d’Oran ont raconté n’importe quoi et continuent à raconter
n’importe quoi […]. Avec l’atmosphère du moment, la désespérance des
Français d’Algérie, ça peut s’expliquer, mais, que des années après, on ait
1
continué les affabulations, c’est malhonnête . »
En ce chaud été 1962, dans le centre d’Oran, les Pinto ne sortent plus
de leur appartement, 10 rue Léon-Djian. Représentant de commerce, le
père, Joseph Pinto, aux origines espagnoles, n’a quasiment plus de
revenus. Difficile de circuler et d’assurer les livraisons. Les clients ne
passent plus de commandes. Le fils aîné, Wilfrid, fait son service
militaire. Malgré son admission à la Sorbonne à Paris, l’armée lui a
refusé le sursis auquel il pensait avoir droit. Son prénom lui vient d’un
soldat américain avec qui son père s’était lié d’amitié après le
débarquement US en Afrique du Nord en novembre 1942. Les deux
autres fils, Jean-Louis et Paul, s’occupent comme ils peuvent dans
l’appartement. Quant à la fille, Viviane, dix-sept ans, elle assiste derrière
les volets fermés, au spectacle désolant de sa ville dont la radieuse
luminosité s’est ternie.
Elle est loin l’époque de son « enfance comblée, gâtée par ses parents
et ses grands-parents paternels et maternels ». La famille, « unie »,
e
habitait alors rue du Cirque, à proximité du boulevard du 2 Zouaves.
« Le bonheur… » Que n’ont brouillé ni la Toussaint Rouge en 1954, ni
les émeutes du Constantinois l’année suivante. Viviane a mesuré la
fragilité de ce paisible environnement lorsque son père a reçu un ordre de
mobilisation dans une unité de défense territoriale. Et l’insouciance de
son enfance n’a pas tardé à sombrer dans un carnage de coups de feu et
d’explosions. « L’enfer prendrait ses aises à Oran, que les pieds-noirs
commençaient à fuir. Mon père tenait bon. Il refusait de les imiter. Il était
propriétaire de son appartement. Il avait construit sa vie dans cette ville.
En 1961, par précaution, il m’a envoyée chez un de ses frères, Gaston,
installé à Paris. Je ne m’y suis pas plu. Il faisait froid, les immeubles, les
monuments, le ciel étaient gris. Mes copines, mes habitudes, le soleil,
mon Oran me manquaient. Je suis rentrée. »
Les accords d’Évian ont dynamité le dernier verrou qui garantissait
encore un semblant de sécurité. « Dès le 19 mars 1962, tout a dégénéré.
On assassinait, on enlevait les gens. Un marchand de primeurs que je
connaissais a disparu. Il était allé à la campagne s’approvisionner en
er
légumes… Les référendums du 8 avril en métropole et du 1 juillet en
Algérie ont exacerbé les crispations. Le second frère de mon père,
Edmond, qui avait repris l’affaire de vente en gros de tissus indigènes
créée par leurs parents, a baissé le rideau du magasin. Ses clients,
majoritairement arabes, ne venaient plus. Comment avons-nous pu rester
dans cette ville devenue folle ? Ce n’était plus vivable. »
Enfermés dans leur appartement, les Pinto entendent les voitures de
l’armée française et de la gendarmerie, munies de haut-parleurs, sillonner
la ville en invitant les Européens à ne plus avoir peur et à reprendre une
vie normale. Ces messages ne les rassurent pas plus que le tract qu’a
diffusé le haut-commissaire de la République en Algérie. Si « après un
délai de réflexion de trois ans », les « Français d’Algérie » ne
choisissaient pas la nation algérienne, il leur certifiait un catalogue de
promesses sur la liberté des déplacements, l’utilisation de la langue
française, l’école des enfants, l’achat ou la vente de biens… Christian
Fouchet concluait : « Tout en conservant la nationalité française vous
aurez la garantie d’un traitement privilégié. »
Les Pinto n’ont pas confiance. Pourtant, ce matin du 5 juillet, vers
10 h 30, alors que des flots de manifestants surexcités convergent vers le
centre-ville, Viviane décide d’accompagner son fiancé, Charles-Henri
Ezagouri, qui a maintenu un rendez-vous professionnel dans le quartier
Gambetta. Sa mère, Perla, tente de l’en dissuader. Elle crie de la fenêtre :
« Reste ici, c’est trop dangereux ! » Elle ne l’écoute pas et monte dans la
voiture de Charles-Henri, qui démarre. Ils ne roulent pas longtemps.
Boulevard Clemenceau, impossible d’avancer. Une foule compacte et
hurlante les bloque. Difficilement, Charles-Henri réussit un demi-tour…
Il progresse lentement. Place d’Armes, rue de la Révolution… Soudain,
des coups de feu. L’agressivité de la foule augmente. Des manifestants en
furie regroupent contre un mur les Européens qu’ils interceptent. Trois
individus en civil arrêtent le couple, inspectent la voiture. « Ils se sont
montrés corrects. Cependant, autour de nous, des femmes poussant des
youyous hystériques et des hommes, armés de couteaux, de fusils et de
revolvers, gueulaient à l’homme qui paraissait les commander de nous
abandonner à leur rage meurtrière. Rue Séguier, on les apercevait en train
de lyncher un Européen. Ils n’avaient pas l’intention de nous épargner.
Des femmes, les yeux exorbités, me regardaient en passant le doigt sur
leur cou. Elles éructaient : “Donne-la-nous ! Donne-la-nous !” J’étais
terrorisée. Je tremblais. L’homme m’a reconnue. Il habitait dans notre
rue. Il s’est interposé et nous a conseillé de gagner une caserne, rue du
Camp-Saint-Philippe, 300 mètres plus haut. Trop risqué. J’ai insisté pour
qu’il nous raccompagne jusque chez nous. Réticent, il a accepté. Après
plusieurs arrêts et des contrôles du véhicule nous obligeant à en
descendre, nous avons retrouvé le 10, rue Léon-Djian. Nous sommes des
rescapés. »
Plus tard, Viviane va croiser deux personnes qu’elle avait vues le long
du mur. Elles lui raconteront un miracle. L’homme qui lui a sauvé la vie
ainsi qu’à Charles-Henri a libéré, ce matin-là, d’autres pieds-noirs. « Il a
fait preuve d’une incroyable humanité au milieu d’un déchaînement de
barbarie. »
10, rue Léon-Djian, elle retrouve sa place, derrière les volets clos.
« Les Arabes, en civil ou tenue militaire de l’ALN, pénétraient dans les
immeubles, défonçaient les portes des appartements, arrêtaient leurs
occupants et tous les Européens qui passaient dans la rue. Ils les
abattaient sur place ou les rassemblaient, les escortaient en files indiennes
et les poussaient à l’arrière de camions. Ils n’avaient qu’un objectif :
trucider du “roumi”. Des scènes inoubliables. Des éclaboussures de sang
sur les façades, des flaques rouges sur les trottoirs. Des hurlements de
haine, des cris de douleur. »
De son côté, le père de Viviane est également sorti, curieux
d’appréhender ce qui se passe. « Que lui est-il arrivé ? Mystère ! »
En fin d’après-midi, des patrouilles de l’armée française et de la
gendarmerie ramènent le calme. Mais Joseph Pinto n’est toujours pas
parmi les siens.
Pendant des jours, Viviane, sa mère, et son frère Wilfrid qui termine à
Oran son service militaire (« l’armée française l’avait consigné tandis
qu’on assassinait son père ») vont le chercher. Au consulat de France, à la
préfecture, dans les bureaux de police, les casernes, dans les hôpitaux, à
la morgue… Ceux qui les reçoivent leur débitent un chapelet de formules
mille fois ressassé : « On fait le nécessaire. On vous tiendra au courant. »
Derrière ces phrases impersonnelles, « un mur de mensonges censé nous
tenir à l’écart, calmer notre désarroi ». Quelqu’un indique à Viviane et
Wilfrid que des civils, dont des blessés, sont détenus au stade dans des
conditions exécrables. Accès interdit. « Un soir, un gendarme
compatissant est venu chez nous avec des photos de victimes des
massacres. Il pensait que nous pourrions éventuellement identifier mon
père. Nous les avons examinées une par une. Tous ces cadavres, ces
visages boursouflés, défigurés par les blessures, maculés de croutes
brunâtres, c’était abominable. Mon père n’était pas l’un d’eux. »
Le 8 juillet, un crépitement d’arme automatique surprend Viviane et
son frère Jean-Louis dans la rue. Paniqués, ils courent se réfugier dans
une caserne de gendarmes mobiles. À l’entrée, le planton leur barre le
passage. Il lui faut l’autorisation de son commandant. « L’officier est
venu, en personne, nous accueillir. Encore ébranlé par le 5 juillet, il nous
a confié : “Je n’oublierai jamais mon impuissance face à cette tragédie.
J’entendais les appels au secours des civils qu’on égorgeait à l’extérieur.
Ils imploraient la clémence de leurs bourreaux. J’entendais les
hurlements, les coups de feu. Je ne pouvais que me taper la tête contre les
murs. Si nous étions intervenus, nous aurions eu les moyens d’empêcher
ces atrocités.” Ses supérieurs s’y sont opposés. Un poids qui a dû peser
longtemps sur sa conscience. »
Une photo de son père à la main, Viviane va arpenter les rues d’Oran
et accoster les passants. N’auraient-ils pas rencontré récemment cet
homme ? « Je n’ai pas obtenu le moindre indice. Même les Arabes
soupiraient : “Petite madame, vous ne le retrouverez pas. Le 5 juillet, ils
les ont tous massacrés.” Nous, on ne baissait pas les bras. »
Ayant tout tenté, tout espéré, les Pinto vont se résoudre à renoncer. Le
6 août, ils embarquent, le cœur déchiré, à bord d’un bateau qu’ils
surnomment L’Exodus. « Autour de nous, beaucoup de familles de
disparus. » Visages épuisés, ravagés par les épreuves, silhouettes
secouées par des sanglots. Regards perdus. À Marseille, leur dénuement
n’émeut personne. Pire, le maire socialiste, Gaston Deferre, et les
dockers de la CGT, qui ont déployé une banderole « pieds-noirs,
retournez chez vous », les traitent d’esclavagistes tout juste capables de
donner « des coups de pied aux fesses des Arabes ». La cité phocéenne
les rejette. Sur le quai, la Croix-Rouge leur offre un rapide verre de lait,
avant que des camions militaires ne les conduisent à La Rouguière, une
cité de la périphérie aménagée en centre de transit. Le lendemain, à
6 heures du matin, des haut-parleurs crachotent : « Bâtiment C, Auxerre ;
bâtiment D, Le Mans… » « Nous étions bâtiment C, nous avons eu droit
à Auxerre, où on nous a parqués dans un gymnase, équipé de lits de
camp. »
La famille du fiancé de Viviane s’étant établie à Marseille, les Pinto y
redescendent. « Il a fallu qu’on se débrouille. Maman, qui savait coudre,
broder et jouer du piano, dégotait, çà et là, des petits travaux à réaliser et
donnait des cours de musique. Totalement démunis, on ne mangeait que
le midi, des pâtes, pas le soir. » Perla Pinto décédera en mars 1989. Elle
sera inhumée à Marseille.
Viviane Pinto et Charles-Henri Ezagouri se marient en septembre. Ils
auront deux fils, Philippe et Joël, et un petit-fils, Adam. Viviane sera
sténodactylo, aide-comptable, mécanographe, opératrice de saisie sur des
ordinateurs. Mais, les images du 5 juillet 1962 l’obséderont sans répit, lui
imposant de fréquents arrêts de travail. « Les corps gisant dans des
flaques de sang, les traînées rouges sur les trottoirs, dans les caniveaux,
les cris… Une boucherie. Un employé de Charles-Henri a vu des types
jouer au ballon avec la tête d’un homme. Je suis traumatisée à vie.
Doublement traumatisée. Par la disparition de mon père dans cette Saint-
Barthélemy oranaise. Et par le black-out total qu’ont imposé les autorités
et les médias sur cette journée noire. Au nom de je ne sais quelles idées
progressistes et anticolonialistes, ils l’ont totalement occultée. La France
de De Gaulle a laissé mon père et d’autres se faire enlever. Elle les a
laissés se faire assassiner. Elle s’est rendue coupable de non-assistance à
personnes en danger. » Viviane ne lui pardonne pas sa passivité, ni le
dédain qu’elle a montré envers les victimes.
19 septembre 1963, courrier de Jean de Broglie :
« Il n’y a malheureusement plus d’espoir de retrouver Joseph
Pinto. »
Le secrétaire d’État aux Affaires algériennes relève de « fortes
présomptions de décès ». L’objet premier de pareille information serait-il
de clore sans délai un dossier encombrant ? Sur quelles preuves se base-telle
? Dans quelles circonstances Joseph Pinto est-il mort ? Le ministère
des Affaires étrangères ne transmettra à Viviane que quarante-deux ans
plus tard, le 24 août 2004, le rapport rédigé par les délégués du Comité
international de la Croix-Rouge le 21 août 1963 :
« Vu l’employeur, commerce de bonneterie, place Foch.
L’enlèvement a eu lieu à 15 h 30, rue Léon-Djian, à hauteur du
o
n 18. Les recherches effectuées par la famille sont demeurées sans
résultat.
Probablement égorgé, cadavre jeté dans le four d’un bain maure
(témoin européen anonyme). »
Pas un mot de condoléances de la part du ministère des Affaires
étrangères, retranché derrière une circulaire administrative.
Une si brutale absence de réconfort a blessé Viviane. « Pendant un an,
j’ai perdu le sommeil et je ne pouvais plus m’approcher d’une source de
chaleur sans fondre en larmes. » En outre, elle doute de la qualité du
rapport du CICR. « D’une part, l’employeur, “commerce de bonneterie,
place Foch”, n’est pas le bon. D’autre part, comment les enquêteurs ont-il
déterminé l’heure de la disparition, “15 h 30” et le lieu exact de
l’enlèvement, “à hauteur du numéro 18” ? Qui est ce “témoin européen
anonyme” ? Tout cela me semble bâclé. »
1. Jean Monneret, op. cit.
Paul Teuma
Disparu le 5 juillet 1962 à l’âge de 44 ans
Longtemps, Marie-Claude Teuma a espéré le retour de son père. « Des
années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, on a découvert des
soldats japonais qui erraient sur des îles désertes ou dans des forêts
profondes. Ils ignoraient que leur pays avait capitulé. Après
l’écroulement du bloc soviétique, sont réapparus des hommes et des
femmes qui avaient été retenus derrière le rideau de fer. Pourquoi, une
fois l’Algérie ancrée dans son indépendance, mon père n’aurait-il pas été
libéré par ses geôliers ? Pourquoi ne serait-il pas revenu parmi les siens ?
Tant qu’on n’a pas vu le cadavre de l’être cher, tant qu’on ne l’a pas
glissé dans une tombe, on refuse d’admettre sa mort. » Aujourd’hui,
Marie-Claude Teuma a cessé d’attendre. « L’espoir s’est éteint quand j’ai
pris conscience que l’âge de mon père interdisait toute illusion. Il avait
quarante-quatre ans lors de sa disparition. Il lui aurait été impossible de
survivre longtemps aux conditions de détention que le FLN infligeait à
ses prisonniers, quand il ne les tuait pas d’emblée. »
Bien que pied-noir, Paul Teuma était né à Carcès, dans le Var, le
30 juillet 1918. Ses parents, François Teuma, un Algérois dont le père
avait émigré de Malte, et Laure Brun, une jeune fille de Draguignan,
s’étaient rencontrés lors du mariage d’une cousine à Comps-sur-Artubie,
au-dessus de Draguignan, aux portes des gorges du Verdon. Le couple
était resté un temps en métropole, François travaillant notamment à
Marseille, puis il était rentré au pays avec l’enfant.
Paul Teuma épousera Suzanne-Élisabeth Vigne, née à Douera, entre
Alger et Blida, un ancien camp et hôpital militaire aménagé dès 1830 sur
un promontoire dominant la plaine de la Mitidja, qui n’est devenu
commune de plein exercice qu’en novembre 1951. Officier de chasseurs
alpins, le père de Suzanne-Élisabeth Vigne y était cantonné. « Il avait fait
la guerre de 14-18 et est mort des suites de ses blessures. Je ne l’ai pas
connu. » Le 22 avril 1944, Paul Teuma et Suzanne-Élisabeth Vigne
auront une fille, Marie-Claude. « Mon père travaillait à la TWA. Nous
habitions 9, rue Édouard-Cat, au douzième étage d’un immeuble
dominant le tunnel de Telemly. Nos fenêtres donnaient sur la baie
d’Alger. Une vue magnifique. À l’école maternelle, près de la rue
Hoche, mes petites copines étaient européennes ou arabes. On jouait
ensemble sans tenir compte de nos différences. »
Enfant unique, comme ses parents, Marie-Claude a sept ans quand la
famille déménage pour Oran, où Paul Teuma prend la tête des
établissements Montserrat, « vins et boissons gazeuses », qui
1
embouteillent et distribuent, en particulier, les canettes d’Orangina . Les
Teuma bénéficient d’un logement de fonction situé au-dessus de l’usine,
18, boulevard Froment-Coste. Le grand-père paternel de Marie-Claude,
François Teuma, dirige l’hôtel Quantin, 3, rue Ampère, « derrière la place
de la Bastille, près du Martinez », un quatre-étoiles, dont le patron sera
2
abattu le 5 juillet 1962 . Jeune immigré espagnol, Fernand Martinez avait
enchaîné, dans les années 1930, les emplois de garçon de café, avant de
se mettre à son compte et, réussissant dans les affaires, de se hisser au
rang de notable.
La série d’attentats de la Toussaint Rouge, en 1954, l’assassinat d’un
jeune instituteur, Guy Monnerot, et du caïd du douar m’chounèche, Hadj
Sadok, sur l’étroite RN31 entre Biskra et Arris, au petit matin du
er
1 novembre, pas plus que les émeutes du Constantinois, à la fin août de
l’année suivante, ne troublent la gaieté de la petite écolière de Jules-
Renard. L’école porte le nom de l’auteur d’un « ouvrage illustré de 40
gravures », Les étapes d’un petit Algérien dans la province d’Oran,
publié en 1888, « sous le patronage du conseil général et de la société de
géographie d’Oran ».
Une gamine qui grandit sereinement, en marge du monde des adultes.
Les débats du 12 novembre 1954 à l’Assemblée nationale ne distraient
pas Marie-Claude de ses jeux. Elle n’en mesure pas la gravité. Le
président du Conseil, Pierre Mendès France, qui s’exclame :
« Qu’on n’attende de nous aucun ménagement à l’égard de la
sédition, aucun compromis avec elle. On ne transige pas lorsqu’il
s’agit de défendre la paix intérieure de la nation, l’unité et l’intégrité
de la République française. Les départements d’Algérie constituent
une partie de la République française. Ils sont français depuis
longtemps et de manière irrévocable. Leur population, qui jouit de
la citoyenneté et est représentée au parlement, a donné assez de
preuves de son attachement à la France pour que la France ne laisse
pas mettre en cause son unité. Entre elle et la métropole, il n’est pas
de sécession concevable. Jamais la France, jamais aucun parlement,
jamais aucun gouvernement ne cédera sur ce principe
fondamental. »
Le ministre de l’Intérieur, François Mitterrand, qui, répondant à une
question, renchérit :
« Tous ceux qui essayeront, d’une manière ou d’une autre, de
créer le désordre et qui tendront à la sécession seront frappés par
tous les moyens mis à notre disposition par la loi. Nous frapperons
également tous ceux qui y contribueront, même indirectement. Il
n’est pas supportable que, par voie de presse, d’écrits, de discours
ou sous quelque forme que ce soit, à plus forte raison par les armes,
un citoyen s’oppose à la nation, au risque de la déchirer. En tout cas,
s’il le fait, le gouvernement n’a qu’un devoir, et vous pouvez
compter sur le ministre chargé de cette mission, au nom de ce
gouvernement, pour décider les mesures qui s’imposeront. Il y a
dans l’histoire de la République assez d’exemples, de grands
exemples, vers lesquels notre volonté doit se reporter dans les
moments difficiles. L’Algérie, c’est la France. »
Pour Marie-Claude, l’Algérie est en France. Point. Elle ne tolère pas
l’ergotage. Elle ne soupçonne pas que l’actualité pourrait dissocier ces
mots de leur sens. Une telle éventualité politique relève de la sciencefiction.
En revanche, les 250 chars soviétiques qui, en novembre 1956,
écrasent, à Budapest, les aspirations des Hongrois à la liberté,
déclenchent chez elle des crises de panique. « La nuit, je me réveillais en
sursaut, redoutant une propagation de la guerre en Algérie. Les morts, les
destructions, les larmes… Patriote, je coloriais de petits drapeaux
tricolores que je jetais par la fenêtre dans la rue. »
En 1957, elle admire les légionnaires qui délogent les fellaghas dans
les campagnes et les parachutistes du général Massu qui traquent les
terroristes à Alger. « Oran, pendant ce temps, était calme. Nous ne
subissions pas les attentats comme à Alger, où j’avais des cousins. Ils
nous racontaient ce qu’endurait la population. Les bombes, les
enlèvements, dont ils nous parlaient et qui noircissaient les pages des
journaux, n’appartenaient pas à notre quotidien direct. »
3
Toutefois, l’insécurité à environ 400 kilomètres de Santa Cruz ne
tarde pas à entretenir un climat de peur grandissant. Plus les mois
passent, plus semble inappropriée la description qu’en 1884, Guy de
Maupassant consacrait à la cité dans Au soleil, un recueil de voyage :
« Oran est une vraie ville d’Europe, commerçante, plus espagnole que
française, et sans grand intérêt. On rencontre par les rues de belles filles
aux yeux noirs, à la peau d’ivoire, aux dents claires. Quand il fait beau,
on aperçoit, paraît-il, les côtes de l’Espagne, leur patrie. Dès qu’on a mis
le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui
d’aller plus au sud. »
À partir de 1960, la situation se dégrade à Oran qui, lentement, perd
son apparente quiétude, que l’OAS attribuait à la forte implantation de
ses militants. Le couple Teuma a divorcé. Sa mère ayant emménagé rue
Lamartine, une voie perpendiculaire au boulevard du Front-de-Mer,
Marie-Claude fait souvent le trajet à pied entre le boulevard Froment
Coste, où son père a gardé le logement de fonction, l’hôtel du grand-père,
rue Ampère, et la rue Lamartine. « Mes parents n’étaient pas rassurés par
ces allers-retours. »
Dès la signature des accords d’Évian, le 18 mars 1962, Oran la
radieuse va se mettre à grimacer. Bientôt, les éboueurs ne vont plus
ramasser les poubelles. Exhalant des vagues d’odeurs pestilentielles, les
ordures vont s’amonceler sur les trottoirs encombrés de meubles, de
vaisselle, d’appareils ménagers, de linge, de photos de familles, de cartes
postales, de lettres jaunies et de bibelots, souvenirs d’existences rompues,
abandonnés par les dizaines de milliers de pieds-noirs qu’a chassés le
slogan « la valise ou le cercueil ».
