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FORTERESSE<br />

EUROPE<br />

FACE À L’AFFLUX DES MIGRANTS, LE CONTINENT<br />

N’A QU’UNE SEULE VISION, CELLE DE SE BARRICADER<br />

+<br />

INTERVIEWS<br />

◗ MAHI BINEBINE<br />

« La culture est un ascenseur<br />

exceptionnel »<br />

◗ HABIB SELMI « L’être humain<br />

est un continent »<br />

◗ ABDOULAYE KONATÉ<br />

Éloge de l’optimisme<br />

BUSINESS<br />

Le pari risqué du bitcoin<br />

IDENTITÉ<br />

LA LUTTE DES MASSAÏS<br />

POUR LA SURVIE<br />

ET POUR LEUR TERRE<br />

France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA<br />

– Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />

DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />

Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3 000 FCFA<br />

ISSN 0998-9307X0<br />

Le mur d'Evros,<br />

sur la frontière<br />

gréco-turque.<br />

N°<strong>430</strong> - JUILLET 2022<br />

L 13888 - <strong>430</strong> H - F: 4,90 € - RD


Je conjugue<br />

efficacité et<br />

durabilité.<br />

NICOLAS KOUASSI<br />

CONDUCTEUR D’ENGIN, FORMATEUR<br />

SC BTL-06/22- Crédits photos : © Révolution plus.<br />

MOBILISER plus POUR FAIRE FACE AUX ENJEUX ENVIRONNEMENTAUX<br />

Grâce à des pratiques vertueuses et par l’innovation, Bolloré Transport & Logistics se<br />

mobilise pour préserver l’environnement. Des solutions sont mises en place pour réduire<br />

l’impact de nos activités. Nous sommes engagés dans des démarches de certifications<br />

pointues, à l’image du Green Terminal déployé sur tous nos terminaux portuaires.<br />

NOUS FAISONS BIEN plus QUE DU TRANSPORT ET DE LA LOGISTIQUE


édito<br />

PAR ZYAD LIM<strong>AM</strong><br />

L’EUROPE SI PROCHE, SI LOIN…<br />

L’Europe donc. 27 États membres (on a perdu<br />

récemment le 28 e , le Royaume-Uni, décidé à<br />

s’ auto-isoler dans un Brexit assez suicidaire…). 450 millions<br />

d’habitants libres de s’installer sur tout le territoire<br />

de l’Union. Un espace unique où des États à la très<br />

longue histoire ont décidé de renoncer à une partie<br />

de leur souveraineté pour favoriser la création d’un<br />

marché commun, l’application de normes exigeantes<br />

en matière d’environnement, de couverture sociale,<br />

de liberté politique, de respect des droits de l’homme.<br />

Un espace aussi de paix, pour des nations qui se sont<br />

sauvagement combattues au fil des siècles. Tout n’est<br />

pas parfait, les divisions ne sont jamais loin et les forces<br />

qui veulent miner le système de l’intérieur non plus,<br />

mais l’un dans l’autre, c’est la zone la plus riche, la plus<br />

libre, la plus égalitaire et la plus protectrice du monde.<br />

Une exception précieuse, à ce moment de l’histoire<br />

où les autocraties, Russie, Chine et alliés, cherchent<br />

à renverser l’équilibre géostratégique. Au moment<br />

aussi où les États-Unis se déchirent, où la démocratie<br />

la mieux établie montre qu’elle peut sombrer. L’Union<br />

est surtout particulièrement riche. Avec un PIB de<br />

près de 15 000 milliards d’euros, l’UE est la deuxième<br />

puissance économique du monde, juste derrière les<br />

États-Unis et encore un peu devant la Chine. Le PIB<br />

par habitant s’élève à plus de 30 000 euros par an. Et<br />

sachant que l’Union investit des dizaines de milliards<br />

d’euros par an pour soutenir et accélérer le développement<br />

de ses membres les plus pauvres.<br />

Voilà où nous en sommes. D’un côté, cet<br />

Europe-là. Et de l’autre, l’Afrique, avec plus de 1,3 milliard<br />

d’habitants, 3 000 euros par an (qui varient selon<br />

les calculs) pour chacun d’entre eux, et un PIB global<br />

de 2 600 milliards d’euros – presque autant que l’Italie,<br />

et moins que la France. D’un côté, une Europe vieillissante<br />

et richissime, et de l’autre, à sa frontière sud, un<br />

immense continent, une terre à la fois de promesses,<br />

mais aussi de pauvreté et de conflits pour des centaines<br />

de millions de personnes.<br />

Les migrations sont une donnée de l’humanité<br />

et de l’histoire des peuples. Les femmes et les<br />

hommes n’ont qu’une seule vie. L’énergie du<br />

désespoir les porte à essayer d’atteindre un possible<br />

eldorado. Les frontières, les armes ne les retiendront<br />

pas. Ils et elles traverseront les déserts, ils monteront<br />

à bord de rafiots innommables, ils se feront racketter<br />

par des passeurs sans âme, mais ils iront en Europe.<br />

Quelle que soit la hauteur des barbelés, ils et elles<br />

tenteront de passer, au risque de leur vie.<br />

Dominée par les discours populistes, par la<br />

peur des électeurs face à ces vagues de migrants,<br />

par la difficile intégration aussi de ces populations<br />

nouvelles, l’Europe se barricade en l’absence de toute<br />

autre vision. Soixante ans après la fin de la longue<br />

nuit coloniale, elle a bien du mal à penser son sud<br />

autrement qu’en matière de menaces : l’islam en tout<br />

premier lieu, les Arabes, les Noirs, le terrorisme, etc. Ou<br />

de clichés : ils ne s’en sortiront pas, c’est la corruption,<br />

la violence ou les maladies. Le paradigme reste de se<br />

protéger de ce chaos. Et de cette différence.<br />

De déclarations d’intentions en promesses de<br />

financements, l’Union européenne n’a jamais véritablement<br />

considéré son flanc sud – dont la vitalité<br />

démographique est une donnée structurante du<br />

futur – comme une véritable opportunité stratégique,<br />

une priorité à long terme. Son approche reste largement<br />

dictée par les schémas classiques, États-Unis,<br />

OTAN, tentative de séduction de la Russie (dont on voit<br />

aujourd’hui à quel point ce calcul était erroné). L’Europe<br />

ne mesure pas le potentiel africain, le marché tel<br />

qu’il existe avec ses dizaines de millions de consommateurs<br />

middle class, les ressources minières, le pétrole et<br />

le gaz, les terres arables, l’eau, le soleil, les défis communs<br />

de la sécurité et du changement climatique…<br />

La mise en place réelle et progressive d’un tel<br />

partenariat changerait la donne, y compris pour<br />

les migrations. La mise en place d’un tel partenariat<br />

supposerait aussi que l’Afrique entre de manière plus<br />

décisive dans les « critères européens », en matière<br />

de gouvernance, de droits de l’homme, d’institutions.<br />

De part et d’autre, le chemin sera long. Et pendant<br />

ce temps-là, des femmes, des hommes, des<br />

enfants tenteront toujours encore la traversée du<br />

désert et de la mer. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 3


France 4,90 € – Afrique du Sud 49,95 rands (taxes incl.) – Algérie 320 DA<br />

– Allemagne 6,90 € – Autriche 6,90 € – Belgique 6,90 € – Canada 9,99 $C<br />

DOM 6,90 € – Espagne 6,90 € – États-Unis 8,99 $ – Grèce 6,90 € – Italie 6,90 € –<br />

Luxembourg 6,90 € – Maroc 39 DH – Pays-Bas 6,90 € – Portugal cont. 6,90 €<br />

Royaume-Uni 5,50 £ – Suisse 8,90 FS – TOM 990 F CFP – Tunisie 7,50 DT – Zone CFA 3000 FCFA<br />

ISSN 0998-9307X0<br />

Le mur d'Evros,<br />

sur la frontière<br />

gréco-turque.<br />

N°<strong>430</strong> JUILLET 2022<br />

3 ÉDITO<br />

L’Europe si proche, si loin…<br />

par Zyad Limam<br />

6 ON EN PARLE<br />

C’EST DE L’ART, DE LA CULTURE,<br />

DE LA MODE ET DU DESIGN<br />

À corps et à cris<br />

26 PARCOURS<br />

Fred Ebami<br />

par Astrid Krivian<br />

29 C’EST COMMENT ?<br />

Au-delà des cultures<br />

par Emmanuelle Pontié<br />

50 CE QUE J’AI APPRIS<br />

Denise Epoté<br />

par Astrid Krivian<br />

70 LE DOCUMENT<br />

Sucre, de l’esclavage<br />

à l’obésité<br />

par Catherine Faye<br />

90 VINGT QUESTIONS À…<br />

Djely Tapa<br />

par Astrid Krivian<br />

TEMPS FORTS<br />

30 Forteresse Europe<br />

par Cédric Gouverneur<br />

et Frida Dahmani<br />

40 La lutte des Massaïs<br />

pour leur terre<br />

par Erwan Le Moal<br />

52 Abdoulaye Konaté :<br />

« Je suis optimiste »<br />

par Luisa Nannipieri<br />

58 Habib Selmi :<br />

« L’être humain<br />

est un continent »<br />

par Astrid Krivian<br />

64 Mahi Binebine :<br />

« La culture<br />

est un ascenseur<br />

exceptionnel »<br />

par Astrid Krivian<br />

P.40<br />

P.06<br />

FORTERESSE<br />

EUROPE<br />

FACE À L’AFFLUX DES MIGRANTS, LE CONTINENT<br />

N’A QU’UNE SEULE VISION, CELLE DE SE BARRICADER<br />

+<br />

INTERVIEWS<br />

MAHI BINEBINE<br />

« La culture est un ascenseur<br />

exceptionnel »<br />

HABIB SELMI « L’être humain<br />

est un continent »<br />

ABDOULAYE KONATÉ<br />

Éloge de l’optimisme<br />

BUSINESS<br />

Le pari risqué du bitcoin<br />

IDENTITÉ<br />

LA LUTTE DES MASSAÏS<br />

POUR LA SURVIE<br />

ET POUR LEUR TERRE<br />

N°<strong>430</strong> - JUILLET 2022<br />

L 13888 - <strong>430</strong> H - F: 4,90 € - RD<br />

<strong>AM</strong> <strong>430</strong> COUV.indd 1 04/07/2022 21:33<br />

PHOTOS DE COUVERTURE : NOËL QUIDU/FIGARO<br />

MAGAZINE - MICHEL RENAUDEAU/ONLYWORLD.NET<br />

DR - SVEN TORFINN/PANOS/RÉA<br />

Afrique Magazine est interdit de diffusion en Algérie depuis mai 2018. Une décision sans aucune justification. Cette grande<br />

nation africaine est la seule du continent (et de toute notre zone de lecture) à exercer une mesure de censure d’un autre temps.<br />

Le maintien de cette interdiction pénalise nos lecteurs algériens avant tout, au moment où le pays s’engage dans un grand mouvement<br />

de renouvellement. Nos amis algériens peuvent nous retrouver sur notre site Internet : www.afriquemagazine.com<br />

4 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


LUISA NANNIPIERI - BRUNO LEVY/DIVERGENCE - K<strong>AM</strong>AL AÏT<br />

P.52<br />

BUSINESS<br />

74 RCA : le pari risqué du bitcoin<br />

78 Nicolas Dufrêne : « Au niveau<br />

de son utilisation par la<br />

population, c’est un fiasco »<br />

80 Le Groupe OCP renforce<br />

son programme « Eau »<br />

81 Record d’investissements<br />

directs étrangers au Rwanda<br />

82 Abderrahmane Berthé :<br />

« Les chiffres sont en hausse »<br />

84 Ecobank va déployer<br />

Farm Pass<br />

85 La Namibie mise<br />

sur l’hydrogène vert<br />

par Cédric Gouverneur<br />

VIVRE MIEUX<br />

86 Les vacances, c’est fait<br />

pour être heureux<br />

87 Éviter la colique néphrétique<br />

88 L’alimentation santé :<br />

Démêlons le vrai du faux<br />

89 Les bons réflexes<br />

face à l’acné<br />

par Annick Beaucousin<br />

et Julie Gilles<br />

P.64<br />

P.58<br />

FONDÉ EN 1983 (38 e ANNÉE)<br />

31, RUE POUSSIN – 75016 PARIS – FRANCE<br />

Tél. : (33) 1 53 84 41 81 – Fax : (33) 1 53 84 41 93<br />

redaction@afriquemagazine.com<br />

Zyad Limam<br />

DIRECTEUR DE LA PUBLICATION<br />

DIRECTEUR DE LA RÉDACTION<br />

zlimam@afriquemagazine.com<br />

Assisté de Laurence Limousin<br />

llimousin@afriquemagazine.com<br />

RÉDACTION<br />

Emmanuelle Pontié<br />

DIRECTRICE ADJOINTE<br />

DE LA RÉDACTION<br />

epontie@afriquemagazine.com<br />

Isabella Meomartini<br />

DIRECTRICE ARTISTIQUE<br />

imeomartini@afriquemagazine.com<br />

Jessica Binois<br />

PREMIÈRE SECRÉTAIRE<br />

DE RÉDACTION<br />

sr@afriquemagazine.com<br />

Amanda Rougier PHOTO<br />

arougier@afriquemagazine.com<br />

ONT COLLABORÉ À CE NUMÉRO<br />

Jean-Marie Chazeau, Frida Dahmani,<br />

Catherine Faye, Cédric Gouverneur,<br />

Dominique Jouenne, Astrid Krivian,<br />

Erwan Le Moal, Luisa Nannipieri,<br />

Sophie Rosemont.<br />

VIVRE MIEUX<br />

Danielle Ben Yahmed<br />

RÉDACTRICE EN CHEF<br />

avec Annick Beaucousin, Julie Gilles.<br />

VENTES<br />

EXPORT Laurent Boin<br />

TÉL. : (33) 6 87 31 88 65<br />

FRANCE Destination Media<br />

66, rue des Cévennes - 75015 Paris<br />

TÉL. : (33) 1 56 82 12 00<br />

ABONNEMENTS<br />

TBS GROUP/Afrique Magazine<br />

235 avenue Le Jour Se Lève<br />

92100 Boulogne-Billancourt<br />

Tél. : (33) 1 40 94 22 22<br />

Fax : (33) 1 40 94 22 32<br />

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COMMUNICATION ET PUBLICITÉ<br />

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<strong>AM</strong> International<br />

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AFRIQUE MAGAZINE<br />

EST UN MENSUEL ÉDITÉ PAR<br />

31, rue Poussin - 75016 Paris.<br />

SAS au capital de 768 200 euros.<br />

PRÉSIDENT : Zyad Limam.<br />

Compogravure : Open Graphic<br />

Média, Bagnolet.<br />

Imprimeur : Léonce Deprez, ZI,<br />

Secteur du Moulin, 62620 Ruitz.<br />

Commission paritaire : 0224 D 85602.<br />

Dépôt légal : juillet 2022.<br />

La rédaction n’est pas responsable des textes et des photos<br />

reçus. Les indications de marque et les adresses figurant<br />

dans les pages rédactionnelles sont données à titre<br />

d’information, sans aucun but publicitaire. La reproduction,<br />

même partielle, des articles et illustrations pris dans Afrique<br />

Magazine est strictement interdite, sauf accord de la rédaction.<br />

© Afrique Magazine 2022.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 5


ON EN PARLE<br />

C’est maintenant, et c’est de l’art, de la culture, de la mode, du design et du voyage<br />

6 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


DR - TRACEY ROSE<br />

« TRACEY ROSE: SHOOTING<br />

DOWN BABYLON »,<br />

Musée d’art contemporain<br />

africain Zeitz Mocaa,<br />

Le Cap (Afrique du Sud),<br />

jusqu’au 28 août.<br />

zeitzmocaa.museum<br />

ÉVÉNEMENT<br />

La plasticienne devant le Zeitz Mocaa, lieu de l’expo.<br />

À CORPS<br />

ET À CRIS<br />

Au Cap, la rétrospective dédiée<br />

à Tracey Rose, l’une des artistes<br />

les plus CONTESTATAIRES<br />

de la scène internationale, cloue au pilori<br />

les stéréotypes liés à la race et au genre.<br />

ELLE A FAIT DE SON CORPS un acte politique et artistique.<br />

Et n’a de cesse d’en explorer et d’en interroger les limites. La<br />

voix radicale de Tracey Rose dans le monde de l’art international<br />

et sud-africain propose une vision tranchante et sans compromis<br />

de la post-colonialité, des discriminations raciales, du<br />

métissage, du genre et de la sexualité. Née à Durban en 1974,<br />

elle fait partie d’une génération de plasticiens qui ont réinventé<br />

le geste artistique et s’est fait connaître du grand public<br />

à la fin des années 1990 avec ses performances subversives,<br />

notamment à la deuxième biennale de Johannesbourg,<br />

en 1997 – elle s’y était présentée aux spectateurs nue, la tête<br />

rasée, assise et tricotant ses propres cheveux, dans une boîte<br />

en verre. Une façon inédite de déconstruire la représentation<br />

du corps des femmes. Souvent décrit comme absurde, son<br />

travail artistique puise son inspiration aussi bien dans les<br />

faits historiques que dans l’idéologie populaire. Et frappe<br />

là où ça fait mal. Sans concession. ■ Catherine Faye<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 7


ON EN PARLE<br />

Zar Amir Ebrahimi<br />

a remporté le prix<br />

d’interprétation féminine<br />

au dernier Festival de<br />

Cannes pour ce rôle.<br />

POLICIER<br />

LE PURIFICATEUR<br />

Un thriller féministe sur fond<br />

de BIGOTERIE MEURTRIÈRE<br />

dans une ville sainte iranienne…<br />

SEXE, POLITIQUE ET RELIGION : un cocktail que l’on n’attendait<br />

pas forcément dans un film se déroulant en Iran, inspiré d’une<br />

affaire réelle survenue au début des années 2000. Dans la ville<br />

sainte de Mashhad, haut lieu de pèlerinage chiite et troisième ville<br />

d’Iran, des prostituées sont mystérieusement assassinées, dans<br />

l’indifférence des autorités locales. Mais la presse s’en mêle, et<br />

le pouvoir à Téhéran s’inquiète. Une journaliste réputée arrive de<br />

la capitale alors que 10 cadavres de jeunes femmes ont déjà été<br />

retrouvés… Un rôle incarné avec beaucoup d’aplomb par Zahra<br />

Amir Ebrahimi, ce qui lui a valu le prix<br />

d’interprétation féminine au dernier<br />

Festival de Cannes. Cette ex-star de<br />

la télévision avait dû s’exiler à Paris,<br />

à la suite de la diffusion d’une vidéo<br />

intime volée qui aurait pu lui<br />

valoir prison et coups de fouet. Le<br />

réalisateur, Ali Abbasi, est également<br />

réfugié, installé au Danemark : il a<br />

tourné son film en Jordanie, mais le<br />

spectateur est plongé dans l’ambiance<br />

pesante et misogyne d’une ville<br />

iranienne fréquentée par 20 millions<br />

de pèlerins chaque année… Le poids de la religion se révèle<br />

un peu plus lorsque le tueur en série devient un héros patriote<br />

aux yeux de bien des habitants qui applaudissent son action<br />

pour « nettoyer » la cité de ces pauvres malheureuses. Rien<br />

ne nous est épargné des conditions dans lesquelles elles sont<br />

tuées, comme un écho à la scène finale, implacable, après<br />

bien des rebondissements. Car il y a un suspense, une tension,<br />

et quelques surprises jusqu’au bout… ■ Jean-Marie Chazeau<br />

LES NUITS DE MASHHAD (Danemark-Allemagne-Suède),<br />

d’Ali Abbasi. Avec Mehdi Bajestani, Zar Amir Ebrahimi. En salles.<br />

❶<br />

SOUNDS<br />

À écouter maintenant !<br />

Avalanche<br />

Kaito<br />

Avalanche Kaito,<br />

Glitterbeat/Modulor<br />

Le chanteur et<br />

multi-instrumentiste<br />

Kaito Winse, dernier né d’une famille<br />

de griots burkinabée, a fait ses armes sur<br />

la scène alternative belge où il a rencontré<br />

un duo de punk bruxellois formé par<br />

Benjamin Chaval et Arnaud Paquotte.<br />

Ensemble, ils repoussent les limites d’une<br />

musique prompte à la transe, entre jazz<br />

et post-punk, riche d’improvisations<br />

et de poétiques distorsions. Tripant.<br />

❷ Céphaz<br />

L’Homme aux mille<br />

couleurs, Sprint<br />

Records/Play Two<br />

Né au Ghana, Céphaz<br />

a grandi entre l’Afrique<br />

du Sud, Mayotte et la France. Son socle<br />

durant ces années nomades ? La musique<br />

et le football. Il a fini par choisir la première,<br />

fort d’une voix perfectionnée dans une<br />

chorale et d’un apprentissage au saxo et<br />

à la clarinette. Enregistré par le producteur<br />

de Vianney ou de Boulevard des Airs, Antoine<br />

Essertier, ce premier album cultive une jolie<br />

chanson entre pop et folk francophone.<br />

❸<br />

Oum<br />

et M-Carlos<br />

Hals, MDC/Believe<br />

« Fear », « Desire »,<br />

« Truth » ou encore<br />

« Empathy » : voici les<br />

noms de quelques-unes des sept pistes de<br />

cet album évoquant en musique les ressentis<br />

traversés depuis le début de la pandémie.<br />

Ces émotions sont imaginées par le duo formé<br />

pour l’occasion par la chanteuse marocaine<br />

Oum et le saxophoniste cubain M-Carlos.<br />

On y entend aussi bien du darija, de l’espagnol<br />

ou de l’anglais. Le résultat est atmosphérique,<br />

groovy… et un peu planant ! ■ Sophie Rosemont<br />

DR (5)<br />

8 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Histoires<br />

de petites gens<br />

propose de<br />

(re)découvrir<br />

La Petite<br />

Vendeuse<br />

de Soleil<br />

et Le Franc<br />

(ci-contre).<br />

LÉGENDE<br />

LES CONTES D’AUJOURD’HUI<br />

DE DJIBRIL DIOP M<strong>AM</strong>BÉTY<br />

La restauration de deux moyens-métrages de l’ICONIQUE<br />

RÉALISATEUR SÉNÉGALAIS permet de redécouvrir des pépites<br />

flamboyantes du cinéma africain, toujours aussi pertinentes.<br />

DR (2)<br />

CE DEVAIT ÊTRE UNE TRILOGIE, mais le troisième film<br />

(L’Apprenti voleur) ne sera jamais réalisé : en 1998, à 53 ans,<br />

Djibril Diop Mambéty meurt juste après avoir terminé La<br />

Petite Vendeuse de Soleil, quatre ans après Le Franc, tourné<br />

en pleine dévaluation du FCFA. Ces deux films de 45 minutes<br />

chacun ont été restaurés par les laboratoires Éclair, qui ont<br />

redonné tout leur éclat aux couleurs franches utilisées par<br />

le réalisateur : noir, rouge, vert, jaune et bleu. Dans Le Franc,<br />

c’est en rouge qu’est habillé Marigo, pauvre musicien dont la<br />

logeuse a confisqué l’instrument pour cause de loyers impayés.<br />

Ce personnage chaplinesque, avec sa silhouette dégingandée,<br />

voit pourtant la chance lui sourire après avoir acheté un billet<br />

de loterie qui va s’avérer gagnant, mais qu’il a trop bien caché<br />

en le collant sur une porte… On va alors suivre son périple<br />

jusqu’au centre de Dakar pour tenter de récupérer le gros lot<br />

(avec sa porte sur le dos, sur le toit d’un bus ou en traversant<br />

à pied des étendues envahies de déchets plastiques), sur fond<br />

de musique jazzy au saxo (composée par le frère du cinéaste,<br />

Wasis Diop, père de la réalisatrice Mati Diop). Une épopée<br />

tragicomique, avec très peu de dialogues et un montage qui fait<br />

souvent basculer le conte vers le fantastique. D’un personnage<br />

tout en rouge, qui évolue comme un danseur maladroit,<br />

on passe à une fillette handicapée vêtue de jaune dans le<br />

second film. Sili vit dans la rue avec sa grand-mère et l’une<br />

de ses deux jambes pendouille entre les deux béquilles qui<br />

soutiennent sa démarche claudicante, mais que pourtant rien<br />

n’arrête. Afin de s’en sortir, elle va demander à vendre à la<br />

criée le quotidien Le Soleil, comme le font exclusivement des<br />

garçons, qui la moquent et la bousculent régulièrement. « Ce<br />

que les garçons font, les filles peuvent le faire », lance-t-elle.<br />

Elle recevra le soutien d’un vendeur du quotidien concurrent,<br />

Le Sud, « le journal du peuple » lui explique-t-il, alors que le<br />

premier est le journal du gouvernement. « Alors je vendrai Le<br />

Soleil, comme ça, le gouvernement se rapprochera du peuple »,<br />

lui répond Sili. La vie est un combat de chaque jour pour ces<br />

miséreux, mais le récit ne les enferme pas dans leurs conditions<br />

et nous montre les chemins empruntés pour en réchapper par<br />

le haut, dans une réalisation épurée qui n’alourdit rien. Deux<br />

beaux films toujours actuels et définitivement cultes. ■ J.-M.C.<br />

HISTOIRES DE PETITES GENS<br />

(France-Suisse-Sénégal), de Djibril Diop Mambéty.<br />

Avec Dieye Ma Dieye, Lisa Balera, Aminata Fall. En salles.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 9