Peu à peu, la violence va s’emparer des quartiers européens. FLN et
autorités françaises s’allient contre l’OAS. Les exactions se multiplient.
« Un jour de mai, je discutais, rue d’Arzew, avec les parents de ma
meilleure amie qui était en France. Soudain, depuis un camion qui
remontait la rue à toute vitesse, des gendarmes mobiles se sont mis à
mitrailler dans tous les sens. Les parents de ma copine se sont jetés à
terre. Moi, j’ai couru me mettre à l’abri dans une petite rue, tenaillée par
la hantise de ressentir une brûlure dans le dos, une balle qui m’aurait
touchée. Un autre jour, des militaires ont perquisitionné l’appartement de
ma mère, rue Lamartine. Ils ont tout fouillé, les armoires, les commodes,
les placards. Ils ont renversé des meubles, cassé des objets. Des brutes !
Écœurée, ma mère a pris les médailles de mon grand-père dans un tiroir
et les a jetées par la fenêtre en criant : “Il s’est battu contre les
Allemands, a défendu la France. Il a été grièvement blessé. Vous n’avez
pas honte ?” Un tel comportement de la part de soldats français la
révoltait. »
Après-midi du 5 juillet 1962. Marie-Claude s’envole vers la métropole.
Elle a attendu quatre jours et trois nuits, à La Sénia, l’aéroport d’Oran,
qui grouille de familles éperdues. Avant d’obtenir l’autorisation de
monter dans un appareil, elles sont parquées sur le parking et dans le hall,
sans eau, sans nourriture. Chaos de valises et de détresse devant un
avenir incertain. « Mon père m’avait mise à l’abri dans la guérite de la
météo, où il connaissait des gens. Quotidiennement, il venait me faire un
petit coucou, s’assurer que je n’avais besoin de rien. Il m’avait inscrite à
un séjour linguistique en Angleterre. Mais, auparavant, j’avais prévu une
escale à Marseille, où ma mère venait de s’installer. Toutefois, on ne
pouvait pas choisir sa destination. Des employés de l’aéroport nous
distribuaient des numéros et, à l’appel du sien, on embarquait dans le
premier avion qui se présentait. Résultat : je me suis retrouvée dans un
avion d’une compagnie anglaise et j’ai atterri à Lyon, où il m’a fallu
prendre un train pour Marseille. »
Ce 5 juillet 1962, à La Sénia, personne ne se doute des tueries dans les
rues d’Oran. Une vaste « piednoirade », qui, après celle de Sétif et de la
Petite-Kabylie, en mai 1945, et celle du Constantinois, en août 1955,
ensanglante la deuxième ville de l’Algérie. Personne n’imagine que des
corps de « roumis » remplissent par dizaines des charniers au Petit-Lac,
un quartier des faubourgs.
Dans la nuit, à « 2 heures du matin », le « vendredi 6 juillet », le souslieutenant
Guy Doly-Linaudière, du 43 régiment d’infanterie, décrit
e
à
des amis oranais réfugiés en France « un massacre épouvantable des
Européens » : « Perquisitions avec l’aide des listes que la gendarmerie
mobile a obligatoirement fournies à l’ALN, magasins pillés, femmes
arrêtées et brutalisées, hommes embarqués pour une destination
inconnue. Les gens ont été abattus systématiquement dans la rue. À
l’hôpital militaire Baudens, il y a ce soir une centaine de blessés, ceux
qui ont pu être récupérés, dont un commandant qui a eu les yeux arrachés
au couteau, une cinquantaine d’Européens la gorge ouverte, d’autres la
colonne vertébrale brisée à coups de crosse, des vieillards, les jambes
4
brisées par les rafales . »
Prêtre métropolitain, le Père Michel de Laparre de Saint-Sernin est à
5
Oran depuis 1961. Il tient le journal de tout ce qui l’entoure . « On a vu
des Mauresques éventrer des femmes dans les magasins, leur arracher les
yeux et leur couper les seins. C’était un beau carnage. Les Arabes
raflaient les hommes par camions entiers “pour contrôle” et consultaient
à chaque nom les listes de l’OAS. Beaucoup d’hommes ont été ainsi
abattus sur place ou fusillés au commissariat central […]. On ne peut
rencontrer personne aujourd’hui sans se replonger dans le deuil, les
6
larmes, l’angoisse et l’horreur. On est sidéré d’entendre à la RTF que
tout va bien. On a dû fermer la morgue, tant était insupportable tout ce
qu’on a ramassé sur les trottoirs : mains et bras coupés, foies, etc. […].
On n’y reconnaît les gens qu’aux vêtements, tant ils sont tous défigurés
[…]. À Saint-Eugène, des rues entières continuent à se vider. Malheur
aux retardataires isolés. Aux Mimosas ce matin, une famille de six
enfants, trop longue à se mettre en branle, a été égorgée. »
Tandis que La Sénia, cernée de barbelés, est coupée de l’extérieur,
aucune information ne parvient à Marseille. Omettant leur tragique
importance, les journaux, les radios de métropole se bornent à relater
quelques incidents à Oran, où les liaisons téléphoniques avec l’extérieur
sont interrompues. Rien sur les scènes d’épuration ethnique qui ont
marqué la terrible journée du 5 juillet 1962. « Un étouffoir recouvrait la
ville. Et mon père, ce héros, en cas de grabuge, j’étais persuadée qu’il se
faufilerait entre les balles. »
Sa mère accompagne Marie-Claude à Paris, où elle prend un avion
pour l’Angleterre. C’est dans le collège britannique où elle séjourne que
des élèves oranaises de sa classe, arrivées trois ou quatre jours après elle,
vont lui apprendre que son père a été enlevé. « Affolée, j’ai
immédiatement téléphoné à ma mère. Je lui ai dit que je voulais rentrer à
Oran. Elle a eu le plus grand mal à me calmer et m’a suggéré de la
rejoindre à Paris, où elle se trouvait encore. »
À Oran, les grands-parents Teuma ne négligent aucun contact
susceptible de leur fournir une piste. Même parmi les membres d’une
délégation d’Ahmed Ben Bella qui logent à l’hôtel Ampère. Ils ne
recueillent pas le moindre indice. Ils savent seulement que, vers 15 h 30,
le 5 juillet, leur fils et trois de ses employés ont quitté l’usine du 18,
boulevard Froment-Coste pour une livraison urgente à la base aéronavale
de Lartigues, derrière La Sénia. Ensuite, plus rien. Le sous-directeur de la
maison Montserrat et les proches des quatre disparus orientent leurs
recherches dans toutes les directions, hôpitaux, cliniques, morgues,
militaires français et algériens, administrations civiles…
Au bout de six mois, Oran leur ayant pris Paul et ne voulant plus
d’eux, François Teuma et Laure Brun se résignent à laisser derrière eux
l’Algérie, leur hôtel et tout ce qu’ils possèdent, n’emportant que
l’angoisse de ne rien savoir. « Ils se sont réfugiés dans un appartement
que mon grand-père avait acheté à Marseille, une ville qu’il adorait. »
Marie-Claude passe deux années, en classe de seconde puis de
première, dans un pensionnat catholique de Marseille, au Prado. « Les
religieuses nous proposaient de prier pour les accidentés de la route.
En revanche, rien pour les pieds-noirs. Nous n’étions que des exploiteurs
d’Arabes, des racistes. Notre désarroi n’avait pas de valeur à leurs yeux.
Je passais mes récréations à pleurer contre un arbre. Et j’ai raté
mon bac. »
Chez ses grands-parents, le chagrin paralyse tout. « Mon père était leur
fils unique. Personne ne parlait. » Un jour, Marie-Claude explose. « J’ai
brandi le revolver que mon grand-père avait rapporté d’Algérie. Et j’ai
hurlé : “Ça ne peut plus durer. Je ne veux plus vivre ainsi. Autant en finir
maintenant. Suicidons-nous.” J’étais à bout. » Exilés dans leur douleur, la
grand-mère de Marie-Claude décédera le 14 août 1972, son grand-père le
3 août 1980. Ils seront inhumés dans le vieux cimetière de Carcès, le
village natal de leur fils, près des arrière-grands-parents de Marie-Claude,
Ferdinand et Noelie Aicardy.
Ils n’auront eu aucune nouvelle de leur fils, à l’exception d’une lettre
de Jean de Broglie, dans laquelle le secrétaire d’État chargé des Affaires
algériennes leur faisait part des résultats d’une enquête de la Croix-
Rouge internationale :
« Ceux-ci sont malheureusement négatifs et j’ai le pénible devoir
de vous informer que, d’après les recherches effectuées par cet
organisme, il nous faut conclure au décès de M. Teuma et de ses
compagnons. D’après un témoignage qui paraît digne de foi, il
semble que M. Teuma et ses compagnons aient subi le même sort
que toutes les personnes disparues lors des émeutes des 4 et 5 juillet
à Oran. Arrêtés à un barrage sur la route de La Sénia, ils ont été
abattus alors que l’un d’entre eux tentait de s’enfuir. »
Les années fileront dans le silence méprisant des autorités françaises
sur le cas de Paul Teuma. Jusqu’à ce qu’à ce que, le 27 janvier 2005, en
réponse à une lettre du 8 juin 2004, la direction des archives du ministère
des Affaires étrangères lui transmette, « par dérogation, et à titre
strictement personnel », le rapport des délégués du Comité international
er
de la Croix-Rouge, rédigé le 1 août 1963 : le document qu’avait évoqué
Jean de Broglie quarante ans auparavant. Il signale trois véhicules. À
bord d’une Peugeot 404, Paul Teuma et son inspecteur, Manuel
Hernandez, précédaient un camion Berliet, immatriculé 970 TE 9G,
chargé de vin, conduit par Édouard Segura, et un Hotchkiss,
immatriculé 363 DA 9G, chargé de bière, conduit par Jean Lenormand.
Les délégués du CICR notent :
« On est donc sur l’autoroute Valmy-La Sénia, il est environ
16 heures, peut-être pas très loin du point d’arrivée, lorsqu’un
barrage arrête tout le monde. Voici la version du drame d’un Arabe
spectateur impuissant, faite à un autre Arabe qui veut absolument
garder l’anonymat : “M. Teuma, qui ne craint rien, demande avec le
sourire ce qu’il y a. À ce moment, Lenormand Jean pris de peur
tente de s’enfuir, une rafale de mitraillette l’étend sur le sol. Puis, il
paraît que MM. Teuma, Hernandez et Segura furent immédiatement
tués à la mitraillette.” On pense que les corps ont disparu au sinistre
Petit-Lac. On a retrouvé le camion Hotchkiss dix jours plus tard au
Petit-Lac, il y avait des traces de sang sur la banquette du chauffeur.
Le camion Berliet qui portait peint sur ses flancs le mot “Orangina”
a été vu plusieurs fois transportant des membres de l’ALN… »
Une notification irrite Marie-Claude : « Je ne pouvais ni reproduire, ni
diffuser ce rapport, “au titre de l’article L.213-2 du Code du patrimoine
o
(partie législative) publié par ordonnance n 2004-178 du 20 février
2004”, alors qu’il s’agissait, pour moi, du premier acte officiel certifiant
le décès de mon père. »
12 mai 2005. Au nom d’un Comité des familles de disparus et victimes
du 5 juillet 1962 à Oran, elle envoie au président de la République,
Jacques Chirac, une pétition de plus de 300 noms portant sur « la
reconnaissance de la responsabilité de l’État français dans les massacres
commis en Algérie après le 19 mars 1962 ». « Les personnes qui ont
signé sont des familles de disparus, mais aussi des personnes qui ont
échappé par miracle à la rafle d’une population en délire. Je peux vous
assurer que l’émotion et la souffrance de ces gens-là sont toujours
présentes et bien réelles. » Rappelant que, le 5 juillet 1962, à Oran, les
militaires avaient « reçu l’ordre de ne pas intervenir » et que « les portes
des casernes sont restées fermées même pour ceux qui demandaient
assistance », elle remarque : « C’est la première fois dans l’Histoire
qu’un État ne porte pas assistance à ses ressortissants. »
Le 23 février 2005, Jacques Chirac avait fait voter une loi « portant
reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des
Français rapatriés ». Article 2 :
« La Nation associe les rapatriés d’Afrique du Nord, les
personnes disparues et les populations civiles victimes de massacres
ou d’exactions commis durant la guerre d’Algérie et après le
19 mars 1962, en violation des accords d’Évian, ainsi que les
victimes civiles des combats de Tunisie et du Maroc, à l’hommage
rendu le 5 décembre aux combattants morts pour la France en
Afrique du Nord. »
Militant dans plusieurs associations de rapatriés, dont le Cercle
algérianiste, Marie-Claude Teuma a « besoin de savoir » ce qui est arrivé
à son père. Comment est-il mort ? Se basant sur un témoignage indirect
et anonyme, le rapport du CCIF manque, selon elle, de rigueur. Autre
question : où a-t-il été enterré ? « Il faudrait que l’Algérie ouvre ses
archives. » En outre, elle estime que la France a une dette envers ces gens
« massacrés sous les yeux de ses militaires qui n’ont rien fait parce qu’on
leur avait donné l’ordre de ne pas bouger ». « Elle doit assumer son
passé. » D’où l’objectif qu’elle s’est fixé : « faire reconnaître
officiellement les disparus ». « Je me suis plongée dans les livres de
droit, ai épluché les textes de lois et j’ai déniché un article permettant
d’accorder la mention “Mort pour la France” aux civils victimes d’actes
de guerre. »
Le 18 septembre 2008, elle s’adresse au secrétariat d’État aux Anciens
combattants afin d’en faire bénéficier son père. Le 5 novembre 2009,
celui-ci lui accorde satisfaction :
« Les circonstances de son décès résultent d’actes de violence
constituant une suite directe de faits de guerre et permettent
l’apposition de la mention “Mort pour la France” conformément aux
dispositions de la loi du 28 février 1922 et de l’ordonnance du
2 novembre 1945 relatives aux actes de décès des militaires et civils
“Morts pour la France”. »
Cependant, le 21 décembre suivant, le même secrétariat d’État revient
sur cet avis qu’il déclare « entaché d’illégalité ». Justification d’un tel
revirement :
« L’acte mortel […]. est intervenu postérieurement au 2 juillet
1962, date de la fin de la guerre d’Algérie. »
Colère énorme de Marie-Claude. « Mon sang n’a fait qu’un tour. Ce
retrait des mots “Mort pour la France” signifiait qu’après le 2 juillet
1962, les violences de la guerre n’avaient tué ni fait disparaître personne
en Algérie. Un trait sur les centaines de pieds-noirs assassinés ou enlevés,
sur les dizaines de milliers de harkis morts sous d’ignobles tortures. Tout
cela n’aurait jamais existé. »
Marie-Claude écrit au médiateur de la République, au député du Gard.
Sans résultat. Alors, en 2010, elle assigne en justice le ministère de la
Défense. Le tribunal de grande instance de Nîmes se déclare incompétent
et la dirige sur celui de Nantes qui, le 7 mars 2011 donne un « avis
défavorable à sa requête ».
Ne s’avouant pas vaincue, soutenue par sa famille, elle saisit la cour
d’appel de Rennes qui, le 15 octobre 2013, statue en sa faveur :
« M. Paul Teuma, abattu alors qu’il se rendait le 5 juillet 1962,
sur une base armée française afin de ravitailler, à leur demande, les
militaires toujours présents en Algérie en raison des troubles
consécutifs aux exactions subies durant la guerre par les Algériens
eux-mêmes, doit être considéré comme une victime de suite directe
de faits de guerre […]. Il convient dès lors […]. d’ordonner […].
que la mention “Mort pour la France” soit portée sur l’acte de décès
de M. Paul Teuma. »
Le 26 décembre 2013, le Parquet de Rennes suit cette décision. Marie-
Claude a gagné. « Quelle joie ! Enfin ! Ce jugement ne concernait pas
que mon père. Il allait faire jurisprudence. En reconnaissant les disparus
“Morts pour la France” après l’indépendance, la justice a apporté la
preuve que les “accords d’Évian” n’avaient pas été respectés et qu’ils ne
symbolisent nullement la fin de la guerre d’Algérie. Célébrer celle-ci le
19 mars est donc une aberration. »
La victoire de Marie-Claude : son père et les disparus ne sont plus
totalement oubliés. Déjà, le 25 novembre 2007, l’inauguration, à
Perpignan, du Mur des disparus, les avait arrachés à l’oubli. Y était gravé
le nom de Paul Teuma. Le 5 juillet 2016, il a également été inscrit sur le
monument aux morts de Carcès. « Une cérémonie émouvante. Le maire a
fait un discours, entouré des membres du conseil municipal, des
représentants du Souvenir français et de leur porte-drapeau, ainsi que de
représentants d’associations patriotiques et de leurs porte-drapeaux. »
Prenant la parole, Marie-Claude a déclaré : « Sachez qu’en accordant
symboliquement un lieu de sépulture à Paul Teuma c’est tous les disparus
de la guerre d’Algérie que vous honorez, et vous permettez ainsi à tous
de sortir de l’oubli et du néant, ils sont de nouveau parmi nous, les
survivants. Oui ! Ils ont existé. J’ai mené ce long combat pour rendre
justice et honneur à mon père et à ses compagnons d’infortune. Ce
monument devant lequel nous nous recueillons est une base d’instruction
de nos enfants et des générations futures. C’est une façon de transmettre
le flambeau de la mémoire. »
Marie-Claude peut faire son deuil. « Depuis juillet 1962, il ne se
passait pas une fête, pas un repas de famille sans qu’on ne pense à mon
père. Le soir, je ne l’attends plus. Combien de fois, à Marseille, dans
l’immeuble de mes grands-parents, ai-je grimpé quatre à quatre les
escaliers jusqu’à leur appartement. Essoufflée, je me disais : “Papa est
revenu !” Aujourd’hui, j’ai la conscience tranquille. »
1. Deux embouteilleurs-distributeurs, les établissements Montserrat et Marin, contribueront au
succès de la boisson.
2. Georges-Marc Benamou, op. cit.
3. À l’automne 1849, une épidémie de choléra ravage Oran, accablée par une chaleur intense.
Commandant les forces françaises, le général Aimable Pélissier, s’étant rendu sur place, se tourne
vers l’abbé Suchet, vicaire général d’Alger : « Je ne suis pas curé, et, pourtant, c’est moi qui vous le
dis : faites des processions ! » Montrant la colline de Santa Cruz qui domine la ville, il ajoute :
« Foutez-moi une Vierge là-haut et elle se chargera de jeter le choléra à la mer ! » Le dimanche
4 novembre, une procession, précédée d’une statue de la Vierge, monte sur la colline. Il se met alors à
pleuvoir et quelques jours plus tard, le choléra disparaît. Un sanctuaire sera édifié pour célébrer ce
miracle, ainsi qu’une tour surmontée d’une statue de la Vierge, Notre-Dame de Santa Cruz, qui
deviendra un lieu de pèlerinages. En 1964, la Vierge de Santa Cruz sera rapatriée à Nîmes et installée
sur la colline du Mas de Mingue.
4. Guy Doly-Linaudière, op. cit.
5. Michel de Laparre de Saint-Sernin, Journal d’un prêtre en Algérie. Oran 1961-1962, Page après
page, 2004. Premières lignes du préambule : « La réalité des graves évènements qui se sont passés en
Algérie en 1961-1962 a toujours été soigneusement cachée ou déformée en métropole par le pouvoir
et les médias. Au point que ce n’était plus seulement la mer qui les séparait, mais un mur
d’incompréhension. » Dans la préface de l’édition de 1964, le bachaga Boualam, écrivait : « Quand
le 8 avril 1962, le peuple de France s’est lui-même amputé et a poussé la honte ou l’inconscience
jusqu’à disposer de 11 millions de Français à part entière, le Père de Laparre écrivait : “Nous avons le
sentiment d’avoir été joués.” L’histoire des peuples civilisés, en effet, n’a jamais enregistré un fait
analogue. Jadis, on ne vendait que des esclaves ou des vaincus. Pour la première fois on a vendu ses
frères, pour les condamner à mourir, qu’il s’agisse de misère, de faim ou de tortures. »
6. RTF : Radiodiffusion-télévision française. Entre 1949 et 1964, elle fut la société nationale de
radio et télévision française, chargée du service public de l’audiovisuel.
Cyr Jacquemain
Disparu le 5 juillet 1962 à l’âge de 27 ans
En 1962, le général de Gaulle multiplie les allocutions, à la radio et à
la télévision, pour justifier les zigzags de sa politique algérienne, les
renoncements à ses engagements et sa déloyauté envers ceux qui, en
1958, avaient cru en lui, foules immenses qui l’avaient acclamé à Alger,
Constantine, Oran et Mostaganem. Parallèlement, les ondes accentuent
les écarts entre les générations. Tandis que Charles Aznavour chante « Il
faut savoir » et « Je m’voyais déjà », Bourvil, « Un clair de lune à
Maubeuge », et Marcel Amont, « Le Mexicain », le raz-de-marée yéyé
bouleverse programmes audiovisuels et bacs des disquaires. Les jeunes
écoutent « J’entends siffler le train » et « La leçon de twist » de Richard
Anthony, « Retiens la nuit » et « L’idole des jeunes » de Johnny
Hallyday, « Tous les garçons et les filles » de Françoise Hardy, « Belles,
belles, belles » de Claude François… « Ils ne dansent plus, ils braillent et
se trémoussent », se désolent leurs parents.
Quant à la voix tragique d’Édith Piaf, elle brave le destin : « Non, rien
de rien, non, Je ne regrette rien »… Un air, des paroles qu’ont entonnés,
er
en avril 1961, les légionnaires du 1 REP, quand, la tentative de putsch à
Alger ayant échoué, ils regagnaient dans leurs camions leur base de
Zéralda. En 2011, dans une interview au quotidien Le Progrès, leur chef,
le commandant Hélie Denoix de Saint Marc, reviendra sur sa décision de
s’opposer au général de Gaulle :
« Ça a été une déchirure, mais j’avais la volonté de ne pas revivre
ce qui s’était passé au Vietnam […]. L’Algérie était une guerre
civile […]. On disait à l’armée : “Battez-vous contre les rebelles,
rétablissez la paix pour que l’Algérie puisse évoluer.” Et un beau
jour, on s’aperçoit que le chef de l’État mène une politique qui
aboutit à une conclusion totalement opposée. On ne comprenait pas.
On obtient la victoire militaire et on nous dit de laisser ce pays à nos
ennemis. Nous avons eu l’impression d’être trahis, ce qui explique
notre révolte militaire […]. Un soldat qui risque sa vie doit savoir
pourquoi il se bat. On ne peut pas lui demander de mentir vis-à-vis
1
des populations. Ce doit être un homme de vérité . »
Inconsciemment ballottée par les chamboulements qui agitent le
monde des adultes, une fillette ne mesure pas la gravité des événements :
Geneviève. Le 14 juin 1962, loin des interventions du général de Gaulle
et des décibels yéyés, elle a fêté ses trois ans au milieu des siens : son
père, Cyr Jacquemain, magasinier à l’établissement régional du matériel
(ERM), sur la base aérienne 141 de La Sénia, sa mère, Huguette Perez,
qui attendait un quatrième enfant pour janvier 1963, sa grande sœur
Huguette, de deux ans son aînée, et sa cadette, Martine, née en 1961.
Le 5 juillet, il est 13 heures quand Cyr Jacquemain referme la porte de
leur appartement, cité Robespierre, dans le quartier Saint-Eugène, à Oran.
Il a déjeuné et repart à La Sénia. Avec lui, dans la voiture, une 403 noire,
immatriculée 822 EA 9G, un oncle de sa femme, Joseph Garcia… En
août 1963, rapport des délégués du CICR :
« A plus probablement été pris à un barrage par des énergumènes
déchaînés ce jour-là, au Petit-Lac vraisemblablement, puisqu’il
devait passer là. Remarque : piste sans suite, mort certaine. »
Cyr Jacquemain était né le 20 mai 1935 à Wallers, près de
Valenciennes, dans le Nord, d’un père chti, Rémy Jacquemain, employé à
l’ERM de la caserne Vincent, à Valenciennes, et d’une mère allemande
de la Sarre, Geneviève Feld. Après ses classes sur la base aérienne 103 de
Cambrai, il avait suivi une formation de mécanicien avion à l’école des
sous-officiers de l’armée de l’air de Rochefort et, une fois diplômé, avait
reçu sa première affectation sur la base d’Istres. À la fin de 1955, il avait
été nommé à La Sénia. En 1960, sergent, il avait démissionné de l’armée
pour un emploi de personnel civil sur la base.
Lors d’un bal à La Sénia, il avait rencontré sa future épouse, Huguette
Perez, nièce d’un de ses collègues, Joseph Garcia, soudeur. Les Perez :
une famille espagnole qui s’est enracinée en Algérie. Les premiers, des
journaliers, étaient venus depuis Murcie, en Andalousie, dans les
années 1840. L’arrière-arrière-grand-père et l’arrière-grand-père de
Geneviève avaient loué leurs bras à Oran et son grand-père, Vincent
Perez, avait été embauché sur le port, comme grutier. Également
andalouse, la famille maternelle d’Huguette Perez, les Bordonado, avait
e
émigré, au XIX siècle, de Elche, à une cinquantaine de kilomètres de
Murcie. À La Sénia, village que venait de créer, en 1844, le génie
militaire, et qui serait érigé en commune de plein exercice le 26 janvier
2
1874 , ils avaient acheté un bout de terrain inculte. Ils l’avaient défriché
mètre carré par mètre carré, y avaient planté une vigne et construit une
ferme.
Orpheline de mère à douze ans et de père à quinze, Huguette Perez ne
put pas réaliser son rêve : devenir institutrice. Recueillie par sa marraine,
une sœur de sa mère, elle s’occupa des enfants de sa bienfaitrice plutôt
que de poursuivre des études.
Geneviève soupire : « Contrairement aux mensonges des gaullistes,
des communistes et des anticolonialistes, nous n’étions pas des nantis,
nous ne roulions pas sur des trésors, servis par des serviteurs indigènes
qu’à la faute la plus anodine nous punissions à coups de fouet… »
Déjà, en 1957, l’ethnologue Germaine Tillion, résistante dès 1940,
déportée à Ravensbrück, s’était élevée contre la caricature, qui se
répandait en métropole, du pied-noir « cousu d’or », « faisant suer le
burnous » : « Des “vrais” colons, il y en a 12 000 environ, dont 300 sont
riches et une dizaine excessivement riches (vraisemblablement plus
riches à eux dix que tous les autres ensemble). Avec leurs familles, les
12 000 colons constituent une population d’environ 45 000 personnes.
Les autres “colons” – un million d’êtres humains – sont des ouvriers
spécialisés, des fonctionnaires, des employés, des chauffeurs de taxis, des
garagistes, des chefs de gare, des infirmières, des médecins, des
enseignants, des standardistes, des manœuvres, des ingénieurs, des
3
commerçants, des chefs d’entreprises . »
Quel père était Cyr Jacquemain ? Sévère ? tolérant ? d’humeur
enjouée ? austère ? Sa voix était-elle douce ou grave ? Jouait-il avec
elle ? La prenait-il sur ses genoux ? Geneviève l’ignore. Pour combler les
lacunes de ces questions sans réponses, elle s’est lancée dans les
méandres de la généalogie. « On a besoin de savoir d’où on vient, ce qui
nous relie au passé. » Elle conserve quelques papiers : une photo de
classe, quand son père, blouse grise de rigueur, avait dix ans. Le diplôme
de « certificat d’études primaires » que, le 10 juillet 1949, l’inspecteur
d’académie du Nord avait remis, à Lille, à l’adolescent de quatorze ans.
Une attestation que le magasinier de l’ERM à La Sénia avait obtenue, le
7 juin 1962, permettant à sa femme et à ses trois filles de bénéficier du
« tarif militaire », accordé aux membres de la famille d’un personnel civil
de l’armée, sur un aller-retour Oran La Sénia-Paris Orly. « Date de
départ : début juin 1962. Date approximative de retour : mi-août 1962 ».
« Il avait une priorité : nous protéger. » Enfin, la lettre du 16 mai 1966,
par laquelle Jean de Broglie avait informé sa mère que son père était
déclaré décédé par jugement du 18 mars 1966, le secrétaire d’État aux
Affaires algériennes lui « renouvelant », dans la formule de politesse, ses
« sentiments de sympathie attristée »… « Des mots mille fois répétés qui
ne signifiaient rien d’autre qu’un formalisme administratif qui épaissira
un dossier dans un fond d’armoire. »
Geneviève ne se rappelle pas le 5 juillet 1962. « On m’a raconté qu’en
fin d’après-midi, nous avions traversé à pied une partie du quartier Saint-
Eugène, de la cité Robespierre jusqu’à la rue Heredia, où habitait Joseph
Garcia. Ma mère tentait de se rassurer en se cramponnant à l’idée que
mon père et son oncle discutaient chez ce dernier des violences en ville.
Je l’imagine, enceinte, se dépêchant le long des trottoirs, derrière la
poussette, où était assise ma petite sœur, Martine, mon aînée, Huguette et
moi, trottinant à ses côtés. Sur le trajet, on entendait certainement des
coups de feu, des cris. Les éboueurs ne ramassant plus les poubelles, ça
devait sentir très mauvais. Rue Heredia, Tata Anna croyait, elle, que son
mari était chez nous. Notre venue l’a alarmée. » Les deux femmes
comprennent alors que quelque chose de grave s’est produit.
Premier souvenir de Geneviève : « Une grande frayeur », peu de temps
après le 5 juillet. « Ma mère nous avait emmenées en promenade sur le
boulevard du Front-de-Mer. Les grands immeubles blancs
m’éblouissaient. Et la Méditerranée, si belle. Soudain, un Arabe s’est mis
à nous suivre. Il avait une moustache, des lunettes noires et se cachait
dans les portes cochères des immeubles, comme un voleur qui craint
d’être repéré. Apeurées, nous avons couru et nous sommes réfugiées dans
une boucherie. Maman était affolée. Le boucher nous a raccompagnées
jusqu’à la cité Robespierre. »
Plus grande, Geneviève apprendra que sa mère, malgré la fatigue de la
grossesse, a sillonné tout Oran pour retrouver son mari et son oncle. « Au
consulat de France, où on l’a toisée de haut, elle a déposé avis de
recherche et photos d’identité. Elle a signalé leurs disparitions au
commissariat central, où il n’y avait plus que des policiers arabes. Elle a
contacté la Croix-Rouge. Elle a même demandé une audience à un
commandant de l’ALN et s’est aventurée dans les locaux du FLN. Vous
vous rendez compte ? Elle faisait preuve d’un culot monstre. Elle aurait
très bien pu finir dans une des fosses communes du Petit-Lac. Tous ces
efforts pour rien. »
Le 5 juillet 1962 a expulsé les dernières familles européennes de la cité
Robespierre. « Autour de nous, les logements n’étaient plus occupés que
par des Arabes. Sans scrupules, ils avaient pris possession des meubles et
de tout ce que n’avaient pu emporter les anciens locataires. Des balcons
communs longeaient les appartements. Bien qu’impatients de nous voir,
nous aussi, dégager, nos nouveaux voisins ne se montraient pas
particulièrement agressifs à notre encontre. En revanche, ils ont
empoisonné la vingtaine de bengalis, de canaris et de perruches que mon
père élevait dans une volière. Sa passion. Surtout les bengalis. Ma mère
se lamentait : “Ils ont même tué les oiseaux de votre père. Ils ne nous
auront rien laissé.” Elle ne comprenait pas tant de méchanceté. »
Moment d’émotion à la naissance de la sœur de Geneviève, Nadine
(« on la surnommera Nanou »), le 16 janvier 1963. « Un cousin de ma
mère était allé la déclarer à la mairie d’Oran. Un employé municipal l’a
informé que, s’il l’enregistrait, elle aurait la nationalité de la République
algérienne démocratique et populaire. Ce fut un choc. Ma mère tenait
absolument à ce que ses enfants restent français. Mon arrière-grand-père
Bordonado s’était fait naturaliser en 1905 afin que ma grand-mère soit
française. Finalement, Nadine a été déclarée au consulat de France,
comme Française née à l’étranger. »
Malgré un quatrième enfant, Huguette Perez ne renonce pas. Elle a un
but : sauver son mari. Ses visites, ses courriers se perdent dans
l’indifférence. L’apathie de l’armée française « écœure » Geneviève :
« Mon père et Joseph Garcia travaillaient pour elle. Je n’ai jamais
compris que celle-ci perde deux de ses employés et ne se préoccupe pas
de leur sort. Cette désinvolture me dégoûte. Maman a demandé à un de
ses cousins, consul en Afrique noire, ainsi qu’à un cousin de mon père,
militaire, d’intervenir. Ils lui ont rétorqué qu’ils ne pouvaient pas.
L’Algérie était quelque chose de sale. Il ne fallait pas y toucher. De
Gaulle l’avait recouverte d’une chape de plomb. Franco, qui n’était pas
un démocrate, lui a proposé d’ordonner à la marine espagnole de secourir
les pieds-noirs qui, sans eau, sans nourriture, ni soins, s’entassaient sur le
port d’Oran écrasé de soleil. Notre président de la République française a
refusé, préférant abandonner ces Français plutôt que d’écorner son
prestige. Son absence d’humanité est inqualifiable. Les politiques se sont
très mal comportés. Ils nous ont sacrifiés, nous leurs compatriotes
d’Algérie. »
Geneviève, sa mère et ses trois sœurs atterrissent à Orly, durant l’été
1963. Une tante paternelle les attend à l’aéroport et les conduit, en
voiture, dans le Nord. Elles emménagent à Marly, à 3 kilomètres de
Valenciennes, où, dans le cadre du redéploiement de ses personnels civils
stationnés en Algérie, l’armée avait projeté de rapatrier Cyr Jacquemain à
l’ERM de la caserne Vincent. « Maman tenait à ce que papa nous
retrouve sans difficulté quand il reviendrait. Issue heureuse dont elle se
persuadait au-delà du raisonnable. D’ailleurs, elle avait gardé un de ses
costumes, sa trousse de toilette et tout ce dont il aurait besoin. Elle ne
s’en est débarrassée que tardivement. Elle s’était même mise à consulter
des charlatans… Certains versaient du plomb fondu dans de l’eau et
interprétaient la forme que prenait le métal en se solidifiant, d’autres,
simulant une concentration extrême, perçaient les messages secrets du
marc de café ou bien lisaient dans le tarot ou encore scrutaient
attentivement des cartes routières sous les mouvements d’un pendule.
Elle était tellement désespérée qu’elle était prête à croire n’importe qui, à
faire n’importe quoi. Quelqu’un lui aurait assuré qu’un pèlerinage à pied
à La Mecque lui ramènerait son mari, elle n’aurait pas hésité. Des escrocs
l’ont dupée outrageusement. Les plus cyniques n’ont pas reculé devant
l’outrance, alléguant que “le vieux”, c’est-à-dire l’oncle de ma mère,
avait payé pour le jeune. »
L’accueil à Marly, municipalité communiste, ne se caractérise pas par
des débordements de générosité. Geneviève a quatre ans. Un jour, de
retour de l’école, elle s’approche, soucieuse, de sa mère : « Maman, dismoi.
Je suis quoi ? Je suis française ? Mon pays, c’est quoi ? » Sa mère :
« Tu es française et ton pays, c’est la France. – Alors, pourquoi, dans la
cour de récréation, on me dit de retourner dans mon pays ? – Qui t’a dit
ça ? – Les élèves. » « Furieuse, ma mère a pris un rendez-vous avec la
directrice. Le face-à-face, houleux, a eu pour conséquence une
convocation des enseignants, que la directrice a chargés d’expliquer aux
enfants la situation des rapatriés. Cela n’a pas, pour autant, calmé les
adultes les plus agités. Ainsi, un père, excité, est venu à la maison,
exigeant que ma mère nous retire de l’école. Il refusait que de sales
pieds-noirs abîment sa progéniture. Ma mère, qui donnait à manger à
Nanou, lui a jeté, sidérée, le biberon à la figure. Elle lui a rappelé que ses
grands-pères avaient combattu en France durant la Première Guerre
mondiale et son père pendant la Seconde. Finalement, l’individu s’est
excusé platement. Et on ne m’a plus embêtée à l’école. Toutefois, en
ville, l’hostilité anti-pieds-noirs a perduré. On avait l’impression d’être
atteints d’une tare inguérissable, d’une maladie contagieuse, de causer
tous les maux de la planète. Plus tard, Nanou ne supportera pas de ne pas
être considérée comme une Française à part entière. Lorsqu’on
l’interrogera sur son lieu de naissance, elle répondra Orange et non
Oran. »
Geneviève regrette d’avoir offert à sa mère un livre sur « l’agonie
d’Oran », compilation de témoignages sur le 5 juillet 1962. « Tous les
soirs, elle me téléphonait : “Ce que ton père a enduré ! Le pauvre !”
J’essayais de la calmer : “Maman, arrête ! Tu te rends malade !” Elle
insistait : “Je veux savoir ! Je veux savoir !” On ne saura jamais où il a
été retenu, ni comment il a été tué, ni où son corps a été enterré. A-t-il été
jeté dans une des fosses communes du Petit-Lac ? Depuis, la zone a été
bétonnée. Connaissant la cruauté du FLN sur ses prisonniers, j’espère
que ses ravisseurs l’ont exécuté rapidement et qu’ils ne se sont pas
amusés à le torturer. Jusqu’à la fin, ma mère a terriblement souffert. »
Huguette Perez est décédée en 2003. Geneviève l’a inhumée à Frasnoy,
un village près du Quesnoy, commune du Valenciennois. « Elle souhaitait
qu’on l’enterre dans le cimetière où repose la petite sœur de mon père,
Léontine. Avant de mourir, elle m’avait donné une consigne : Sur la
tombe, il fallait que j’indique également le nom de son mari, sa date de
naissance et la mention “assassiné le 5 juillet 1962”. Le terme
“assassiné” ne me convenait pas. Je préférais simplement la date de sa
disparition. Elle m’a dit d’accord. »
En 2012, pour le cinquantième anniversaire de ce jour de deuil,
Geneviève a déposé sur la tombe une plaque où elle avait fait graver :
« Cyr Jacquemain, porté disparu le 5 juillet 1962. Oran (Algérie). »
« Mon père est, avant tout, disparu. Pas mort. Un mort a droit à une
tombe. Il n’existe pas un jour où je ne pense pas à lui. »
Auparavant, en 2000, à Wallers, village natal de son père, traversé par
les deux conflits mondiaux, Geneviève avait convaincu le maire et
l’association d’anciens combattants, dont certains l’avaient connu
autrefois, notamment à l’école communale, d’ajouter Cyr Jacquemain à
la liste des noms de la stèle, érigée sur le côté de la mairie, en mémoire
des « victimes civiles » des guerres de « 14-18, 39-45, Indochine 1947 et
Algérie 1962 ». « Maman pouvait, enfin, déposer des fleurs quelque part.
Elle y allait le jour de l’anniversaire de papa et celui de sa disparition. Ça
lui faisait du bien. Elle pouvait se recueillir. » En 2018, son nom a aussi
été gravé sur le monument dédié « Aux enfants de Wallers morts pour la
patrie », qui se dresse en bordure d’un mur latéral de l’église.
Le 22 mars 1980, Geneviève, qui enseigne les mathématiques et les
sciences physiques dans un lycée professionnel, a épousé un « chti, blond
aux yeux bleus », Gérard Wyart. Ils ont eu trois enfants, Cyr, Laure et
Maxence. Elle a donné à son aîné le prénom de son père et, au cadet, un
prénom que sa mère aimait bien.
Le 16 septembre 2018, trois jours après la visite d’Emmanuel Macron
à la veuve de Maurice Audin et un communiqué de l’Élysée
reconnaissant que le jeune militant du parti communiste algérien, disparu
en juin 1957, avait été torturé par des militaires français, Geneviève lui
écrira son étonnement. Sa mère ayant été dans la même situation que
l’épouse de Maurice Audin, elle aurait aimée qu’elle ait droit à autant de
compassion :
Réponse du chef de cabinet, le 21 octobre :
« La guerre d’Algérie est une histoire douloureuse et le président
de la République souhaite précisément y faire face avec courage,
sans éluder aucun sujet, dans le but de réconcilier les différentes
mémoires trop souvent concurrentes.
Ce travail est de longue haleine : il se conduit progressivement en
s’appuyant sur la vérité historique, dans toute sa compexité et ses
nuances. C’est le propre des démocraties et l’honneur de la France
que de savoir reconnaître publiquement les ombres et les lumières
de son histoire, de faire la part des choses et d’analyser lucidement
son passé pour mieux éviter d’en reproduire les erreurs […]. »
Outrée par le ton « méprisant » du chef de l’État, via son chef de
cabinet, Geneviève postera, le 28 octobre, une seconde lettre :
« Je m’attendais à plus d’empathie à mon égard car, ma souffrance,
celle de ma maman et de mes sœurs fut la même que celle de la famille
Audin […]. Audin était un traître et a été arrêté pour cette raison. À cause
d’hommes comme lui, combien d’innocents sont morts ? Mais mon
père ? Lui ? Qu’avait-il fait ? »
1. « 50 ans après, le Lyonnais Hélie de Saint-Marc raconte son “putsch” d’Alger », Le Progrès,
21 avril 2011.
2. En 1909, un terrain de La Sénia accueillit le premier vol d’Oranie. En 1917, la marine l’occupa
pour ses ballons dirigeables utilisés pour surveiller la mer. Puis, l’aviation y installa plusieurs
escadrilles. En 1948, elle deviendra la base aérienne 141. Enfin sera construit l’aéroport civil d’Oran-
La Sénia.
3. Germaine Tillion, L’Algérie en 1957, Minuit, 1957. Germaine Tillion fut la deuxième femme,
après Geneviève de Gaulle-Anthonioz, à être promue Grand-Croix de la Légion d’honneur. Le
27 mai 2017, elle est entrée au Panthéon, en même temps que Geneviève de Gaulle-Anthonioz, Pierre
Brossolette et Jean Zay.
Christian Mesmacque
Disparu le 5 juillet 1962 à l’âge de 18 ans
Les Mesmacque, nom typiquement flamand, étaient établis depuis des
lustres aux environs de Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais. Agriculteurs à
Zudausques, Anatole Mesmacque (né en 1875) et sa femme Palmyre
Grébert (née en 1880), avaient eu quatorze enfants, dont quatre étaient
morts en bas âge. Le dixième, Benjamin, avait signé un engagement dans
l’une des unités qui, à Tlemcen, allaient constituer, en avril 1941, le
e
68 régiment d’artillerie d’Afrique. Puis il avait été envoyé en Syrie et en
Indochine, avant de finir sa carrière dans un bureau, à Oran.
Le 11 mars 1939, à Tlemcen, il avait épousé Georgette Abadie,
corsetière dans la mercerie que tenait sa mère, Marguerite, rue Clauzel.
Les racines de la jeune femme se perdaient du côté de Tarbes, dans les
Hautes-Pyrénées, où son grand-père paternel, Joseph Abadie, avait été
peintre en bâtiment, et à Bordeaux, où son grand-père maternel, Louis
Tonnelier, avait été négociant en vins.
À 140 kilomètres au sud-ouest d’Oran, au pied du djebel Terni,
Tlemcen, antique Pomaria romaine célèbre pour ses riches vergers, a vu
se mêler influences berbères, arabes, juives, hispano-mauresques et
françaises. Un foisonnement culturel qui couvrit de désignations
élogieuses cette cité, pendant des siècles liée à l’Andalousie musulmane :
« capitale du Maghreb central », « jumelle africaine de Grenade », « perle
du Maghreb », « Grenade africaine », « Médine de l’Occident », ou
encore « capitale de l’art arabo-mauresque en Algérie ». Longtemps,
Tlemcen et Grenade partagèrent les mêmes traditions vestimentaires,
culinaires, ainsi qu’une certaine façon de parler.
Georgette Abadie donna cinq enfants à Benjamin Mesmacque : des
jumelles, Anne-Marie et France, en 1939, deux garçons, Jean-Claude, en
1942, et Christian, en 1944, ainsi qu’une petite dernière, Claude, en 1947.
Le 12 novembre 1939, des complications rendirent difficile
l’accouchement des jumelles, prématurées. Un médecin arabe, le docteur
M’Rabeth, accompagna les premiers mois des bébés. Afin d’affermir au
mieux leur santé, il proposa aux parents de leur louer une maisonnette
qu’il possédait dans le faubourg Sienne, selon lui, « plus aéré que le
centre de la ville ». Rejoints par la mère de Georgette et sa grand-mère
maternelle, Virginie Loiseau, le couple et ses jumelles, y vécurent près de
vingt ans, leur cercle s’élargissant au fil des naissances. Des opérations
militaires extérieures éloignaient fréquemment le père de Tlemcen.
Anne-Marie se rappelle les « rues de terre battue du quartier » de son
enfance. « Une seule voie était goudronnée. Sur un premier tronçon,
c’était l’allée des Oliviers, sur le second, l’allée des Marronniers. » Autre
souvenir : « Notre chien, Dick, un petit bâtard ratier, brun, marron et
blanc, qui s’était donné pour mission de nous surveiller, ma sœur et moi.