ON EN PARLE<br />

10 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


BLUES<br />

ALUNE WADE<br />

SULTAN OF SWING<br />

Pour son cinquième album, le bassiste<br />

sénégalais embrasse les quatre coins<br />

de l’Afrique pour livrer un SUPERBE<br />

RÉCIT SONORE hybride et fédérateur.<br />

HELA <strong>AM</strong>AR - DR<br />

« GRÂCE AU SON, la musique est<br />

une partie de la nature, explique Alune<br />

Wade. Elle est comme la terre, elle<br />

nous rend ce qu’on lui donne. Unir les<br />

peuples par le biais de ma musique a<br />

toujours été pour moi de l’abnégation. »<br />

En témoignent les émotions de<br />

son nouvel album solo, Sultan.<br />

Cela fait déjà trente ans qu’il<br />

joue de la musique. Il garde peu de<br />

souvenirs de ses débuts, mais « une<br />

chose est sûre, c’était à côté de [s]on<br />

père, qui était lui-même musicien ».<br />

Ce dernier dirigeait l’orchestre<br />

symphonique de l’armée sénégalaise.<br />

Grâce à lui, le jeune Alune apprend<br />

le piano, la guitare et la basse, où<br />

il excelle. Ses armes, il les fait auprès<br />

d’Ismaël Lo, qu’il accompagne durant<br />

huit ans, dès sa majorité. Et il s’impose<br />

rapidement sur la scène nationale<br />

avec ses compositions boisées, qui<br />

racontent la vie telle qu’elle est, tout<br />

en pansant les blessures. « J’ai aimé<br />

le blues avant de savoir ce que c’était,<br />

ce son qui vient du cœur », confesse-t-il.<br />

Cependant, son prisme n’est pas<br />

monomaniaque, et Alune Wade cultive<br />

les terres jazz comme celles du folk,<br />

la transe gnawa, qu’il a largement<br />

parcourues au sein de son groupe<br />

University of Gnawa, fondé en 2010<br />

avec Aziz Sahmaoui. Depuis, tout<br />

le monde fait appel à lui, de Marcus<br />

Miller à Harold López-Nussa. Ce sens<br />

du partage, c’est ce qui s’entend<br />

dans Sultan – qui convoque aussi<br />

bien les chants soufis que l’afrobeat ou<br />

les ritournelles arabo-andalouses –,<br />

où l’on retrouve des musiciens 5 étoiles<br />

tels le percussionniste Adriano<br />

Tenorio DD, le claviériste Cédric<br />

Duchemann, le trompettiste Carlos<br />

Sarduy, le batteur Daril Esso ou encore<br />

le saxophoniste Hugues Mayot…<br />

Et ce ne sont pas les seuls : au<br />

total, 20 instrumentistes participent<br />

à l’aventure, laquelle a vu le jour grâce<br />

à la soif du collectif de Wade : « J’ai<br />

pu enregistrer ces nouvelles chansons<br />

à partir du moment où je me suis senti<br />

prêt à raconter mes expériences vécues<br />

avec des musiciens de l’autre côté de<br />

notre continent, que Paris m’a permis<br />

de croiser sur mon chemin. » ■ S.R.<br />

ALUNE WADE, Sultan, Enja Yellow<br />

Bird/L’Autre Distribution.<br />

11


ON EN PARLE<br />

SÉRIE<br />

Dans ce thriller,<br />

une mannequin<br />

s’infiltre au sein<br />

d’une richissime<br />

famille détenant<br />

un empire de<br />

cosmétiques…<br />

UNE F<strong>AM</strong>ILLE TOXIQUE<br />

Ce show haletant confirme la qualité des PRODUCTIONS<br />

SUD-AFRICAINES pour les plates-formes.<br />

LES COSMÉTIQUES BENGHU veulent<br />

conquérir toute l’Afrique. Ils ont recruté<br />

une nouvelle égérie… sans savoir qu’avec<br />

d’autres enfants, elle a servi de cobaye pour<br />

leurs crèmes éclaircissantes, en toute illégalité<br />

(ces produits sont interdits en Afrique du Sud<br />

depuis trente ans)… Seule survivante – avec son<br />

frère resté à Soweto – de cette expérimentation<br />

qui a mal tourné, la top-modèle veut se venger<br />

en s’introduisant incognito au sein de la<br />

richissime famille qui possède cet empire<br />

afin de trouver des preuves de leur trafic. La<br />

voilà plongée dans un quotidien de luxe et de<br />

glamour (les stylistes s’en sont donné à cœur<br />

joie !) à Johannesbourg, mais aussi au milieu<br />

des tourments d’un clan dirigé d’une main de<br />

fer par un patriarche et l’une de ses épouses.<br />

Un thriller en six épisodes (pour l’instant) qui<br />

prouve avec éclat l’originalité des productions<br />

du pays écrites pour le streaming. ■ J.-M.C.<br />

SAVAGE BEAUTY<br />

(Afrique du Sud),<br />

de Lebogang Mogashoa.<br />

Avec Rosemary Zimu,<br />

Dumisani Mbebe. Sur Netflix.<br />

EXPOSITION<br />

De fil en aiguille Treize artistes venus du Liban, d’Algérie ou du Maroc<br />

interrogent les liens entre les êtres et la question de la transmission.<br />

SOUVENIRS, SYMBOLES, rituels… Toutes les formes d’attache sont explorées dans cette expo à la fois<br />

esthétisante et émouvante. Son titre, « Silsila » (« la chaîne » en arabe), évoque ces filiations qui unissent les<br />

êtres ou les événements, une succession de maillons individuels et collectifs, indissociables, comme autant de<br />

destinées entrelacées. Portés par un imaginaire où l’intime et la mémoire se confondent, les plasticiens alternent<br />

les médiums et les registres, la figuration et l’abstraction, tissent les fils de leurs origines. Lourds tapis à moitié<br />

décousus de Ouassila Arras, fleurs et allégories disséminées dans les toiles saisissantes d’inspiration persane de<br />

Rayan Yasmineh, ou encore silhouettes stylisées figurant sur les étiquettes de paquets de semoule ou de henné<br />

de M’barka Amor raniment les secrets d’histoires personnelles ou familiales, les parcours migratoires, tout ce<br />

qui constitue le passé et le présent de ces artistes pluriculturels. Un voyage onirique autant que constitutif. ■ C.F.<br />

« SILSILA, LE VOYAGE DES REGARDS », Institut des cultures de l’islam, Paris (France), jusqu’au 31 juillet. institut-cultures-islam.org<br />

NETFLIX - DR (2)<br />

12 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


NDUDUZO<br />

MAKHATHINI,<br />

In The Spirit<br />

of Ntu, Blue<br />

Note Africa.<br />

JAZZ<br />

Nduduzo Makhathini<br />

L’invocation du collectif<br />

À 39 ans, le Sud-Africain RÉINVENTE SON LANGAGE MUSICAL<br />

tout en documentant les tourments sociopolitiques de son pays. Magnifique !<br />

KGABO LEGORA - DR<br />

ON L’AVAIT QUITTÉ sur le très beau Modes of Communication:<br />

Letters from the Underworlds, son premier disque paru chez<br />

Blue Note Records en 2020. On le retrouve avec un superbe<br />

dixième album, In The Spirit of Ntu : « Ntu est une philosophie<br />

africaine ancienne d’où vient le concept d’Ubuntu, qui dit :<br />

"Je suis car tu es." C’est une profonde invocation du collectif »,<br />

explique Nduduzo Makhathini. Et en effet, ouvert à l’altérité,<br />

empreint des rites zoulous et témoignant du marasme<br />

sociopolitique de l’Afrique du Sud, son dernier opus s’avère une<br />

catharsis d’une trame sonore explorée jusqu’à la substantifique<br />

moelle depuis les débuts du musicien, au début des années<br />

2000. Autour de lui, la crème des instrumentistes jazz, de<br />

la saxophoniste Linda Sikhakhane au percussionniste Gontse<br />

Makhene, en passant par le batteur Dane Paris… Makhathini<br />

retrouve également la star du saxo américaine Jaleel Shaw,<br />

sur le très coltranien « Emlilweni ». Incontournable. ■ S.R.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 13


ON EN PARLE<br />

Le créateur<br />

joue avec<br />

des volumes<br />

étonnants.<br />

MODE<br />

L’UNIVERS FANTAISISTE<br />

D’ABDEL EL TAYEB<br />

L’étonnante première<br />

collection du STYLISTE<br />

FRANCO-SOUDANAIS<br />

fait la part belle aux<br />

formes et au travail<br />

sur les matières.<br />

LE BORDELAIS Abdel El Tayeb est<br />

une étoile montante dans le monde<br />

de la mode. À 28 ans, le designer<br />

franco-soudanais a remporté le Debut<br />

Talent Award à la Fashion Trust Arabia de Doha, en novembre<br />

dernier. Et en mai, la journaliste Rokhaya Diallo a porté sur<br />

le tapis rouge du Festival de Cannes la robe en perles colorées<br />

qu’il a dessinée pour elle avec la créatrice textile Cécile<br />

Feilchenfeldt. L’entente avec cette magicienne de la maille,<br />

rencontrée pendant ses études à l’école Olivier de Serres,<br />

à Paris, a été immédiate. Les deux partagent un intérêt pour la<br />

création de pièces qui ressemblent à des « sculptures sur corps »<br />

ainsi que pour la recherche sur les textures et les matériaux<br />

qui permettent de créer des volumes étonnants. Pour dessiner<br />

sa première collection et son manifeste, « El Tayeb Nation »,<br />

du nom de sa marque, le styliste a puisé son inspiration dans<br />

Les silhouettes<br />

mixent coupes<br />

classiques<br />

et tradition<br />

soudanaise.<br />

Ci-contre, le fondateur<br />

de la marque El Tayeb Nation.<br />

les formes arrondies des paniers tressés<br />

soudanais, mais aussi dans l’univers du<br />

sculpteur Alberto Giacometti et de sa Femme<br />

cuillère. Il a développé les coupes, travaillant<br />

notamment le tailoring et exploitant des<br />

renforts à l’intérieur des vêtements pour<br />

faire tenir les volumes, mais aussi employant<br />

des matières qui gardent d’elles-mêmes<br />

une forme bombée. Incarnation d’une<br />

nation fantaisiste, à mi-chemin entre la<br />

France et le Soudan, sa garde-robe met en avant son héritage<br />

multiculturel. Les silhouettes alternent coupes classiques à la<br />

française, brodées avec des motifs soudanais, et tenues inspirées<br />

de la tradition soudanaise, comme le thobe (morceau de tissu<br />

drapé autour du corps). On s’imagine devant une parade<br />

nationale, qui nous plonge dans l’univers du label, où défilent<br />

un officier en grande tenue à côté d’une Marianne parée du<br />

drapeau de ce nouveau pays. Depuis Milan, où il travaille pour<br />

Bottega Veneta et jongle entre la réalisation de commandes<br />

particulières et de projets artistiques, Abdel El Tayeb confie<br />

réfléchir à une nouvelle collection et ne cache pas l’envie<br />

d’ouvrir, à terme, un atelier au Soudan. ■ Luisa Nannipieri<br />

PIERRE DEBUSSCHERE (3) - DR<br />

14 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


DESIGN<br />

FROM<br />

DAKAR<br />

BEUZ/STUDIO 221<br />

FABRICS<br />

Le style<br />

et le confort<br />

avant tout<br />

Cette MARQUE<br />

DE SACS À DOS mélange<br />

culture sénégalaise et<br />

militantisme écologique.<br />

« SAHEL ROLLPACK », la première collection<br />

de cette marque dakaroise, inspirée des sacs<br />

des tirailleurs, a vu le jour en 2017 et est déjà<br />

un classique. « Nous avons utilisé des bâches et<br />

des vieillies ceintures de l’armée pour créer des<br />

sacs qui correspondent à notre style », raconte<br />

Moctar Ba, fondateur et designer de From<br />

Dakar Fabrics. C’est en discutant sur la plage<br />

avec sa future femme et un autre copain qu’ils<br />

ont décidé de lancer un label de sacs durables,<br />

imaginés pour et par des gens qui évoluent<br />

dans le milieu du surf, du skate ou du roller.<br />

Les modèles test, réalisés à partir de vieux<br />

draps et rideaux récupérés auprès d’hôtels de<br />

la capitale, avaient été distribués gratuitement<br />

pour pousser les jeunes à abandonner les sacs<br />

plastiques. Une démarche militante assumée<br />

qui caractérise les six collections de la marque,<br />

qui compte aujourd’hui trois ateliers : Dakar,<br />

Marrakech et en Gambie. Confortable et<br />

pratique, chaque pièce est réalisée à la main<br />

avec des matériaux de récupération, comme<br />

les bâches de l’Organisation internationale pour<br />

les migrations, utilisées pour la ligne spéciale<br />

outdoor « Fulfulde ». Ou le pagne naturel<br />

des tisserands manjak, particulièrement mis en<br />

avant dans le Bum Bag et le Mojo Laptop. ■ L.N.<br />

fromdakarfabrics.wixsite.com/fromdakarfabrics<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 15


ON EN PARLE<br />

MUSIQUE<br />

SELMAN<br />

FARIS<br />

L’HOMME DE L’OMBRE<br />

Connu pour PRODUIRE DES STARS<br />

DU RAP français, ce multi-instrumentiste<br />

d’origine turc propose un premier<br />

opus au groove solaire.<br />

C’EST D’ABORD un homme de l’ombre, qui a activement participé<br />

à la production de disques récents de Stromae, Nekfeu, Laylow, PLK<br />

ou encore Alpha Wann. Un beau palmarès, donc ! Mais l’homme n’est<br />

pas que ça… Né à Paris, fils du célèbre joueur de ney Kudsi Ergüner,<br />

Selman Faris a étudié au conservatoire, puis au California Institute<br />

of the Arts, aux États-Unis. S’il joue le même instrument que son<br />

père, il maîtrise également la guitare, le violon, le saz, les claviers<br />

ou encore l’alto. Cette première aventure en solitaire, baptisée Neva,<br />

rend hommage à ses racines ottomanes tout en convoquant des<br />

sonorités pop et électro. C’est à la fois frais et spirituel, porté par le<br />

chant en turc très agréable de l’artiste. Un morceau comme « Yeni<br />

Gün » (« Nouveau jour ») sera l’idéale bande-son de notre été, tandis<br />

que « Yildizlar » encourage à l’introspection. Une belle réussite<br />

que ce Neva, qui laisse présager plusieurs successeurs… ■ S.R.<br />

SELMAN FARIS, Neva, Kiraz Records/GUM.<br />

LITTÉRATURE<br />

KHAOULA HOSNI<br />

NI BLANC NI NOIR<br />

Le sixième roman de la Tunisienne<br />

BOUSCULE LES CODES à travers<br />

le récit d’une femme trompée.<br />

GHALIA, mariée depuis dix-huit ans et mère de deux<br />

adolescents, découvre que son mari a une maîtresse.<br />

L’histoire est banale. Mais la réaction de l’épouse<br />

dupée est totalement inattendue. Le choc est tel qu’il<br />

la pousse à se lancer dans une remise en question<br />

et une réflexion, à la fois éprouvantes et libératrices,<br />

afin de comprendre le sens et les raisons de cet<br />

adultère. « C’est simple : traite les autres comme tu<br />

aimerais être traitée. Toujours », écrit en exergue la<br />

romancière, qui a vécu l’écriture de ce texte comme<br />

un exercice émotionnel. Court, intense, ce roman<br />

psychologique pointe du doigt le poids de la religion,<br />

de la famille et de la société en Tunisie. L’histoire,<br />

quant à elle, est si universelle que ses protagonistes<br />

pourraient être dans n’importe quelle ville du<br />

monde. Si tous les thèmes ont été déjà été abordés,<br />

c’est la manière d’en faire la narration qui diffère.<br />

Khaoula Hosni n’hésite pas à tremper sa plume dans<br />

le quotidien des blessures, des relations humaines,<br />

ou des chemins de traverse, pour en explorer les<br />

singularités. À travers ce drame social, l’auteure,<br />

qui a déjà publié six romans et deux recueils de<br />

nouvelles, et obtenu de nombreux prix en Tunisie,<br />

se fait le chantre de l’empathie. Tout le monde<br />

a raison et tout le monde a tort. Chacun cherche<br />

sa voie, surtout dans une société pesante, où les<br />

différences sont réprouvées. Ainsi, lorsque l’héroïne<br />

se rend à l’appartement où les deux amants ont pour<br />

habitude de se retrouver, c’est Wafa, la maîtresse, qui<br />

l’accueille et lui propose une solution. Une solution<br />

imprévue qui viendra déconstruire les poncifs<br />

de l’adultère. Et dont les conséquences mettront,<br />

des années plus tard, ces mots dans la bouche de<br />

Ghalia : « Je suis venue me recueillir sur la tombe<br />

de la femme avec laquelle tu m’as trompée. » ■ C.F.<br />

KHAOULA HOSNI, Le Prix du cinquième jour,<br />

Arabesques, 156 pages, 20 dinars tunisiens.<br />

LOCUS - DR (2)<br />

16 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


PORTRAIT<br />

INSOLITE<br />

LAETITIA<br />

KY<br />

Avec ses sculptures<br />

capillaires (présentées<br />

à la Biennale de Venise),<br />

l’Ivoirienne s’engage<br />

et célèbre la BEAUTÉ<br />

DES FEMMES NOIRES.<br />

LAETITIA KY - DR<br />

ELLE A COMMENCÉ le tressage capillaire à<br />

5 ans, implantant des extensions bouclées à la<br />

chevelure lisse de ses poupées Barbie. Depuis,<br />

sa passion pour la beauté est devenue un<br />

art militant, un combat politique dénonçant<br />

l’inégalité des sexes et l’impérialisme<br />

occidental. Née en 1996 à Abidjan, l’artiste<br />

autodidacte et influenceuse Laetitia Ky<br />

enflamme la Toile (plus de 500 000 abonnés<br />

sur Instagram, 6 millions sur TikTok) avec<br />

ses sculptures capillaires originales, réalisées<br />

avec ses cheveux, des rajouts, du fil de fer<br />

ou encore de la laine… Inspirées par les<br />

coiffures africaines ancestrales, souvent<br />

pleines d’humour et d’impertinence, ses<br />

œuvres brisent les tabous sur le corps féminin<br />

(poils, règles…), le harcèlement, les violences<br />

conjugales, le genre. Magnifiant le cheveu<br />

crépu, elle veut prodiguer fierté et estime de<br />

soi aux Africaines. Dans son livre Love and<br />

Justice: A Journey of Empowerment, Activism,<br />

and Embracing Black Beauty, illustré de<br />

sculptures inédites, elle raconte son parcours<br />

inspirant. Actrice dans La Nuit des rois de<br />

Philippe Lacôte, égérie pour des marques<br />

de mode, elle vient de rentrer dans le Livre<br />

Guinness des records, devenant « la personne<br />

qui saute le plus rapidement avec ses propres<br />

cheveux [s’en servant comme d’une corde à<br />

sauter, ndlr] en 30 secondes ». ■ Astrid Krivian<br />

LAETITIA KY, Love<br />

and Justice: A Journey of<br />

Empowerment, Activism, and<br />

Embracing Black Beauty,<br />

Princeton Architectural<br />

Press, 224 pages, 27,50 $.<br />

Avec ses<br />

500 000 abonnés<br />

sur Instagram<br />

et ses 6 millions<br />

sur TikTok, l’artiste<br />

est un véritable<br />

phénomène.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 17


ON EN PARLE<br />

Le MoMA lui consacre une exposition monographique,<br />

dans laquelle est visible l’Alphabet Bété.<br />

L’artiste<br />

en 1993.<br />

« FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ :<br />

ON NE COMPTE PAS LES ÉTOILES »,<br />

galerie MAGNIN-A, Paris (France),<br />

jusqu’au 30 juillet. magnin-a.com<br />

« FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ :<br />

WORLD UNBOUND », MoMA,<br />

New York (États-Unis), jusqu’au 13 août.<br />

moma.org<br />

HOMMAGEART VISIONNAIRE<br />

L’immense production de l’Ivoirien<br />

FRÉDÉRIC BRULY BOUABRÉ, des années<br />

1970 jusqu’à sa mort en 2014, est mise<br />

à l’honneur à New York et à Paris.<br />

ALORS QUE LE MUSEUM OF MODERN ART (MOMA) de New York consacre<br />

au dessinateur et poète une exposition monographique, la galerie Magnin-A<br />

expose un ensemble de dessins peu ou jamais montrés, réalisés par l’artiste<br />

entre 1983 et le début des années 2000. C’est dire la portée de l’approche<br />

singulière de l’image et du langage de Frédéric Bruly Bouabré, décédé<br />

en 2014. Dans sa démarche universaliste, celui qui a consacré sa vie à la quête<br />

du savoir voyait dans l’art un moyen de relier tous les peuples du monde.<br />

L’inventeur de l’Alphabet Bété (449 dessins exécutés au stylo-bille, crayon<br />

et crayon de couleur sur de petits cartons rectangulaires), premier système<br />

d’écriture pour le peuple Bété (ethnie ivoirienne à laquelle appartenait<br />

l’artiste), s’adonnait également à une quête poétique de signes. Sa vie durant,<br />

il n’a eu de cesse de capturer et de codifier des sujets provenant de diverses<br />

sources, notamment les traditions culturelles, le folklore, les systèmes de<br />

croyances religieuses et spirituelles, la philosophie ou encore la culture<br />

populaire. À la fois passeur et révélateur, son génie a ainsi toujours consisté<br />

à aborder simultanément le local et le global, reflétant à la fois l’expérience<br />

personnelle et universelle. Son œuvre, véritable condensé de la culture<br />

orale en une multiplicité vertigineuse de formes visuelles et d’annotations<br />

écrites, se découvre comme on feuillette un livre. Passionnément. ■ C.F.<br />

ROBERT GERHARDT - BORDAS<br />

18 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


DR (2)<br />

MORNA<br />

LUCIBELA<br />

SAUDADE, SAUDADE<br />

La chanteuse cap-verdienne revient<br />

avec un album d’une GRANDE<br />

ÉLÉGANCE. À son image.<br />

NHELAS SPENCER, Luis Lima, Toy Vieira, Tibau Tavares,<br />

Miquinha, Elida Almeida, Ary Duarte, Daya… Ils sont<br />

nombreux à être convoqués par Lucibela, l’une des plus<br />

douées héritières de Cesária Évora, qui, avec ce second<br />

album, débute aussi à la composition avec la morna « Ilha<br />

Formose », ode à son île natale de São Nicolau – où elle<br />

poussait son premier ci à Tarrafal il y a trente-six ans…<br />

L’artiste cap-verdienne incarne également un boléro du<br />

LUCIBELA,<br />

Amdjer,<br />

Lusafrica/<br />

Sony.<br />

Cubain Emílio Moret. Acoustique, nostalgique et pourtant<br />

contemporain : Amdjer aborde la condition féminine<br />

avec délicatesse, et néanmoins une grande honnêteté.<br />

À la production, Toy Vieira, complice de Lucibela depuis<br />

ses débuts en studio, signe une réalisation cristalline.<br />

Claviers, cuivres, cordes se mélangent au sein d’un écrin<br />

acoustique qui, inauguré par « Amdjer Ká Bitche », rappelle<br />

le bonheur d’être au monde, aussi imparfait soit-il. ■ S.R.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 19