Quand ma mère nous promenait dans la rue, il grognait et retroussait ses
babines sur des crocs féroces dès qu’un étranger à la famille s’approchait
trop près de notre poussette. Il prenait très au sérieux son rôle de
gardien. »
Dans la fratrie, les jumelles vont former un clan hermétique, face à
celui des deux garçons, Jean-Claude et Christian, auquel se greffera la
petite sœur. « Excepté pendant les repas, nous n’avions que très peu de
rapports avec nos frères. Nous ne jouions pas ensemble. Nous ne
partagions pas les mêmes centres d’intérêt. Pourtant, Christian débordait
de dynamisme. Il était farceur, rieur, plaisantait toujours, se liait
facilement, avait beaucoup de copains. ».
L’école maternelle et primaire est située, « à un quart d’heure, vingt
minutes à pied de la maison », place des Victoires, au centre de Tlemcen.
« Le bâtiment se dressait en bordure d’un square, autour duquel étaient
regroupés la mairie et divers commerces, horlogerie, librairie,
boulangerie, pâtisserie… À deux pas de la rue Clauzel et du magasin où
travaillait Maman. » Anne-Marie fréquentera également le collège EPS,
en retard d’un an sur sa sœur, qui collectionnera les bonnes notes au
lycée du quartier Slane, près de la Poste, où elle passera le bac. « Plutôt
paresseuse, je n’étais pas une bonne élève. Je n’aimais pas l’école. Je m’y
ennuyais. Mes notes s’en ressentaient. Pourtant je deviendrai
enseignante. »
La Toussaint Rouge, en 1954, et les émeutes du Constantinois, en
1955, n’écornent pas l’insouciance d’Anne-Marie, essentiellement
préoccupée par ses jeux et ses rêveries. Elle ne s’intéresse pas à
l’actualité, une affaire d’adultes.
En 1956, la famille déménage pour Oran, où l’adjudant-chef Benjamin
Mesmacque a été nommé à la direction des travaux du génie. Elle habite
11, rue Morse, dans un pavillon de la cité Protin, un lotissement militaire,
près d’Eckmühl et de ses arènes vouées aux corridas, symbole de
e
l’influence espagnole sur la cité depuis le XVI siècle.
En 1959, après avoir réussi le bac philo au lycée Ali-Chekkal d’Oran,
Anne-Marie est admise à l’école normale des filles, un ancien couvent
d’Eckmühl, où sa sœur a consolidé son avance d’un an. Là, Anne-Marie
prend conscience de la tension qui, peu à peu, détraque la ville.
« L’établissement n’était pas loin de la cité Protin, mais, tout au long du
trajet, je craignais d’être suivie. J’accélérais le pas au moindre soupçon.
Je n’étais pas tranquille, non, vraiment pas tranquille. »
1962. Les jumelles, institutrices à Tlemcen, enseignent dans une école
primaire de filles, récemment construite et baptisée Henri-Adès. « Les
accords d’Évian ? Franchement, nous évitions d’en parler. Nous
entretenions de bons rapports avec les Arabes de notre entourage. Nous
n’osions pas aborder ce genre de sujets. »
Lorsque l’indépendance de l’Algérie devient inéluctable, des mères
arabes, apprenant que les institutrices françaises vont bientôt être
rapatriées en métropole, les attendent à la sortie. « Elles nous
demandaient : “Que vont devenir nos filles ? Vous le savez, vous ? On
n’est pas sûre qu’elles pourront aller à l’école.” Elles ne nous
reprochaient pas d’être d’affreux colonialistes. »
À la fin de cette année scolaire 1962, Anne-Marie et France ne se
doutent pas qu’un pan de leur vie va se fracasser. Elles passent les
grandes vacances chez leurs parents, cité Protin. Christian a conservé son
caractère espiègle et blagueur, sans pour autant se montrer excessivement
désinvolte. Le 5 juin 1960, il avait reçu le brevet de secouriste de la
Croix-Rouge. Il aborde également avec sérieux son avenir professionnel.
Après un emploi de quelques mois à la DCAN Constructions navales, il
avait intégré un collège technique où, en mai 1961, il a décroché un CAP
de dessinateur industriel en chaudronnerie. À la même époque, il a
obtenu le permis de conduire. L’aîné des fils Mesmacque, Jean-Claude,
suit des études de droit à Toulouse.
Dans la matinée du 5 juillet, le vacarme de files de camions ébranlant
le pavillon attire l’attention des Mesmacque. « Ils étaient pleins
d’hommes qui brandissaient des armes et criaient des slogans. Affolée,
ma mère nous a interdit de sortir. Elle craignait des débordements. »
Christian a dix-huit ans. Il ne tient pas compte de ces conseils de
prudence. Il préfère une plage ensoleillée au malaise qui croît parmi les
siens. Dans une estafette Renault, bleue à toit blanc, immatriculée 201
FU 9G, il s’entasse avec ses copains Julien Bagout et André Chiappone,
ainsi que la sœur de Julien Bagout, Jeanne Ricard-Bagout et ses quatre
enfants, Alain, Christiane, Edith et Salvadore. En route pour le bord de
mer. Julien Bagou, à qui appartient le véhicule, s’est assis au volant. « Où
et à quelle heure se sont-ils heurtés à leurs ravisseurs ? »
Toute la soirée, Georgette attend le retour de son fils. « Elle répétait :
“Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ?” Elle pleurait. Je
tentais de la réconforter en lui disant qu’il avait certainement été invité
pour la soirée chez un copain. Je le pensais réellement. J’étais
inconsciente. Trop loin du centre d’Oran, nous ignorions la tragédie qui
s’y était déroulée. Les pillages, les assassinats, les viols, les
enlèvements… Nous n’avions pas entendu les coups de feu, ni les
hurlements. Nous n’avions pas vu les cadavres sur les trottoirs. Les jours
suivants, nous les découvrirons par les journaux. »
Le lendemain, Georgette se précipite au commissariat. Les policiers
l’écoutent distraitement. D’autres démarches s’avèrent aussi
infructueuses. Elle obtient une audience auprès du général Katz, auquel
son inaction pendant les massacres du 5 juillet a valu le surnom de
« boucher d’Oran ». Sèchement, l’officier qui, le 4 août, a été décoré de
la Croix de la valeur militaire, notamment pour « avoir su rétablir et
préserver avec force et dignité l’autorité légale et l’ordre public », lui
aurait asséné : « Vous avez semé le vent, vous récoltez la tempête. »
Le 28 septembre, le consul général de France, Claude Chayet, signe
une attestation certifiant que le père de Christian, Benjamin Mesmacque,
a déclaré sous serment que son fils a disparu.
« L’intéressé aurait été enlevé le 5 juillet à 16 heures, rue Maryse-
Bastié, à Oran. »
Le 17 septembre 1963, Georgette recevra une lettre du Comité
international de la Croix-Rouge lui signalant que la disparition de son
fils, de ses amis et des enfants a été enregistrée et, le 23 octobre, une
autre de Jean de Broglie :
« J’ai la triste mission de porter à votre connaissance que
l’enquête que j’avais tout particulièrement demandée à la Croix-
Rouge au sujet de cette disparition se traduit par une très forte
présomption de décès.
En effet, les délégués de cet organisme estiment que le sort de
M. Mesmacque et de ses compagnons est lié à celui de toutes les
personnes disparues lors de l’émeute du 5 juillet 1962 et que, de ce
fait, il n’y a malheureusement plus d’espoir de les retrouver en vie.
En l’état actuel des choses, seuls des éléments ou des
informations vraiment nouveaux pourraient modifier cette position.
Je ne néglige aucun effort à cet effet, bien que nos chances soient
infiniment minces. »
Georgette n’en démord pas : son fils est vivant.
Elle noie son opiniâtreté aveugle dans les divers courriers qu’elle
envoie. Ou reçoit, comme celui, le 14 avril 1964, du consul général de
France, indiquant qu’il ne dispose d’aucun élément nouveau.
Selon un témoignage recueilli par le père de Christian, l’estafette bleue
à toit blanc aurait été aperçue à Oran, arborant le sigle du Croissant rouge
et une nouvelle immatriculation : 518 EU 9G.
Les parents Mesmacque et leur fille Claude ne rentreront en France
qu’en 1965. Ils habiteront Sarcelles, une banlieue au nord de Paris. Le
père décédera subitement en 1967 et sera inhumé au cimetière de Pantin.
La mère, en 2005, et sera enterrée, en Côte-d’Or, dans le cimetière des
Fontaine-les-Dijon où veuve, elle était allée habiter auprès de sa cadette.
Le mois de juillet 1962 n’était pas fini que, par souci de sécurité, les
jumelles avaient été envoyées à Toulouse, où elles avaient retrouvé Jean-
Claude. « Nous avons été hébergées dans un pensionnat religieux de
jeunes filles. Le plus dur : se sentir rejetées. Quand nous contactions une
académie, à Toulouse ou ailleurs, afin de déposer notre candidature à un
poste d’enseignante, on nous rétorquait : “Il est réservé aux vrais
Français.” Alors qu’Oran s’était trouvé dans un département français ! »
Jusqu’au jour où, dans un couloir du rectorat de Paris, Anne-Marie
croise deux camarades d’Oran. Ils débloquent son dossier. Rapidement,
elle obtient sa nomination dans le Pas-de-Calais. « J’y avais de la famille
du côté de mon père. » Elle commence par des remplacements de
professeurs absents dans un CEG de Lens, où ses collègues lui réservent
un « accueil formidable ». « Handicapée par une lourde dépression,
France a dû redescendre à Toulouse. »
En 1965, Anne-Marie épouse Jean-Pierre Mathieu, un informaticien.
Ils s’étaient rencontrés à Tlemcen où il effectuait son service militaire.
« Son père était violoncelliste et professeur de musique à Casablanca. »
Anne-Marie enseignera un temps à l’école Georges-Lapierre
d’Argenteuil, dans le Val-d’Oise.
En 1969, le couple partira deux ans au Canada, Toronto et Ottawa, où,
en 1971, Anne-Marie, aura son premier enfant, une fille, Sylvie, tandis
que le second, un fils, Pierre, verra le jour en France, en 1974.
De retour en France, ils habiteront Sarcelles, puis Ivry.
En 1966, Anne-Marie avait pris le relai des recherches sur son frère.
« Ma mère m’a donné tous les documents qu’elle avait accumulés. Aidée
par mon mari, l’association Jeune pied-noir, de Bièvres, le Groupe de
recherche des Français disparus en Algérie, d’Arcachon, et le Cercle
algérianiste de Perpignan, j’ai persévéré. »
Elle contactera le député-maire UNR de Cannes, Bernard Cornut-
Gentille, qui, en juillet 1973, lui enverra la question écrite qu’il a
récemment adressée au ministre des Affaires étrangères sur « le sort de
civils français portés disparus au cours des événements d’Algérie ou
postérieurement à l’indépendance et qui, selon diverses informations
dignes de foi, se trouveraient encore en vie et seraient retenus contre leur
gré dans ce pays » :
« Aucune suite ne paraissant avoir été donnée aux nombreuses
démarches des familles de ces disparus ou des personnalités qui les
ont soutenues, il lui demande quelle a été l’action du gouvernement,
directe ou indirecte, officielle ou officieuse, indépendante ou en
cours avec des organismes tels que le Comité international de la
Croix-Rouge, pour rechercher les ressortissants français disparus et,
le cas échéant, obtenir leur rapatriement. »
Anne-Marie déplore que la question du parlementaire se soit perdue
dans le vide.
En 2007, elle obtient que le nom de son frère, déclaré officiellement
décédé le 21 mars 1979 par le tribunal de grande instance de Paris, figure
au mémorial du quai Branly à Paris et, en 2008, qu’il soit gravé sur une
plaque, la numéro 7, du Mur des disparus de Perpignan.
« Je ne connaissais pas beaucoup mon frère, mais j’avais promis à mes
parents de m’en occuper. J’ai tenu parole. Privé de tombe, il a maintenant
deux lieux où on peut se recueillir. »
Soldat Michel Chombeau
Disparu le 7 juillet 1962 à l’âge de 21 ans
Raoul Chombeau ne dissimule pas son pessimisme. Il voit s’éloigner
chaque année davantage tout espoir de connaître un jour dans quelles
circonstances son frère Michel a disparu le 7 juillet 1962, durant son
service militaire, entre Bousfer et Aïn el Turk, dans l’Oranie. Depuis, les
interrogations le taraudent. « Plus je vieillis, plus c’est terrible. Ne pas
savoir. L’incertitude vous mine. Le noir absolu, secoué de conjectures. »
Sa mère était persuadée que Michel reviendrait. Elle attendait, attendait.
Elle a attendu jusqu’à la fin. « Elle est décédée il y a six ans. À force de
se cramponner à un dénouement qui s’avérait de plus en plus illusoire,
elle était devenue une femme taciturne, aigrie. »
Un cancer foudroyant a emporté l’autre frère de Raoul, Henri, l’aîné.
« Il est mort rapidement, sans souffrir. Quand on connaît les tortures que
le FLN infligeait à ses prisonniers, je doute que Michel ait eu cette
chance. Combien de temps a-t-il survécu dans les geôles de ses
ravisseurs ? Henri repose dans une tombe au cimetière. Michel n’a rien.
Où son cadavre a-t-il été jeté ? Ce sont des blessures qu’on garde au fond
de soi. Elles ne cicatrisent jamais, suppurent, nous tourmentent sans
répit. »
À Biarritz, ils étaient trois frères Chombeau : Henri, l’aîné, Michel, né
le 19 juin 1941, et le cadet, Raoul. Leur père, Henry, un chti militaire de
carrière dans le génie, avait notamment servi sur la ligne Maginot et en
Indochine. Après avoir gravi les grades de sous-officier jusqu’à la
barrette d’adjudant-chef, il avait renoué avec la vie civile par un emploi
de représentant dans une boulangerie industrielle, puis avait pris sa
retraite. Alsacienne, leur mère, Charlotte Ruff, était mère au foyer.
Henri étant déjà en Algérie, dans un régiment du train, les parents
Chombeau pensaient que leur deuxième fils, Michel, apprenti chez
Dodin, une pâtisserie réputée de la ville, bénéficierait d’une exemption et
ne serait pas envoyé à la guerre. Erreur. Le 14 septembre 1961, il
embarquait à Port-Vendres et, le lendemain, son bateau accostait à Oran.
Le 16 janvier 1962, alors que, depuis plusieurs mois, émissaires français
et algériens se rencontraient secrètement en Suisse et dans le Jura, il était
e
affecté au 22 RIMA (régiment d’infanterie de marine).
« Il est revenu deux fois pour des permissions d’un peu plus d’une
semaine. Et un jour d’août 1962, j’ai vu deux gendarmes, avec leurs
beaux képis vissés sur la tête, garer leur estafette devant la maison.
Intrigués, les voisins sont sortis sur le trottoir. Ma mère était seule. Je l’ai
entendue hurler. À l’époque, on avait peur de la maréchaussée. Elle
incarnait l’autorité. Je me disais : “Quelle bêtise ai-je pu faire pour que
les gendarmes frappent à notre porte ?” Ils venaient d’annoncer à ma
mère que son fils avait déserté. Le soir, colère noire de mon père quand il
est rentré du travail. »
Quelques jours plus tard, deuxième visite des gendarmes. Ils
accusaient Michel Chombeau d’avoir trahi au profit de l’OAS. « Mon
père, un colosse, les a vigoureusement foutus à la porte. Comme dans les
westerns. »
Depuis la signature des accords d’Évian, le 18 mars précédent, et le
cessez-le feu censé entrer en vigueur le lendemain, à 12 heures, il était,
sur le papier, mis fin aux « opérations militaires et à toute action armée
sur l’ensemble du territoire algérien ». Depuis la proclamation officielle
de son indépendance, le 5 juillet, l’Algérie était un « État indépendant
coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations
du 19 mars 1962 ».
Pourtant, ce même 5 juillet, à Oran, la liesse d’une population
acclamant l’événement avait dégénéré en odieuse explosion de fanatisme
sanguinaire… Deux jours plus tard, les soldats Michel Chombeau, vingt
et un ans, célibataire, Michel Jacquet, vingt et un ans, marié, un enfant,
Rudolf Letient, vingt-deux ans, marié, un enfant, et le sergent Jean-Pierre
e
er
Brillouet, vingt-deux ans, célibataire, du 22 RIMA, 1 bataillon, peloton
scout-cars, se volatilisaient. « En patrouille, avaient-ils été victimes d’une
embuscade ? Avaient-ils fait le mur de leur caserne, comme l’a prétendu
une rumeur ? Ils n’ont plus jamais donné signe de vie. »
Henry Chombeau écrit, téléphone, s’incruste pour obtenir des rendezvous…
Il ne néglige aucune démarche susceptible de lui permettre
d’obtenir la plus infime information sur son fils. Ainsi, il contacte le
colonel Jean-Robert Thomazo, député des Basses-Pyrénées, qui
deviendront Pyrénées-Atlantiques en 1969. Surnommé « Nez-de-cuir »
depuis une grave blessure au visage durant la campagne d’Italie, en 1943,
il intimide Raoul. Le 13 mai 1958, à la tête de l’UTB (unité territoriale
blindée) qu’il avait formée, il avait soutenu le Comité de salut public qui,
composé de partisans de l’Algérie française et de gaullistes, allait, en un
mois, porter au pouvoir le général de Gaulle. En novembre 1958, il avait
été élu à l’Assemblée nationale sous l’étiquette UNR. En octobre 1959,
ne cautionnant pas les revirements du Général sur l’avenir de l’Algérie, il
avait plaqué le parti gaulliste pour le groupe Unité de la République,
partisan de l’Algérie française et, en 1960, il avait présidé le Front pour
l’Algérie Française (FAF), mouvement anti-indépendantiste,
farouchement hostile au FLN, fondé par le bachaga Boualam. Lorsque le
gouvernement français décida de le dissoudre, six mois plus tard, le FAF
comptait un million d’adhérents, dont 40 % d’Arabes.
Pendant des années, Henry Chombeau s’est démené tous azimuts.
Préfet des Basses-Pyrénées, autorités civiles et militaires, « la Grande
Muette se calfeutrait derrière une muraille inébranlable », Croix-Rouge,
« qui ne voit rien, n’entend rien », ministères… « Pas le début d’une
piste. L’armée n’a même pas rendu à mes parents le moindre objet
personnel ayant appartenu à mon frère. Mon père a écrit à l’officier qui
e
commandait le 22 RIMA, à celui qui commandait sa compagnie. Ils
n’ont pas daigné lui répondre. Il s’est adressé au général de Gaulle. Il n’a
eu droit qu’à un accusé de réception poli rédigé par un obscur membre
d’un quelconque cabinet. »
Parallèlement, l’administration déroulait, froidement, les étapes d’un
dossier :
22 août 1963 : le tribunal de grande instance de Bayonne déclarait le
soldat Michel Chombeau décédé
« ledit 7 juillet 1962 ». « Cause du décès inconnue, corps non
retrouvé. »
17 avril 1964 : attestation signée de Jean-Félix Charvet, consul général
de France à Oran :
« L’intéressé aurait été enlevé le 7 juillet 1962 à Oran. Les
recherches, entreprises n’ont, jusqu’à ce jour, donné aucun
résultat. »
20 avril 1964 : la mention « Mort pour la France » était attribuée, à
titre militaire, au soldat de deuxième classe Raoul Chombeau.
Tenaces, les Chombeau ont tenté d’attirer sur le cas de Michel
l’attention de tous les présidents de la République qui ont succédé au
général de Gaulle. En retour, ils n’ont reçu que de vagues courriers de
l’Élysée. « François Hollande, lui, nous ignorera. Pas une ligne. »
Dans la famille, l’atmosphère devenait pesante. « Mes parents ne
riaient plus, ne plaisantaient plus, ne s’accordaient plus la moindre
distraction. Pour moi, la belle vie, celle de gamin, était finie. Avec
Michel, nous avions neuf ans de différence. Nous étions très liés. Nous
allions ensemble à la plage, aux champignons… »
En 1968, Raoul ne supporte plus les silences, l’ambiance étouffante. Il
a dix-huit ans. Malgré des études de comptabilité, il s’engage dans le
génie. Comme son père. « La majorité légale étant à vingt et un ans, il
m’a signé une autorisation. » Il en sortira trente-deux ans plus tard, avec
le grade d’adjudant-chef.
Aujourd’hui, son père avançant en âge, il a pris sa suite. À son tour, il
écrit, cumule les rendez-vous… « Je ne compte plus les réponses du style
“Je soussigné, le chef d’escadron Tartempion, vous conseille de circuler.
Il n’y a rien à voir”. Autrement dit, il faudrait que je tire un trait sur mon
frère, que je passe à autre chose. D’ailleurs, les messieurs qui
condescendaient à me recevoir entre deux coups de téléphone, forcément
de la plus haute importance, ne m’écoutaient que d’une oreille distraite.
Ils avaient des affaires plus urgentes à traiter que celle d’un simple
bidasse de deuxième classe. Et me signifiaient, y mettant plus ou moins
les formes, que je leur faisais perdre leur temps. »
Tout aussi infructueuse : son approche de l’amicale des anciens du
e
22 RIMA. « En 2012, je suis allé à Vannes où est cantonné le régiment.
Sans résultat. On a refusé de me donner les coordonnées de l’officier qui,
à l’époque, le commandait. Il était, depuis, devenu général. On m’a
asséné : “On ne dérange pas comme ça un général”, autrement dit pour
des broutilles. On remisait mon frère dans la catégorie des futilités qui
n’ont pas à importuner un haut gradé. » Quant aux familles des trois
compagnons d’infortune de Michel, « elles préfèrent ne pas raviver les
plaies ». À l’exception du frère du sergent Brillouet, un ancien gendarme.
« Lui non plus n’a rien trouvé. »
Ayant appris qu’après le 5 juillet 1962, des charniers avaient été
découverts dans la zone du Petit-Lac, à la périphérie d’Oran, Raoul a
suggéré au ministère des Affaires étrangères que ce qui restait de la
dépouille de son frère s’y trouvait peut-être. Il était prêt à s’y rendre.
« On m’a rétorqué que c’était difficile de différencier les cadavres des
militaires de ceux des civils. Or les premiers portent sur eux une plaque
d’identité. En outre, on m’a fait comprendre que les relations entre la
France et l’Algérie n’étant pas au beau fixe, il n’était pas recommandé
que mon entêtement abîme la coopération qui unit nos deux pays. »
Ancien militaire, Raoul est scandalisé par l’indifférence de la France à
l’égard de ses soldats. « Au Vietnam, les Américains n’ont jamais
interrompu les recherches sur leurs disparus. Ils continuent à enquêter.
C’est, également, ce qu’ont longtemps fait les Soviétiques en
Afghanistan. En France, Rien. Il a fallu quarante-huit ans pour qu’un
étoilé, le général Fournier qui, en 2014, a créé l’association SOLDIS,
s’empare du sujet. Malgré son dévouement et sa bonne volonté, je doute
qu’il réussisse. Aujourd’hui, tout le monde se fout de notre malheur. »
En 2000, une lettre datée du 7 novembre du ministère de la Défense lui
apprend que sa demande de délivrance, « à titre posthume », du « titre de
reconnaissance de la Nation » instauré par un décret du 28 mars 1968 est
rejetée. Explication du chef du bureau des titres et de statuts :
« Je dois vous préciser que la délivrance de ce diplôme est
subordonnée à la condition expresse que les personnes décédées
aient disposé d’un droit de regard des dispositions législatives ou
réglementaires en vigueur au moment de leur décès. »
Pourtant, en juin 2001, Raoul apprend, par un diplôme à en-tête
« République française », signé de Jean-Pierre Masseret, secrétaire d’État
à la Défense chargé des Anciens combattants, que
« la Nation reconnaît les services rendus à la France par
M. Michel Chombeau qui a participé à la guerre d’Algérie ».
Le mois suivant, le directeur départemental de l’ONAC (Office
national des anciens combattants et victimes de guerre) du Bas-Rhin, où
Raoul habite désormais, l’informe que son frère
« aurait eu de son vivant vocation certaine à la carte du
Combattant au titre de la guerre d’Algérie ».
« Du grand n’importe quoi. Après l’indépendance de l’Algérie, la
France ne délivrait plus de carte de combattant pour l’Algérie. »
En 2003, peu de temps après l’inauguration du mémorial du quai
Branly, à Paris, Raoul et son père, qui avait alors quatre-vingt-neuf ans,
ont voulu voir les trois colonnes, bleu, blanc et rouge, érigées
« à la mémoire des combattants morts pour la France lors de la
guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, et à celle
de tous les membres des forces supplétives, tués après le cessez-lefeu
en Algérie, dont beaucoup n’ont pas été identifiés ».
« Les noms de mon frère et de ses trois malheureux camarades ne
figuraient pas sur l’affichage électronique des colonnes bleu et rouge, où
défilent les noms des militaires “Morts pour la France” ».
Furieux, Raoul écrit au ministère de la Défense qui, par lettre du
21 juillet 2004, justifie ainsi cette absence :
« Ce monument […]. regroupe uniquement les noms des soldats
“Morts pour la France” durant la période des combats, c’est-à-dire
er
entre le 1 janvier 1952 et le 2 juillet 1962. »
Lors d’une réunion de l’UNC (Union nationale des combattants), à
laquelle il a adhéré, espérant que cette association lui offrirait des
opportunités, il croise Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux
Anciens combattants. « Prenez contact avec mon chef de cabinet. Je vous
recevrai quand vous le souhaiterez. » « Je pensais qu’il s’agissait d’une
parole en l’air. Toutefois, quelques semaines plus tard, quelqu’un de son
entourage m’a téléphoné. Je suis monté à Paris et là, j’ai été confronté à
un vague sous-attaché, sous-secrétaire ou autre sous-fifre, qui ne m’a pas
rigolé au nez, mais c’était tout juste. »
Opiniâtre, il se tourne vers Antoine Herth, député du Bas-Rhin. Le
parlementaire saisit, à son tour, le ministre délégué, qui, dans un courrier
du 28 avril 2005, confirme :
« Je vous précise que le Mémorial national de la guerre l’Algérie
et des combats du Maroc et de la Tunisie ne fait figurer que le nom
des soldats “Morts pour la France” au cours de la période officielle
er
des combats, soit du 1 janvier 1952 au 2 juillet 1962. »
La ténacité de Raoul, soutenue par ses deux filles, Céline et Joëlle, qui
lui ont donné cinq petits-enfants, ne faiblit pas. En 2007, il reçoit une
lettre de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives au
ministère de la Défense :
« J’ai l’honneur de de vous faire connaître que les noms de votre
frère Michel Chombeau et de ses trois camarades, Jean-Pierre
Brillouet, Michel Jacquet et Rudolphe Letient, tous Morts pour la
France les 6 et 7 juillet 1962, figurent sur le Mémorial de la guerre
d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, situé quai
Branly, à Paris, ainsi que sur le site Internet “Mémoire des
hommes”. »
Raoul s’avoue cependant « écœuré par tous ces gratte-papiers » qui lui
infligent leur je-m’en-foutisme hautain. « Quand je leur parle, ils ne
m’écoutent pas. Ce qu’a subi mon frère ne les intéresse pas, les laisse
froids. Sur la morgue de leur visage, je lis : “Qu’est-ce que tu viens
m’emmerder avec cette vieille histoire ?” Et moi, j’essaie de les
sensibiliser. C’est mon frère et je ne sais toujours pas ce qui lui est arrivé.
Généralement, le troisième larron du service lambda d’une administration
que j’ai en face de moi ne comprend rien, ne sait rien. »
Quant aux monuments aux morts, Raoul juge « lamentable » qu’ils
omettent les noms des centaines de soldats morts ou disparus après le
19 mars. « Pourquoi, donc, avoir choisi cette date pour célébrer la fin de
la guerre d’Algérie ? Du négationnisme historique. Les cérémonies
organisées chaque année méprisent ces jeunes qui portaient l’uniforme de
l’armée française, comme elles méprisent les dizaines de milliers de
harkis massacrés. La France les abandonne dans l’oubli. Une honte ! Je
doute de la grandeur de mon pays, dont les jeunes générations ne font
que rabâcher le blablabla inculqué par la propagande communiste et
gaulliste : les Français, en Algérie, n’étaient que des méchants
colonialistes, des esclavagistes, maintenus dans leurs privilèges par une
armée de tortionnaires. Ils n’ont construit ni villes, ni hôpitaux, ni
écoles… Ils n’y ont rien fait de bien. »
René-Claude Prudhon
Disparu le 25 juillet 1962 à l’âge de 54 ans
Dernière lettre de son père reçue par Michèle Prudhon qui, depuis un
mois, vivait à Paris. Sur l’enveloppe jaunie, le tampon de la Poste indique
« Alger. 25-7 1962 ». La date de sa disparition. René-Claude Prudhon l’a
écrite la veille.
« Ma chère petite Mimi. Je suis rentré d’Oran dimanche soir ; il
faisait très chaud pendant les trois jours que j’y ai passés. C’est
navrant de voir cette ville, autrefois si animée, réduite à l’agonie.
On voit quelques rares cafés ouverts et, dans les rues, les passants
sont des militaires ou des musulmans. Il resterait 30 000 personnes
sur 200 000 et les départs continuent. Le personnel de l’usine a été
entièrement renouvelé. Sur mon chantier, je n’ai plus trouvé
l’architecte, ni son adjoint ni les sous-traitants. À ma grande
surprise j’ai pourtant vu l’entrepreneur mais qui m’a annoncé son
prochain départ. Tu vois que pour travailler dans ces conditions il
faut une certaine résistance […]. Nous ne sommes guère nombreux
et la villa des Bortolotti a été occupée dimanche par une grande
famille, ce serait un capitaine de l’ALN. Hier, c’était la villa de
Butori et sur la terrasse il y a des hommes armés. Toutes les
maisons Shell (après Mourier) ayant été pillées, c’est, paraît-il, pour
mettre de l’ordre que la force locale est venue. Il y a aussi les
militaires français qui tirent dans les dunes et je pense qu’après la
java de ce matin, on va les inviter à aller essayer leurs armes
ailleurs… »
Le père de Michèle Prudhon a posté cette lettre le jour de son
enlèvement. « Je la garde précieusement. À ma mort, je souhaite qu’on la
glisse dans mon cercueil. »
Ingénieur des Arts et Métiers, lieutenant-colonel de réserve dans
l’aviation, chevalier de la Légion d’honneur, Croix de guerre avec étoile
d’argent, décoré par les Américains de la Distinguished Unit Citation,
René-Claude Prudhon était né le 4 mai 1908 à Saint-Boil, en Saône-et-
Loire. Au début des années 1930, il avait eu le coup de foudre pour
l’Algérie. « Quel était le but de son premier séjour ? Je l’ignore. » Son
frère aîné, Henri, l’un des cadres dirigeants, à Saïgon, de la Société
indochinoise des tabacs, cigares et cigarettes J. Bastos, filiale de la
Bastos d’Oran, lui en avait-il vanté la douceur de vivre ? Recruté comme
ingénieur chez le cigarettier à Oran, René-Claude allait épouser, en 1935,
Georgette Joséphine Ward, née le 3 juin 1913, à Oran, fille d’un Anglais,
également ingénieur Bastos, et d’une Belge. Bientôt, il serait promu
directeur technique de l’entreprise à Alger.
Bastos : une institution, dont les débuts illustrent les opportunités, que,
dès 1836, promettait, dans son introduction, un petit livre de 248 pages,
intitulé Conducteur ou guide du voyageur et du colon de Paris et dans
l’Algérie, avec carte itinéraire, publié simultanément « chez Debecourt,
libraire-éditeur, rue des Saints-Pères, 69 », à Paris, et « chez Bastide et
Brachet, rue Bal el Oued, 101 », à Alger : « On peut garantir qu’avec un
peu d’avance, de l’intelligence et de la persévérance, tout homme
1
laborieux parviendra à se créer dans la colonie une existence aisée . »
Manuel José Bastos, Francisca Millan et leur fils, Juan, né en 1817, à
Malaga, avaient fui la misère andalouse pour cette terre africaine,
qu’après le débarquement à Sidi-Ferruch, en 1830, les armées françaises
étaient en train de conquérir. Très jeune, Juan ouvrait à Oran, où se
développait une dynamique communauté espagnole, une échoppe de
tabac à priser. En 1838, il fondait un humble atelier, qu’il baptisait,
néanmoins « Manufacture de tabacs, cigares et cigarettes J. Bastos ». Il
en créait rapidement trois autres à Oran et un quatrième à Alger.
Michèle Prudhon voit le jour 24 novembre 1938 à Oran, dans
l’appartement de ses grands-parents Ward, 38, rue de la Vieille-Mosquée.
« Ils n’ont pas connu les massacres de pieds-noirs, qui, le 5 juillet 1962,
ont célébré l’indépendance. Ils étaient déjà décédés. » Le père de Michèle
désirait que sa femme accouchât dans les meilleures conditions. Les
premiers souvenirs de la gamine se situent à Alger. « J’étais fille unique.
Mes parents me choyaient. » Maternelle et primaire à l’école de la rue du
Docteur-Trolard. Puis, lycée Ben-Aknoun, un établissement francomusulman
au-dessus d’El Biar, à la sortie d’Alger. « J’ai eu un professeur
de français extraordinaire, l’écrivain Mouloud Mammeri. Il m’a appris à
aimer la littérature. Il y avait, environ, quarante élèves par classe, dont
seulement une dizaine d’Européens. Pas de barrière entre nous. »
La Toussaint Rouge creuse les premières fissures. Ses parents
possèdent une villa, baptisée Murat, au Club des Pins, une plage près
d’Alger, où elle retrouve une bande de jeunes. « Plus que des copains et
des copines, je les considérais comme mes frères et sœurs. La plupart
étaient des enfants d’amis de mes parents. Nous avions grandi ensemble.
Mes parents et ces amis étaient comme les doigts de la main. Les
hommes, je les appelais “mes oncles” et les femmes, “mes tantes”. Ma
famille de cœur. » Lorsque les adultes apprennent la série d’attentats
er
commis dans la nuit du 31 octobre au 1 novembre 1954, leurs visages
s’assombrissent. « Aux bribes de conversations qu’on captait, on devinait
qu’ils lisaient un mauvais présage dans les explosions et les mitraillages
qui, en quelques heures, avaient ébranlé divers points du pays. » Et ce
bandeau, en Une de L’Écho d’Alger, le 2 novembre : « Attentats
terroristes en Algérie : 8 morts ». Les émeutes du Constantinois, l’année
suivante, enfoncent davantage les adultes dans leur pessimisme. « À
partir de cette époque, la violence s’est propagée tel un poison. »
En classe de troisième, les « événements » rendant dangereux le trajet
entre Alger et El Biar, les Prudhon inscrivent Michèle au cours Michelet,
rue Michelet, leur quartier, celui de la jeunesse et des facultés. « Nous
habitions 24, rue Lys-du-Pac, derrière L’Otomatic. » Le 24 janvier 1957,
peu après 17 heures, ce bar de la rue Michelet, ainsi que La Cafétéria, en
face, et Le Coq Hardi, à l’angle de la rue Charles-Péguy et de la rue
Monge, sont ravagés par des bombes. Cinq morts et trente-deux blessés.
Ce jour-là, Michèle, qui s’efforce de vivre normalement malgré les
attentats, est allée au cinéma avec son amie Mauricette, qui habite
rue du Docteur-Trolard. Après la séance, elles s’offrent un
rafraîchissement au premier étage de L’Otomatic. « Nous étions assises à
notre table. Subitement, dans un vacarme assourdissant, tout s’est mis à
bouger au ralenti. Comme dans un film. Montant l’escalier, le serveur,
qui tenait un plateau de consommations, s’est soulevé, porté par le
souffle. J’ai crié à Mauricette : “Ça y est ! Une bombe !” Un carnage
effroyable dans un brouillard de fumée et de poussière. Le sang. Les
corps étendus sur le sol, au milieu des gravats. Les hurlements, les
plaintes. Les bris de verre. Les tables et les chaises renversées, éclatées.
Par miracle, nous n’avons pas eu une égratignure. »
L’engin avait été déposé dans les toilettes pour dames. Ce 24 janvier
1957 a marqué Michèle à jamais. Un traumatisme dont, des décennies
plus tard, elle n’est pas guérie. D’autant que l’actualité le ravive
régulièrement. « Aujourd’hui, il suffit que la radio ou la télévision
annoncent un attentat en France ou ailleurs, et les images de L’Otomatic
dévasté me reviennent. Odieuses. Insupportables. » Les deux jeunes filles
ne s’attardent pas dans ce lieu de la joie de vivre estudiantine que
quelques secondes ont suffi à métamorphoser en antre de la désolation.
Presque simultanément, l’enfer a traversé la rue Michelet et s’est
déchaîné à La Cafétéria, déjà cible de terroristes le 30 septembre
précédent. « Mauricette appréhendait de rentrer chez elle en retard. Très
stricts contrairement aux miens, ses parents l’auraient grondée. Nous
avons couru dans les rues que l’armée était en train de boucler. »
Autre date qui aurait pu tuer Michèle : le 26 mars 1962, rue d’Isly. Elle
participe à la manifestation de solidarité avec la population du quartier de
Bab el Oued, bouclé par l’armée. Elle défile en queue de cortège. « Au
niveau de la Grande Poste, j’ai entendu un officier ordonner : “Fermez la
manifestation !” Je n’ai pas oublié sa voix, ni son visage. Ils sont gravés
dans ma mémoire. Et j’ai reconnu le clic-clac des fusils qu’on arme. Une
amie et son fils m’accompagnaient. Je leur ai dit : “Déguerpissons !” Les
coups de feu ont commencé à pétarader. On a détalé à toute vitesse.
Autour de nous, des gens tombaient. À bout de souffle, on s’est accordé
une halte au niveau du Gouvernement général. »
Quatre ans auparavant, le 4 juin 1958, Michèle se pressait dans la foule
sur le Forum, avec son père, sa mère et des amis de ses parents. Au
balcon du Gouvernement général : la silhouette singulière du général de
Gaulle. Et ces mots : « Je vous ai compris ! », lancés aux milliers
d’Algérois qui l’acclamaient. Scandant « Algérie française ! Vive Salan !
Vive de Gaulle ! », ils croyaient que le nouveau président du Conseil les
protégerait. En fait, devant l’ambiguïté du discours, émaillé de phrases
pouvant prêter aux interprétations les plus contradictoires et de formules
alambiquées du style « français à part entière », le père de Michèle a
lâché : « C’est foutu. » « Pourtant, après l’indépendance, il est resté
s’occuper de l’usine et des ouvriers, auxquels il était attaché et qui le
respectaient. C’était un libéral. Il parlait couramment l’arabe, ayant tenu
à l’apprendre à peine installé en Algérie. »
Le 21 avril 1961 éclate le putsch des généraux. Michèle effectue alors
un stage de script à France V, dans l’immeuble de la radio-télévision
française, boulevard Bru. Partisane de l’Algérie française, elle soutient
ces officiers qui se dressent contre « la trahison du général de Gaulle ».
Les bureaux de France V, rebaptisée « Radio France » par les insurgés,
dominent le port d’Alger. « Des baies vitrées, on guettait l’arrivée de
bateaux d’où débarqueraient inévitablement des renforts. Une certitude
que rien n’ébréchait. Hélas ! Il n’y eut ni bateaux, ni renforts. Au lieu de
régiments amis, ce sont les mauvaises nouvelles qui ont déboulé. On était
fichu. La tristesse, l’abattement. »
Ensuite, elle se rabat sur le scénario fantasmé du général de Gaulle
finissant par céder devant la détermination d’une population
farouchement fidèle au drapeau tricolore et à qui il permet de rester dans
son pays. « J’habitais chez mes parents. Connaissant mon caractère
intransigeant, mon père craignait que je ne me mette en danger. Il ne me
le reprochait pas. Un soir, il m’a simplement conseillé : “Fais attention !”
Son unique commentaire. »
Jusqu’au jour où, jugeant les risques trop grands, il conduit sa fille à
l’aéroport. « Il m’a accompagnée au pied de l’avion. C’était la dernière
fois que je le voyais. Le 25 juin 1962. » Direction Paris, où Michèle va,
seule, trimbaler sa valise d’hôtel en hôtel.
Un mois plus tard, le 25 juillet 1962, vers 8 h 30, René-Claude
Prudhon, vêtu d’un pantalon gris anthracite et d’une chemise bleu ciel,
s’installe au volant de sa voiture de fonction Bastos, une Peugeot 404, de
couleur jaune clair, immatriculée 628 JV 9A. Comme chaque matin, il
compte se rendre à son bureau, 20, rue Mizon, à Alger. De sa villa Murat
du Club des Pins, où la famille séjourne en été, il a l’habitude de suivre le
même itinéraire par la route des Dunes, Chéragas et El Biar.
« Curieusement, notre femme de ménage, Zora, qui travaillait chez nous
depuis des années, a décliné la proposition de mon père de la conduire à
Alger où elle devait se rendre. Je l’aimais bien et je croyais qu’elle nous
aimait bien. Je ne peux m’empêcher de la suspecter d’avoir renseigné les
ravisseurs. »
À 14 h 50, au bout de deux heures d’essais infructueux, conséquence
de la désorganisation des services publics liée à l’indépendance, la
secrétaire de René-Claude Prudhon, Mme Martinez, inquiète de son
absence, obtient enfin une liaison téléphonique avec le Club des Pins. La
mère de Michèle apprend que son mari a disparu. Elle est abasourdie.
L’impitoyable marche de l’Histoire, qui pousse de plus en plus de piedsnoirs
à tout abandonner, vient de la frapper de plein fouet.
Immédiatement, la direction de Bastos prévient le consul général de
France, Jean Herly. Le lendemain, elle sollicite l’aide du consul général
de Grande-Bretagne – Georgette Prudhon, née Ward, ayant en effet la
nationalité britannique. Elle alerte le préfet de police d’Alger et le
président de la commission de sauvegarde, auxquels elle donne cette
description de son ingénieur : « 1,70 mètre environ, mince, port de tête
élevé, nez rectiligne, cheveux très courts, tempes grisonnantes, yeux
marron. » Elle presse les nouvelles autorités algériennes :
« Nous vous demandons de bien vouloir intervenir, par tous les
moyens dont vous pourrez disposer, pour que soit libéré et rendu à
son action M. Prudhon, technicien de grande valeur, lequel, comme
beaucoup de chefs d’entreprise, d’ingénieurs, de cadres techniciens,
avait estimé devoir poursuivre l’œuvre de développement
économique et la promotion de l’emploi dans l’Algérie nouvelle. »
Suivent ces lignes :
« Il ne vous échappera pas que ces faits, s’il n’y est pas porté
remède de toute urgence, sont de nature à désorganiser
complètement la structuration technique de nos usines, nous
obligeant ainsi à prendre des mesures pouvant aller jusqu’à la
fermeture complète des usines. »
Dans les mêmes termes, la direction de Bastos saisit Abderrahmane
Farès, président de l’Exécutif provisoire, et Ferhat Abbas, président de
l’Assemblée nationale constituante, qui, en octobre, va répondre :
« Comme suite à votre plainte pour enlèvement, je vous informe
que j’ai transmis votre demande aux ministères intéressés, en leur
recommandant de faire effectuer des recherches actives. Dans
l’espoir que l’issue en sera heureuse, je vous prie de recevoir mes
salutations distinguées. »
Toujours le 26, au préfet d’Alger, le président de l’Association
algérienne des ingénieurs de l’école des Arts et Métiers écrit :
« Je me permettrai d’attirer votre bienveillante attention sur la
profonde émotion créée dans le monde des ingénieurs par cette
disparition qui fait suite à d’autres dont nous avons déjà eu
l’occasion de vous entretenir… »
Il alerte également l’ambassadeur de France, Jean-Marcel Jeanneney,
afin qu’il use
« de toute son influence auprès des autorités algériennes pour que
des recherches soient activement menées et que Monsieur Prudhon
soit rapidement rendu à sa famille et à ses activités
professionnelles ».
Dévastée par la disparition de son mari, Georgette Prudhon se reprend,
épaulée par ses amis. Auprès de connaissances, de personnalités
politiques, elle se démène tant qu’elle peut. Lettres et requêtes… Plus
vaines les unes que les autres.
Le 29 novembre 1962, le consul général de France lui délivre un
« certificat de disparition », signé du consul général adjoint, Pierre
Dessaux.
« De ce fait, M. Prudhon se trouve, contre son gré, en raison
d’événements survenus en Algérie, hors d’état de manifester sa
volonté. »
Le 5 juin 1963, un autre « certificat de disparition » rédigé sur le
modèle du précédent et signé du même consul général adjoint, Pierre
Dessaux.
Genève, le 4 septembre 1963. Rapport des délégués de l’agence
centrale de recherches du CICR. La villa du Club des Pins étant vide, ils
ont rencontré, rue Lys-du-Pac, deux voisins des Prudhon, qui excluent le
rapt politique et la fugue passionnelle. Le motif serait, selon eux,
crapuleux, « chose courante à l’époque », notent les enquêteurs de la
Croix-Rouge. Ils ajoutent avoir appris que deux hommes, se disant de la
police judiciaire, « ont essayé de faire chanter Mme Prudhon » afin
qu’elle révèle des motifs sentimentaux.
Le 10 septembre suivant, « procès-verbal de disparition » émanant du
consulat général de France.