ON EN PARLE<br />

NOUVELLE<br />

L’ÉNIGME DE<br />

MONSIEUR GÉRARD<br />

Un texte troublant et attachant, écrit<br />

d’une main de maître par l’académicien<br />

Dany Laferrière.<br />

SUSPENSE<br />

LA MARIÉE<br />

ÉTAIT EN ROUGE<br />

Une première<br />

SÉRIE NIGÉRIANE<br />

inégale pour Netflix.<br />

À QUELQUES MINUTES de son<br />

mariage, un homme d’affaires frappe<br />

violemment sa fiancée dans sa suite<br />

d’hôtel : il est aussitôt abattu par la<br />

meilleure amie de la future épouse…<br />

Les deux femmes vont alors<br />

découper le cadavre dans la salle de bains pour mieux<br />

s’en débarrasser et fuir pendant que des dizaines d’invités<br />

s’impatientent dans les salons du luxueux établissement…<br />

La cavale qui s’ensuit met beaucoup de temps à se<br />

mettre en place, et il faut attendre le troisième épisode<br />

(sur quatre) pour que la série trouve le bon tempo. Les<br />

comédiens (plusieurs stars de Nollywood) sont souvent<br />

en roue libre, et le scénario abuse de grosses ficelles (riche<br />

famille déchirée, médecin trafiquant d’organes, police<br />

corrompue…). Mais lorsque l’intrigue plonge enfin au<br />

cœur de la tentaculaire Lagos, ses routes et ses bidonvilles,<br />

ça fonctionne. La fin, abrupte, appelle une suite,<br />

d’autant que le succès est déjà au rendez-vous. ■ J.-M.C.<br />

BLOOD SISTERS (Nigeria), de Biyi Bandele<br />

et Kenneth Gyang. Avec Ini Dima Okojie,<br />

Nancy Isime, Deyemi Okanlawon. Sur Netflix.<br />

C’EST UN TOUT PETIT livre,<br />

un concentré, une histoire simple<br />

et mystérieuse. Un récit à hauteur<br />

d’enfant, comme dérobé aux adultes ; mieux encore,<br />

comme épié par le trou d’une serrure. Un bijou littéraire.<br />

Cette déambulation dans l’imaginaire et les sentiments est<br />

celle de Manuel, 10 ans. Il vit avec sa mère. N’a jamais connu<br />

son père. Lorsqu’il rencontre Monsieur Gérard, professeur<br />

de littérature congédié d’une école de jeunes filles, son<br />

quotidien bascule. L’homme raffiné et singulier, féru de<br />

Baudelaire et de Wagner, qui vit dorénavant cloîtré dans<br />

une chambre miséreuse de Port-au-Prince, va lui enseigner<br />

la poésie, la trigonométrie, tout un art de vivre. Plus encore,<br />

il va éveiller chez cet enfant sensible et intelligent une<br />

fascination et une curiosité, à la frontière de l’indiscrétion<br />

et du désir : une quête hypnotique dans le dédale d’une<br />

intimité équivoque, à la fois paternelle et inquiétante. ■ C.F.<br />

DANY LAFERRIÈRE, L’Enfant qui regarde,<br />

Grasset, 64 pages, 7,50 €.<br />

BD<br />

À LA FACE DU MONDE<br />

Un chant graphique et tragique,<br />

pour résister aux vents contraires<br />

et croire encore aux rêves.<br />

ENSEMBLE, ils avaient déjà fait dialoguer<br />

poésie, arts visuels et musique dans<br />

un ouvrage d’art, Fragments (éditions<br />

Bernard Chauveau, 2019). Le poète, slameur et romancier<br />

Marc Alexandre Oho Bambe et son complice de toujours,<br />

l’artiste pop art Fred Ebami [voir pp. 26-27], nous reviennent<br />

cette fois-ci avec un premier roman graphique, tout en orange,<br />

jaune et rouge brique. Un livre poème. Un livre cri. Pour<br />

dire l’incompréhension, la révolte et l’urgence devant le sort<br />

d’une jeunesse jetée sur les routes de l’exil. Pour chanter<br />

le destin tragique et les attentes anéanties de Yaguine Koïta<br />

et Fodé Tounkara, découverts morts de froid à l’aéroport<br />

international de Bruxelles, dans le train d’atterrissage<br />

arrière droit du vol 520 Sabena Airlines en provenance<br />

de Conakry, le 2 août 1999. Pour s’indigner. Et espérer<br />

encore : « Chaque voyage commence. Par un premier pas.<br />

Vers l’ailleurs horizon. Vers l’Autre. Et vers soi-même. » ■ C.F.<br />

MARC ALEXANDRE OHO B<strong>AM</strong>BE ET FRED EB<strong>AM</strong>I,<br />

Nobles de cœur, Calmann-Lévy, 160 pages, 19 €.<br />

NETFLIX - DR (3)<br />

20 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


HOUSE<br />

KIDDY<br />

SMILE<br />

Toujours<br />

en vogue<br />

Avec Paris’ Burning, il fait<br />

un retour fracassant SUR LES<br />

DANCE-FLOORS sans laisser<br />

son activisme au vestiaire.<br />

ROMAIN GUITTET/THE WOID PHOTOGRAPHY - DR<br />

SI LE NOUVEL EP de Kiddy Smile s’appelle<br />

Paris’ Burning, ce n’est pas pour rendre<br />

hommage au documentaire de Jennie<br />

Livingston, Paris is Burning, qui révélait<br />

les coulisses du voguing new-yorkais des<br />

années 1980. Le musicien pensait plutôt<br />

à représenter les possibilités de la house<br />

hexagonale, dont il est la seule incarnation<br />

noire et gay : « Paris est la deuxième capitale<br />

dans le monde où vit la culture ballroom,<br />

comme l’avait prédit et voulu Willi Ninja<br />

[danseur apparaissant dans le docu, ndlr],<br />

affirme-t-il. Paris brûle d’un feu ardent.<br />

Elle est en marche pour se réapproprier des<br />

cultures qui sont les siennes. Et pourquoi<br />

pas être une capitale de la musique house ? »<br />

Initié dans les clubs latinos, noirs et LGBT+,<br />

le voguing est la danse de cœur de Kiddy<br />

Smile, que l’on suit avec attention depuis<br />

son premier album sorti en 2018, One<br />

Trick Pony. Et il brille de son militantisme<br />

dans un Paris’ Burning aux beats acérés.<br />

Cet été, on le verra aussi en tant que juge<br />

dans l’adaptation francophone de l’émission<br />

télévisée américaine Ru Paul’s Drag Race,<br />

diffusée sur France TV Slash. Un rêve devenu<br />

réalité pour le chanteur : « Contrairement<br />

à ce que les gens pensent, le drag n’est pas<br />

clownesque, mais raffiné. Je suis heureux<br />

de participer à une émission qui explique<br />

au grand public sa technicité. » ■ S.R.<br />

KIDDY SMILE,<br />

Paris’ Burning vol. 1,<br />

Grand Neverbeener Records/Grand<br />

Musique Management.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 21


ON EN PARLE<br />

Le Klein Jan est au cœur<br />

de Tswalu Kalahari, la plus<br />

grande réserve privée<br />

d’Afrique du Sud.<br />

SPOTS<br />

DEUX LIEUX<br />

DU CŒUR<br />

Projet culinaire écoresponsable<br />

ou lieu de brassage culturel,<br />

ces ADRESSES GOURMANDES<br />

sont des rêves devenus réalités.<br />

POUR LE CHEF ÉTOILÉ Jan-Hendrik van der Westhuizen,<br />

patron du bijou gastronomique Jan, à Nice, depuis 2013,<br />

l’ouverture l’année dernière du micro-restaurant Klein Jan<br />

est un rêve qui se réalise. Ce nouveau projet au cœur de la<br />

plus grande réserve privée d’Afrique du Sud, Tswalu Kalahari,<br />

lui a permis de revenir dans son pays pour proposer une<br />

cuisine simple, qui sublime les ingrédients de la région du<br />

nord du Cap. À la carte, on trouve de la viande d’impala mais<br />

aussi du springbok cucumber (le concombre cornu d’Afrique)<br />

et des truffes du Kalahari, qui créent ensemble un millefeuille<br />

inédit. Le tout servi dans un cadre unique, à côté du poêle où<br />

la grand-mère du « petit (klein) Jan » lui a appris à cuisiner.<br />

Une expérience gastronomique hors du commun, accessible à<br />

très peu de monde dans un souci de durabilité des ingrédients.<br />

janonline.com/restaurantkleinjan<br />

AUTRE PAYS, autre ambition : celle de Paloma Sané,<br />

de sa mère et de sa sœur, de fédérer du monde autour<br />

de La Favela, ouvert fin 2020 dans le dynamique quartier<br />

du Point E, à Dakar. La Sénégalo-Capverdienne propose<br />

une cuisine métissée aux influences lusophones dans<br />

Ci-contre et ci-dessous, La Favela<br />

se situe dans le dynamique<br />

quartier du Point E, à Dakar.<br />

une belle cour ombragée. Un bar recouvert de faïence,<br />

des tables colorées, un coin dédié au yoga ou aux concerts<br />

live, et beaucoup de place pour jouer. Ici, tout le monde<br />

est bienvenu. Le plat phare, le Cubano Bowl, est une<br />

explosion de saveurs qui mélange fricassée de poulet épicé,<br />

riz safrané, haricots rouges et sauce à la mangue. Mais<br />

la carte propose également des mets à base de porc et,<br />

en semaine, deux plats du jour : un classique sénégalais,<br />

comme le thiep ou le yassa, et un plat international,<br />

comme la poêlée de gambas au citron vert. ■ L.N.<br />

KLEIN JAN/HANRU MARAIS PHOTOGRAPHY (2) - DR (2)<br />

22 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


ARCHI<br />

À ABIDJAN, ORANGE<br />

SE RÉINSTALLE !<br />

Koffi & Diabaté livrent un BÂTIMENT REMARQUABLE,<br />

qui incarne les ambitions du groupe dans la région :<br />

moderne, fonctionnel et déjà tourné vers le futur.<br />

FRANÇOIS XAVIER GBRÉ<br />

IMAGINÉ PAR LE CABINET IVOIRIEN Koffi & Diabaté comme<br />

le cœur du futur Orange Village, le nouveau siège d’Orange<br />

Côte d’Ivoire est un imposant bâtiment circulaire sur sept<br />

niveaux. L’anneau de 68 mètres de diamètre a été construit<br />

aux abords de la lagune d’Abidjan et est partiellement<br />

enveloppé par une double peau sophistiquée qui le protège<br />

de l’ensoleillement direct. Cet écran ajouré, composé de<br />

4 000 pièces arrondies, évoque la surface d’une balle de golf.<br />

Une forme qui a inspiré le projet, et fait un clin d’œil aux<br />

terrains de jeu du quartier de la Riviera Golf. À l’intérieur,<br />

les bureaux, les espaces de coworking, le centre de conférences<br />

ou encore le restaurant et la salle de sport bénéficient d’un<br />

éclairage naturel grâce au vaste patio central, végétalisé et<br />

décoré avec des motifs tirés du bogolan. À partir du quatrième<br />

niveau, les terrasses du bâtiment – qui peut accueillir plus<br />

de 900 employés – offrent des espaces de détente en plein<br />

air, et le dernier étage, réservé aux bureaux de la direction<br />

générale et décoré avec de précieuses œuvres d’art locales,<br />

jouit d’une vue imprenable sur la lagune. Dans une approche<br />

minimaliste, qui valorise l’architecture, les murs en béton brut<br />

de décoffrage ont été laissés tels quels. Le matériel, symbole<br />

de modernité, capte et adoucit la lumière des espaces, tout<br />

en contribuant à donner au bâtiment l’allure d’un lieu à la<br />

fois innovant et intemporel. ■ L.N. koffi-diabate.com<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 23


ON EN PARLE<br />

DESTINATION<br />

MAHDIA<br />

LA MÉCONNUE<br />

Préservée du tourisme de masse, une CITÉ TUNISIENNE ENCORE<br />

AUTHENTIQUE, lieu idéal pour retrouver la Méditerranée.<br />

AVEC SES MAISONS d’une blancheur éclatante, ses portes<br />

vert émeraude, son centre-ville parsemé de petites places<br />

ombragées et son vieux port de pêcheurs, Mahdia a gardé<br />

le charme millénaire d’une Tunisie authentique. Cette<br />

ville de province située sur une presqu’île entre Sousse et<br />

Sfax est restée à l’écart des sentiers (touristiques) battus<br />

et a tout fait, dans les années 1960, pour préserver son<br />

magnifique cimetière marin de l’appétit des promoteurs,<br />

qui voulaient le transformer en resort balnéaire. Les<br />

modestes tombes blanches sont toujours à leur place,<br />

sur le cap Afrique, où les visiteurs peuvent flâner entre<br />

les bouquets de laurier et se laisser caresser par l’écume<br />

portée par le vent. Les hôtels, une vingtaine, ont été<br />

cantonnés au nord de la ville, le long d’un ruban de<br />

sable doré – l’une des plages, avec celles de Chebba et<br />

de Salakta, au sud, parmi les plus belles du pays.<br />

Réputée pour les structures spécialisées en soins thalasso<br />

et sa station balnéaire à taille humaine, Mahdia est une<br />

ville d’histoire, de culture et d’artisanat. Déjà connue du<br />

temps des Phéniciens sous le nom de Jemma, puis sous<br />

celui d’Aphrodisium, elle accueille l’un des plus riches sites<br />

archéologiques sous-marins de Tunisie. À l’intérieur du souk<br />

couvert et dans les ruelles de l’ancienne ville, on trouve<br />

encore les magnifiques robes de mariage traditionnelles<br />

SHUTTERSTOCK<br />

24 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Ci-dessus, le Cafe El Enba, et ci-dessous, l’Hôtel Thalasso<br />

Mahdia Palace Spa & Kneipp.<br />

Ci-dessous, la maison d’hôtes Dar Evelyne.<br />

DR (3)<br />

et les ateliers des tisserands, qui filent depuis le XIV e siècle<br />

des soieries aux motifs et coloris flamboyants.<br />

Pour accéder au paisible centre historique, on peut<br />

emprunter la Skifa El Kahla (« la porte noire »), une<br />

énorme porte fortifiée et l’un des rares vestiges des anciens<br />

remparts de la citadelle. Si l’on veut en revanche profiter<br />

d’une imprenable vue d’ensemble sur la médina d’un côté<br />

et sur le golfe de l’autre, il faut grimper sur la terrasse<br />

du Borj El Kébir, un fort ottoman du XVI e siècle sur la route<br />

de la Falaise. L’occasion de s’arrêter prendre un café sur la<br />

corniche ou d’explorer l’incontournable marché du vendredi,<br />

qui regroupe les producteurs et les artisans locaux. ■ L.N.<br />

LES BONNES ADRESSES<br />

Restaurant Chez Naima : une cuisine familiale et épicée<br />

qui met les poissons à l’honneur, à côté de la Skifa El Kahla.<br />

Cafe El Enba : une halte pittoresque pour savourer un thé<br />

à la menthe sur la place du Caire, au cœur de la vieille ville.<br />

Hôtel Thalasso Mahdia Palace Spa & Kneipp<br />

et Hôtel Nour Palace Resort & Thalasso :<br />

deux adresses de charme pour un soin thalasso<br />

ou un séjour bien-être de qualité.<br />

Maison d’hôtes Dar Evelyne : un petit coin de paradis<br />

avec une terrasse de rêve nichée dans la médina.<br />

Musée de Mahdia : pour voir mosaïques, céramiques<br />

anciennes, objets artisanaux et précieux tissages.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 25


PARCOURS<br />

Fred Ebami<br />

L’ARTISTE FRANÇAIS D’ORIGINE C<strong>AM</strong>EROUNAISE<br />

apporte un souffle nouveau au pop art. Mêlant outils<br />

numériques et organiques, inspirées par le panafricanisme,<br />

ses œuvres conscientes interpellent l’œil et l’esprit.<br />

par Astrid Krivian<br />

Enfant, il était féru de musique classique et de dessin. Artiste français d’origine<br />

camerounaise, Fred Ebami, 45 ans, a grandi en région parisienne jusqu’à ses<br />

10 ans, puis au Cameroun. « Je gribouillais, dessinais sans cesse. Je m’exprimais<br />

ainsi. Je représentais ma société à travers les superhéros. Et je rêvais de<br />

superpouvoirs pour sauver le monde », se souvient-il. De la pop culture des<br />

comics au pop art, il n’y a qu’un pas. Marqué par les photographies publicitaires<br />

d’Oliviero Toscani pour Benetton, il est aussi ébloui, bousculé par les œuvres<br />

d’Andy Warhol, de Roy Lichtenstein, de Jean-Michel Basquiat et, plus récemment,<br />

de Banksy, artiste de street art. Après des études parisiennes et une traversée<br />

des États-Unis à 22 ans, il met le cap sur l’Angleterre, à Oxford, où il étudie l’infographie.<br />

Alors qu’il se destine à une carrière de publicitaire, son ami, l’écrivain, poète et slameur camerounais<br />

Marc Alexandre Oho Bambe, alias Capitaine Alexandre, lui propose d’illustrer son premier recueil de<br />

poésies et de préparer une exposition. Publié en 2009, le succès de son ouvrage ADN : Afriques Diaspora<br />

Négritude propulse le travail de Fred Ebami sous la lumière. Sa carrière est lancée. Depuis, ses œuvres<br />

ont notamment été exposées à la biennale de Dakar, à la galerie M<strong>AM</strong> de Douala, à Johannesbourg,<br />

à la Tate Modern de Londres ou encore à la foire d’art contemporain 1:54 de Marrakech…<br />

Son pop art, son « souffle de vie », croise le numérique et l’organique, la toile et l’ordinateur.<br />

Sa boîte à outils brasse divers matériaux et techniques (mobilier, masques africains touristiques, feutres<br />

acryliques, peinture à l’huile, fusain, crayons…). « La même folie d’inspiration me guide. Je mélange<br />

les genres pour casser les codes, faire respirer les œuvres. J’aime surprendre, bousculer. » Il s’approprie<br />

les codes publicitaires de la société de consommation pour délivrer ses messages d’espoir, d’ouverture,<br />

d’émerveillement. Avec ses couleurs vives, ses lignes marquées, ses slogans, son humour, son sarcasme,<br />

ses réalisations accrochent le regard, interpellent : « Je veux éveiller les gens à leurs univers intérieurs,<br />

dans un monde qui édicte des façons d’être. » Il représente des personnalités africaines devenues des<br />

icônes – Cheikh Anta Diop, Miriam Makeba, Salif Keita, Thomas Sankara… « C’est important de les faire<br />

connaître aux nouvelles générations. Ils m’ont éduqué, aidé à comprendre l’histoire de mes aïeux, de mon<br />

continent, et la mienne. Ainsi, je connais ma culture, mes origines. Apaisé, je ne me sens pas déraciné. »<br />

Pour lui, l’art se conjugue à l’amitié. Avec Capitaine Alexandre – ils viennent de cosigner le roman graphique<br />

Nobles de cœur – et le slameur Manalone (Albert Morisseau Leroy à la ville), ils ont fondé le collectif On a<br />

slamé sur la lune. L’objectif ? Faire dialoguer les arts, les cultures, créer des œuvres plurielles, des spectacles<br />

inclassables, sensibiliser le public à la création, à la poésie. Cultiver cette capacité à rêver. Ou, comme ils<br />

l’ont écrit au sein de leur installation multimédia Expoésie : Transmission, présentée au festival littéraire<br />

Aux quatre coins du mot, à La-Charité-sur-Loire : « Regarde le ciel / La porte des étoiles est ouverte. » ■<br />

26 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


« Je mélange les<br />

genres pour casser<br />

les codes, faire<br />

respirer les<br />

œuvres. J’aime<br />

surprendre,<br />

bousculer. »<br />

De gauche à droite,<br />

Dr Mukwege et Sankara<br />

Yellow.<br />

GABRIEL DIA - FRED EB<strong>AM</strong>I (2)


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C’EST COMMENT ?<br />

PAR EMMANUELLE PONTIÉ<br />

AU-DELÀ DES CULTURES<br />

DOM<br />

Le 24 juin, un véritable séisme pour des millions de femmes s’est produit<br />

aux États-Unis : l’arrêt Roe vs Wade, qui autorisait l’avortement depuis 1973,<br />

a été révoqué. Dorénavant, chaque État pourra choisir de l’interdire ou non. Sept<br />

États ont décidé dans les jours qui ont suivi de priver les femmes de ce droit. Et une<br />

vingtaine d’autres devraient suivre. Pour des millions d’Américaines, c’est un retentissant<br />

retour en arrière. Depuis, des manifestations et des inquiétudes grandissantes<br />

en Europe et en Occident s’enchaînent ou montent.<br />

Ailleurs dans le monde, et en particulier en Afrique,<br />

l’émotion est moins grande. En effet, à part en Tunisie, au<br />

Mozambique, en Afrique du Sud, au Cap-Vert, et très récemment<br />

au Bénin, l’IVG est interdite par la loi. La loi « officielle », coutumière,<br />

religieuse, culturelle, sociale… Certains pays, comme le Gabon<br />

ou la Côte d’Ivoire, ont réussi à assouplir un peu la règle, en autorisant<br />

l’avortement thérapeutique pour le premier, ou en cas de<br />

viol ou d’inceste pour le second. Mais globalement, le sujet agite<br />

des démons, qui vont de l’autonomisation des femmes à la mise<br />

en péril de la descendance.<br />

Dans certaines régions où l’inceste, le viol et le violent<br />

rejet des filles-mères sont une réalité quotidienne, les femmes<br />

sont confrontées à un mur « culturélo-religieux » ancestral<br />

infranchissable. L’objet n’est pas ici d’ouvrir le débat sur les pro<br />

ou anti-IVG, sur les justifications des opinions de X ou Y, bref, sur<br />

une question particulièrement épineuse et complexe en Afrique.<br />

Mais nous souhaitons rappeler quelques chiffres, capables de<br />

donner à penser. Car évidemment, que l’on soit pour ou contre,<br />

6,2 millions d’avortements clandestins ont lieu chaque année en<br />

Afrique subsaharienne. Et malheureusement, 44 % des femmes<br />

qui meurent dans le monde des suites d’un avortement à risque<br />

sont africaines. Un total de 300 000 femmes en moyenne par an.<br />

Elles ont recours à des méthodes épouvantables, en<br />

solitaire, ou encouragées et facturées par des « cliniques<br />

de rue ». Hormis celles qui décèdent, la plupart des rescapées<br />

finissent leur vie avec un utérus perforé, des hémorragies et des infections à répétition.<br />

Et deviennent souvent définitivement stériles. Alors, peut-être faudrait-il peu<br />

à peu considérer cette triste réalité comme un moyen de faire bouger le curseur,<br />

et appréhender aussi la question inévitable de l’avortement comme un problème<br />

majeur de santé publique. Au-delà des cultures… ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 29


Le 24 juin, à Melilla,<br />

sur la seule frontière terrestre<br />

entre l'Afrique et l'Europe…<br />

perspectives<br />

p<br />

FORTERESSE<br />

EUROPE<br />

La récente tragédie dans l'enclave espagnole<br />

de Melilla fin juin illustre une fois de plus<br />

la bunkerisation de l'Union européenne face<br />

à la question incontournable et permanente<br />

des migrants. Pourtant, d'autres approches<br />

sont possibles. par Cédric Gouverneur<br />

JAVIER BERNARDO/AP/SIPA<br />

30 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 31


À Evros,<br />

en Grèce,<br />

des policiers<br />

« recrutent »<br />

des migrants<br />

pour en repousser<br />

violemment<br />

d’autres.<br />

PERSPECTIVES<br />

Des gardes-frontières Frontex le long du mur d'Evros,<br />

faisant office de séparation avec la Turquie, en mai 2021.<br />

32 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


NOEL QUIDU/FIGARO MAGAZINE<br />

Les images sont terribles. Un enchevêtrement<br />

de corps humains au<br />

pied de barbelés. Des Africains<br />

morts étouffés par leurs compagnons<br />

d’infortune, ou écrasés en<br />

tombant de la grille. De l’autre côté,<br />

c’est Melilla, l’une des deux enclaves<br />

espagnoles qui subsistent sur la côte<br />

rifaine, au nord : malgré les efforts<br />

des gardes-frontières marocains et<br />

de la Guardia Civil (la gendarmerie espagnole), 133 migrants<br />

seraient parvenus à y pénétrer. Les voilà dans l'espace Schengen<br />

: chacun de leur cas doit être examiné, certains seront peutêtre<br />

éligibles au statut de réfugié politique. Ces hommes ont le<br />

sentiment d’avoir remporté une bataille dans leur lutte pour<br />

gagner l’eldorado européen. Devant les caméras, quelques-uns<br />

ont esquissé le V de la victoire avec leurs doigts.<br />

Ce vendredi 24 juin, environ 2000 migrants africains ont<br />

pris d’assaut Melilla. Venus de la forêt voisine de Gourougou,<br />

où ils campent dans des conditions déplorables, ils ont couru<br />

vers le poste-frontière de Barrio Chino (« quartier chinois »),<br />

réputé comme étant le plus vulnérable. Beaucoup étaient équipés<br />

de bâtons ou de barres de fer, d’autres avaient rempli leur<br />

sac à dos avec des pierres. « C’était la guerre, a résumé à l’AFP<br />

un Soudanais de 20 ans. Nous avions des pierres pour nous<br />

battre avec les policiers marocains. » Les migrants ont cherché à<br />

escalader la grille de 6 mètres, hérissée de barbelés. Repoussés<br />

par les balles en caoutchouc, les coups de matraques et les gaz<br />

lacrymogènes, les assaillants ont chuté les uns sur les autres,<br />

s’écrasant mutuellement, comme refoulés des remparts d’un<br />

château fort. Entre 23 et 37 migrants, selon les sources, ont<br />

péri ce funeste vendredi en montant à l’assaut de la forteresse<br />

qu’est devenue l’Europe.<br />

Ces tragédies sont devenues tristement banales. Trois jours<br />

après l’assaut de Melilla, les cadavres de près de 50 personnes<br />

originaires du Mexique ou d'Amérique centrale ont été découverts<br />

au Texas dans un camion garé en plein soleil. Quant<br />

aux naufrages en Méditerranée, ils sont innombrables. En<br />

avril 2015, une liste de 100 mètres de long comportant les noms<br />

de 17 306 migrants morts en tentant la traversée entre 1990<br />

et 2012 avait été étalée par des associations dans les couloirs<br />

du Parlement européen afin de dénoncer, déjà, le durcissement<br />

de la politique migratoire. Et l’Organisation internationale pour<br />

les migrations estime que 3000 à 5000 personnes périssent en<br />

mer chaque année depuis 2014. L’opinion publique européenne<br />

s’en émeut encore parfois, lorsqu’un cas particulier se détache<br />

du froid anonymat des statistiques et vient rappeler que chacun<br />

de ces décès est un drame humain. Ainsi, les photos du<br />

corps du petit Alan Kurdi, échoué sur une plage turque en<br />

septembre 2015, avaient bouleversé et peut-être facilité l’accueil,<br />

notamment en Allemagne, de centaines de milliers de<br />

réfugiés fuyant les guerres du Moyen-Orient. L’immigration<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 33


PERSPECTIVES<br />

économique suscite moins d’empathie. Elle paraît cependant<br />

inévitable, comme un jeu de vases communicants, tant les<br />

disparités de niveau de vie sont abyssales : le PIB moyen par<br />

habitant de l’UE de 33 900 euros est 10 fois plus élevé qu'au<br />

Maghreb, et 20 à 30 fois supérieur à celui de la plupart des pays<br />

d’Afrique subsaharienne.<br />

Critiquées par l’Union africaine et les ONG après le drame de<br />

Melilla, les autorités marocaines ont défendu leur action, rappelant<br />

le bilan relativement lourd enduré par les forces de l’ordre<br />

lors de l’attaque (140 blessés, dont cinq graves) et « l’extrême<br />

violence des assaillants ». La police a interpellé 65 migrants (en<br />

grande majorité soudanais, mais aussi maliens et tchadiens) et<br />

les a déférés à la justice, qui les poursuivra : 36 pour « entrée illégale,<br />

violence contre les forces de l’ordre, attroupement armé,<br />

refus d’obtempérer » et 29 pour « participation à une bande<br />

criminelle en vue d’organiser et de faciliter l’immigration clandestine<br />

». Le Maroc a également annoncé avoir déjoué le 26 juin<br />

« un plan pour prendre d’assaut » Ceuta, la seconde enclave espagnole,<br />

située à 385 kilomètres à l’ouest de Melilla.<br />

UNE ROUTE LIBYENNE DE PLUS EN PLUS IMPRATICABLE<br />

Surtout, Rabat pointe du doigt le rôle supposé d’Alger dans<br />

cette tragédie : « Les assaillants se sont infiltrés à la frontière avec<br />

l’Algérie » et ont profité « du laxisme délibéré du pays dans le<br />

contrôle de ses frontières avec le Maroc ». La question migratoire<br />

attise ainsi le différend entre les frères ennemis du Maghreb,<br />

qui ont rompu leurs relations diplomatiques voilà déjà près d’un<br />

an. Les deux voisins ont coutume de s’accuser mutuellement<br />

d’exacerber, en sous-main, les problèmes de l’autre : en 2021,<br />

la présidence algérienne avait suspecté le Maroc d’appuyer les<br />

indépendantistes kabyles – qu'elle soupçonnait d’être derrière<br />

les incendies qui ont ravagé le pays.<br />

Mais si la pression s’accroît sur les enclaves espagnoles au<br />

Maroc, c’est surtout parce que la route libyenne devient de plus<br />

en plus impraticable : en Libye, les migrants africains risquent<br />

d’être kidnappés par des groupes armés qui exigent une rançon<br />

de leur famille, ou détenus pendant des années par les autorités<br />

dans des centres de rétention surpeuplés et insalubres. Et les<br />

rescapés doivent ensuite traverser la Méditerranée… Ils évitent<br />

donc prudemment le pays et se dirigent logiquement vers le<br />

Maroc, où se trouvent les seules frontières terrestres entre<br />

l’Afrique et l’Europe, du fait de la présence de Ceuta et Melilla,<br />

possessions ibériques depuis le XV e siècle.<br />

En Espagne, le drame de juin a suscité la consternation : des<br />

manifestations ont eu lieu le 26, aux cris de « gouvernement<br />

progressiste mais aussi raciste ». Le Premier ministre socialiste,<br />

Pedro Sánchez, a choqué en déclarant maladroitement que la<br />

tragédie avait été « bien résolue ». Et a pointé la responsabilité<br />

des « mafias qui se livrent au trafic d’êtres humains ». Après une<br />

année de brouille liée à la question des provinces sahariennes du<br />

Maroc, les deux pays se sont en effet réconciliés : Madrid et Rabat<br />

ont repris, en mars, leur coopération migratoire. Le chef du<br />

gouvernement espagnol sait que l’appui des autorités marocaines<br />

lui est indispensable pour juguler la pression autour des deux<br />

enclaves : en mai 2021, des milliers de migrants avaient pénétré<br />

à Ceuta, submergeant les effectifs de la Guardia Civil.<br />

« L’accord Espagne-Maroc sur l’immigration tue », ont fustigé<br />

des dizaines d’associations, européennes et africaines, dans une<br />

lettre ouverte publiée le 27 juin. « Les prémices du drame » de<br />

Melilla étaient « annoncées depuis des semaines » : « Des campagnes<br />

d’arrestations et de ratissages des campements, des<br />

déplacements forcés » aux alentours de l’enclave ont mis la pression<br />

sur les migrants, dont certains campent au Maroc depuis<br />

plusieurs années, les conduisant à considérer l’assaut comme<br />

solution ultime. Les associations dénoncent « la nature mortifère<br />

de la coopération sécuritaire en matière d’immigration ». Encerclée<br />

par la pauvreté et la guerre, l’UE verse en effet des millions<br />

d’euros à certains de ses voisins du pourtour méditerranéen afin<br />

qu’ils refoulent les migrants : le Maroc, la Turquie, et même la<br />

Libye, malgré les exactions flagrantes commises dans ce pays<br />

(six Africains ont été abattus par la police dans un centre de<br />

rétention de Tripoli, en octobre dernier). Confrontés à la montée<br />

en puissance de partis xénophobes, les États européens bricolent<br />

des solutions peu en phase avec leurs valeurs, faisant fi des<br />

critiques des associations humanitaires. À Evros, en Grèce, à la<br />

frontière avec la Turquie, des policiers « recrutent » des migrants<br />

pour en repousser violemment d’autres. Au Royaume-Uni, la<br />

34 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


AL<strong>AM</strong>Y STOCK PHOTO<br />

ministre de l’Intérieur Priti Patel veut expulser les indésirables<br />

vers le Rwanda : mi-juin, un premier vol à destination de Kigali<br />

a été bloqué in extremis par la Cour européenne des droits de<br />

l'homme. Mais cette fille d’immigrés indiens – admiratrice de<br />

Margaret Thatcher comme du Premier ministre indien fascisant<br />

Narendra Modi – a bien l’intention de récidiver…<br />

Ces politiques ont pour objectif de dissuader les candidats à<br />

l’exil et de fermer des routes migratoires. Et parfois, ça marche.<br />

L’Australie transfère les clandestins échoués sur ses côtes dans<br />

un camp sordide de l’île de Nauru, au beau milieu du Pacifique,<br />

où des familles entières croupissent depuis des années : les<br />

images de ces internés désespérés (afghans, birmans, mais aussi<br />

somaliens) ont fait le tour du monde, et désormais, quasiment<br />

plus aucun bateau ne tente de débarquer en Australie…<br />

LE VIEUX CONTINENT A POURTANT BESOIN DE BRAS<br />

Le drame de Melilla montre que le blocage d’une voie migratoire<br />

(en l’occurrence, en Libye) entraîne une tension accrue sur<br />

celles qui sont alternatives, jusqu’à la saturation, puis l’explosion.<br />

D’autres solutions sont pourtant envisageables : en tout temps et<br />

en tout lieu, les immigrés effectuent les tâches boudées par les<br />

autochtones. Or, l’Europe vieillit : l’âge médian y est de 43,7 ans<br />

(2,7 de plus en seulement une décennie), soit plus du double<br />

de celui de l'Afrique subsaharienne. Le Vieux Continent – qui<br />

n’a jamais aussi bien porté son surnom ! – a besoin de bras :<br />

On estime<br />

que 3 000 à<br />

5 000 personnes<br />

périssent<br />

en mer<br />

chaque année<br />

depuis 2014.<br />

Des clandestins à bord d'une embarcation de fortune<br />

essaient d'atteindre l'Italie, en janvier 2018.<br />

beaucoup de métiers ne parviennent plus à recruter, du fait<br />

notamment de la faiblesse des salaires, rognés par l’inflation.<br />

En France, rien que dans l’hôtellerie et la restauration, il manquerait<br />

selon les estimations entre 270 000 et 360 000 salariés :<br />

l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie, association<br />

des dirigeants du secteur, entend ainsi faire venir des milliers de<br />

saisonniers tunisiens et marocains pour faire face à l’afflux estival.<br />

D’autres patrons se démènent pour obtenir des autorités la<br />

régularisation de leurs employés clandestins. En janvier 2021, à<br />

Besançon, un boulanger, Stéphane Ravacley, s’était même infligé<br />

douze jours de grève de la faim pour conserver son apprenti<br />

guinéen, Laye Fodé Traoré, lequel se trouvait sous le coup d’une<br />

procédure d’expulsion. Leur histoire est malheureusement une<br />

goutte d’humanité dans un océan de realpolitik. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 35


PERSPECTIVES<br />

Au Maghreb, le parcours<br />

du combattant pour un visa<br />

Quand l'on veut passer par la voie légale, obtenir le précieux sésame n'est pas chose<br />

aisée. Les obstacles sont nombreux et en découragent beaucoup… par Frida Dahmani<br />

Aussitôt élu député de la 9 e circonscription des<br />

Français de l’étranger, Karim Ben Cheikh,<br />

candidat de la Nouvelle Union populaire écologique<br />

et sociale (Nupes) et ancien diplomate,<br />

incluait parmi ses priorités, non pas une problématique<br />

des résidents français à l’étranger,<br />

mais celle des visas, un point noir qui impacte la perception<br />

de Paris par l’opinion publique, notamment maghrébine : « La<br />

première mesure que je proposerai sera l’annulation de cette<br />

décision injuste, qui consiste à punir collectivement une population<br />

du Maghreb en réduisant drastiquement les visas. Cela<br />

est perçu, et avec raison, par certains comme une insulte aux<br />

populations. Il faut changer de méthode sur les visas. »<br />

Ce sera trop tard pour la jeune Meriem, fan du groupe<br />

Metallica, qui avait économisé pour assister, le 26 juin dernier,<br />

au concert donné par ses idoles au festival Hellfest, à Clisson.<br />

Alors qu’elle avait produit tous les documents nécessaires au<br />

visa, dont un billet VIP, une réservation d’hôtel et un change<br />

de devises, sa demande a tout de même été rejetée, invoquant<br />

« des doutes raisonnables quant à [sa] volonté de quitter le<br />

territoire des États membres avant l’expiration du visa » – le<br />

fameux motif 13 que tous les demandeurs craignent. Difficile<br />

d’opposer un recours à une décision aussi floue et subjective.<br />

Sa déconvenue est grande, mais elle relève non sans ironie<br />

que « ceux qui migrent clandestinement en France n’ont jamais<br />

demandé de visa ».<br />

Comme Meriem, ils sont nombreux à subir les conséquences<br />

de la révision des quotas de visas pour les pays du Maghreb,<br />

annoncée par Gérard Darmanin en septembre 2021. Comme<br />

une riposte aux refus ou aux lenteurs des autorités de ces derniers<br />

à répondre aux sollicitations de Paris pour rapatrier leurs<br />

ressortissants en situation irrégulière ou reconduits aux frontières,<br />

le ministre de l’Intérieur avait présenté cette décision de<br />

réduire de 30 % ceux octroyés en Tunisie et de 50 % pour l’Algérie<br />

et le Maroc. Cette mesure du gouvernement Castex semblait<br />

s’inscrire, à quelques mois des élections présidentielles de<br />

mai 2022, dans une stratégie du candidat à un second mandat<br />

Emmanuel Macron pour contrer la montée des populismes avec<br />

le Rassemblement national et le parti Reconquête d’Éric Zemmour.<br />

« À chaque fois, on invente un nouveau frein pour composer<br />

avec la xénophobie montante », regrette un scénographe qui<br />

peine à obtenir des visas, même avec des invitations officielles.<br />

La pandémie de Covid-19 et la fermeture des frontières ont<br />

induit un ralentissement des échanges transfrontaliers et des<br />

déplacements des personnes. Conséquences : les demandes pour<br />

la France, et plus généralement l’espace Schengen, ont diminué<br />

drastiquement. Une situation extraordinaire qui n’a pas permis<br />

à la réduction des quotas de faire son effet. Un an et une<br />

réouverture des frontières plus tard, les chiffres sont édifiants :<br />

en 2021, l’Hexagone a rejeté 21,1 % des demandes reçues, sur<br />

un total de 652 331. Le Maroc enregistre par exemple une baisse<br />

de 29,6 %, avec 69 428 approbations, tandis que l’Algérie affiche<br />

13,1 % de moins, avec 63 649 autorisations, et la Tunisie connaît<br />

une réduction de 6,9 %, soit 46 070 octrois. Cette diminution<br />

n’a pas eu l’impact escompté sur les rapatriements souhaités par<br />

la France, puisque seuls 131 Tunisiens ont été expulsés entre<br />

janvier et juillet 2021 (contre 893 en 2019), ainsi que 80 Marocains<br />

(contre 865 en 2019) et 22 Algériens (1 650 en 2019). Ces<br />

scores n’ayant pas satisfait les services français, ils ont mis la<br />

pression aux gouvernements du Maghreb en opérant un tour de<br />

vis supplémentaire palpable sur les visas en 2022.<br />

UNE RESTRICTION QUI N’EST PAS NOUVELLE<br />

Désormais, les refus sont monnaie courante, et plus personne<br />

ne fait exception. La restriction des visas n’est pas nouvelle<br />

et a même semblé un temps relever du bon vouloir de<br />

l’agent consulaire. Chokri, un haut commis de l’État, a connu<br />

une situation ubuesque : il devait subir une transplantation<br />

rénale et avait réglé en avance, documents à l’appui, les trois<br />

semaines d’hospitalisation prévues, mais malgré cela, les services<br />

consulaires se sont entêtés à lui réclamer une réservation<br />

d’hôtel. Les situations singulières sont très fréquentes, et<br />

chaque demandeur pense être un cas particulier : « Parfois, il<br />

faut l’intervention d’un diplomate en poste pour faire réagir le<br />

consulat », précise Samir, un médecin algérien qui n’a pu assister<br />

à un colloque à Bordeaux. Il en est de même avec des confrères<br />

tunisiens, qui se sont plaints auprès du Conseil de l’ordre de<br />

cette situation : « J’ai obtenu mon visa le jour où mon retour était<br />

prévu », se souvient une cardiologue, tandis qu’une professeure<br />

en médecine bien connue sur la place de Tunis s’est vue refuser<br />

le précieux sésame au motif qu’elle pouvait rester en France.<br />

« Les profilers des consulats ne savent pas qui est qui et ont des<br />

critères qui ne relèvent d’aucune logique », s’emporte Mehdi,<br />

opérateur dans le transport international depuis Tanger, dont la<br />

36 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Des procédés lourds et coûteux, un espace Schengen de plus en plus inaccessible.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

clientèle est essentiellement française. Sa mésaventure et celle<br />

de son cousin, un avocat d’affaires de Rabat qui travaillait sur un<br />

projet de joint-venture avec une entreprise de Saint-Étienne, lui<br />

font affirmer que « la France a commis une erreur stratégique en<br />

réduisant les visas sans aucun discernement, ni aménagement<br />

au moins en fonction des catégories socioprofessionnelles ».<br />

Toutes les corporations sont concernées ; avocats et architectes<br />

vivent les mêmes désagréments. Face à cette situation, côté tunisien,<br />

certains suggèrent d’exiger également d’imposer des visas<br />

aux ressortissants français en visite : « Cette réciprocité allégerait<br />

le sentiment d’humiliation que l’on éprouve quand le rejet est<br />

signifié », explique Slim, un brillant développeur qui, après un<br />

refus de visa, a perdu les frais d’inscription réglés à l’école d’informatique<br />

où il devait poursuivre son master – mais qui a reçu<br />

un accueil réconfortant au Canada, où il fait désormais carrière.<br />

DES FRAIS PROHIBITIFS<br />

Pourtant, l’externalisation des procédures de demandes, il y<br />

a près de dix ans, aurait dû améliorer le service. Mais cela n’a pas<br />

été le cas puisque Jean-Yves Leconte, sénateur représentant les<br />

Français établis hors de France, a saisi à ce propos la Première<br />

ministre Élisabeth Borne dès la reconduction de sa mission en<br />

juin 2022. Sollicité par les médias, le Quai d’Orsay assure que<br />

la lenteur est due à un manque d’agents, qui sera résolu par<br />

des recrutements en septembre, et impute la surcharge à la<br />

reprise de la mobilité post-Covid-19. Le sénateur déplore aussi<br />

les difficultés qu’ont les familles à pouvoir se retrouver et désapprouve<br />

les délais et le coût du précieux sésame. Les freins mis<br />

aux regroupements familiaux provoquent des situations parfois<br />

déchirantes : « Après trois ans de démarches pour que je rejoigne<br />

mon futur mari, c’est lui qui a dû rentrer car il a été mis au chômage<br />

à cause de la pandémie », confie Sondos, laquelle a mis<br />

sa vie entre parenthèses en attendant son visa et ne veut plus<br />

penser au temps, à l’argent et à l’énergie perdus. Samira, une<br />

commerçante qui circule surtout pour ses vacances, a trouvé<br />

l’astuce pour court-circuiter les désagréments : en s’adressant à<br />

une agence de voyages qui se charge de toutes les démarches et<br />

lui remet en mains propres les documents, elle évite l’épreuve<br />

des files d’attente auprès de TLScontact, le centre de collecte<br />

des demandes de visas, qui seront ensuite traitées par le consulat.<br />

« Je préfère payer une agence que j’ai identifiée et qui me<br />

connaît, plutôt que de verser des suppléments à TLS pour un<br />

service premium », assure la quadragénaire qui apprécie, malgré<br />

tout, de faire régulièrement une tournée des bonnes tables à<br />

Paris et à Lyon. Elle n’est pas la seule à trouver le coût prohibitif :<br />

pour pouvoir obtenir un rendez-vous et déposer un dossier (sans<br />

aucune certitude sur son acceptation), il faut débourser entre<br />

80 et 99 euros selon le type de visa, et 33,50 euros qu’empoche<br />

directement le centre de collecte. Les frais représentent pratiquement<br />

un SMIG pour les ressortissants du Maghreb , et le<br />

hic est qu’en cas de refus, aucun remboursement n’est possible.<br />

Une pratique qui ouvre la porte à d’éventuels trafics ainsi qu'à<br />

des intermédiaires qui assurent avoir leurs entrées auprès de<br />

TLS, le délai d’attente pour un rendez-vous pouvant aller jusqu’à<br />

deux mois. Le Quai d’Orsay justifie 30 % de l’encombrement au<br />

niveau des dépôts à cause de désistements de demandeurs qui<br />

n’annuleraient pas leur rendez-vous.<br />

Sur les réseaux sociaux, la communauté maghrébine<br />

échange ses points de vue et fait le récit de ses déboires. « On<br />

ne veut pas de nous, on va ailleurs », lit-on souvent, mais la<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 37