Le 10 octobre, attestation de R. Belin, président directeur général des
Manufactures algériennes de tabacs, cigares et cigarettes J. Bastos :
« Toutes les démarches que nous avons faites en vue de retrouver
sa trace, tant auprès des autorités algériennes que de la
représentation française à Alger, sont restées vaines. »
Le même jour, Jean de Broglie informe Henri Prudhon que la Croix-
Rouge a conclu « à une très forte présomption de décès » de son frère
René-Claude :
« En l’état actuel des choses, seuls des éléments ou des
informations vraiment nouveaux pourraient modifier cette position.
Je ne néglige aucun effort à cet effet, bien que nos chances soient
infiniment minces. »
Que des courriers administratifs. Paperasse officielle. Rien de plus.
Le 8 novembre, à Paris, le tribunal de grande instance de la Seine
certifie que
« M. Prudhon n’a pas donné de ses nouvelles et n’a pas reparu à
son domicile, qu’à la suite de l’enquête à laquelle il a été procédé
par la Croix-Rouge internationale à la demande du secrétariat d’État
chargé des Affaires algériennes, personne ne conserve le moindre
espoir de le retrouver en vie ».
Il serait donc officiellement déclaré mort. Est-ce une probabilité, une
évidence ou la réalité ? Où aurait-il été exécuté ? Par qui ? Où ses
bourreaux se seraient-ils débarrassés de son cadavre ? Aucune indication.
Dans l’immeuble de la rue Lys-du-Pac, Georgette Prudhon n’a plus de
voisins. Ils ont fui cette ville de mer et de lumière que leurs ancêtres
avaient bâtie, qui les émerveillait et qui ne veut plus d’eux. « La valise ou
le cercueil. » Se sentant menacée, Georgette Prudhon demande la
protection du consulat de France. Refusée. Plus sensible à son désarroi
que l’antenne diplomatique de la patrie des droits de l’homme, le
consulat de Grande-Bretagne lui délègue deux gardes du corps. Elle a
peur. Constamment. Elle a très peur. Son courage, qui parfois fléchit, ne
cède pas, soutenue par ses quelques amis qui ne sont pas encore partis.
Un couple possède une boutique de vêtements, rue Michelet. Il
l’embauche comme vendeuse. « Ils voulaient lui changer les idées. »
En 1964, après avoir tout tenté, frappé à toutes les portes, Georgette
Prudhon ne peut plus nier l’évidence : les ravisseurs de son mari l’ont
assassiné. Plus rien ne la retient en Algérie, dont elle n’attend plus que
des regrets et des larmes. Elle part pour la France, laissant derrière elle la
villa Murat du Club des Pins, l’appartement de la rue Lys-du-Pac, les
rues colorées et odorantes, les paysages écrasés par le soleil et tous les
biens de la famille, condamnés au pillage. « Elle n’a récupéré que
quelques meubles, ainsi que ma Dauphine bleue, cadeau de mon père,
qu’elle a pu embarquer, une prouesse. » Elle loue un appartement à Nice.
Ainsi, elle ne s’éloigne pas de sa chère Méditerranée. Nombre de piedsnoirs
se sont regroupés dans le Midi, le soleil du Sud et la mer leur
donnant l’illusion de maintenir un lien avec leur pays perdu. Avançant en
âge, elle prendra pension dans une maison de retraite, où elle décédera en
septembre 2005.
À Paris, Michèle est à l’affût du signe le plus mince. Rien. « Ça faisait
très mal. » Longtemps, de terribles questions l’ont obsédée. Son père estil
vivant ? Blessé ? Où est-il détenu ? Est-il mort ? « Je prie le Ciel qu’il
n’ait pas été torturé. Et le gouvernement de De Gaulle qui se foutait de
nous, au nom de la grandeur de la France, nous affublant presque de
l’infamant statut de délinquants. » Dans les mois qui suivent son
rapatriement, Michèle est prise de crises d’asthme. Cependant, il lui faut
avancer. « Très bien accueillie » par ses collègues de la Maison de la
Radio, elle va reprendre confiance en elle : travaillant à la réalisation
d’émissions, elle y restera jusqu’à la retraite.
Une part d’elle-même ne se détache pas de cette Algérie que, jamais,
elle n’aurait imaginé devoir quitter. Les inoubliables années de sa
jeunesse, où l’insouciance se partageait entre les études, la plage et les
surprises-parties, n’auraient-elles pas existé ? « Un tel déracinement était
impensable. Nous sommes des migrants qui avons été chassés d’un coin
de notre pays où nous étions heureux pour une autre partie de notre pays,
où nous gênions. »
Elle regrette que les métropolitains ne comprennent toujours pas les
pieds-noirs et ne cherchent nullement à s’intéresser à eux. « Ils nous
voient à dos de chameau, protégés du soleil par de délicates ombrelles,
des serviteurs arabes faméliques en haillons nous suivant à pied. Un soir,
j’avais invité des amis à dîner chez moi. Au cours du repas, l’un d’eux
m’a demandé : “C’était quoi ton lycée Ben-Aknoun ?” Je lui ai répondu
qu’il s’agissait d’un lycée franco-musulman. Mon ami est tombé des
nues. “Ah bon ? Tu étais avec des Arabes, garçons et filles ? Je ne te
crois pas. Les gosses musulmans n’allaient pas à l’école. Ils n’avaient pas
le droit à l’éducation.” J’ai montré à mes amis des photos de classes. Ils
étaient sidérés. “Il y avait beaucoup d’Arabes ? – Oui et ils apprenaient la
même chose que nous. – On ne savait pas.” Il y a plein de choses que les
métropolitains ne savent pas. En revanche, les légendes sur l’égoïsme et
le racisme des pieds-noirs pullulent. Comme celle du pauvre bidasse,
accablé par la chaleur, assoiffé, auquel un colon, gros et rougeaud, refuse
un verre d’eau. »
1. Alain Vincenot, op. cit.
Joseph Belda
Disparu le 13 septembre 1962 à l’âge de 53 ans
Dans la famille Belda, l’aîné des garçons reçoit traditionnellement le
prénom du père, Joseph. Vers 1865, un Joseph Belda, Espagnol de la
région de Valence, avait déposé dans l’Oranie ses espoirs en une vie
moins miteuse pour lui, sa femme, ses quatre fils et ses trois filles. Il
s’était fixé à Misserghin, village créé en 1844 en bordure d’un camp
militaire, où un religieux de l’Annonciation récolterait les premières
1
clémentines . C’était le temps des grandes campagnes de défrichage dans
la nouvelle colonie française. Elles attiraient nombre d’ouvriers agricoles
espagnols. Des saisonniers qui, un petit pécule en poche, repartaient au
bout de six mois harassants. Certains restaient définitivement. Comme
Joseph Belda. Des souches arrachées à la terre, il tirait du charbon de
bois qu’il vendait à Oran. Bientôt, il descendit un peu plus au sud, de
l’autre côté de la Sebka, un lac salé, dans la plaine de la Mleta, au pied
des monts du Tessala. Une étendue ingrate, envahie de palmiers nains, de
jujubiers et autres plantes revêches. Et il fallut, là aussi, défricher.
Récupérées, les tiges et les feuilles des palmiers nains servaient à
fabriquer du crin végétal, des cordages, et à mettre ainsi de l’argent de
côté.
Quatre générations plus tard, le 31 août 1942, à Oued Sebbah, une
ferme isolée du bled, à 7 kilomètres du village d’Aïn el Arba, centre de
peuplement implanté en 1858 dans la plaine de la Mleta et érigé en
commune de plein exercice en 1870, naissait José Joseph Belda. Trois
ans après sa sœur, Josette, et trois ans avant son frère, Jean-Marie. « Mes
parents souhaitaient me prénommer José, à cause de mes racines
espagnoles, auxquelles mon grand-père devait le surnom de “Pépé” et
mon père, qui avait deux frères et quatre sœurs, celui de “Pépico”, c’està-dire
“Petit Pépé”. Mais, à la mairie d’Aïn el Arba, l’officier d’état-civil
leur a rétorqué que ce prénom n’était pas homologué. Finalement, mes
parents se sont rabattus sur Joseph. Ce qui ne les a pas empêchés, ensuite,
de préférer m’appeler José plutôt que Joseph. »
Grâce à la vente du crin végétal et des cordages, le grand-père de José
et ses frères avaient acheté quelques hectares arides et s’étaient s’établis à
leur compte. N’étant pas français, ils n’avaient pas eu droit aux
concessions qu’accordait l’État à ses ressortissants. Leurs maigres
économies leur avaient seulement permis d’acquérir des biens de
parcours. Des étendues jamais cultivées auparavant, que traversaient des
nomades venus des hauts plateaux ou même du Grand Sud. « Cette
transhumance a duré jusqu’en 1954. Enfant, je les voyais passer avec
leurs chameaux et leurs moutons. À cause de la proximité du lac salé, la
plupart des puits ne donnaient qu’une eau saumâtre impropre à la
consommation. Les biens de parcours n’appartenaient à personne.
Contrairement à une image détestable, qui, en métropole, accusait les
pieds-noirs d’avoir spolié les Arabes et de les avoir réduits quasiment en
esclavage, mon grand-père Belda et ses frères, des agriculteurs, des
colons, n’ont dépouillé personne, ni exploité personne. Ils ont trimé dur,
se sont usés à gratter, creuser le sol pour le rendre fertile. »
L’épouse du grand-père paternel de José était d’origine savoyarde. Ses
aïeux, les Fillard, avaient débarqué en Algérie en 1860, année du
rattachement de la Savoie et du comté de Nice à la France. Comme ils
avaient la nationalité française, le gouvernement général d’Algérie leur
avait alloué une petite concession à Aïn el Arba.
La famille de la mère de José, Cécile Diez, venait de la région
d’Almeria, en Espagne. Des artisans qui avaient émigré en Algérie vers
1850. « Mon grand-père maternel était bourrelier à Aïn el Arba. Avant la
Seconde Guerre mondiale, les agriculteurs utilisaient essentiellement des
chevaux pour les travaux des champs. Puis, les tracteurs les ont
remplacés. »
Chez les Belda, le français n’était pas la langue familière. « Mon père
s’exprimait en valencien, un dialecte catalan, ma mère en castillan. Et
elle avait appris le valencien. Autre langue : l’arabe. » En revanche,
soucieux d’intégration, le grand-père Belda ne s’adressait qu’en français
à ses petits-enfants et les obligeait à lui répondre en français. Il leur
disait : « Vous êtes appelés à devenir de vrais Français. Vous devez parler
français. » Bien que fils de pieds-noirs, il était né en Espagne, dans le
e
village d’où venait sa famille. Une coutume : au XIX siècle et au début du
e
XX , afin de maintenir les liens avec le pays des ancêtres, les femmes y
étaient envoyées accoucher de leur premier bébé.
José qualifie son enfance à la ferme d’Oued Sebbah, où son père
produisait du raisin, des olives et des agrumes, de « plus belle période de
[sa] vie ». « Pas d’école. La liberté totale. Je jouais dehors toute la
journée. Comme nous étions les seuls Européens du secteur, je n’avais
pour copains que des petits Arabes, enfants des ouvriers de la ferme ou
du douar voisin où vivaient plusieurs centaines d’habitants. Jusqu’à ce
que j’aille à l’école d’Aïn el Arba. Le nom de ce village signifie “la
quatrième source” en arabe. »
1954. La Toussaint Rouge ne perturbe pas la tranquillité laborieuse
d’Oued Sebbah. José a douze ans. « Dans notre coin reculé, loin de
l’agitation des villes, on se sentait en sécurité. Mon père travaillant dans
les champs, il laissait ma mère seule à la ferme avec ses enfants. Nous
n’envisagions pas que notre monde se désagrégerait. »
Les problèmes commencent à se poser l’année suivante, après les
émeutes qui, en août, sèment la terreur dans le Constantinois. « La
situation s’est dégradée de mois en mois. » Craignant d’être agressé dans
l’obscurité, Joseph Belda, le soir, avant d’aller se coucher, ne sort plus
dans la cour pour éteindre le générateur d’électricité. Chaque jour, il
l’alimente d’une quantité limitée de fuel, afin que, le carburant épuisé, le
moteur s’arrête tout seul vers 23 heures. Aucun signe d’accalmie. De plus
en plus souvent, les journaux relatent des attaques de fermes. Bâtiments
incendiés, occupants massacrés. Juste avant l’été 1956, les Belda
déménagent pour la maison du grand-père, sur la place d’Aïn el Arba.
« Mon père prenait le chemin de la ferme au petit matin et rentrait le
soir. »
L’emballement du rythme des départs de pieds-noirs marque l’année
1962. Surtout après les accords d’Évian, qui prévoient pourtant :
« Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune mesure de
dépossession ne sera prise à leur encontre sans l’octroi d’une
indemnité équitable préalablement fixée. Ils recevront les garanties
appropriées à leurs particularismes culturel, linguistique et
religieux. Ils conserveront leur statut personnel qui sera respecté et
appliqué par des juridictions algériennes comprenant des magistrats
de même statut. Ils utiliseront la langue française au sein des
assemblées et dans leurs rapports avec les pouvoirs publics. Une
association de sauvegarde contribuera à la protection des droits qui
leur seront garantis. Une Cour de garanties, institution de droit
interne algérien, sera chargée de veiller au respect de ces droits. »
À peine formulés, ces engagements ne rassurent pas, tant l’insécurité
empire. La multiplication des assassinats et des enlèvements accroît la
panique et gonfle les files d’attente sur les ports et dans les aéroports.
À Aïn el Arba, les Arabes semblent croire à la fin des violences. Le
4 juillet, leur communauté invite les pieds-noirs encore présents à
partager un couscous de la réconciliation. « Preuve que, sans les
interférences politiques, tout aurait très bien pu se passer entre nous. Le
mal est venu de ceux qui, ayant pris le pouvoir, avaient décidé de
gommer toute présence européenne. Ahmed Ben Bella et Houari
Boumédiène ne voulaient plus de nous. Tous les moyens, jusqu’aux plus
cruels, étaient bons pour nous éliminer et s’emparer de nos biens. »
Le lendemain du couscous de la réconciliation, la vague sanguinaire
qui à 60 kilomètres d’Aïn el Arba submerge Oran donne le coup fatal aux
derniers espoirs d’apaisement. « Enlevé dans une rue d’Oran, un de mes
cousins a été libéré de justesse par un ami arabe. Quelques heures plus
tard, il était sur le port, avec sa famille. » En juin 2005, dans la revue
2
Ensemble , Hocine Aït Ahmed, l’un des chefs historiques du FLN,
dénoncera la « tragédie humaine » que constitua l’expulsion des piedsnoirs
:
« Plus qu’un crime, une faute. Une faute terrible pour l’avenir
politique, économique et même culturel, car notre chère patrie a
perdu son identité sociale. N’oublions pas que les religions, les
cultures juive et chrétienne se trouvaient en Afrique du Nord bien
avant les arabo-musulmans, eux aussi colonisateurs, aujourd’hui
hégémonistes. Avec les pieds-noirs et leur dynamisme – je dis bien
les pieds-noirs et non les Français –, l’Algérie serait aujourd’hui une
grande puissance africaine, méditerranéenne. Hélas ! Je reconnais
que nous avons commis des erreurs politiques, stratégiques. Il y a
eu envers les pieds-noirs des fautes inadmissibles, des crimes de
guerre envers des civils innocents et dont l’Algérie devra répondre
au même titre que la Turquie envers les Arméniens. »
Durant l’été, Aïn el Arba se vide de sa population européenne.
Militaires et gendarmes français évacuent leurs casernes. Les civils les
suivent. « Les maisons libérées étaient ouvertes à tous vents. N’importe
qui pouvait se les approprier, y prendre ses aises ou se servir, piller,
saccager, arrachant même les interrupteurs. » Passionnément attaché à sa
ferme, Joseph Belda refuse d’abandonner ce qu’il a bâti et qui représente
des décennies d’efforts. La moisson terminée, il s’apprête à entamer les
vendanges. « En août, une dizaine de proches, qui s’étaient réfugiés en
métropole, lui ont écrit, demandant s’ils pouvaient rentrer. Malgré le peu
de confiance que lui inspiraient les troupes de l’ALN arrivées du Maroc,
il leur a répondu que l’heure lui paraissait à la détente. Ils l’ont cru. Ils ne
voulaient pas perdre leurs vendanges. »
13 septembre 1962. En fin d’après-midi, Joseph Belda, après une
journée au milieu de ses vignes, prend la route d’Aïn el Arba dans sa
DS 19 noire, immatriculée 250 EG 9G. « Généralement, il utilisait une
2CV pour aller à la ferme. Mais je l’avais esquintée dans un accident et il
n’y avait plus ni garagiste, ni carrossier pour la réparer. » Contrairement
à son habitude, José n’accompagne pas son père. Il révise la deuxième
partie du baccalauréat, dont les épreuves ont lieu trois jours plus tard à
Oran. « Ma mère nous donnait ce conseil : “Il faut que vous réussissiez
dans les études, car la colonie, c’est trop dur.” Par “colonie”, elle
entendait l’agriculture. Son rêve était que je devienne au moins
instituteur. »
Le soir, Joseph Belda n’est toujours pas chez lui. Parfois, après le
travail, il rend visite à une de ses tantes. « Elle était revenue de métropole
pour les vendanges. » Elle ne l’a pas vu. « Vers 21 heures, nous avons
pensé à un enlèvement. Or nous savions que les ravisseurs relâchaient
rarement leurs victimes. »
Depuis le début de la guerre, un couvre-feu interdit aux habitants
d’Aïn el Arba de sortir la nuit. José doit attendre le lendemain matin pour
amorcer des recherches. Dans un premier temps, des membres de sa
famille l’aident. Devant les risques, ils renoncent vite. Le 16, José est à
Oran. Sa mère tient à ce qu’il n’échoue pas au baccalauréat. Après
l’examen, il va, seul, refaire le trajet, 7 kilomètres, qui sépare Oued
Sebbah d’Aïn el Arba. Il inspecte chaque fossé, fouille chaque buisson,
interroge les gens susceptibles d’avoir croisé son père. Gendarmes et
militaires français ont déménagé de leurs casernes. Impossible de
compter sur eux.
Une certitude pour José. « Le FLN considérait comme un obstacle
mon père, qui avait incité des proches à revenir. Il fallait le réduire au
silence. D’ailleurs, en même temps que lui, deux habitants d’un village
voisin, Hammam Bou Adjar, ont disparu, augmentant la pression sur les
hésitants. » Autre cause, selon José, du kidnapping de son père : « La
DS19 noire. Elle suscitait bien des convoitises. »
Tout en retournant à la ferme pour les récoltes et les vendanges
(l’exploitation allait être nationalisée en octobre 1963), José s’engage
dans des études de droit et obtient un poste de maître d’internat au lycée
Lamoricière d’Oran, rebaptisé Pasteur. « Ma mère n’avait pas les moyens
de me garder à sa charge. Il fallait que je m’assume financièrement. »
L’ombre de son père le hante. Pendant deux ans, il va frapper à toutes les
portes, françaises et algériennes, administratives, judiciaires et militaires.
Il ne recevra aucun soutien des autorités françaises. « Au contraire, mes
interlocuteurs me faisaient comprendre que je les embêtais et que je
devais éviter les vagues. C’est, grosso modo, en ces termes que m’a
éconduit le consul général de France à Oran, rencontré par hasard dans
un couloir de ses bureaux. Même indifférence à la Croix-Rouge. Je lui ai
transmis des tas d’indications qui auraient pu permettre à ses enquêteurs
de progresser. Elle les a repoussées. Ma requête débordait, disait-on, du
cadre de sa mission. Alourdie par un carcan administratif, sans la
moindre volonté de s’en dégager, elle se contentait d’enregistrer les faits
et de recenser les disparitions. »
Les uns comme les autres se réfugient à l’abri d’une procédure
qu’aurait ouverte le juge de paix d’Aïn el Arba et qui leur interdirait
d’interférer. « Bien entendu, les investigations du magistrat n’ont jamais
abouti. » Des Arabes proposent à José de lui transmettre, contre
rétribution, des messages de son père. Ils se volatilisent. Parallèlement, il
a droit à des intimidations, se sent observé.
Son père a-t-il été assassiné dès son enlèvement ou après ? Croupit-il
dans un camp ? Est-il utilisé dans des opérations de déminage à la
frontière marocaine ? S’il est mort, son corps a-t-il été abandonné aux
chacals ? A-t-il été jeté dans un puits ? José explore tous ceux de la
région.
José dérange. « Pour me calmer, on nous envoyait des papiers
purement formels. » Ainsi, cette attestation, du 2 novembre 1962, signée
du consul général de France à Oran :
« M. Joseph Belda […]. se trouve actuellement empêché de
manifester sa volonté, en raison des événements survenus en
Algérie […]. La présente attestation habilite Mme Belda Cécile, née
Diez, épouse de cette personne, à la représenter pour tous actes de
retraits de fonds et tous actes autres que ceux de disposition, par
dérogation à l’article 219 du Code civil et en vertu des dispositions
o
de l’ordonnance n 62-1108 du 19 septembre 1962 publiée le
25 septembre au Journal officiel de la République française. »
Dans une lettre du 14 août 1963, Jean de Broglie évoque les résultats
d’une « enquête extrêmement poussée » qu’il dit avoir demandée à la
Croix-Rouge :
« Ceux-ci sont malheureusement tout à fait négatifs et j’ai le
douloureux devoir de vous informer que, d’après les recherches
effectuées par cet organisme, il nous faut conclure, pour le moment,
à une très forte présomption de décès […].
Cependant, nous demeurons encore dans une certaine incertitude
que seuls, des informations ou des éléments vraiment nouveaux
peuvent modifier. Je voudrais que vous soyez persuadé que je ne
néglige aucun effort à cet effet, bien que nos chances soient
extrêmement réduites […].
Sachez que dans votre angoisse, nous restons solidaires et nous
n’épargnons aucune démarche pour qu’il y soit mis fin. »
Le 7 octobre 1963, le consul général de France délivre un « certificat
de disparition » à « Cécile Diez, épouse Belda ». Pressé de clore le
dossier, le tribunal de grande instance d’Oran, lors de son audience du
9 mars 1965, déclare Joseph Belda décédé le 13 septembre 1962, jour de
son enlèvement, à Aïn el Arba. « Curieux jugement. Il a été rendu sans
qu’ait été établi un constat légal de la mort ou la connaissance du lieu de
sépulture du corps. »
Un matin, dans une rue d’Oran, José aperçoit la DS noire de son père.
Il la suit et la signale au commissariat. Des policiers algériens la
saisissent et l’envoient à la fourrière. « Je souhaitais la récupérer. Or, à la
fourrière, un fonctionnaire a exigé la carte grise. Je ne l’avais pas. Quand
je me suis présenté muni d’un duplicata, il n’y avait plus de véhicule.
J’allais le revoir dans la circulation transportant des officiers de l’ALN.