PERSPECTIVES<br />

plupart des messages fustigent la politique de la migration choisie,<br />

lancée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, qui consiste<br />

à sélectionner les migrants selon leur utilité à l’économie de<br />

l’Hexagone. « Une considération que l’on peut comprendre, mais<br />

qui ne doit pas impacter la libre circulation des personnes, et<br />

surtout ne pas la soumettre à l’appréciation d’on ne sait qui<br />

dans un consulat », assène un pharmacien de 53 ans installé<br />

à Constantine, qui attend depuis six mois que soit tranché le<br />

recours qu’il a introduit auprès de la commission de Nantes,<br />

seule compétente en la matière. Son visa lui a été refusé pour<br />

revenus insuffisants : « C'est n’importe quoi », assène celui qui<br />

tient une officine connue et n’a pas de problèmes de fin de mois.<br />

Le système est devenu intrusif et ne respecte pas les données<br />

personnelles, puisque les centres de visas demandent souvent<br />

des relevés bancaires – et parfois même ceux du partenaire.<br />

« Tout est fait pour nous indiquer que nous ne sommes pas les<br />

bienvenus. La France ne se rend pas compte qu’elle ne donne<br />

pas envie », soupire Fadwa, dont la sœur, conceptrice en design,<br />

a été soupçonnée de vouloir immigrer alors qu’elle apportait<br />

la preuve que ses clients sont plutôt à Dubaï. Encore plus éloquent<br />

: des hauts cadres du Groupe OCP n’ont pas obtenu de<br />

visa pour se rendre au salon VivaTech à Paris, début juin.<br />

L'INCOMPRÉHENSION S’INSTALLE<br />

« Finalement, nous sommes interdits de tourisme, et le<br />

monde des affaires se ferme petit à petit. Par contre, la France<br />

continue à puiser dans le vivier maghrébin des informaticiens<br />

et des professionnels de la santé pour ses besoins en spécialistes<br />

», lance un chef d’entreprise tunisien, qui constate que<br />

l’espace Schengen devient de plus en plus inaccessible, ou du<br />

moins est moins souple qu’il y a cinq ou dix ans. « Maintenant,<br />

on est contraints, pour une première entrée, d’accéder à l’espace<br />

Schengen uniquement par le pays émetteur du visa. On ne peut<br />

plus demander un visa pour l’Espagne et aller finalement à Paris,<br />

comme c’était le cas avant », précise avec une pointe de dépit un<br />

cadre de banque qui regrette la complexité des démarches, mais<br />

aussi l’inflation qui rend difficile tout voyage en Europe.<br />

L’incompréhension de cette situation absurde s’installe, d’autant<br />

plus que les autorités ne lèvent pas vraiment les malentendus.<br />

Contrairement au Maroc ou à l’Algérie, « la diplomatie<br />

tunisienne ne dénonce pas l’arbitraire des visas et se soumet<br />

sans protester ou engager des négociations aux restrictions<br />

prises par la France, pseudo-pays des droits de l’homme, qui<br />

comprennent, en bonne place, la liberté de circulation », confie<br />

un ancien ambassadeur en poste dans une capitale européenne<br />

qui, depuis sa retraite, est contraint de suivre un véritable parcours<br />

du combattant pour obtenir le fameux tampon Schengen<br />

sur son passeport. « Je n’ai même plus envie de passer par là,<br />

je pars désormais ailleurs qu’en France. Même mes enfants ont<br />

préféré les États-Unis pour leurs études. Le circuit d’obtention<br />

du visa américain n’est pas kafkaïen comme celui pour Schengen<br />

», résume celui qui connaît bien les dédales de l’UE.<br />

LA COLÈRE GRONDE<br />

La France perd de son attrait : « Au point que l’Algérie a privilégié<br />

l’enseignement de l’anglais au français, en juin 2022 »,<br />

précise Wajiha Kebir, une enseignante d’Oran. Du côté des<br />

élites tunisiennes, l’aura de l'Hexagone a pâli aussi, et son<br />

influence décline : « On nous fait payer pour ceux qui ont eu<br />

des comportements inappropriés », fustige Kamel. Sa collègue,<br />

Saloua Charfi, précise qu’elle boycotte la coopération universitaire<br />

avec la France à la suite de l’octroi d’un visa de trois jours,<br />

qui couvrait juste la durée du travail indiquée sur l’invitation<br />

de l’université de Grenoble : « Je travaille avec des Anglais, des<br />

Américains, des Canadiens et des Allemands, avec des visas<br />

de cinq à dix ans ! »<br />

L’opinion s’agace : « Les populations marocaines, tunisiennes<br />

et algériennes sont logées à la même enseigne. L’ancienne<br />

autorité coloniale oublie le sang de nos aïeux, qu'elle a<br />

enrôlés dans des guerres qui ne les concernaient pas », lance<br />

dans un élan patriotique un ouvrier de Mateur (nord de la Tunisie),<br />

qui a travaillé durant vingt-cinq ans dans les hauts fourneaux<br />

en Moselle, mais dont le fils cadet n’a jamais pu obtenir<br />

de visa pour venir le voir. À Alger aussi, la colère gronde. Il a<br />

suffi à Malika d’un refus pour fonds insuffisants pour que ses<br />

demandes suivantes, même auprès d’autres pays européens,<br />

soient rejetées : « Quand ce n'était pas un problème d’argent,<br />

j’avais l’impression que j’étais considérée comme une terroriste.<br />

Mais les terroristes ne demandent pas de visas ! » assène<br />

la jeune femme voilée. Pour d’autres, c’est simple : la question<br />

ne se pose plus, les pays asiatiques et ceux du Golfe leur offrant<br />

tout ce qu’un touriste peut souhaiter. « Tant pis pour la France,<br />

quand je veux voir le Louvre, je fais un crochet par Abu Dhabi »,<br />

énonce un architecte de Casablanca.<br />

Les problèmes de visas sont ainsi récurrents, et les motifs<br />

de la grogne sont les mêmes depuis l’instauration de l’espace<br />

Schengen. Beaucoup seraient étonnés de savoir que les pays<br />

avec le plus fort taux de rejet ne sont pas ceux du Maghreb,<br />

mais la Guinée-Bissau (avec 53 %), le Sénégal (52,2 %) et le<br />

Nigeria (51 %). Mais l’incompréhension risque d’impacter les<br />

relations économiques bilatérales ainsi que la francophonie ;<br />

une donnée que les autorités françaises n’évaluent pas, mais<br />

que l’Europe prend tout de même en compte. L’actuelle crise<br />

des visas, avec sans doute l’afflux migratoire dû au conflit<br />

ukrainien, est l’une des préoccupations du moment de la Commission<br />

européenne, qui s’apprête à examiner une proposition<br />

pour que l'entièreté de la procédure d’obtention (ou de rejet)<br />

soit traitée en numérique, à l’horizon 2025. Il suffira de déposer<br />

sur une plate-forme en ligne unique sa demande et toutes les<br />

informations nécessaires pour recevoir, en cas d’acceptation, un<br />

code-barres 2D cryptographié, qui tiendra lieu de sésame pour<br />

l’Europe. Une véritable révolution pour le traitement des visas,<br />

avec peut-être moins d’agacement du côté des demandeurs et<br />

plus de disponibilité d’écoute du côté des États émetteurs, et<br />

notamment de la France. ■<br />

38 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


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LA LUTTE<br />

survie<br />

DES MASSAÏS<br />

POUR LEUR<br />

TERRE<br />

De jeunes guerriers<br />

massaïs.<br />

Des dizaines de milliers<br />

d’entre eux sont en passe<br />

d’être délogés de leur<br />

domaine ancestral, la région<br />

du Ngorongoro, en Tanzanie.<br />

En laissant la place<br />

à une réserve de chasse pour<br />

de riches clients étrangers.<br />

Outre la spoliation, cette<br />

polémique interroge<br />

sur ce modèle<br />

conservationniste avec<br />

des parcs naturels vidés<br />

de tout habitant. Après tout,<br />

les « indigènes » ne sont-ils<br />

pas les plus à même<br />

de protéger la nature ?<br />

par Erwan Le Moal


SURVIE<br />

Si la couleur rouge<br />

Le<br />

des habits des Massaïs<br />

est supposée<br />

effrayer les lions,<br />

elle est visiblement<br />

sans effet sur les<br />

forces de l’ordre.<br />

Vendredi 10 juin, à<br />

Loliondo – une zone située juste au nord<br />

du célèbre cratère de Ngorongoro –, la<br />

savane était ponctuée de centaines de<br />

silhouettes vêtues d’uniformes verts ou<br />

drapées de rouge : des policiers tanzaniens<br />

ont affronté des manifestants massaïs.<br />

Avec leurs hautes statures élancées,<br />

leurs tuniques en shuka, leurs bijoux<br />

de perles multicolores et leurs lobes<br />

d’oreilles distendus, les Massaïs figurent<br />

parmi les peuples traditionnels les plus<br />

célèbres du continent, du fait de l’importance<br />

du secteur touristique au Kenya et<br />

en Tanzanie (environ 10 % du PIB avant<br />

la pandémie).<br />

Pourtant, ces éleveurs semi-nomades<br />

ne sont plus les bienvenus : le 6 juin, au<br />

terme d’une réunion à huis clos, l’administration<br />

locale (le commissariat<br />

régional d’Arusha) a décidé de l’expulsion<br />

d’environ 70 000 Massaïs répartis<br />

dans une zone de 1500 km 2 , englobant<br />

14 villages de la région de Loliondo. Une<br />

fois vidée de ses habitants, la zone sera<br />

transformée en une réserve de chasse<br />

gérée par la société émiratie Otterlo<br />

Business Corporation (OBC). Le lendemain,<br />

700 policiers ont donc entrepris<br />

de planter plus de 400 balises délimitant<br />

le terrain. Mais lorsque les forces<br />

de l’ordre sont revenues le 10 juin, elles<br />

se sont retrouvées face à des centaines<br />

de Massaïs en train d’arracher les balises<br />

de la discorde. Les manifestants étaient<br />

pour certains équipés de lances, d’arcs et<br />

de flèches… mais aussi de smartphones.<br />

C’est grâce à ces téléphones que le<br />

monde entier a pu voir la suite des événements<br />

: des photos et des vidéos, prises<br />

par les manifestants, ont rapidement circulé.<br />

En Europe, des Tanzaniens de la<br />

diaspora, qui avaient relayé ces images<br />

parc national<br />

du Serengeti, au nord<br />

du pays, inscrit<br />

au patrimoine mondial<br />

de l’UNESCO.<br />

42 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Plusieurs vieilles femmes témoignent<br />

de leur expulsion du Serengeti<br />

en 1959 par les autorités britanniques,<br />

et affichent leur détermination<br />

à ne pas se laisser faire cette fois-ci.<br />

SVEN TORFINN/PANOS/RÉA<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 43


SURVIE<br />

via les réseaux sociaux, se sont vus intimider…<br />

On y voit, au milieu des acacias,<br />

des manifestants parfois armés de lance,<br />

courir sous les nuages âcres de gaz lacrymogènes<br />

et les tirs de balles réelles, qui<br />

sifflent et détonent. Sur des photos, plusieurs<br />

Massaïs exhibent des blessures<br />

visiblement provoquées par des armes<br />

à feu. Selon les enquêteurs des Nations<br />

unies, une trentaine de manifestants<br />

ont été blessés. Les policiers déplorent<br />

de leur côté un mort : le brigadier Carlus<br />

Mwita Garlus, 35 ans, tué par une<br />

arme de jet – lance ou flèche, les sources<br />

divergent. Et une vingtaine de personnes<br />

ont été arrêtées en lien avec ce meurtre<br />

et incarcérées à Arusha. Leurs avocats<br />

dénoncent des mauvais traitements<br />

en détention.<br />

UNE DÉCISION AU NOM<br />

DE L’« INTÉRÊT NATIONAL »<br />

Le gouvernement tanzanien justifie<br />

ainsi sa décision d’expulser les Massaïs :<br />

« Il existe un grand risque que l’environnement<br />

de la région se dégrade »,<br />

expliquait en février le Premier ministre<br />

Kassim Majaliwa, qui redoute l’impact sur<br />

le tourisme et pointe la croissance démographique<br />

des Massaïs (ils n’étaient que<br />

quelques milliers dans les années 1960<br />

et sont désormais au moins 150 000)<br />

comme de leur bétail (on compte plus<br />

de 800000 têtes aujourd’hui). En 2018,<br />

le gouvernement avait en effet mandaté<br />

des experts afin d’examiner le modèle<br />

de multiple land use (où humains et<br />

nature se côtoient), sous l’égide du<br />

conservateur en chef de la Ngorongoro<br />

Conservation Area Authority, Freddy<br />

Manongi, parvenu à cette conclusion :<br />

« Si l’on ne change pas de modèle, les<br />

problèmes seront encore plus importants<br />

dans le futur. » Le commissaire régional<br />

d’Arusha, John Mongella, parlait, lui, en<br />

janvier, d’« une décision dure à prendre »<br />

au nom de l’« intérêt national ».<br />

Mais les Massaïs ne l’entendent pas<br />

de cette façon. Ils mettent en avant la<br />

symbiose de leur mode de vie avec la<br />

faune et la flore : ils sont éleveurs de<br />

bétail (et non chasseurs-cueilleurs) et<br />

estiment donc que leur impact sur l’environnement<br />

est infime, comparé à celui<br />

des cohortes de touristes en véhicules<br />

tout-terrain, des pistes d’atterrissage,<br />

des lodges, sans parler des riches collectionneurs<br />

de trophées qui déboursent<br />

des dizaines de milliers de dollars pour<br />

abattre des animaux sauvages…<br />

L’époque où ils tuaient les lions qui<br />

s’attaquaient à leurs vaches est terminée<br />

: « Je n’ai jamais, de ma vie, mangé<br />

de gibier », jure Ngakenya Ole Njooyo,<br />

un Massaï d’une quarantaine d’années,<br />

dans une vidéo récemment mise en ligne<br />

sur YouTube par le média indépendant<br />

tanzanien The Chanzo Initiative. Plusieurs<br />

vieilles femmes y témoignent de<br />

leur expulsion du Serengeti en 1959 par<br />

les autorités coloniales britanniques,<br />

et affichent leur détermination à ne<br />

pas se laisser faire cette fois-ci : « Je ne<br />

veux pas partir, et je ne partirai pas »,<br />

44 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


La cheffe d’État tanzanienne inspecte une garde<br />

d’honneur des forces armées du pays juste après<br />

avoir pris ses fonctions, le 19 mars 2021.<br />

REUTERS<br />

affirme Meshko Moses. « Après l’expulsion,<br />

on croyait rester ici pour toujours,<br />

soupire Nalotueha Kartepa. Maintenant,<br />

je me demande si on aura un jour<br />

un endroit qu’on pourra appeler chez<br />

nous. Même les souris et les serpents<br />

ont un endroit pour vivre. » « Je veux<br />

mourir ici », conclut une autre femme,<br />

Ndaango Olekeriko.<br />

D’autant que les relocations envisagées<br />

se situent à des centaines de<br />

Ancienne vice-présidente,<br />

Samia Suluhu Hassan,<br />

native de Zanzibar,<br />

a succédé en mars 2021<br />

à John Magufuli.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 45


SURVIE<br />

kilomètres, jusqu’aux districts de la côte<br />

océanique, dénonce leur avocat, Joseph<br />

Moses Oleshangay [voir son interview<br />

pages suivantes]. Le Haut- Commissariat<br />

des Nations unies aux droits de l’homme<br />

soupçonne les autorités de vouloir<br />

expulser 80 000 autres Massaïs de l’aire<br />

de conservation du Ngorongoro : « Nous<br />

sommes inquiets des projets de la Tanzanie<br />

de déplacer près de 150 000 Massaïs<br />

de Ngorongoro et Loliondo, sans<br />

leur consentement préalable, libre et<br />

éclairé », a déclaré le 15 juin l’agence<br />

onusienne dans un communiqué, dénonçant<br />

« un déplacement arbitraire interdit<br />

par le droit international ».<br />

Les Massaïs se perçoivent comme les<br />

conservateurs naturels de leur environnement.<br />

Directeur de l’ONG Ngorongoro<br />

NGO Network, Samwel Nangiria dénonçait<br />

le 8 mars à Al Jazeera « la continuation<br />

d’un processus colonial pour [les]<br />

expulser » : « Nous avons pris soin de<br />

toutes ces terres, depuis si longtemps,<br />

et nous continuerons d’en prendre soin.<br />

Car en prendre soin signifie qu’elles<br />

continueront à nous fournir ce dont<br />

nous avons besoin. La terre pour nous<br />

n’est pas isolée du reste, elle est source<br />

de connaissance, de vie, d’identité. »<br />

À la saison des pluies, en novembre,<br />

ils font migrer leurs troupeaux vers les<br />

hautes terres, afin d’éviter que le cheptel<br />

ne croise la migration des herbivores<br />

sauvages, parfois porteurs de maladies<br />

(comme la fièvre catarrhale maligne) :<br />

la faune bénéficie donc des verts pâturages<br />

entretenus par les éleveurs, qui<br />

prennent également soin des points<br />

d’eau. Au contraire, là où les Massaïs<br />

sont absents, comme au Serengeti, la<br />

savane est envahie par une herbe invasive,<br />

la Bidens pilosa, et les autorités<br />

doivent déployer des bataillons de rangers<br />

afin de débroussailler.<br />

ALLIÉS DES ÉCOSYSTÈMES<br />

De nationalité argentine, Fiore Longo<br />

est l’une des responsables en France de<br />

Survival International, une association<br />

britannique qui défend les droits des<br />

peuples indigènes autochtones à travers<br />

« Ils veulent<br />

sanctuariser<br />

la nature,<br />

pour les<br />

touristes<br />

étrangers,<br />

mais une<br />

nature sans<br />

habitants,<br />

cela n’existe<br />

pas ! »<br />

le monde, de la Laponie à l’Australie, en<br />

passant par l’Afrique. Cette structure<br />

s’oppose âprement à une conception virginale<br />

de la conservation de la nature et<br />

de la faune, défendue par d’autres ONG<br />

occidentales : « Depuis la colonisation,<br />

ce modèle de protection de la nature<br />

considère que les peuples autochtones<br />

gaspillent et abîment les ressources<br />

naturelles », nous explique Fiore Longo,<br />

en rappelant que les premières aires<br />

protégées ont été créées « pendant la<br />

période coloniale », en expulsant manu<br />

militari ces derniers. « Ils veulent sanctuariser<br />

la nature, pour les touristes<br />

étrangers, pour une élite blanche, au<br />

nom d’un imaginaire transmis notamment<br />

par Disney. Mais une nature sans<br />

habitants, cela n’existe tout simplement<br />

pas ! Le meilleur moyen de protéger ces<br />

zones est d’y garantir le droit des peuples<br />

autochtones au mode de vie traditionnel,<br />

défenseurs de leur environnement, qu’ils<br />

savent préserver. »<br />

C’est un fait établi, les chasseurscueilleurs<br />

d’Afrique centrale, d’Amazonie<br />

ou de Bornéo ont bien moins d’impact<br />

sur la forêt que l’agrobusiness ou l’exploitation<br />

minière. En Indonésie, un<br />

peuple comme celui des Orang Rimba<br />

de Sumatra a d’ailleurs été expulsé de la<br />

forêt au prétexte de protéger celle-ci…<br />

avant qu’elle ne soit ratiboisée pour laisser<br />

la place à des plantations d’huile de<br />

palme ! La preuve en chiffres : la Banque<br />

mondiale confirmait déjà en 2008, dans<br />

le rapport The Role of Indigenous People<br />

in Biodiversity Conservation : The Natural<br />

but Often Forgotten Partners, que les<br />

territoires où les peuples autochtones<br />

perpétuent leur mode de vie traditionnel<br />

englobent 22 % des terres du globe, ce<br />

qui coïncide avec 80 % de la biodiversité<br />

de la planète.<br />

Au Rwanda, les autorités ont appris à<br />

la population locale à s’accommoder de<br />

la présence des gorilles et l’ont associée<br />

aux revenus des parcs nationaux. Une<br />

politique qui a permis de quasiment<br />

46 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Le parc national du Serengeti accueille de nombreux voyageurs en quête de sensations fortes au cours d’un safari.<br />

SVEN TORFINN/N.Y.T./REDUX/RÉA<br />

doubler le nombre de grands singes,<br />

jadis menacés d’extinction, en une<br />

vingtaine d’années. Un exploit d’autant<br />

plus notable que le pays est surpeuplé<br />

(459 habitants au km 2 en 2018).<br />

Entre 2013 et 2017 déjà, les autorités<br />

tanzaniennes avaient procédé à des<br />

expulsions à Loliondo, n’hésitant pas<br />

à incendier les cases des récalcitrants.<br />

La Cour de justice de l’Afrique de l’Est<br />

(EACJ) avait alors condamné ces actions<br />

et donné raison aux Massaïs. Le ministre<br />

des Ressources naturelles et du Tourisme<br />

de l’époque, Hamisi Kigwangalla (2017-<br />

2020), avait annulé la licence d’Otterlo<br />

Business Corporation et dénoncé publiquement<br />

la « corruption » de certaines<br />

élites avec cette société émiratie.<br />

« OBC opère dans la région depuis les<br />

années 1990 », nous explique Anuradha<br />

Mittal, responsable du think-tank américain<br />

Oakland Institute, qui examine<br />

les politiques de développement et leurs<br />

impacts. Elle dénonce « une mentalité<br />

coloniale » : « OBC se comporte comme<br />

s’ils étaient chez eux. Lorsque vous êtes<br />

à proximité de leurs sites en Tanzanie,<br />

votre téléphone vous souhaite la bienvenue<br />

aux Émirats arabes unis ! » assuret-elle.<br />

Avant d’ajouter : « Ils ont leur piste<br />

d’atterrissage privé au beau milieu de la<br />

faune. Et on accuse les Massaïs d’abîmer<br />

l’environnement ? OBC veut expulser les<br />

autochtones pour faire une réserve de<br />

chasse pour la famille royale émiratie,<br />

et il existe des soupçons de corruption<br />

concernant plusieurs politiciens, dont<br />

Abdulrahman Kinana [secrétaire général<br />

du Chama Cha Mapinduzi, le parti de la<br />

révolution, au pouvoir depuis l’indépendance<br />

en 1962]. »<br />

La présidente Samia Suluhu Hassan<br />

s’est rendue en février dernier en visite<br />

officielle aux Émirats, durant laquelle la<br />

fameuse tour Burj Khalifa – le plus haut<br />

gratte-ciel du monde – a été éclairée aux<br />

couleurs du drapeau tanzanien pour l’occasion.<br />

Native de Zanzibar, l’ancienne<br />

vice-présidente a succédé en mars 2021<br />

au chef d’État John Magufuli, brusquement<br />

décédé – peut-être du Covid-19 – à<br />

l’âge de 61 ans. Surnommé « le bulldozer<br />

» et élu en 2015, il avait de nouveau<br />

regagné les élections en octobre 2020,<br />

après un scrutin contesté.<br />

« Malheureusement, estime Anuradha<br />

Mittal, la présidente Suluhu Hassan<br />

montre le même visage autoritaire<br />

que le président “bulldozer”. » Le 17 juin,<br />

les autorités tanzaniennes avaient déjà<br />

affiché leur détermination à accueillir<br />

les chasseurs du Golfe. La EACJ,<br />

qui devait se prononcer le 22 juin sur<br />

la situation des Massaïs, a finalement<br />

reporté in extremis sa décision à septembre<br />

prochain. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 47


SURVIE<br />

«Joseph Moses Oleshangay<br />

« Les autorités les considèrent<br />

comme une société primitive... »<br />

Dénonçant la proximité de certains responsables politiques tanzaniens<br />

avec la firme émiratie qui souhaite acquérir le site de Loliondo,<br />

l’avocat des communautés massaïs entend déposer un recours – sans grand espoir –<br />

devant la Cour de justice de l’Afrique de l’Est. Il a répondu à nos questions<br />

depuis Ngorongoro.<br />

<strong>AM</strong> : En 2018, la Cour de Justice de l’Afrique<br />

de l’Est (EACJ) avait tranché en faveur<br />

des Massaïs : la Tanzanie pourrait-elle faire<br />

face à des sanctions s’ils sont expulsés ?<br />

Joseph Moses Oleshangay : La Communauté d’Afrique<br />

de l’Est ne peut sanctionner personne. C’est un club<br />

de gentlemen, qui ne peut rendre des comptes à qui<br />

que ce soit. Le 22 juin, dans des circonstances suspectes,<br />

la EACJ a reporté au mois de septembre sa décision<br />

dans cette affaire. Le même jour, le gouvernement<br />

tanzanien annonçait la création d’une<br />

nouvelle réserve de chasse, contrairement<br />

à la décision de la cour en 2018.<br />

Comment expliquer cette<br />

nouvelle politique d’éviction ?<br />

Il y a un lien entre cette décision et<br />

les récents voyages officiels de la présidente<br />

Samia Suluhu Hassan aux Émirats arabes<br />

unis, puis à Oman. L’objectif des autorités,<br />

en relocalisant les Massaïs, est de modifier<br />

l’usage de ces terres, les faisant passer<br />

d’une zone de conservation, où la chasse<br />

est interdite, à une zone de gibier, où elle est<br />

autorisée. Et Abdulrahman Kinana [secrétaire<br />

général du parti au pouvoir, le Chama Cha<br />

Mapinduzi, ndlr] a des intérêts au sein de la<br />

société Otterlo Business Corporation (OBC).<br />

Existe-t-il un accord financier entre OBC<br />

et les autorités tanzaniennes ? Connaît-on<br />

la somme que le projet à Loliondo rapportera ?<br />

La firme y opère depuis 1993. L’accord initial a été<br />

soupçonné de corruption. En 1998, la Commission<br />

présidentielle contre la corruption, dirigée par l’ancien<br />

« Personne<br />

ne sait vraiment<br />

jusqu’à quel<br />

point le<br />

gouvernement<br />

est lié à cette<br />

entreprise,<br />

car l’accord<br />

est entouré<br />

de beaucoup<br />

de secrets. »<br />

Premier ministre Joseph Sinde Warioba [chef du<br />

gouvernement entre 1985 et 1990, ndlr], avait déclaré que<br />

OBC contrôle les nominations au ministère des Ressources<br />

naturelles et du Tourisme. Leur concession de chasse a<br />

été renouvelée à plusieurs reprises, sous le contrôle direct<br />

du gouvernement central. Personne ne sait vraiment<br />

jusqu’à quel point celui-ci est lié à cette entreprise, car<br />

l’accord est entouré de beaucoup de secrets. Cependant,<br />

la contribution d’OBC au secteur de la sécurité en Tanzanie<br />

laisse penser que cet accord implique un retour substantiel<br />

en dollars. C’est pourquoi le gouvernement<br />

entend utiliser toutes ses prérogatives,<br />

y compris le recours à l’armée, pour<br />

s’assurer que les Massaïs soient relocalisés.<br />

Si l’expulsion est menée à son<br />

terme, où seront-ils relogés ?<br />

Le gouvernement allègue que les Massaïs<br />

de Ngorongoro seront relocalisés dans un<br />

village de la région de Handeni, située à plus<br />

de 600 kilomètres à l’est. Quoi qu’il en soit,<br />

cette terre n’est pas adaptée au pastoralisme,<br />

et est de toute façon insuffisante. Elle est<br />

en outre déjà occupée, avec un cadastre<br />

enregistré pour sa population actuelle,<br />

dont l’activité est principalement agricole.<br />

La zone de destination est trop petite<br />

de 500 km 2 , ce qui fera une densité de<br />

population de plus de 186 personnes par km 2 pour la<br />

seule communauté relocalisée, en plus des communautés<br />

qui y vivent déjà. Le gouvernement compte utiliser les<br />

financements du Fonds monétaire international (FMI) et<br />

de la Banque africaine de développement (BAD) destinés<br />

à la lutte contre le Covid-19 pour financer leur déplacement.<br />

DR<br />

48 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


DR - MONICAH MWANGI/REUTERS<br />

Nous avons donc là une communauté de<br />

plus de 93000 personnes, sans aucune santé<br />

fonctionnelle, au système éducatif suspendu,<br />

sans eau… Et pendant ce temps, le porte-parole<br />

du gouvernement affirmait, le 28 avril,<br />

que leur expulsion serait faite sans recourir<br />

à l’armée. Mais que si cela s’avérait nécessaire,<br />

ce serait alors l’affaire d’une journée…<br />

Comment les Massaïs sont-ils globalement<br />

perçus par la société tanzanienne ?<br />

Ils n’avaient jamais envisagé être perçus<br />

de manière différente auparavant. Certes,<br />

dans certains cas extrêmes, des hôtels avaient<br />

annoncé publiquement les refuser. Des médias<br />

locaux ont même rapporté, après un accident,<br />

les décès de « plusieurs personnes<br />

et de Massaïs ». Mais ce ne sont que<br />

quelques opinions individuelles folles.<br />

Ce qui motive en partie cette volonté<br />

d’expulsion est le fait que les autorités<br />

les considèrent comme étant une société<br />

primitive qui, de fait, ne mérite pas<br />

de résider à Ngorongoro et Loliondo,<br />

parmi les plus beaux paysages du monde.<br />

Comment réagissent les Tanzaniens<br />

à cette politique d’expulsion ?<br />

La communauté massaï a résisté<br />

pacifiquement [un policier a cependant<br />

été tué par une arme de jet le vendredi<br />

10 juin, ndlr], mais le degré de force<br />

employé par le régime est sans précédent.<br />

Les médias ne se sont pas<br />

encore vraiment remis<br />

du régime du président<br />

John Magufuli [critiqué<br />

par l’opposition pour son<br />

autoritarisme, ndlr]. Ils ne<br />

couvrent pas entièrement<br />

ce sujet, et les quelques-uns<br />

qui le font sont utilisés<br />

par les autorités comme<br />

outils de propagande.<br />

Notre tentative d’avoir<br />

« Cette terre<br />

n’est pas<br />

adaptée au<br />

pastoralisme,<br />

et est de<br />

toute façon<br />

insuffisante. »<br />

une couverture équilibrée dans les informations a échoué,<br />

au motif que le gouvernement a déclaré que la question<br />

de Ngorongoro était une question de « sécurité nationale ».<br />

En fait, certains médias nationaux participent à une<br />

campagne dégradante contre les Massaïs en tant que peuple,<br />

concernant leur identité, leur culture et leur histoire.<br />

Quelle sera la prochaine étape juridique ?<br />

En tant qu’avocat, affronterez-vous la tentative<br />

d’expulsion devant les tribunaux ?<br />

Le 10 juin dernier, des affrontements ont eu lieu entre des policiers tanzaniens<br />

et des manifestants autochtones, à Loliondo.<br />

À Nairobi, au Kenya, la communauté massaï a également<br />

protesté le 17 juin contre l’éviction de leurs compatriotes<br />

de leurs terres ancestrales.<br />

Nous avons déposé une requête pour « outrage<br />

au tribunal » auprès de la Cour de justice de l’Afrique<br />

de l’Est : la folie en cours à Loliondo constitue une<br />

violation flagrante de ses ordonnances, rendues en<br />

2018 via la requête n° 15 de 2017, où la cour ordonne<br />

au gouvernement de suspendre son plan d’expulsion<br />

dans l’attente de la détermination du renvoi n° 10 de<br />

2017. Celui-ci était prévu par un jugement le 22 juin,<br />

mais deux jours plus tôt, il a été reporté à septembre.<br />

Nous espérons donc que notre requête en « outrage » sera<br />

entendue par l’EACJ avant le jugement principal. Nous<br />

évaluons par ailleurs les chances de déposer un recours<br />

judiciaire contre l’annexion illégale du terrain contesté. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 49


CE QUE J’AI APPRIS<br />

Denise Epoté<br />

LA C<strong>AM</strong>EROUNAISE A LONGTEMPS ÉTÉ À LA TÊTE<br />

de TV5 Monde Afrique (depuis 1998). Désormais directrice<br />

marketing de la chaîne francophone sur les cinq continents,<br />

l’ex-présentatrice du journal se veut toujours journaliste et engagée.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

J’ai grandi entre le Cameroun, où je suis née, et la France, à la faveur<br />

des affectations de mon papa, qui était contrôleur des finances. Scolarisée en primaire dans l’Hexagone,<br />

j’ai poursuivi mes études secondaires et une partie des supérieures dans mon pays natal, puis au<br />

Canada. Cette vie m’a appris l’ouverture, la tolérance, l’écoute des autres, l’humilité, la patience.<br />

J’écoutais beaucoup la radio, j’étais fascinée par les voix de certaines<br />

animatrices. Comme on disait à l’époque, je voulais être dans le poste ! Mes parents souhaitaient<br />

que je devienne avocate, alors j’ai étudié le droit. Puis, à leur insu, j’ai passé le concours de l’École<br />

supérieure internationale de journalisme, à Yaoundé. Ils ont appris dans la presse que j’étais<br />

la seule femme admise à ce concours ! Ainsi, ils ont accepté que j’embrasse cette carrière.<br />

J’ai commencé à travailler à Radio Cameroun. Puis, je suis devenue la première journaliste télé,<br />

sur la chaîne Cameroon Television (CTV), lancée en 1985. Je présentais le journal de 20 h 30 en français. J’étais<br />

devenue le visage du petit écran, les téléspectateurs ainsi que mes responsables me manifestaient beaucoup<br />

d’estime et de bienveillance. Ce n’était pas la course à l’info, contrairement à aujourd’hui. On prenait le temps<br />

de raconter des histoires. Et il n’y avait pas cette concurrence entre médias. CTV était même suivie au Tchad.<br />

J’ai eu l’honneur et le privilège d’interviewer des personnalités comme Lady Di<br />

ou Helmut Kohl, le chancelier allemand de l’époque – la télévision camerounaise ayant été financée<br />

par la coopération allemande. Ce sont des souvenirs marquants. Quand on est jeune, on ne réalise pas<br />

vraiment. Avec le recul, je me rends compte que mes patrons me témoignaient une grande confiance.<br />

En 1994, j’ai rejoint la chaîne de la francophonie TV5 Monde, d’abord en tant que responsable<br />

des programmes au sein de la direction Afrique. Puis, j’ai été nommée à la tête de celle-ci pendant vingt-trois ans.<br />

Depuis janvier 2022, je supervise la distribution, le marketing et la commercialisation sur les cinq continents.<br />

TV5 Monde est diffusée dans 211 pays, dont 88 membres de la francophonie. Ma casquette de journaliste (mon<br />

émission Et si… vous me disiez toute la vérité, mes missions à l’étranger…) me permet de rester connectée à<br />

l’actualité, à la réalité, aux attentes des téléspectateurs. On construit une information avec les acteurs du terrain.<br />

Connectées, les jeunesses africaines ont soif de liberté, d’indépendance. Elles ne rêvent<br />

plus à la fonction publique, comme c’était le cas dans le passé. Aujourd’hui, les jeunes veulent entreprendre,<br />

monter une start-up. Ils fourmillent d’idées, d’énergie. Rien ne les arrête ! Cette jeunesse bouillonnante me<br />

réconforte : elle est le moteur du continent. Elle n’attend rien de personne et se prend en charge. Je suis vraiment<br />

admirative du dynamisme et de la créativité des jeunes femmes. Elles sont l’avenir du continent. Elles prennent<br />

leur vie en main et concrétisent leurs idées, dans un contexte où tout est à faire, à inventer. L’Afrique doit tout aux<br />

femmes. Il faudrait qu’elles aient le pouvoir politique pour que les choses changent… Elles finiront par l’obtenir. ■<br />

Et si… vous me disiez toute la vérité est diffusée sur TV5 Monde, et Les Têtes d’affiche de Denise Epoté est à retrouver sur RFI.<br />

50 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


CH. CARTIGE/CL2P<br />

« Les femmes<br />

sont l’avenir<br />

du continent.<br />

L’Afrique leur<br />

doit tout. »


52 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


interview<br />

Abdoulaye<br />

Konaté<br />

« JE SUIS<br />

OPTIMISTE »<br />

Il est l’un des plus grands artistes africains<br />

contemporains et l’un des plus connus<br />

à l’international. À presque 70 ans, le plasticien<br />

malien, surnommé « le maître » du tissu, est aussi<br />

fin observateur de l’être humain. propos recueillis par Luisa Nannipieri<br />

CORALIE RABADAN<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 53


INTERVIEW<br />

Avec du bazin, plié et replié<br />

pour créer des languettes<br />

colorées, il donne vie à des<br />

œuvres imposantes, entre<br />

sculptures et peintures tissées. Évocatrices et riches en effets<br />

optiques, les toiles de l’artiste malien s’inspirent tant de l’histoire<br />

et des spiritualités africaines que de l’actualité. Mélangeant<br />

symboles et références aux animaux, au cosmos, aux objets ou<br />

aux habits traditionnels, elles invitent le spectateur à se pencher<br />

sur des sujets qui agitent tant le continent que le reste<br />

du monde. Comme les guerres, les changements climatiques<br />

et sociétaux, ou encore les maladies qui affligent l’humanité. Il<br />

nous a accordé un entretien lors de l’exposition « Le Maître »,<br />

organisée par la biennale de Dakar en mai dernier pour rendre<br />

hommage à sa carrière. L’occasion de parler de son œuvre mais<br />

aussi du développement de la culture sur le continent et du<br />

regard qu’il porte sur l’actualité et le futur de l’Afrique.<br />

<strong>AM</strong> : Après avoir reçu le Grand Prix Léopold Sédar Senghor<br />

en 1996, vous êtes de retour à la biennale, cette fois-ci<br />

en qualité d’invité d’honneur. Comment avez-vous réagi<br />

quand on vous a proposé cet hommage ?<br />

Abdoulaye Konaté : Un jour, le commissaire de Dak’Art, El<br />

Hadji Malick Ndiaye, m’a dit : « En 2018, nous avons présenté<br />

les œuvres d’El Anatsui afin d’offrir un modèle aux nouvelles<br />

générations. Pour la prochaine biennale, on souhaiterait faire<br />

la même chose avec vous. » C’était un discours très clair, tout a<br />

été assez simple. On m’a proposé de venir tout d’abord sur place<br />

pour voir les espaces et choisir dans quelle partie de l’ancien<br />

palais de justice organiser l’exposition. C’est là que j’ai décidé<br />

de les installer dans les salles d’audience de la Cour suprême,<br />

et c’est seulement après que j’ai choisi quelles pièces exposer.<br />

En effet, ce sont des salles très grandes, avec de hauts<br />

plafonds. Elles sont parfaites pour accueillir vos<br />

installations, qui sont plutôt imposantes. Comment<br />

les avez-vous sélectionnées ?<br />

Nous avons choisi les pièces en suivant deux grandes lignes<br />

générales : nous voulions mettre en avant le travail esthétique,<br />

sur la couleur et la composition, mais aussi celui sur les sujets de<br />

société. Nous avons aussi dû en exclure plusieurs parce qu’elles<br />

n’étaient pas disponibles ou que l’on ne pouvait pas les transporter<br />

jusqu’à Dakar. Par exemple, il n’y a aucune œuvre de l’exposition<br />

« Les Plis de l’âme », qui s’est tenue à Casablanca en 2021.<br />

La plus ancienne date de 2016 et s’intitule Non au fanatisme<br />

religieux. Nous avons commencé à organiser cette rétrospective<br />

en prévision de la biennale de 2020, mais elle a été annulée à<br />

« Je pense qu’il<br />

faut travailler sur<br />

ce qui nous tient<br />

à cœur, sans penser<br />

à une biennale<br />

ou à une exposition<br />

particulière. »<br />

cause du Covid-19. Pendant la pandémie, j’ai ainsi eu le temps<br />

de créer de nouvelles pièces : Oiseau gris à queue jaune, Reine et<br />

Roi Ashanti ou encore La Peine de mort, que j’ai terminée cette<br />

année et qui est en résonance avec ce lieu.<br />

Vous avez travaillé sur des thèmes<br />

particuliers pendant la crise sanitaire ?<br />

Non, j’ai simplement continué à travailler. Je traite souvent<br />

des sujets différents, et je pense qu’il faut travailler sur ce qui<br />

nous tient à cœur, sans penser à une biennale ou à une exposition<br />

particulière.<br />

À propos de Dak’Art, que pensez-vous<br />

de son évolution en trente ans d’existence ?<br />

Je crois que le choix de changer souvent de commissaire<br />

permet à chacun d’amener ses idées, ce qui crée des petites<br />

évolutions à chaque nouvelle édition. Ceci dit, je pense que toute<br />

biennale, que ce soit celle de Dakar, de Bamako ou du Cap, se<br />

doit de réfléchir à long terme sur ses objectifs. Par exemple,<br />

est-ce qu’ils essaient d’imaginer ce qu’il va se passer dans vingt<br />

ou trente ans ? Dans quelle direction il faut aller ? Je crois que<br />

c’est aussi dans le but d’atteindre un objectif qu’il faut choisir<br />

un commissaire. Celui-ci peut être de promouvoir le marché de<br />

l’art, consolidant la création africaine sur la scène internationale,<br />

ou de se focaliser sur la formation des artistes. Ce sont les<br />

objectifs que les biennales du continent doivent viser. Ce sont<br />

ces routes qu’il faut tracer. Je ne m’exprime pas sur les autres<br />

manifestations internationales, mais en Afrique, il reste beaucoup<br />

de problèmes à résoudre et de choses à faire.<br />

Lors de votre passage à Dakar, vous avez justement<br />

participé aux rencontres professionnelles.<br />

Oui, nous avons présenté un panel sur le financement de la<br />

culture. En 2018, avec des professionnels et acteurs du secteur<br />

culturel du continent – de l’Algérie au Congo, en passant par la<br />

Tanzanie et le Maroc –, nous avons créé le Fonds africain pour la<br />

culture (ACF). Cette structure a pour vocation d’aider les jeunes<br />

artistes, qu’ils soient ici ou de la diaspora, en les accompagnant<br />

dans leur création et en les soutenant dans leur réflexion. Ce<br />

fonds est né grâce à des dons d’œuvres de plusieurs artistes<br />

africains, européens et latinos. Avec l’argent recueilli de leur<br />

54 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Femme du Sahel,<br />

en vente chez<br />

Sotheby’s,<br />

à Londres,<br />

en mars 2018.<br />

AL<strong>AM</strong>Y<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 55


INTERVIEW<br />

vente, nous finançons alors des projets. L’initiative a également<br />

le soutien de plusieurs fondations, comme Doen (Pays-Bas),<br />

Ford (États-Unis) ou encore la Coopération suisse.<br />

Le financement est-il toujours le nerf de la guerre ?<br />

Absolument. C’est un problème sérieux parce que les États<br />

ont très peu de budget pour la culture, et aujourd’hui, il n’y a pas<br />

de marché africain en tant que tel. On sent qu’il y a des choses<br />

qui se préparent, il y a des changements en cours, mais on n’y<br />

est pas encore. Et cette génération d’artistes qui est en train<br />

d’émerger a besoin d’être soutenue.<br />

Vous faites partie de la première génération en Afrique<br />

qui a eu accès à une formation académique dans l’art<br />

plastique. Pensez-vous que cet accès à la formation<br />

est aujourd’hui un acquis pour les artistes ?<br />

Non, nous n’avons pas encore dépassé l’étape de la formation.<br />

Celle-ci doit être continue, et il y a encore énormément<br />

de pays qui n’ont pas d’école d’art. Ni de centre de formation,<br />

d’ailleurs. Avec notre fondation, nous organisons justement des<br />

ateliers, des workshops et des conférences pour répondre à la<br />

demande. Mais il reste vraiment encore beaucoup de choses à<br />

faire sur le continent dans le domaine de la culture.<br />

Au-delà de ces engagements professionnels,<br />

vous prenez souvent le temps d’échanger avec les<br />

visiteurs lors de vos expositions, d’écouter leurs avis.<br />

C’est important pour vous le retour du public ?<br />

En effet, les gens viennent souvent me voir. C’est quelque<br />

chose qui me fait plaisir et me donne en même temps de quoi<br />

réfléchir. Quand 20 ou 30 personnes me disent qu’elles aiment<br />

une œuvre, je m’interroge sur ce qui les pousse vers cette pièce,<br />

pourquoi ça leur plaît. Ça m’a toujours<br />

intéressé. Quand je finis de travailler et<br />

que je dois choisir trois ou quatre pièces<br />

à exposer, j’appelle les personnes qui travaillent<br />

dans mon atelier, les assistants,<br />

mais aussi mes enfants, le gardien ou les<br />

personnes qui font le ménage, et je leur<br />

demande : « Qu’est-ce que vous préférez<br />

? » Je note ensuite les réponses sur un<br />

papier, et je cherche à comprendre pourquoi<br />

ils aiment une œuvre plus qu’une<br />

autre. Ce sont des personnes qui n’ont<br />

pas fait d’école d’art et qui n’arrivent pas<br />

forcément à expliquer les raisons de leurs<br />

choix. Certains me disent que c’est la couleur<br />

qui leur plaît, ou la composition. Mais<br />

quel que soit leur niveau de formation,<br />

ils ont toujours un point de vue sur mon Coucher de soleil, 2018.<br />

travail. Ils peuvent aussi avoir des réactions négatives. Peutêtre<br />

qu’ils ne me diront pas qu’ils n’aiment pas, mais il y a des<br />

silences très profonds, très significatifs. Dans tous les cas, ce<br />

que je vois, c’est que certaines œuvres suscitent des émotions,<br />

et c’est cela qui m’intéresse.<br />

« Je ne vois pas<br />

mon art comme<br />

un engagement<br />

politique. Mais<br />

mes œuvres parlent<br />

de la souffrance<br />

humaine. »<br />

Votre atelier est au Mali, où vous vivez et travaillez.<br />

Vous avez toujours observé de près l’actualité,<br />

qui est une source d’inspiration pour vos œuvres.<br />

Que pensez-vous de ce qu’il se passe aujourd’hui,<br />

dans le Sahel et le reste du monde ?<br />

J’ai beaucoup travaillé sur la situation du Sahel. J’avais déjà<br />

senti il y a une vingtaine ou une trentaine d’années qu’il allait<br />

se passer quelque chose dans la région. J’ai observé l’émergence<br />

des écoles coraniques, un peu partout sur le continent.<br />

J’ai vu des jeunes ayant étudié dans ces établissements dans<br />

des pays francophones ou anglophones, avec une certaine philosophie<br />

de vie, formés selon une autre conception de la vie,<br />

grandir à côté de jeunes évoluant en suivant une conception dite<br />

occidentale. Toutes ces personnes de la même génération vont<br />

évoluer dans le même espace, sauf qu’une partie d’entre elles<br />

est accompagnée et accède au monde du travail, à un salaire,<br />

et qu’une autre partie arrive sur le marché sans possibilité<br />

d’emploi, avec des diplômes non reconnus. Et ces deux groupes<br />

DR<br />

56 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


À la biennale de Dakar 2022,<br />

devant Reine et Roi Ashanti.<br />

LUISA NANNIPIERI<br />

ont deux conceptions politiques, philosophiques et religieuses<br />

totalement différentes. Dans ce contexte, il faut s’attendre à<br />

un conflit. Sachant également que les écoles religieuses sont<br />

soutenues de l’extérieur, pas de l’intérieur. Il y a des États qui<br />

dépensent énormément d’argent pour les financer et qui voudraient<br />

augmenter leur influence sur les pays dits pauvres ou<br />

en voie de développement, ou dans les « zones problématiques »<br />

des pays développés. Face à leur colossale capacité financière,<br />

on voit parfois l’ambiguïté des États occidentaux, qui n’ont pas<br />

la capacité de réagir devant un problème qu’ils ont laissé s’installer.<br />

Et aujourd’hui, c’est encore plus compliqué de donner<br />

des réponses, parce que le problème est devenu multiple. Nous<br />

sommes confrontés non seulement au fait de ne pas pouvoir<br />

offrir des emplois à nos jeunes, mais aussi à la question religieuse<br />

et aux problématiques liées aux équilibres géopolitiques.<br />

Même sans prendre en compte le problème de la répartition des<br />

ressources naturelles africaines entre les Russes, les Chinois et<br />

les Arabes, le continent est devenu le terrain de jeu de toutes<br />

les puissances économiques, religieuses et politiques du monde.<br />

Vous voyez une issue à cette situation ?<br />

Forcément. Je suis optimiste ! Cela prend du temps : il y a<br />

eu la Première Guerre mondiale, puis la Seconde, et des pays<br />

qui étaient diamétralement opposés, qui se détruisaient, sont<br />

aujourd’hui amis. Cela a été compliqué, ça l’est encore parfois,<br />

mais c’est quand même arrivé. Malgré les difficultés et l’opposition<br />

de certaines personnes, on est obligés de croire en la capacité<br />

de l’être humain à trouver des solutions. Et pour l’Afrique,<br />

c’est la même chose. Ce n’est pas pour tout de suite, mais on ne<br />

peut pas continuer à vivre éternellement dans la misère, sous<br />

l’influence des autres. Aujourd’hui, le continent a des possibilités<br />

financières, des possibilités sur le plan des ressources, de la jeunesse.<br />

Il y a énormément d’opportunités ! Mais on est tellement<br />

divisés, tellement sous influence, tellement sous-développés<br />

sur le plan technologique… Dans des dizaines de pays, il n’y<br />

a même pas d’industries ! Tout le monde – les politiques, les<br />

religieux ou les économistes – doit s’attacher à ces sujets. Et ce<br />

n’est pas seulement pour le futur de l’Afrique. Le monde entier<br />

a intérêt à ce qu’elle soit stable. Que l’Asie et l’Amérique latine<br />

soient stables d’ailleurs.<br />

Vous avez une vision du monde bien précise,<br />

et vous avez confiance dans l’humanité, pourtant<br />

vous n’aimez pas être défini comme un artiste engagé.<br />

C’est vrai, c’est une définition que je n’aime pas. Mes analyses<br />

sont souvent différentes de ma production. Je ne vois pas<br />

mon art comme un engagement politique. Je traite des thèmes<br />

de société parce que mes œuvres parlent de la souffrance<br />

humaine. Qu’elle se trouve en Afrique, en Europe ou ailleurs.<br />

Parce que l’âme est la même, quel que soit le continent. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 57