J’ai immédiatement saisi le consul et la Croix-Rouge, qui m’ont renvoyé
vers les autorités algériennes, celles qui paradaient dans la voiture de
mon père. On baignait dans l’absurdité. »
Le 30 octobre 1964, trois mois après sa sœur, José se résout à quitter
l’Algérie. Il atterrit à Bordeaux, aéroport le plus proche de Limoges, où
un oncle maternel a été rapatrié. « J’ai dit à ma mère que j’avais tout
tenté, que je ne pouvais rien faire de plus, que je devais penser à mon
avenir. » Elle prendra l’avion avec son frère, le 19 juin 1965, jour où
Houari Boumédiène, ministre de la Défense, renversera, par un putsch
3
militaire, Ahmed Ben Bella, président de la République .
À peine à Bordeaux, José s’inscrit à la faculté de droit de Poitiers. En
1969, il épousera Lydie, une Châtelleraudaise. Ils auront deux fils, dont
l’un se retirera dans un monastère au Luxembourg, et deux petits-enfants.
« Bien que je n’aie toujours pas fait le deuil de mon père, ma femme m’a
permis d’évacuer le trop-plein de ressentiment. »
Après avoir enseigné pendant cinq ans à la faculté de droit de
Limoges, José et son épouse iront vivre en Afrique sub-saharienne où il
mènera des projets de coopération dans l’enseignement supérieur.
Sa mère décédera en 2008, à quatre-vingt-quinze ans. « Elle est
enterrée dans le cimetière de Landouge, près de Limoges où mon frère
s’était installé après l’Algérie. Sur sa tombe, j’ai fait graver son nom
et celui de mon père. »
Entre-temps, en 2004, la Direction des archives du ministère des
Affaires étrangères transmettra à José divers documents concernant son
père. Ainsi la fiche de renseignements, établie le 7 décembre 1962 par
l’ambassade de France : « Au moment de sa disparition, était vêtu d’une
chemise bordeaux, pantalon bleu-marine – chaussé de souliers bas
marron coiffé d’un chapeau de brousse – portait des verres correcteurs. »
Ou bien le rapport de la Croix-Rouge auquel Jean de Broglie avait fait
allusion dans son courrier d’août 1963. Les enquêteurs y soulignaient que
le juge de paix d’Aïn el Arba, chargé d’instruire l’affaire des trois
hommes, dont Joseph Belda, enlevés dans la circonscription, « espère
trouver sous peu les restes de ces disparus ».
« Tous les témoins entendus sont formels : “Ils sont morts.”
Pousser l’enquête plus loin nous obligerait à intervenir dans une
affaire instruite judiciairement. »
José est indigné par les cas de non-assistance à personne en danger. Il
récapitule : « De la part de la Croix-Rouge. De la part du consulat général
de France à Oran. De la part du gouvernement français qui aurait dû,
conformément aux accords d’Évian, assurer la protection de ses citoyens.
Et de la part des autorités algériennes. »
Désormais, s’appuyant sur la Convention internationale contre les
disparitions forcées adoptée en décembre 2006 par l’Assemblée générale
des Nations unies et signée le 6 février 2007 à Paris, il va intenter un
recours sur la base de « crime contre l’humanité ».
Dans ses vœux aux Français le 31 décembre 1960, le général de Gaulle
avait déclaré :
« En Algérie, bien entendu, quoi qu’il arrive, la France protégera
ses enfants, dans leur personne et dans leurs biens, quelle que soit
leur origine, tout comme elle sauvegardera les intérêts qui sont les
siens. »
Le soir du 18 mars 1962, à peine signés les accords d’Évian, il avait
conclu son allocution télévisée par cette phrase :
« Qui sait même si la lutte qui se termine et le sacrifice des morts
tombés des deux côtés n’auront pas, en définitive, aidé les deux
peuples à mieux comprendre qu’ils sont faits, non pour se
combattre, mais pour marcher fraternellement ensemble sur la route
de la civilisation ? »
1. Misserghin, un village dont le nom est lié à celui de la clémentine. Né le 25 mai 1839 à Malveille,
dans le Puy-de-Dôme, Vital Rodier avait d’abord voulu se faire chartreux à Valbonne, dans le Gard.
Cependant, la vie austère du monastère ne lui convenait pas. Il rejoignit alors un de ses oncles,
religieux à l’Institut de l’Annonciation à Misserghin, en Algérie, un orphelinat fondé en 1851 par le
père Abraham, après la terrible épidémie de choléra de 1’automne 1849. Devenu frère Marie-
Clément, il s’est d’abord occupé du jardin, aidé par une quarantaine d’ouvriers. Puis, il planta
35 hectares de vignes qui seront exploitées jusqu’en 1960. Mais surtout, il créa une pépinière de
20 hectares, où il importa diverses variétés de graines et de petits plants d’arbres dont il allait
approvisionner les colons de la région. Un jour, il découvrit, au milieu des lentisques, un arbuste
isolé. Bien que n’étant ni un oranger, ni un mandarinier, celui-ci donnait de délicieux fruits de
couleur orangée qui s’épluchaient aisément et n’avaient pas de pépins. Il le greffa sur d’autres arbres.
Ainsi naquit la clémentine, nom que lui donna la société d’agriculture d’Algérie, vingt ans après la
mort du frère Marie-Clément en 1905. Auparavant, elle lui avait, de son vivant, attribué une médaille
d’or pour sa découverte.
2. Revue éditée par l’Association culturelle d’éducation populaire, rassemblant des pieds-noirs de
l’Est algérien.
3. Le 16 juin 1965, un de ses proches aurait prévenu Ahmed Ben Bella, président de la République
algérienne, de rumeurs évoquant des préparatifs de coup d’État. Celui-ci aurait rétorqué : « Ce n’est
pas des marionnettes comme cela qui sont capables de faire un coup d’État. » Trois jours plus tard, il
était renversé par un coup d’État conduit par Houari Boumédiène, vice-président et ministre de la
Défense. Emprisonné jusqu’en juillet 1979, puis assigné à résidence, il ne sera libéré qu’en 1981. En
1963, Houari Boumédiène aurait dit de lui : « Nous le soutiendrons tant qu’il sera utile à l’Algérie.
Le jour où il cessera de nous rendre service, il ne nous faudra pas plus de deux heures pour le
renverser. » Ses compagnons ont également été mis à l’écart. Mohamed Boudiaf sera déporté dans le
Sud. Hocine Aït Ahmed, fondateur du Front des forces socialistes (FFS), sera emprisonné. Krim
Belkacem, qui avait conduit la délégation du FLN lors des accords d’Évian, sera poussé à l’exil. Le
18 octobre 1970, il sera retrouvé étranglé avec sa cravate dans une chambre d’hôtel à Francfort.
ANNEXES
CHRONOLOGIE
1830
14 juin : débarquement des troupes françaises à Sidi-Ferruch.
5 juillet : le dey d’Alger capitule. Les Français entrent dans la ville.
1839
14 octobre : le général Virgile Schneider, ministre de la Guerre, demande
que l’ancienne régence d’Alger soit appelée l’Algérie.
1844
14 avril : gouverneur général d’Algérie depuis 1840, le maréchal
Bugeaud menace, dans Le Moniteur algérien, les tribus qui ne se
soumettent pas : « Je brûlerai vos villages et vos moissons. »
1845
19 juin : un des officiers de Bugeaud, le colonel Pélissier, ordonne
d’enfumer, dans le massif du Dahra, une grotte où se sont réfugiés un
millier de rebelles. Bilan : 700 morts.
Septembre : l’émir Abd el Kader anéantit, près de Sidi-Brahim, une
colonne de l’armée française. Bilan : 400 morts.
1860
Du 17 au 19 septembre : premier voyage de Napoléon III en Algérie :
« Notre premier devoir, déclare-t-il, est de nous occuper de trois
millions d’Arabes que le sort des armes a fait passer sous notre
domination. »
1870
24 octobre : décret Crémieux : « Les Israélites indigènes des
départements de l’Algérie sont déclarés citoyens français. » Abrogé
par le gouvernement de Vichy le 7 octobre 1940, ce décret sera
rétabli le 20 octobre 1943, un an après le débarquement angloaméricain
en Afrique du Nord.
1871
16 mars : 250 tribus se soulèvent. À leur tête, un notable kabyle, Mokand
Amokrane, alias cheikh El Mokrani, et le maître de la confrérie des
Rahmaniya, le cheikh El Haddad, qui va proclamer la guerre sainte.
21 avril : des groupes d’indigènes se livrent à un massacre dans le village
de Palestro (250 habitants), à 80 kilomètres d’Alger. Bilan : 55 morts,
la plupart atrocement mutilés.
1883
29 mars : conférence d’Ernest Renan à la Sorbonne : « Toute personne
un peu instruite des choses de notre temps voit clairement l’infériorité
actuelle des pays musulmans, la décadence des États gouvernés par
l’islam, la nullité intellectuelle des races qui tiennent uniquement de
cette religion leur culture et leur éducation. »
1927
Février : à Bruxelles, lors du congrès de fondation de la Ligue contre
l’impérialisme et l’oppression coloniale, émanation du Komintern,
Ahmed Messali, dit « Messali Hadj », délégué de l’Étoile nordafricaine,
organisation créée au printemps 1926 à Paris, en présente le
programme : indépendance de l’Algérie, retrait des troupes
françaises, constitution d’une armée nationale et confiscation des
grandes propriétés agricoles.
1930
De janvier à juin : célébration du centenaire du débarquement à Sidi-
Ferruch et de l’œuvre accomplie depuis lors. Une affiche du Parti
communiste français et de la CGTU dénonce « cent ans de
domination française ».
10 mai : à Alger, lors d’un banquet réunissant 500 invités, le président de
la République, Gaston Doumergue, loue « la prospérité et la grandeur
de l’Algérie unie pour toujours à la mère patrie indivisible et
républicaine ».
Dans un livre intitulé Un siècle de colonisation. Études au microscope,
Émile-Félix Gautier, professeur de géographie à l’université d’Alger,
écrit : « S’il existe quelque part sur la planète une région où, tout mis
en balance, le phénomène colonial ait abouti à un épanouissement
plus éclatant qu’en Algérie, on n’imagine pas où ça peut bien être. »
1931
6 mai : inauguration, au bois de Vincennes, à Paris, de l’Exposition
coloniale internationale et des pays d’outre-mer, qui va attirer, en six
mois, 8 millions de visiteurs. Dans son discours, Paul Reynaud,
ministre des Colonies, affirme : « La colonisation est le plus grand
fait de l’Histoire. »
2 juillet : Paul Reynaud évoque « un phénomène qui s’impose : il est
dans la nature des choses que les peuples arrivés à son niveau
supérieur d’évolution se penchent vers ceux qui sont à son niveau
inférieur pour les élever jusqu’à eux ».
1943
Février : Ferhat Abbas publie un « Manifeste du peuple algérien ».
Nommé en septembre 1958 président du Conseil du Gouvernement
provisoire de la République algérienne (GPRA), il en sera écarté, le
26 septembre 1962, par son vice-président, Ahmed Ben Bella,
premier président de la République algérienne démocratique et
populaire, qui sera lui-même renversé le 19 juin 1965, puis
emprisonné par son ministre de la Défense, le colonel Houari
Boumédiène.
1945
8 mai : début des émeutes de Sétif et de Petite-Kabylie.
11 mai : le général de Gaulle, chef du gouvernement provisoire, ordonne
à l’armée de rétablir l’ordre. Bilan de cette révolte : 102 morts et 110
blessés chez les Européens ; entre 1 165, chiffre des autorités
françaises de l’époque, et 45 000, chiffre de la propagande
algérienne, chez les Arabes.
1954
er
Nuit du 31 octobre au 1 novembre : Toussaint Rouge. Une trentaine
d’attentats à travers l’Algérie. L’un d’eux va horrifier la population.
Des terroristes assassinent le caïd d’un douar, Hadj Sadok, ancien
capitaine de l’armée française, et un jeune instituteur, Guy Monnerot,
tout juste arrivé de métropole, et blessent grièvement l’épouse de ce
dernier.
er
1 novembre : communiqué de La Voix des Arabes au Caire : « La lutte
grandiose pour la liberté, l’arabisme et l’islam a commencé en
Algérie. »
12 novembre : Pierre Mendès France, président du Conseil, à
l’Assemblée nationale : « Les départements de l’Algérie constituent
une partie de la République française. Ils sont français depuis
longtemps et de manière irrévocable. » François Mitterrand, ministre
de l’Intérieur : « L’Algérie, c’est la France. »
1955
20 août : sanglantes émeutes du Constantinois.
11 septembre : gare de Lyon, à Paris, des appelés refusent de monter dans
un train pour Marseille. Les mouvements de réfractaires se
multiplient en métropole.
21 octobre : Albert Camus écrit dans L’Express : « À lire une certaine
presse, il semblerait vraiment que l’Algérie soit peuplée d’un million
de colons à cravache et cigare, montés sur Cadillac. »
1956
22 janvier : dans la grande salle du Cercle du progrès, à Alger, Albert
Camus lance, « en dehors de toute politique », un appel à « la trêve
civile ».
24 janvier : des fellaghas massacrent des civils à un barrage au col des
Deux-Bassins, sur la route de Sakamody, tandis que, dans L’Express,
Pierre Mendès France admet que les pieds-noirs « ne sauraient
envisager de vivre ailleurs que sur cette terre à laquelle leurs parents
et eux-mêmes ont donné un visage nouveau ».
2 février : des dizaines de milliers d’Algérois accompagnent jusqu’au
port le gouverneur général, Jacques Soustelle, qui doit rentrer en
métropole, remplacé par le général Catroux, que les pieds-noirs
soupçonnent de vouloir « brader » l’Algérie. Jacques Soustelle a été
limogé par Guy Mollet, qui, en décembre, a succédé à Edgar Faure à
la tête du gouvernement.
6 février : Guy Mollet est accueilli à Alger par une pluie de tomates
mûres, d’oranges et de pommes de terre. Le général Catroux
démissionne. Il est remplacé par Robert Lacoste, un socialiste de
Dordogne, partisan de l’Algérie française.
Mars : redevenu député, Jacques Soustelle fonde avec Georges Bidault –
qui, en 1943, avait succédé à Jean Moulin à la présidence du Conseil
national de la Résistance – l’Union pour le salut et le renouveau de
l’Algérie française (USRAF).
18 mai : une section d’appelés tombe dans une embuscade dans les
gorges de Palestro. On compte 17 morts mutilés et 3 disparus. Un
aspirant pied-noir déserteur, Henri Maillot, membre du Parti
communiste algérien, sera suspecté d’avoir fourni les armes aux
rebelles.
10 août : en représailles à une vague d’attentats du FLN, des contreterroristes
font exploser une bombe rue de Thèbes, en plein cœur de
la Casbah d’Alger. Au moins 16 morts et 57 blessés.
30 septembre : à Alger, attentats de La Cafétéria et du Milk Bar : 3 morts
et 59 blessés, certains très grièvement.
28 décembre : à Alger, un tueur du FLN, Ali Amar, surnommé « la
Pointe », assassine devant son domicile le maire de Boufarik,
Amédée Froger, qui, le 5 mai 1930, lors des célébrations du
débarquement à Sidi-Ferruch, avait dévoilé un monument « à la
gloire de la colonisation française ».
1957
4 janvier : réunion à Paris, à l’hôtel Matignon, au cours de laquelle Guy
Mollet annonce qu’il confie au général Massu, ancien combattant de
e
la France libre, commandant de la 10 division parachutiste, les pleins
pouvoirs civils et militaires dans le département d’Alger, afin de
lutter contre les terroristes qui multiplient les attentats.
16 janvier : à Alger, une roquette de bazooka est tirée contre le bureau du
général Raoul Salan, commandant en chef interarmées. En
janvier 1962, celui-ci accusera Michel Debré et les milieux gaullistes
d’avoir cherché à l’éliminer.
24 janvier : à Alger, attentats contre L’Otomatic, La Cafétéria et Le Coq
Hardi : 5 morts et 32 blessés.
10 février : attentats au stade d’El Biar et au stade du Ruisseau :
11 morts, dont 3 enfants, et 50 blessés.
28 mai : 350 hommes du FLN s’emparent de Melouza, un douar à la
lisière du Constantinois et de la Kabylie, soupçonné de soutenir le
MNA (Mouvement nationaliste algérien) de Messali Hadj, et
massacrent plus de 300 villageois.
9 juin : à Alger, explosion d’une bombe au dancing du Casino, sur la
Corniche : 8 morts et 92 blessés.
2 décembre : dans son journal Le Courrier de la colère, Michel Debré,
sénateur d’Indre-et-Loire, écrit : « Tant que la loi en Algérie est la loi
française, le combat pour l’Algérie française est le combat légal ;
l’insurrection pour l’Algérie française est l’insurrection légitime. »
12 décembre : à Stockholm, où, deux jours auparavant, il a reçu le prix
Nobel de littérature, Albert Camus déclare devant des étudiants : « En
ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma
mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice,
je préfère ma mère. »
1958
9 mai : à Tunis, un communiqué du FLN annonce que trois appelés du
er
contingent, enlevés par des fellaghas le 1 novembre 1956, à la
frontière, près de La Calle, ont été fusillés le 25 avril en Tunisie.
13 mai : les Algérois sont appelés à rendre hommage aux trois suppliciés
devant le monument aux morts. La foule prend d’assaut le
Gouvernement général. Un Comité de salut public composé de civils
et de militaires, dont le général Salan et son adjoint, le général
Jouhaud, est constitué. Le général Massu, qui le préside, exige la
formation, à Paris, d’un gouvernement de salut public, « seul capable
de conserver l’Algérie partie intégrante de la métropole ».
14 mai : le général Massu « supplie le général de Gaulle de bien vouloir
rompre le silence en vue de la constitution d’un gouvernement de
salut public qui seul peut sauver l’Algérie de l’abandon ».
15 mai : à midi, du balcon du Gouvernement général, le général Salan
lance : « Vive la France ! Vive l’Algérie française ! Et vive de
Gaulle ! » À 17 heures, dans un communiqué, le général de Gaulle se
dit « prêt à assumer les pouvoirs de la République ».
27 mai : communiqué du général de Gaulle : « J’ai entamé hier le
processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement
républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays. »
29 mai : dans un message lu au parlement, le président de la République,
René Coty, annonce s’être « tourné vers le plus illustre des
Français ».
30 mai : à la une du Courrier de la colère de Michel Debré, un éditorial
titré « Unité et union » : « Qui peut douter désormais dans le monde
de la volonté de l’Algérie de demeurer française ? »
er
1 juin : à l’Assemblée nationale, le général de Gaulle prononce son
discours d’investiture.
4 juin : à Alger, le général de Gaulle lance à la foule massée sur le
Forum : « Je vous ai compris ! »
6 juin : à Oran, le général de Gaulle : « Oui, oui oui ! La France est ici
pour toujours ! » À Mostaganem : « Vive l’Algérie française ! »
e
28 septembre : la Constitution de la V République est plébiscitée par
référendum : 79 % de « oui » en métropole, 95 % en Algérie.
3 octobre : lors de son deuxième voyage en Algérie, le général de Gaulle
lance, à Constantine, un ambitieux plan de développement
économique et social sur cinq ans.
23 octobre : il propose une « paix des braves » au FLN, qui la repousse.
21 décembre : le général de Gaulle est élu président de la République par
80 000 grands électeurs.
1959
6 février : début du plan du général Maurice Challe destiné à asphyxier
les maquis de l’ALN.
27 août : à Saïda, le général de Gaulle affirme : « Moi vivant, jamais le
drapeau du FLN ne flottera sur l’Algérie ! »
16 septembre : le général de Gaulle reconnaît le droit des Algériens à
l’autodétermination.
10 novembre : conférence de presse du général de Gaulle : « Je dis
encore une fois que si les chefs de l’insurrection veulent discuter avec
les autorités des conditions à la fin des combats, ils peuvent le faire. »
1960
4 janvier : Albert Camus meurt dans un accident sur une route de
l’Yonne.
24 janvier : le général Massu, « héros de la bataille d’Alger », ayant été
limogé le 18, Pierre Lagaillarde, l’un des instigateurs du 13 mai 1958,
appelle à manifester sur le plateau des Glières. Des barricades sont
dressées rue Michelet et rue Charles-Péguy, à Alger. Les gendarmes
mobiles chargent. Des coups de feu : 20 morts, dont 14 gendarmes et
6 manifestants, et une centaine de blessés.
29 janvier : allocution télévisée du général de Gaulle : « Français
d’Algérie, comment pouvez-vous écouter les menteurs et les
conspirateurs qui vous disent qu’en accordant le libre choix aux
Algériens, la France et de Gaulle veulent vous abandonner, se retirer
d’Algérie et la livrer à la rébellion ? »
er
1 février : Pierre Lagaillarde et ses hommes se rendent aux parachutistes
er
du 1 REP qui leur présentent les honneurs militaires.
13 février : premier essai nucléaire français dans le Sahara.
6 septembre : publication, dans le magazine Vérité-Liberté, du
« Manifeste des 121 », signé par 121 intellectuels et artistes de
gauche, en soutien aux 24 « porteurs de valises » du réseau
« Jeanson », dont le procès s’est ouvert la veille à Paris.
14 septembre : dans Combat, Jacques Soustelle fustige les Français qui
transportent des fonds et des faux papiers pour le FLN, diffusent sa
propagande et taisent les atrocités qu’il commet : « Tiennent-ils à
chercher une analogie dans les événements de la dernière guerre ?
Alors elle est toute trouvée : ils ne sont pas des résistants, ils sont des
collabos. »
Octobre : dans l’hebdomadaire Carrefour, 300 signataires du
« Manifeste des intellectuels français » dénoncent les « déclarations
scandaleuses » et les « exhibitions » de la « cinquième colonne »,
déniant « aux apologistes de la désertion le droit de se poser en
représentants de l’intelligence française ». Parmi eux, le maréchal
Alphonse Juin, qu’en 1943 le général de Gaulle, son camarade à
Saint-Cyr, avait nommé commandant en chef des quatre divisions du
corps expéditionnaire français en Italie.
4 novembre : le général de Gaulle affirme vouloir suivre un « chemin
nouveau » : « Ce chemin conduit non plus au gouvernement de
l’Algérie par la métropole française, mais à l’Algérie algérienne. »
Du 9 au 13 décembre : dernier voyage en Algérie du général de Gaulle.
Des heurts se produisent.
15 décembre : interdiction du Front Algérie française (FAF), présidé par
le bachaga Boualam, ancien colonel de l’armée française, viceprésident
de l’Assemblée nationale. Créé le 16 juin, le FAF, hostile au
FLN, compte déjà 1 million d’adhérents, dont 40 % d’Arabes.
1961
Dans la préface des Damnés de la terre, de Frantz Fanon, militant du
FLN, Jean-Paul Sartre écrit : « Abattre un Européen, c’est faire d’une
pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un
opprimé : restent un homme mort et un homme libre. Le survivant,
pour la première fois, sent le sol national sous ses pieds. »
8 janvier : référendum, en métropole, en Algérie et dans les Dom-Tom,
sur « l’autodétermination des populations algériennes » : le « oui »
recueille 76,25 % des voix en métropole, 58,76 % en Algérie.