58 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022<br />

BRUNO LEVY/DIVERGENCE_IMAGES


encontre<br />

Habib Selmi<br />

« L’être<br />

humain<br />

amoureuse entre deux<br />

En plongeant<br />

est un<br />

de son héros, il y dépeint<br />

avec finesse la puissance<br />

du désir, l’acculturation,<br />

le lien aux racines.<br />

continent »<br />

Dans son nouvel ouvrage,<br />

La Voisine du cinquième,<br />

l’écrivain tunisien<br />

raconte une passion<br />

êtres que tout oppose,<br />

en apparence.<br />

dans la conscience<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

C’est dans un immeuble parisien, du même type<br />

que celui où se noue l’intrigue de son roman La<br />

Voisine du cinquième, que se fait l’entretien. Né à<br />

Kairouan en 1951, installé en France depuis bientôt<br />

quarante ans, Habib Selmi nous reçoit chez<br />

lui. Dans les bibliothèques de son salon trônent<br />

des œuvres de Duras, Mishima, Halimi, Kundera…, ainsi que<br />

de beaux livres d’art. L’une de ses toiles – l’écrivain peignait à<br />

ses heures perdues – orne même l’un des murs, aux côtés de<br />

celles de son fils peintre. Près de son bureau, des livres et des<br />

dictionnaires arabes, outils précieux du romancier qui écrit dans<br />

cette langue. Autour d’un thé fumant, tandis que le tonnerre<br />

retentit dans le ciel de la capitale, Habib Selmi évoque l’orage<br />

intérieur qui gagne le héros de son dernier ouvrage. Kamal,<br />

60 ans, professeur d’université, marié à une Française, voit sa<br />

vie bouleversée par sa rencontre avec sa voisine Zohra. D’origine<br />

tunisienne comme lui, également en couple, elle appartient<br />

à une couche sociale plus modeste. Entre eux se tisse un lien<br />

où chaque geste, chaque mot peut faire basculer l’histoire à<br />

tout moment. Derrière ce titre évoquant un vaudeville ou une<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 59


RENCONTRE<br />

passion adultère, La Voisine du cinquième raconte avec subtilité<br />

la force du désir, de l’amour, l’acculturation, le lien aux origines,<br />

le racisme… En plongeant dans la psyché de son personnage,<br />

il ausculte ses affects, ses questionnements intimes. Avec une<br />

trame très ténue, il démasque la complexité sous l’apparente<br />

banalité des choses, dévoile le sens profond derrière les petits<br />

riens du quotidien. Habib Selmi a signé une dizaine de romans,<br />

parmi lesquels Les Amoureux de Bayya (2003), Souriez, vous êtes<br />

en Tunisie ! (2013) ou encore La Nuit de noces de Si Béchir (2019),<br />

salués par la critique.<br />

<strong>AM</strong> : Comment avez-vous imaginé la rencontre<br />

entre Kamal, professeur d’université, et Zohra,<br />

femme de ménage, tous deux mariés,<br />

d’origine tunisienne, et habitant<br />

le même immeuble parisien ?<br />

Habib Selmi : Cette rencontre entre deux<br />

êtres de classes sociales différentes m’intéressait.<br />

Je l’ai voulue exceptionnelle.<br />

Analphabète, issue d’un milieu très<br />

modeste, Zohra est femme de ménage,<br />

mariée à un homme un peu étrange,<br />

Mansour, avec qui elle a un fils handicapé.<br />

Professeur de mathématiques,<br />

marié à une Française, Kamal est bien<br />

intégré, il a adhéré aux valeurs de la<br />

société française, à sa culture. Au début,<br />

il tient une attitude un peu méprisante,<br />

arrogante à l’égard de Zohra. Je critique<br />

ici ces personnes qui, sous prétexte qu’ils<br />

ont réussi, regardent les autres immigrés<br />

avec mépris. Je ne l’ai pas inventé ni exagéré,<br />

l’écriture vient de la vie, je me suis<br />

inspiré de plusieurs exemples. Pourtant,<br />

petit à petit, Kamel découvre en Zohra<br />

une femme exceptionnelle, intelligente,<br />

riche de ses multiples expériences. Il<br />

commence avec elle un jeu de séduction<br />

et tombe peu à peu amoureux. L’histoire<br />

d’amour entre deux personnes de classe<br />

et d’âge différents est le piment qui fait<br />

avancer le roman. Mais le cœur du livre est la manière<br />

dont Zohra bouleverse sa vie, son regard sur lui-même<br />

et sur l’existence. Lui qui pensait avoir tout réussi commence<br />

à se poser des questions, et peut-être à changer.<br />

C’est une rencontre déterminante sur le cours de sa<br />

vie. Évidemment, le roman a plusieurs facettes, il peut<br />

se lire à travers divers angles. J’aborde aussi la question<br />

brûlante de l’immigration, de l’acculturation, et<br />

l’adultère, la relation de couple… Kamal se demande<br />

ainsi s’il est possible d’aimer deux femmes à la fois. Un<br />

roman, c’est tout un monde.<br />

Bibliographie<br />

sélective<br />

◗ La Voisine<br />

du cinquième,<br />

Actes Sud, 2021.<br />

◗ La Nuit de noces<br />

de Si Béchir, Actes<br />

Sud, 2019.<br />

◗ Souriez, vous<br />

êtes en Tunisie !,<br />

Actes Sud, 2013.<br />

◗ Les Amoureux<br />

de Bayya, Actes Sud,<br />

2003.<br />

Vous regrettez qu’on réduise souvent<br />

un roman à son intrigue ? Avec cette question<br />

récurrente : de quoi parle-t-il ?<br />

Oui, un roman ne se limite pas à une histoire, il va au-delà.<br />

Plusieurs thèmes se greffent à l’intrigue. Un roman n’est pas un<br />

conte – lequel livre une morale à la fin –, mais une réflexion<br />

sur la vie. C’est très présent dans la tradition littéraire des écrivains<br />

d’Europe de l’Est. Le sujet est presque un prétexte. Certes,<br />

l’histoire doit être bien ficelée, avec des personnages construits,<br />

des rebondissements, des évolutions, car il faut susciter un<br />

plaisir de lecture. Mais l’ensemble reste lié à l’être humain, à<br />

l’existence. Moi, j’écris à partir des petits riens, des choses très<br />

ténues, simples. Mais en les accumulant, j’arrive à provoquer un<br />

sens profond, plus grand. Je fais partie des auteurs qui<br />

créent quelque chose d’important<br />

à partir de la banalité.<br />

Celle-ci n’existe pas, en<br />

réalité. Dès que le regard<br />

de l’artiste ou de l’écrivain<br />

se pose sur une chose, elle<br />

cesse d’être banale. Sinon,<br />

ce n’est pas un écrivain. Il<br />

s’agit de regarder les choses<br />

par des angles différents. Des<br />

romans d’amour existent par<br />

milliers, mais chaque auteur<br />

le décrit à sa façon, selon sa<br />

culture, son vécu.<br />

Écrire à partir d’une<br />

intrigue très ténue et déceler<br />

la complexité, voire l’étrangeté,<br />

sous l’apparente banalité<br />

des choses, du quotidien,<br />

cela fait-il partie de votre ADN ?<br />

Oui, j’ai toujours affectionné ce<br />

genre d’écriture, plus difficile. Je n’essaie<br />

pas de fasciner le lecteur avec des<br />

événements extraordinaires. En tant<br />

que lecteur, j’aime ce type de romans<br />

– ceux de Marguerite Duras, Peter<br />

Handke, Annie Ernaux. Le chemin<br />

est très difficile, semé d’embûches, car on peut<br />

facilement tomber dans la banalité. Créer des personnages<br />

singuliers demande beaucoup de travail<br />

et de réflexion. Ça a l’air simple, mais j’écris très<br />

lentement, je réfléchis beaucoup. C’est un défi, et<br />

j’adore les défis ! Parfois, on échoue. Mais quand<br />

le roman est réussi, cela représente pour moi un<br />

magnifique accomplissement.<br />

Que représente Zohra pour Kamal ?<br />

Une reconnexion avec ses racines<br />

tunisiennes dont il s’est éloigné ?<br />

DR (4)<br />

60 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


En effet, Zohra lui rappelle son passé, son pays qu’il a un<br />

peu oublié. Mais il renoue surtout avec la spontanéité de l’être<br />

humain, grâce à la sagesse de cette femme, son intelligence.<br />

Zohra n’a jamais été à l’école, elle a beaucoup travaillé comme<br />

bonne en Tunisie, puis a émigré à Marseille, et ensuite à Paris.<br />

Elle a connu beaucoup d’hommes, elle a été déçue, sa vie est<br />

très riche. Elle secoue la tranquillité de ce professeur universitaire,<br />

installé dans son couple. Et elle lui apprend beaucoup,<br />

sans en être consciente. Lui aussi lui apprend des choses, notamment<br />

la langue arabe. Il lui donne des leçons, et elle l’interroge<br />

notamment sur l’alphabet, les formes des lettres, suscitant des<br />

réflexions auxquelles il n’avait jamais songé ! Même sa langue,<br />

il la voit différemment, grâce à cette femme.<br />

Qu’avez-vous en commun avec ces deux personnages ?<br />

Je me sens plus proche de Zohra que de Kamal. Comme<br />

elle, j’ai un parcours d’immigration, d’origine tunisienne, je suis<br />

né dans la campagne, où la vie est assez rude. J’appartiens à<br />

ce milieu-là. Certes, je suis un professeur d’arabe, marié à une<br />

Française, comme Kamal. Il est instruit mais pas très cultivé,<br />

il a découvert la littérature grâce à sa femme. Car en Tunisie,<br />

dès le lycée, les étudiants en sciences et en maths ne lisent<br />

plus de littérature. Ils estiment que c’est une perte de temps, et<br />

deviennent ainsi de grands ingénieurs mais sont incultes. En<br />

France, au contraire, on trouve de la littérature et de l’art même<br />

au sein des études scientifiques. Je parle en connaissance de<br />

cause : j’ai enseigné la langue arabe pendant des années dans<br />

les lycées français.<br />

Pourquoi ce choix de plonger dans la psyché<br />

de votre héros, d’observer le moindre mouvement<br />

d’âme, de sentiment ?<br />

Je préfère le roman de l’intériorité. Peut-être en réaction au<br />

roman arabe, lequel est très social en général. L’être humain est<br />

un continent. Il faut savoir y rentrer. Par exemple, les événements<br />

de la révolution tunisienne ne m’intéressent pas en tant<br />

que tels. Je m’attache plutôt à saisir comment ils se reflètent<br />

dans la vie des gens, affectant leurs pensées, leurs ressentis,<br />

leur comportement… Je cherche les changements sociaux à travers<br />

l’intime. Je creuse dans les personnages, en captant leurs<br />

contradictions, j’adore ça. C’est ainsi que le roman avance. Les<br />

ambivalences constituent la richesse d’un être humain.<br />

Vous pointez le racisme existant en France : une voisine<br />

estime que Kamal devrait comprendre le mari de Zohra,<br />

sous prétexte qu’ils sont tunisiens tous les deux.<br />

L’épouse de votre héros lui lance même un jour :<br />

« Vous, les Arabes, vous aimez les cancans. »<br />

Oui, même sa femme qui l’aime tient des propos racistes<br />

sans s’en rendre compte ! Ce racisme s’exprime souvent à travers<br />

de petites choses, de petites remarques. Tous les Tunisiens se<br />

ressembleraient forcément. Quand je suis venu en France, à<br />

Paris, je ne connaissais pas la banlieue, les problèmes d’immigration.<br />

Les immigrés, je les voyais l’été en Tunisie conduire de<br />

belles voitures, porter de beaux vêtements. Ils semblaient avoir<br />

« Je cherche<br />

les changements<br />

sociaux à<br />

travers l’intime.<br />

Je capte les<br />

contradictions<br />

des personnages.<br />

C’est ainsi que<br />

le roman avance. »<br />

de la chance par rapport aux autres restés au pays. Parmi mes<br />

collègues parisiens, beaucoup s’étonnaient qu’en tant qu’Arabe,<br />

je ne connaissais pas Saint-Denis ! Un certain discours s’est installé<br />

de manière tellement forte dans les esprits, il s’est enraciné<br />

dans la société. Et les individus s’y réfèrent, inconsciemment.<br />

Vous montrez également la puissance du désir<br />

comme rempart à l’angoisse de la mort…<br />

C’est Éros, la vie, contre Thanatos, personnifiant la mort.<br />

L’amour, le sexe, le désir remettent directement au cœur de la<br />

vie. C’est la preuve que l’on est vivants. Le danger commence<br />

quand on arrête d’aimer et de désirer. Le sentiment amoureux<br />

survient à tout âge de la vie. C’est le propre de l’homme. L’amour<br />

prend une autre forme, certainement. Quand on est jeune, le<br />

grand amour provoque des étincelles. Ce sont des instants furtifs,<br />

et c’est tant mieux, sans quoi cela deviendrait banal. C’est<br />

comme une symphonie, il y a des mouvements, des moments<br />

où le plaisir atteint des sommets et ne peut aller plus haut, il<br />

redescend. Heureusement, sinon ce serait infernal !<br />

En quoi cette condition d’immigré, situé entre<br />

deux pays, deux cultures – ni tout à fait d’ici,<br />

plus tout à fait de là-bas –, est-elle une richesse ?<br />

Est-ce aussi un tiraillement ?<br />

C’est à la fois une richesse et un tiraillement. J’aime les situations<br />

complexes. Chaque expérience humaine est source d’apprentissage.<br />

Être entre deux cultures, en souffrir même parfois,<br />

est enrichissant. Pourquoi appartenir à une seule culture serait<br />

plus intéressant ? Et pourquoi ce serait mieux de bien « gérer »<br />

cette double appartenance, plutôt que d’être tiraillé ? Je dirais<br />

même que plus on est tiraillé, mieux c’est ! Car cela oblige à se<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 61


RENCONTRE<br />

poser des questions. Et c’est ainsi qu’on avance, en se remettant<br />

en cause. Il n’y a rien de plus mauvais pour un écrivain que le<br />

confort, la tranquillité, le « succès »! Ça rend bête, à la longue. Il<br />

faut toujours être en éveil, excité par quelque chose. Je suis entre<br />

deux cultures, deux langues, deux vies. Je suis né en Tunisie<br />

dans la campagne, nous n’avions pas d’électricité, pas d’eau courante.<br />

Des décennies après, quand je pose ma tête sur l’oreiller<br />

pour m’endormir, je repense à l’enfant que j’étais, gambadant<br />

dans les rues. J’ai l’impression d’être une autre personne, d’avoir<br />

vécu deux vies. L’être humain est capable de s’adapter à tout. Je<br />

n’ai pas peur des contradictions, des antagonismes, des tiraillements.<br />

Surtout, en tant qu’écrivain, c’est du pain béni.<br />

Quels souvenirs gardez-vous de cette enfance,<br />

dans votre village au centre de la Tunisie,<br />

dans la région de Kairouan ?<br />

C’était une enfance dure, comme la vie de paysans peut<br />

l’être, mais heureuse. On n’avait pas de jouets, mais on les fabriquait,<br />

avec des boîtes de conserve, des branches… Notre maison<br />

n’était pas non plus équipée en chauffage, mais on s’était adaptés.<br />

On vivait bien, en pleine nature ; j’ai connu le bio avant la<br />

lettre ! Mon père était cultivateur, il possédait des champs, des<br />

troupeaux de moutons… On mangeait des lapins et des poulets.<br />

J’ai découvert les sardines pour la première fois quand je suis<br />

allé sur la côte ! Mon goût pour la lecture est né au collège, à la<br />

bibliothèque, dans une bourgade voisine.<br />

En quoi avoir grandi sous la présidence<br />

d’Habib Bourguiba, qui a œuvré pour le progrès<br />

social, vous a-t-il forgé ?<br />

Né en 1951, j’ai eu la chance de commencer ma scolarisation<br />

à peu près l’année où la Tunisie est devenue indépendante [en<br />

1956, ndlr]. J’appartiens à la première génération formée après<br />

l’indépendance. Je n’ai pas souffert de la colonisation. Bourguiba<br />

misait beaucoup sur l’enseignement et a doté de moyens<br />

importants le ministère de l’Éducation nationale. C’était un<br />

homme progressiste. Je suis le produit du régime de Bourguiba<br />

à 100 % ! Il a promu la notion de citoyen, il était fasciné par l’Occident.<br />

Il voulait faire de la Tunisie un pays comme la France,<br />

où il avait vécu. Lui-même était marié à une Française. Il a<br />

fait voter de nombreuses lois concernant les droits des femmes :<br />

interdiction de la polygamie, légalisation de l’avortement… Il<br />

a ainsi fait beaucoup de bien à la Tunisie, même s’il a fini sa<br />

carrière, hélas, en dictateur – disons un « dictateur éclairé ». Le<br />

problème, c’est que la société ne suit pas. Si les gens n’adhèrent<br />

pas à ses idées, cela reste une loi, une parure en quelque sorte.<br />

Toutefois, sa politique a changé une bonne partie de la société,<br />

qui lutte toujours aujourd’hui contre l’intégrisme, l’islamisme.<br />

Ce socle créé par Bourguiba, et dont je fais partie, est toujours<br />

présent. Mais toutes ses valeurs ne se sont pas propagées comme<br />

il le voulait. Il y a même eu une régression, à un certain moment.<br />

Après la révolution en 2011, les islamistes ont tenté de gouverner.<br />

Ils n’ont pas réussi, grâce à ces gens qui défendent jusqu’à<br />

maintenant ces acquis.<br />

« J’appartiens<br />

à la première<br />

génération<br />

formée après<br />

l’indépendance.<br />

Je suis le produit<br />

du régime<br />

de Bourguiba<br />

à 100 % ! »<br />

Quels sont les acquis de la révolution ?<br />

La liberté. Une nouvelle constitution a été écrite, avec<br />

notamment un article fondateur sur la liberté de conscience, la<br />

presse est libre, des législations ont acté le partage du pouvoir<br />

entre le président et le Parlement… En théorie, c’est bien. Mais<br />

les islamistes se sont approprié la révolution, aussi grâce au<br />

peuple qui les a menés au pouvoir. Leur parti arrive presque<br />

toujours en tête lors des élections. C’est un problème de société,<br />

pas uniquement une question de classe politique. Plus de dix<br />

ans après la révolution, il y a un blocage. On fait face à des<br />

problèmes socio-économiques. La vie des habitants s’est détériorée.<br />

On a une belle constitution, mais on n’est pas parvenus<br />

à supprimer le chômage. La Tunisie traverse une crise économique<br />

profonde. De plus, elle a été très touchée par le Covid-19,<br />

beaucoup de sociétés européennes ayant quitté le pays. Parmi<br />

les secteurs clés de l’économie, le tourisme reprend son activité,<br />

mais a été mis à mal pendant longtemps. L’exportation des<br />

phosphates a également été à l’arrêt pendant un moment. Le<br />

nouveau président Kaïs Saïed a gelé le Parlement, on entre dans<br />

une nouvelle phase, et je ne sais pas où elle va nous mener…<br />

Vous retournez régulièrement dans votre pays natal ?<br />

Bien sûr. Je monte dans les taxis, dans les bus pour parler<br />

aux gens et les écouter. Un écrivain doit être présent et être à<br />

l’écoute de ce qu’il se passe dans la société. On apprend toujours<br />

des autres. L’un de mes précédents romans, Souriez, vous êtes en<br />

Tunisie, a été écrit avant la révolution. Il est considéré comme<br />

prémonitoire. Mais je ne suis ni prophète ni devin, j’ai juste<br />

restitué ce que j’avais observé. À mes yeux, les femmes ont une<br />

intelligence de la vie supérieure à celles des hommes. Et ce,<br />

62 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


L’écrivain estime<br />

que le premier président<br />

de la République<br />

tunisienne a fait voter<br />

de nombreuses lois<br />

concernant les droits<br />

des femmes. Ici,<br />

entouré de deux scoutes.<br />

AL<strong>AM</strong>Y<br />

dans toutes les sociétés. Elles sont fines dans leur manière de<br />

la gérer, de la comprendre… Je les admire. Comme elles sont<br />

depuis toujours agressées, elles ont développé des mécanismes<br />

de défense. Elles ont réfléchi sur elles-mêmes et sur le monde.<br />

Dominants, les hommes ne sont pas menacés, ils restent dans<br />

leur tranquillité, sans être poussés à réfléchir. Mais quand tu<br />

es dominée, tu souffres, donc tu penses, tu crées des choses,<br />

ouvres des directions…<br />

Dans votre précédent roman, La Nuit de noces<br />

de Sidi Béchir, publié en 2019, vous dénoncez<br />

d’ailleurs le carcan de la virginité…<br />

Le problème, ce n’est pas la virginité en elle-même, mais ce<br />

que l’on greffe autour de cette notion. Et qui a des conséquences<br />

sur toute la vie des femmes. L’honneur de la famille repose sur<br />

leur honneur, leur corps, leur virginité. C’est catastrophique.<br />

Et cela crée des concepts de l’amour qui sont dangereux, faux,<br />

malsains, et qui déforment la relation. Un<br />

Tunisien lambda ne peut pas se marier<br />

avec une femme qui n’est pas vierge,<br />

encore maintenant. Or, les femmes<br />

vivent leur vie, et elles ont raison. Tout<br />

le monde le sait, mais il faut sauver les<br />

apparences. Je dénonce cette hypocrisie.<br />

Cela oblige ces dernières à mentir sur<br />

leur passé, que les hommes nient. Ils se<br />

mentent à eux-mêmes. Comme le sujet est<br />

grave, j’ai imaginé de traiter cette histoire<br />

avec humour.<br />

Vous écrivez en arabe.<br />

Pour paraphraser le philosophe<br />

roumain Emil Cioran, vous habitez<br />

une langue plus qu’un pays ?<br />

Oui. Quand il s’agit d’écriture, une<br />

langue n’est pas uniquement un moyen<br />

d’expression. La langue, c’est la pensée.<br />

Changer de langue bouleverse notre perception<br />

du monde. Les mots ne sont pas<br />

neutres, ils charrient toute une tradition.<br />

Si un jour j’écris un roman en français,<br />

celui-ci n’aura pas la même saveur. J’entrerais<br />

alors dans une atmosphère conceptuelle, linguistique, philosophique<br />

différente, imposée par la langue. Cela changera ma<br />

stratégie d’écriture, je ne serai plus le même auteur. On n’écrit<br />

pas seulement avec sa conscience, mais avec son subconscient,<br />

son passé, ses rêves, son corps… Après des décennies vécues en<br />

France, je rêve toujours en arabe. J’ai étudié pendant six ans la<br />

littérature arabe à la faculté en Tunisie, pour ensuite l’enseigner.<br />

En France, j’ai été journaliste dans un média arabe, puis j’ai<br />

enseigné la langue dans des lycées, des classes préparatoires.<br />

Toute ma vie respire cette langue. C’est l’arabe littéral, plus<br />

que littéraire. C’est une langue très moderne, très proche du<br />

dialectal, simple. Ce n’est pas l’arabe coranique, comme disent<br />

certains. Aérée, elle a beaucoup évolué avec la société, elle colle<br />

à la réalité, elle a cassé de nombreux tabous, elle s’est « profanisée<br />

», distinguée du religieux, auquel elle fut liée pendant<br />

très longtemps. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 63


entretien<br />

Mahi Binebine<br />

« LA CULTURE<br />

EST UN ASCENSEUR<br />

EXCEPTIONNEL »<br />

L’auteur et plasticien<br />

marocain signe Mon<br />

frère fantôme, un roman<br />

sur les conflits intérieurs<br />

d’un jeune héros. Il raconte<br />

le destin de laissés-pourcompte<br />

dans la médina<br />

de Marrakech. Entre<br />

« double je » et double<br />

jeu, son talent de conteur<br />

révèle la complexité<br />

de la psyché humaine.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

«Je est un autre », écrivait le poète Arthur<br />

Rimbaud. Dans son nouveau roman,<br />

Mon frère fantôme, l’écrivain, peintre<br />

et sculpteur marocain Mahi Binebine<br />

explore ce thème de la dualité, de la<br />

complexité de l’être. Il plante l’intrigue<br />

de ce conte initiatique dans la médina<br />

de Marrakech, au sein du quartier<br />

populaire de son enfance. Son jeune<br />

héros, Kamal, bataille en permanence contre les deux entités<br />

qui cohabitent en lui, tels des frères siamois aux élans contraires :<br />

l’un est attiré par l’ordre, le calme, la discipline, l’autre est happé<br />

par les vicissitudes de la rue, l’anarchie, fasciné par son frère<br />

aîné Omar en proie à des accès de violence. Tout en essayant<br />

de réconcilier ses deux parts de lui-même, il fera l’apprentissage<br />

de l’amour, du travail, des drames familiaux, de la lutte quotidienne<br />

des laissés-pour-compte. Ce motif du dédoublement,<br />

d’une psyché kaléidoscopique, est aussi présent dans les œuvres<br />

plastiques de l’artiste. Exposées dans le monde entier, certaines<br />

font partie de la collection permanente du musée Guggenheim, à<br />

New York. Créateur prolifique, Mahi Binebine est également très<br />

engagé dans l’éducation et l’accès à la culture des jeunes. Avec le<br />

cinéaste Nabil Ayouch, il a fondé les centres culturels Les Étoiles,<br />

destinés aux enfants défavorisés du royaume chérifien : ils dispensent<br />

cours de musique, de danse, d’informatique, de langues,<br />

d’arts plastiques, etc. Après Casablanca, Fès, Agadir, Tanger et<br />

Marrakech, le prochain centre devrait voir le jour à Essaouira.<br />

64 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


K<strong>AM</strong>AL AIT<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 65