Février : création à Madrid, autour du général Salan, de Pierre
Lagaillarde et de Jacques Susini, de l’Organisation armée secrète
(OAS).
11 avril : le général de Gaulle, lors d’une conférence de presse à
l’Élysée : « La France n’a aucun intérêt à maintenir sous sa loi et sous
sa dépendance une Algérie qui choisit un autre destin. »
21 avril : les généraux Maurice Challe, Edmond Jouhaud et André Zeller
tentent un coup d’État.
23 avril : dans l’après-midi, le général Salan arrive de Madrid et prend la
tête des putschistes. À 20 heures, le général de Gaulle dénonce à la
télévision « un quarteron de généraux en retraite » : « Au nom de la
France, j’ordonne que tous les moyens, je dis tous les moyens, soient
employés pour barrer la route à ces hommes-là, en attendant de les
réduire. J’interdis à tout Français et, d’abord, à tout soldat, d’exécuter
aucun de leurs ordres. » Dans la nuit, Michel Debré appelle les
Français à se mobiliser pour barrer la route aux putschistes qui, selon
lui, veulent larguer des parachutistes sur Paris. La tentative de coup
d’État fait long feu.
17 octobre : malgré le couvre-feu, le FLN organise à Paris une
manifestation. La police tire et fait des dizaines de morts.
1962
8 février : partis de gauche et syndicats organisent, place de la Bastille, à
Paris, une manifestation, interdite par la préfecture, contre l’OAS. La
police charge. 8 morts à la station de métro Charonne.
18 mars : signature des accords d’Évian, censés notamment protéger les
pieds-noirs : « Leurs droits de propriété seront respectés. Aucune
mesure de dépossession ne sera prise à leur encontre sans l’octroi
d’une indemnité équitable préalablement fixée. » Les assassinats et
les enlèvements de pieds-noirs se multiplient, ainsi que les assassinats
de harkis.
23 mars : à Alger, 120 hommes de l’OAS prennent le contrôle de Bab el
Oued. L’armée boucle le quartier.
26 mars : manifestation de solidarité avec Bab el Oued. Vers 14 h 45, la
foule s’engage rue d’Isly, à Alger. À un barrage, les soldats du
e
4 RTA (régiment de tirailleurs algériens) tirent. Une centaine de
morts et plus de 200 blessés. Dans la soirée, le général de Gaulle
demande aux Français de voter « oui » au référendum du 8 avril
destiné à entériner les accords d’Évian. Pas un mot sur le drame de la
rue d’Isly.
8 avril : 90,70 % des électeurs de métropole glissent un bulletin « oui »
dans les urnes. Les Français d’Algérie n’ont pas été autorisés à voter.
24 mai : au Conseil des ministres, le général de Gaulle déclare : « La
France ne doit plus avoir aucune responsabilité dans le maintien de
l’ordre après l’autodétermination. Elle aura le devoir d’assister les
autorités algériennes. Mais ce sera de l’assistance technique. Si les
gens s’entremassacrent, ce sera l’affaire des autorités. »
er
1 juillet : 99,72 % des Algériens se prononcent pour une « Algérie
indépendante ».
5 juillet : l’Algérie célèbre son indépendance. Dans les rues d’Oran, la
haine se déchaîne contre les pieds-noirs et les Arabes pro-Français.
Les 18 000 soldats français cantonnés à Oran, sous les ordres du
général Katz, n’interviennent pas. On compte des centaines de morts
et de disparus.
Entre les accords d’Évian et novembre 1962, 3 000 pieds-noirs seront
enlevés en Algérie. Pour les harkis s’ouvrent les portes de l’enfer. De
80 000 à 150 000 hommes, femmes et enfants sont assassinés dans des
conditions effroyables. Les pieds-noirs n’ont le choix qu’entre « la valise ou
le cercueil ». En métropole, rien n’est prévu pour leur accueil, quand, après
avoir tout perdu, ils ne se heurtent pas à l’hostilité de certains. À Marseille,
le maire, Gaston Defferre, déclare dans une interview parue le 26 juillet
dans Paris-Presse-L’Intransigeant : « Qu’ils quittent Marseille en vitesse !
Qu’ils essaient de se réadapter ailleurs et tout ira pour le mieux. »
1981
22 septembre : François Mitterrand, président de la République, déclare
lors d’une conférence de presse : « S’il s’agit de décider qu’une date
doit être officialisée pour célébrer le souvenir de la guerre d’Algérie,
cela ne peut être le 19 mars, parce qu’il y aura confusion dans la
mémoire du peuple. »
1996
11 novembre : durant son premier mandat présidentiel, Jacques Chirac
inaugure dans le parc de la butte du Chapeau Rouge, à Paris, dans le
e
XIX arrondissement, un monument honorant les victimes civiles et
militaires d’Afrique du Nord. Au pied de deux silhouettes courbées,
trois stèles. La première « en hommage à tous ceux qui ont servi la
France jusqu’en 1962 en Tunisie, au Maroc et en Algérie ». La
deuxième « en mémoire des harkis morts pour la France, Guerre
d’Algérie, 1954-1962. » La troisième « en mémoire des victimes
civiles, Maroc, Tunisie, Algérie, 1954-1962 ».
Jacques Chirac salue les « soldats du contingent ou militaires d’active,
officiers SAS, tirailleurs et spahis, légionnaires, cavaliers parachutistes,
aviateurs, marins, harkis, moghaznis, toutes les forces supplétives ». « Nous
ne saurions oublier que ces soldats furent aussi des pionniers, des
bâtisseurs, des administrateurs de talent qui mirent leur courage, leur
capacité et leur cœur à construire des routes et des villages, à ouvrir des
écoles, des dispensaires, des hôpitaux, à faire produire à la terre ce qu’elle
avait de meilleur : en un mot à lutter contre la maladie, la faim, la misère et
la violence et, par l’introduction du progrès, à favoriser pour ces peuples
l’accès à de plus hauts destins. »
2002
5 décembre : réélu à l’Élysée, Jacques Chirac préside, quai Branly, à
e
Paris, dans le VII arrondissement, l’inauguration d’un Mémorial
national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de
Tunisie. Trois colonnes aux couleurs de la nation. Sur la bleue et la
rouge, défilent des noms de militaires. Sur la blanche, ceux de civils.
Au sol, ces mots gravés : « À la mémoire des combattants morts pour la
France lors de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie
et à celle de tous les membres des forces supplétives, tués après le cessezle-feu
en Algérie, dont beaucoup n’ont pas été identifiés. »
Sur une plaque : « La nation associe les personnes disparues et les
populations civiles victimes de massacres ou d’exactions commis durant la
guerre d’Algérie et après le 19 mars 1962 en violation des accords d’Évian,
ainsi que les victimes civiles du Maroc et de Tunisie, à l’hommage rendu
aux combattants pour la France morts en Afrique du Nord. »
2003
23 septembre : un décret institue le 5 décembre « Journée nationale
d’hommage aux “Morts pour la France” pendant la guerre d’Algérie
et les combats du Maroc et de la Tunisie ».
2005
23 février : loi « portant reconnaissance de la Nation et contribution
nationale en faveur des Français rapatriés ».
2007
25 novembre : sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le secrétaire d’État
aux Anciens Combattants, Alain Marleix, inaugure, à Perpignan, un
Mur des disparus, érigé grâce à une souscription lancée par une
association, le Cercle algérianiste : « À la mémoire des disparus
morts sans sépulture. Algérie 1954-1963. »
2012
12 janvier : ouverture à Perpignan du Centre de documentation des
Français d’Algérie.
10 mai : François Hollande est élu président de la République.
Novembre : le parlement adopte une proposition de loi socialiste
instituant le 19 mars « Journée nationale du souvenir et de
recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la
guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc ».
Décembre : en voyage officiel en Algérie, François Hollande confesse,
devant les parlementaires algériens « les souffrances que la
colonisation a infligées au peuple algérien ». Il ajoute : « Pendant
cent trente-deux ans, l’Algérie a été soumise à un système
profondément injuste et brutal. »
2016
19 mars : François Hollande s’associe aux commémorations célébrant le
cessez-le-feu en Algérie décidé le 18 mars par les accords d’Évian. Il
déclare : « Le 19 mars 1962, ce n’était pas encore la paix, mais c’était
le début de la sortie de la guerre dont l’Histoire nous apprend qu’elle
est bien souvent source de violence, ce qui fut tragiquement le cas en
Algérie, avec des représailles, des vengeances, des attentats et des
massacres. »
2017
14 février : lors d’un déplacement à Alger, Emmanuel Macron, candidat
à l’élection présidentielle, déclare : « J’ai toujours condamné la
colonisation comme un acte de barbarie. La colonisation est un crime.
C’est un crime contre l’humanité. »
2018
13 septembre : président de la République, Emmanuel Macron rend
visite à la veuve de Maurice Audin, assistant de mathématiques à la
faculté d’Alger, militant du Parti communiste algérien et
sympathisant du FLN, disparu en juin 1957. Dans un communiqué,
l’Élysée reconnaît que Maurice Audin a été « torturé puis exécuté ou
torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile ».
GLOSSAIRE
AGEA : Association générale des étudiants d’Algérie
ALN : Armée de libération nationale.
ANP : Armée nationale populaire.
ATO : Auxiliaire temporaire occasionnel.
CICR : Comité international de la Croix-Rouge.
CRC : Centre de recherches et de coordination.
ENA : Étoile nord-africaine.
FAF : Front Algérie française.
FLN : Front de libération nationale.
FNACA : Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie.
FNF : Front national français.
FSE : Français de souche européenne.
FSNA : Français de souche nord-africaine.
GPRA : Gouvernement provisoire de la République algérienne.
GRFDA : Groupe de recherche des Français disparus en Algérie.
MNA : Mouvement national algérien.
MTLD : Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques.
OAS : Organisation de l’armée secrète.
PCA : Parti communiste algérien.
PCF : Parti communiste français.
PPA : Parti du peuple algérien.
REP : Régiment étranger de parachutistes.
RPIMa : Régiment de parachutistes d’infanterie de marine.
RPC : Régiment de parachutistes coloniaux.
RTA : Régiment de tirailleurs algériens.
SAS : Section administrative spécialisée.
UDMA : Union démocratique du Manifeste algérien.
USRAF : Union pour le salut et le renouveau de l’Algérie française.
UT : Unité territoriale.
REPERES BIBLIOGRAPHIQUES
ALLEG Henri, La Question, Minuit, 1958.
ARAGON Louis, Persécuté persécuteur, Éditions Surréalistes, 1932, puis
tome 1 des Œuvres dans la « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard,
2007.
ARON Raymond, Mémoires, Julliard, 1993.
BARDY Gérard, Charles le Catholique. De Gaulle et l’Église, Plon, 2011.
BARKATS Pierre-Philippe, Ô Biskra, une enfance algérienne, Balland, 2010.
BAT YE’OR, L’Europe et le spectre du califat, Les Provinciales, 2010.
BENAMOU Georges-Marc, Un mensonge français. Retours sur la guerre
d’Algérie, Robert Laffont, 2003.
BENKEMOUN Brigitte, La petite fille sur la photo, la guerre d’Algérie à
hauteur d’enfant, Fayard, 2012.
BESNACI-LANCOU Fatima, Fille de harki, L’Atelier, 2003.
BIGEARD, Ma guerre d’Algérie, Hachette-Carrère, 1995.
BOUALAM Bachaga, Mon pays la France, France-Empire, 1962.
—, Les harkis au service de la France, France-Empire, 1963.
—, L’Algérie sans la France, France-Empire, 1964.
BRANCHE Raphaëlle, L’Embuscade de Palestro, Armand Colin, 2010.
—, Prisonniers du FLN, Payot, 2014.
BRUNE Jean, Cette haine qui ressemble à l’amour, La Table Ronde, 1961.
BRUNET Jean-Paul, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961,
Flammarion, 1999.
BURON Robert, Carnets politiques de la guerre d’Algérie, Plon, 1965.
CAMUS Albert, Le Premier Homme, Gallimard, 1994.
—, La Peste, Gallimard, 1947.
—, Chroniques algériennes, Gallimard, 1958.
—, Essais, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972.
—, Théâtre, récits, nouvelles, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1974.
CARDINAL Marie, Les Mots pour le dire, Grasset, 1975.
CASTANO José, Les Larmes de la passion, Société héraultaise d’édition,
1982.
CHOURAQUI André, Histoire des Juifs d’Afrique du Nord, Hachette, 1985.
COTTAZ Maurice, Les Procès du putsch d’Alger et du complot de Paris,
Nouvelles éditions latines, 1962.
COURRIÈRE Yves, La Guerre d’Algérie, quatre tomes, Le Livre de Poche,
1974.
DEBRÉ Michel, Gouverner, mémoires, tome 3, Albin Michel, 1988.
DELARUE Louis RP, Avec les parachutistes du 1
Nouvelles éditions latines, 1961.
e
REP et du 2 RPIMa,
DELPARD Raphaël, L’Histoire des pieds-noirs d’Algérie, Michel Lafon,
2002.
DEL VALLE Alexandre, Pourquoi on tue des chrétiens dans le monde
aujourd’hui ? La nouvelle christianophobie, Maxima-Laurent du
Mesnil, 2011.
DOLY-LINAUDIÈRE Guy, L’Imposture algérienne. Lettres secrètes d’un souslieutenant
de 1960 à 1962, Filipacchi, 1992.
FANON Frantz, Les Damnés de la terre, Maspero, 1961.
FENTON Paul B. et LITTMAN David G., L’Exil au Maghreb. La condition juive
sous l’islam, 1146-1912, Presses universitaires de Paris-Sorbonne,
2010.
FOUCAULT André, L’Algérie, fille de la France, Tallandier, 1935.
GAUTIER Émile-Félix, Un siècle de colonisation, études au microscope,
Librairie Félix Alcan, 1930.
—, L’Afrique blanche, Librairie Arthème Fayard, 1939.
GRANDJACQUES Claude, Des Miades aux djebels. Notre guerre d’Algérie.
Alain, André, Bernard et Claude, 1956-1962, édité par l’association
er
Miages-djebels, 2006.
GUIRAUD Nicole, Algérie 1962, journal de l’Apocalypse, Atlantis, 2013.
HAMOUMOU Mohand, Et ils sont devenus harkis, Fayard, 1993.
HERBIET Claude, Les Disparus des Abdellys, autoédition, 2012.
HOUELLEBECQ Michel, Soumission, Flammarion, 2014.
JAFFRÈS Jean-Yves, Guerre d’Algérie, les prisonniers des djounoud,
L’Harmattan, 2005.
—, Militaires français prisonniers du FLN ou disparus en Algérie,
autoédition, 2009.
JORDI Jean-Jacques, Un silence d’État. Les disparus civils européens de la
guerre d’Algérie, SOTECA, 2011.
JOUHAUD Edmond, Ô mon pays perdu, Fayard, 1969.
KATZ Joseph, L’Honneur d’un général. Oran 1962, L’Harmattan, 2000.
KHADRA Yasmina, Ce que le jour doit à la nuit, Julliard, 2008.
LACOUTURE Jean, Citations du président de Gaulle, Le Seuil, 1968.
LAPARRE DE SAINT-SERNIN Michel de, Journal d’un prêtre en Algérie. Oran
1961-1962, Page après page, 2004.
LENOIR René, Mon Algérie tendre et violente, Plon, 1994.
LISKENNE Anne, L’Algérie indépendante. L’ambassade de Jean-Michel
Jeanneney (juillet 1962-janvier 1963), Armand Colin, 2015.
MAURIAC Jean, L’Après-de Gaulle. Notes confidentielles, 1969-1989,
Fayard, 2006.
MAYER René, Algérie : mémoire déracinée, L’Harmattan, 2001.
MÉFRET Jean-Pax, 1962. L’Été du malheur, Pygmalion, 2007.
MEMMI Albert, Juifs et Arabes, Gallimard, 1974.
MICHEL-CHICH Danielle, Lettre à Zhora D., Flammarion, 2012.
MONTAGNON Pierre, Histoire de l’Algérie, Pygmalion, 1998.
—, La guerre d’Algérie. Genèse et engrenage d’une tragédie, (1954-
1962), Pygmalion, 2012.
MONNERET Jean, La Phase finale de la guerre d’Algérie, L’Harmattan,
2001.
—, La Tragédie dissimulée. Oran, 5 juillet 1962, Michalon, 2006.
—. Histoire cachée du Parti communiste algérien, Via Romana, 2016.
NEBOT Didier, Les Tribus oubliées d’Israël. L’Afrique judéo-berbère des
origines aux Almohades, Romillat, 1999.
—, Mémoires d’un dhimmi. Cinq siècles d’histoire juive en Algérie, Les
Éditions des Rosiers, 2012.
PANCRAZI Jean-Noël, La Montagne, Gallimard, 2012.
PANANTI Filippo, Relation d’un séjour à Alger, Le Normant, 1820.
PÉLÉGRI Jean, Les Oliviers de la Justice, Gallimard, 1960.
—, Le Maboul, Gallimard, 1963.
—, Ma mère, l’Algérie, Actes Sud, 1990.
PÉREZ Jean-Claude, Le Sang d’Algérie, Dualpha, 2006.
—, Debout dans ma mémoire, Dualpha, 2006.
—, Vérités tentaculaires sur l’OAS et la guerre d’Algérie. Attaques et
contre-attaques, Dualpha, 2008.
—, L’Assassinat de l’Algérie française, terreau de la conquête islamiste
actuelle, Dualpha, 2012.
PEREZ Henri (documents recueillis par), Mémorial de Saïda et de ses
environs, Amicale des Saïdéens, 1993.
PERVILLÉ Guy, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, A. et J. Picard,
2002.
—, Les Accords d’Évian (1962). Succès ou échec de la réconciliation
franco-algérienne (1954-2012), Armand Collin, 2012.
PEYREFITTE Alain, C’était de Gaulle, tome 1, Fayard, 1994.
POZNER Vladimir, Le Lieu du supplice, Julliard, 1959.
RAHMANI Moïse, L’Exode oublié. Juifs des pays arabes, Raphaël, 2003.
—, Sous le joug du croissant. Juifs en terre d’Islam, Éditions de l’Institut
sépharade européen, 2004.
RAYNAL Paul, L’Expédition d’Alger. Lettres d’un témoin, Société des
Éditions géographiques maritimes et coloniales, 1930.
RÉMOND René, 1958, le retour de De Gaulle, Complexe, 1999.
RENARD Delphine, Tu choisiras la vie, Grasset, 2013.
RIOUX Jean-Pierre et SINIRELLI Jean-François (sous la direction de), La
Guerre d’Algérie et les intellectuels français, Complexe, 1999.
ROSSFELDER André, Le Onzième Commandement, Gallimard, 2000.
ROY Jules, Les Chevaux du soleil, Bernard Grasset, 1967.
—, Une Femme au nom d’étoile, Bernard Grasset, 1968.
—, Les Cerises d’Icherridène, Bernard Grasset, 1969.
—, Le Maître de la Mitidja, Bernard Grasset, 1970.
—, Les Âmes interdites, Bernard Grasset, 1972.
—, Le Tonnerre et les Anges, Bernard Grasset, 1975.
SALAMÉ Barouk, Une guerre de génies, de héros et de lâches, Rivages,
2012.
SANSAL Boualem, Le Serment des barbares, Gallimard, 1999.
—, Rue Darwin, Gallimard, 2011.
—, Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le
monde arabe, Gallimard, 2013.
—, 2084. La Fin du monde, Gallimard, 2015.
SOUSTELLE Jacques, Aimée et souffrante Algérie, Plon, 1956.
—, L’Espérance trahie, Éditions de l’Alma, 1962.
STORA Benjamin, La Guerre des mémoires, Éditions de l’Aube, 2011.
TERNANT Geneviève de, L’Agonie d’Oran, J. Gandini, trois tomes, 1994,
1996 et 2000.
TERRENOIRE Louis, De Gaulle et l’Algérie, Fayard, 1964.
TILLION Germaine, L’Algérie en 1957, Minuit, 1957.
TITRAOUI TAOUÈS Bernard (et al.), Le Livre des Harkis, Jeune pied-noir,
1991.
TOUATI Lucien-Guy, …Et puis je suis parti d’Oran, Flammarion, « Castor
poche », 1985.
TOURNOUX Jean-Raymond, La Tragédie du Général, Plon, 1967.
VERDÈS-LEROUX Jeannine, Les Français d’Algérie, de 1830 à aujourd’hui.
Une page d’histoire déchirée, Fayard, 2001.
—, L’Algérie et la France, Robert Laffont, 2009.
VIANSSON-PONTÉ Pierre, Lettre ouverte aux hommes politiques, Albin
Michel, 1976.
VINCENOT Alain, Pieds-noirs, les bernés de l’Histoire, L’Archipel, 2014.
VIRCONDELET Alain, La Traversée. Été 1962, les pieds-noirs quittent
l’Algérie, First, 2012.
ZENATTI Valérie, Jacob, Jacob, L’Olivier, 2014.
REMERCIEMENTS
Leurs témoignages, leur aide et leurs conseils ont permis ce livre. Mes
remerciements à Daniel Akermann, José Joseph Belda, Roger
Bonhomme, Raoul Chombeau, Bernard Coll, Colette Ducos-Ader, au
général Henry-Jean Fournier, à Nicole Ferrandis, Nicole Guiraud,
Geneviève Jacquemain-Wyart, Josiane Laplume-Theuriet, Anne-Marie
Mesmacque-Mathieu, Viviane Pinto-Ezagouri, Michèle Prudhon, Marie-
Thérèse Roca-Rechet et Marie-Claude Teuma.
Pour les précieuses informations fournies, je remercie également
Assemblée-nationale.fr, l’ASAF (Association de soutien à l’armée
française), l’Association des amis de Raoul Salan, Bab el Oued Story, le
Centre de documentation des Français d’Algérie, le Centre de
documentation historique sur l’Algérie, le Centre de recherches sur les
disparus, Le Cercle algérianiste, La guerre d’Algérie jour par jour, la
Fondation Charles-de-Gaulle, le Groupe de recherches des Français
disparus en Algérie, Fresques. ina, Gaullisme.fr, JeuneAfrique.com,
Jeune pied-noir, SOLDIS-Algérie.
Enfin, je remercie Pascale Kalfon-Vincenot et Matthias Vincenot pour
leur patience, ainsi que mon éditeur qui a soutenu ce projet.
Vous avez aimé ce livre ?
Il y a forcément un autre
qui vous plaira !
Découvrez notre catalogue sur
www.editionsarchipel.com
Rejoignez la communauté des lecteurs
et partagez vos impressions sur
www.facebook.com/larchipel
Achevé de numériser en février 2019
par Facompo.