ENTRETIEN<br />

<strong>AM</strong> : Votre nouveau roman est-il<br />

inspiré d’une histoire vraie ?<br />

Mahi Binebine : Oui. Mon personnage principal, Kamal, est<br />

très proche de mon cousin : guide touristique à Marrakech, ce<br />

dernier faisait visiter la ville aux Allemands, car il était alors<br />

le seul à parler leur langue. Puis, il les emmenait dans le souk,<br />

où il gagnait un argent fou à leur vendre des objets souvenirs<br />

affublés de légendes. À midi, à la fin de sa journée de travail,<br />

il s’installait dans un café et buvait des bières jusqu’à minuit.<br />

Complètement ivre, il enfourchait tout de même sa mobylette et<br />

rentrait chez sa mère. Par miracle, il n’a jamais eu d’accidents.<br />

Mais un jour, il a commencé à avoir des crises de delirium, des<br />

hallucinations, assailli de visions effrayantes – des monstres,<br />

etc. Il s’est mis à parler avec lui-même. Ce fut ainsi jusqu’à la<br />

fin de sa vie, à 33 ans, l’âge du Christ. Tout ce que je raconte<br />

dans ce roman est vrai.<br />

Le thème de la dualité, des conflits intérieurs,<br />

du dédoublement est également présent<br />

dans vos œuvres plastiques…<br />

Mes travaux littéraires et plastiques forment un tout. Je<br />

passe ma vie à négocier avec moi-même. Au Maroc, on a une<br />

jolie expression : une tête me dit d’aller à gauche, une tête me<br />

dit d’aller à droite ! Comme si l’on était bicéphale. Mon roman<br />

renvoie chacun à sa dualité intérieure. Ça m’a fait du bien de<br />

l’écrire, et il sera bénéfique aussi aux lecteurs, je pense. J’ai<br />

laissé les deux parties de moi expliquer leurs conflits, leurs<br />

réconciliations. Et j’y décris les deux facettes de Marrakech :<br />

d’un côté, il y a l’école La Goutte de Lait, tenue par des sœurs<br />

religieuses, univers un peu riche, calme, silencieux, organisé.<br />

De l’autre, c’est le chaos de la médina. Quand j’étais enfant,<br />

j’allais moi aussi à l’école des sœurs : on m’y apprenait à<br />

parler doucement, à être ordonné, à me coiffer la raie<br />

au milieu, à être propre, etc. Et dès que je débarquais<br />

dans la médina, j’enlevais mes chaussures, je jouais<br />

au foot dans la poussière, dans un brouhaha, en riant<br />

aux éclats…<br />

Entre votre tendance chaotique<br />

et celle ordonnée, laquelle l’emporte ?<br />

J’aime les deux. Dans mon atelier, j’écoute Maria<br />

Callas à fond. Je suis dans une forme de transe pendant<br />

mes 7 heures de travail. Et juste après, j’écoute<br />

nos chansons populaires, chaotiques, où l’on tape avec<br />

les pieds ! Elles me font vibrer avec la même intensité<br />

que la Callas [rires] ! Mais en y réfléchissant, je préfère<br />

peut-être un peu plus le chaos quand même…<br />

Théâtre de votre intrigue, la place Jemaa el-Fna<br />

présente aussi deux visages antagonistes…<br />

Enfant, chaque matin, je traversais cette<br />

place pour me rendre à l’école. J’adorais, je<br />

prenais mon petit-déjeuner quand on<br />

avait des sous. Et surtout, je m’arrêtais<br />

toujours pour écouter le conteur.<br />

Je suis devenu écrivain à partir de ce moment. J’avais envie plus<br />

tard de raconter des histoires, que j’ai d’abord englouties. J’arrivais<br />

toujours en retard à l’école ! Mais le soir, surtout en hiver où<br />

il fait nuit très tôt, je retraversais la place avec la peur au ventre.<br />

C’était un autre tableau : des silhouettes d’hommes avec des<br />

capuches sur la tête, de la fumée, des singes qui se tortillent, des<br />

serpents qui se faufilent… Jemaa el-Fna devenait une ogresse<br />

menaçant de nous avaler, comme je l’écris dans le roman.<br />

Le conte, le rôle de l’imaginaire,<br />

traversent Mon frère fantôme…<br />

Marrakech est une ville de conte, de fable, avec une tradition<br />

orale très ancrée. Il me suffit de m’asseoir dans un café<br />

pour que l’on m’offre des histoires. Quand je les écris pour les<br />

transformer en roman, on me dit à Paris : “Vous avez beaucoup<br />

d’imagination !” Alors qu’il suffit que je m’installe au café à Marrakech<br />

[rires] ! Un jour, un cafetier me dit : “Tu vois la femme sur<br />

la place qui mendie, un bébé dans les bras ? Ça fait quinze ans<br />

qu’elle fait la manche avec le même nourrisson ! Chaque matin,<br />

elle loue un bébé, car c’est bon pour le business.” Cette histoire<br />

m’a inspiré un roman, Le Seigneur vous le rendra, où la femme,<br />

au lieu de louer le bébé, l’empêche de grandir, en l’emmaillotant.<br />

Un autre jour, un type me raconte qu’il était dans la capitale<br />

mondiale du haschich, Ketama. Et que tout le monde était<br />

stone pendant les jours de floraison, car le pollen du cannabis<br />

flottait partout dans l’air ! J’ai alors écrit Pollens, où chacun est<br />

shooté du matin au soir, même les moutons, les oiseaux, lesquels<br />

chantent à des heures impossibles ! Ces histoires que l’on me<br />

raconte sont des cadeaux. Raison pour laquelle je suis<br />

heureux d’habiter Marrakech.<br />

Ancrer votre intrigue dans<br />

le quartier populaire de la médina,<br />

c’est nécessaire pour vous ?<br />

Je viens de là. Ma mère était secrétaire,<br />

elle avait sept gosses. Mon père s’est barré<br />

quand j’avais 3 ans. On n’avait pas de quoi<br />

bouffer. Ce monde que je raconte, je l’ai<br />

vu, vécu. Ces « petites gens », comme<br />

on les appelle, sous prétexte qu’ils sont<br />

pauvres, c’est moi. Ce sont des personnes<br />

formidables, d’une richesse exceptionnelle.<br />

Tous mes romans commencent<br />

dans cette rue de mon enfance. Au bout<br />

du compte, je crois qu’on écrit le même<br />

livre [rires] ! Les histoires changent, mais<br />

le substrat reste le même.<br />

Vos personnages féminins traversent<br />

des épreuves difficiles, mais gardent<br />

malgré tout la tête haute…<br />

L’écrivain<br />

est également<br />

un sculpteur reconnu.<br />

Ici, Le Mendiant.<br />

DR<br />

66 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


DR<br />

Elles tiennent le coup, malgré tout. Contrairement à ce que<br />

l’on croit, ce sont les femmes qui dirigent. La mère a vécu des<br />

drames mais elle tient la barque, elle s’est battue pour envoyer<br />

ses enfants dans la meilleure école, elle a essayé de les protéger.<br />

Ce sont des femmes battantes, des mères courage.<br />

Évoquant le parcours de Mounia, une jeune<br />

adolescente livrée à elle-même et à la violence<br />

de la rue, vous écrivez : « De telles histoires sont<br />

légion chez nous. Elles n’émeuvent plus personne. »<br />

C’est la triste vérité. Les gens ne voient plus ces gamins des<br />

rues. Avec nos cinq centres culturels dédiés aux enfants défavorisés,<br />

j’écoute les histoires des gamins des bidonvilles. Elles me<br />

bouleversent. Elles sont tragiques. Mais les gens vivent à côté<br />

de cette réalité, ça ne leur fait plus mal. Imaginez un instant si<br />

c’était vos enfants qui se retrouvaient dans la rue… À travers<br />

mes récits, j’essaie d’inciter les lecteurs à regarder les autres.<br />

Indignez-vous !<br />

Vous écrivez que tout artiste est présomptueux,<br />

imbu de sa personne. C’est votre vision ?<br />

Les artistes ont un ego démesuré. Ça m’amuse beaucoup !<br />

Parfois, j’aimerais leur dire : “Redescendez un peu sur terre !”<br />

Mais je m’inclus aussi dedans… Quand tu es un créateur, tu te<br />

sens comme le bon Dieu, d’une certaine manière. Donc parfois, je<br />

me dis à moi-même : “Arrête tes<br />

bêtises !” Car l’art, c’est du jeu.<br />

C’était important d’avoir<br />

un personnage très<br />

dominateur, machiste<br />

et violent comme Omar ?<br />

J’avais envie de choquer<br />

un peu, je voulais raconter ce<br />

machisme présent chez nous.<br />

Voilà où ça conduit : à la mort.<br />

Omar veut contrôler sa mère, sa<br />

sœur, il ne veut pas que celle-ci<br />

se maquille… Il faut arrêter<br />

avec ça. Pourtant, il n’est pas si<br />

monstrueux, c’est un gamin qui<br />

a grandi dans la crasse, il s’est<br />

débrouillé… Mais il est devenu<br />

un caïd à cause des violences<br />

de la rue.<br />

Vous évoquez aussi l’idée<br />

Mon frère fantôme est paru<br />

à la fois en France, aux<br />

éditions Stock, et au Maroc,<br />

aux éditions Le Fennec.<br />

du destin. Est-ce que tout est déjà écrit ou disposons-nous<br />

d’un libre arbitre, d’une marge de manœuvre ?<br />

Le destin finit toujours par vaincre. On essaie de se battre<br />

pour changer les choses, mais cela reste très compliqué pour la<br />

majorité des gens. Quand tu pars de rien, c’est très difficile. Moi,<br />

je m’en suis très bien sorti. Mes frères et sœurs ont également<br />

réussi, grâce à l’éducation que nous prodiguait notre mère : il<br />

fallait que l’on soit les premiers, les meilleurs. On ne pouvait<br />

pas faire autrement !<br />

Le destin<br />

finit toujours par<br />

vaincre. On essaie<br />

de se battre pour<br />

changer les choses,<br />

mais cela reste très<br />

compliqué pour la<br />

majorité des gens.<br />

Est-ce que votre enfance est<br />

une ressource, un moteur pour vous ?<br />

Oui. Dans nos centres culturels, les gosses me voient arriver<br />

avec des grosses motos, des voitures… Je passe mon temps à<br />

leur dire : “Avant, j’étais comme toi, je n’avais rien, zéro ! Toi<br />

aussi, si tu te donnes la peine, tu peux avoir tout ça.” J’ai travaillé,<br />

j’ai été à l’école, j’ai fréquenté les centres culturels. Avec<br />

Nabil Ayouch, nous sommes devenus des modèles. Originaire<br />

de Sarcelles, il est devenu<br />

réalisateur grâce aux Maisons<br />

des jeunes et de la culture.<br />

Nous avons conscience que<br />

la culture est un ascenseur<br />

exceptionnel.<br />

Vos livres racontent<br />

toujours ce Maroc<br />

qui fait mal ?<br />

J’aime tellement ce pays,<br />

j’en souffre. Nous avons beaucoup<br />

bataillé avec nos gouvernants<br />

pendant longtemps.<br />

Cela a pris dix ans avant qu’ils<br />

se décident de soutenir nos<br />

centres culturels. Longtemps,<br />

on nous accusait, mon copain<br />

Nabil et moi, de faire de la mauvaise publicité du Maroc, de<br />

donner une image de barbares… Mais nous montrons juste la<br />

réalité. Soignez-vous ! Arrangez les choses, et on ne dira plus<br />

rien ! Nous, on se bat, et peut-être qu’on aime le Maroc plus que<br />

vous. Car on pointe ce qui ne va pas et on essaie d’arranger les<br />

choses. On ne pratique pas la politique de l’autruche. Au bout<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 67


ENTRETIEN<br />

de cinq centres culturels, l’État nous aide et finance désormais<br />

30 % du budget. Chaque structure nous coûte 150 000 euros<br />

par an, donc il faut se démener pour rassembler toute cette<br />

somme, trouver des mécènes. J’organise aussi une exposition de<br />

mes œuvres chaque année à ce profit. Et des organismes internationaux<br />

nous soutiennent également. Nous étions au bord<br />

de l’asphyxie, mais désormais, nous allons ouvrir un sixième<br />

centre, à Essaouira.<br />

Celui de Marrakech a ouvert peu avant<br />

la pandémie. Comment cela se déroule-t-il ?<br />

Les gosses apprennent à jouer aux échecs, ils ont de l’espace,<br />

un cinéma, une salle de musique, de danse, de théâtre… Les<br />

mamans les attendent en pratiquant de la peinture sur soie, par<br />

exemple. Les inscriptions aux activités coûtent 5 euros par an,<br />

l’entrée du cinéma 10 centimes… C’est pour le principe, on leur<br />

inculque l’idée que rien n’est gratuit. Si l’enfant n’a pas les sous, il<br />

fait une demande de dérogation chez la directrice. On organise<br />

aussi des concerts, en demandant gracieusement à un artiste de<br />

venir jouer. Récemment, la pianiste coréenne de jazz Youn Sun<br />

Nah s’est produite. Les gamins de la médina, eux aussi, peuvent<br />

assister à un concert de grands artistes internationaux. Maintenant,<br />

des gens de la ville viennent, car on présente des spectacles<br />

de qualité. On crée cette mixité. Regardez le dernier film<br />

Haut et fort, de Nabil Ayouch : ce sont nos enfants à l’affiche ! Je<br />

suis allé spécialement au Festival de Cannes, l’année dernière,<br />

pour les regarder monter les marches. Les gamins des bidonvilles<br />

en sélection officielle ! Ils<br />

sont venus me faire la bise un<br />

par un… Ça n’a pas de prix !<br />

Vous travaillez en ce<br />

moment à l’élaboration<br />

de celui d’Essaouira…<br />

Oui. Le bâtiment est très<br />

beau. Je me bats depuis quatre<br />

ans pour ce centre. Avant, la<br />

mairie islamiste ne voulait pas<br />

me mettre ce lieu à disposition.<br />

Ils me disaient : “Donnez-nous<br />

l’argent, et on saura le faire<br />

fonctionner.” Hors de question !<br />

Nous avons l’expérience. Après<br />

les élections, l’équipe municipale a changé de bord. Et on a aussi<br />

un nouveau ministre de la Culture très bien, jeune, ambitieux,<br />

avec qui on peut dialoguer.<br />

Comment rendre le livre plus accessible au Maroc ?<br />

Pour mes propres livres, je fais toujours des coéditions<br />

avec le Maroc. Car mon roman en France coûte 20 euros, soit<br />

250 dirhams, ce qui équivaut à 1/6 du salaire minimum marocain<br />

! C’est beaucoup trop cher. J’y favorise le livre de poche via<br />

des accords avec des éditeurs : on leur donne les droits gratuitement,<br />

mais je veux que le livre ne soit pas cher. Avec la maison<br />

Le Fennec, on a constitué un programme de mes livres avec un<br />

Une autre œuvre de l’artiste, Sans titre.<br />

Dans tous<br />

nos centres,<br />

on apprend aux<br />

enfants à peindre,<br />

dessiner, sculpter…<br />

Et on le fait<br />

gracieusement.<br />

prix d’achat entre 1 et 2 euros, accessibles aux étudiants. Et je<br />

passe ma vie à me rendre dans les écoles, les universités, pour<br />

dire aux élèves de lire, lire, lire ! C’est la seule façon d’ouvrir son<br />

esprit au monde. Les bibliothèques, les médiathèques que l’on<br />

trouve en France, pour nous, c’est de la science-fiction ! Un lieu<br />

où l’on peut emprunter gratuitement des livres, des films… C’est<br />

impensable, on n’en est pas encore là ! Pour fournir nos centres<br />

culturels en livres, je travaille beaucoup<br />

avec l’association française Le<br />

Bouquin volant. Ils m’envoient des<br />

conteneurs d’ouvrages, nous faisons<br />

le tri et les dispatchons dans les différents<br />

lieux.<br />

Comment démocratiser<br />

l’art contemporain, le rendre<br />

moins élitiste ?<br />

Déjà, dans tous nos centres, on<br />

apprend aux enfants à peindre, dessiner,<br />

sculpter… On fait tout ce que<br />

l’État devrait faire mais qu’il ne fait<br />

pas. Et on le fait gracieusement. Lors<br />

de la COP22 à Marrakech en 2016,<br />

j’avais aussi créé le Jardin des Arts : j’avais levé des fonds et<br />

demandé à des artistes de réaliser une œuvre dans un matériau<br />

résistant au temps pour l’offrir à la ville. Résultat : 22 sublimes<br />

sculptures trônent en plein milieu de l’avenue Mohammed V.<br />

J’aimerais à l’avenir réaliser un autre jardin de sculptures africaines,<br />

près de la place Jemaa el-Fna. Installer des œuvres dans<br />

la ville est également un moyen de démocratiser l’art contemporain.<br />

Comme le Maroc n’a quasiment pas de musée… Dans un<br />

tel contexte, comment un enfant peut-il devenir artiste, découvrir<br />

les esthétiques ? Quand je suis arrivé à Paris, je ne savais<br />

ni dessiner, ni peindre, ni sculpter. J’ai écumé tous les musées<br />

DR<br />

68 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


DR<br />

Comment avez-vous vécu<br />

la période des confinements ?<br />

Comme j’avais du temps, j’ai écrit Mon<br />

frère fantôme en neuf mois, alors que d’habitude,<br />

l’écriture d’un roman me prend deux<br />

années. Je ne voyageais plus, j’étais content de<br />

rester chez moi, de voir mes enfants, de jouer<br />

au scrabble… J’ai rapatrié mes trois filles à<br />

Marrakech – l’une était à Los Angeles, l’autre<br />

à Londres, et la troisième à Madrid. Elles sont<br />

restées un an et demi avec moi en attendant<br />

que l’épidémie se calme, car ils nous ont fait<br />

peur avec ce Covid-19. Et donc je les ai rencontrées,<br />

car on se connaissait très peu finalement<br />

[rires] ! Surtout la cadette, qui est plus<br />

réservée que les autres. On s’est découvert<br />

une passion commune pour la littérature. À<br />

26 ans, elle a lu plus que moi ! On aime les<br />

mêmes auteurs… Mon autre fille a eu un coup<br />

de cœur pour Marrakech, elle a quitté Los<br />

Angeles pour s’y installer. Elle a découvert que<br />

le Maroc est un beau pays, ouvert, qu’on peut<br />

tout y construire. Elle est fashion designeuse.<br />

Sur ma suggestion, elle a organisé un défilé de<br />

mode, avec 30 mannequins, dans un palace<br />

marrakchi. Ce fut un succès : repérée par la<br />

Fashion Week de New York, elle y est officiellement<br />

invitée ! Je ne cesse de leur rappeler<br />

ceci : “Attention, ne dénigrez pas vos origines.”<br />

Tout se passe là ! Pendant longtemps, nous<br />

avons été fascinés par le Nord, les paillettes<br />

de l’Occident. Même moi, je regarde vers le<br />

Sud désormais. Je fais la biennale de Dakar, je<br />

Les Étoiles de Jemaa el-Fna, à Marrakech. Une sixième structure ouvrira à Essaouira.<br />

veux m’investir, regarder mes voisins. Car on<br />

de la ville ! Encore aujourd’hui, visiter un musée est la première ne se regarde même pas entre nous : fâchés avec l’Algérie, nous<br />

chose que je fais en arrivant quelque part. C’est ainsi que je me ne connaissons ni les Tunisiens ni les Mauritaniens…<br />

nourris et que j’apprends.<br />

Cette période de pandémie vous a-t-elle<br />

De quoi vous êtes-vous inspiré pour l’une de vos dernières appris quelque chose sur votre pays ?<br />

peintures, réalisée avec de la cire et des pigments<br />

Marrakech vivant du tourisme, elle a été sinistrée pendant<br />

sur bois, baptisée Afrique mon bébé ?<br />

la pandémie. C’était une ville morte. La place Jemaa el-Fna,<br />

De tous ces gens qui s’intéressent au continent et qui l’infantilisent<br />

toujours. L’Afrique pourrait être adulte, elle ne l’est pas de voir la cité ainsi. Les Marocains restaient confinés dans des<br />

qui ne dort jamais, était complètement vide. C’était très triste<br />

encore. Elle en a marre d’être infantilisée. C’est un pique que logements souvent exigus, avec beaucoup d’enfants et dans<br />

j’envoie, plus aux Africains qu’à ceux qui prennent les matières la chaleur… Ils sont résilients ! J’ai passé les premiers mois<br />

premières, etc. Je vexe l’Africain, je me vexe : tu es infantilisé à collecter des paniers de nourriture pour les distribuer aux<br />

et tu l’acceptes. Arrête ! De même, je suis las de découvrir les nécessiteux. Car les gens n’avaient plus de travail, plus de<br />

artistes africains à Paris – Ousmane Sow sur le Pont des Arts, quoi manger. Je faisais le tour des hôtels, qui ont dû fermer<br />

Youssou N’Dour au Bataclan, Malick Sidibé à la Fondation aux touristes, pour récupérer des aliments. 5000 paniers par<br />

Cartier… J’ai envie de les rencontrer chez moi, chez eux, nous mois ont été distribués, c’est énorme pour une petite structure<br />

sommes voisins. Et pourquoi leurs œuvres prennent de la valeur comme la nôtre. Les gens se sont donné la main pendant cette<br />

chez nous une fois seulement reconnues à Paris ? On peut leur période, ils ont partagé. Le Maroc a été sauvé grâce à la société<br />

donner de la valeur dans leurs pays directement.<br />

civile mobilisée. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 69


LE DOCUMENT<br />

Sucre, de l’esclavage<br />

à l’obésité<br />

Sa découverte, sa production et sa consommation ont<br />

transformé le cours de l’histoire, pour le meilleur et pour le pire.<br />

Une substance hautement addictive, qui laisse dans son sillage<br />

un arrière-goût amer. par Catherine Faye<br />

On n’y résiste pas. Synonymes<br />

de plaisir, le sucre et tous ses<br />

produits dérivés ont le pouvoir<br />

de nous faire craquer, voire<br />

de nous prendre au piège.<br />

Exquise et sournoise, leur<br />

saveur douce et agréable,<br />

que l’on connaît depuis l’enfance, a en effet tout<br />

pour séduire. Plus encore, elle est restée gravée<br />

dans notre cerveau et agit sur les centres cérébraux<br />

de la récompense et de la gourmandise en stimulant<br />

les voies de la dopamine. Pourtant, cette substance<br />

inconnue jusqu’au XVII e siècle porte en elle les<br />

stigmates de l’histoire. Inséparable de la colonisation<br />

et de l’esclavage, des transformations écologiques<br />

désastreuses et du développement du commerce et de<br />

l’industrie, elle est aujourd’hui un fléau mondial pour la<br />

santé (obésité, diabètes, caries…) et l’une des chevilles<br />

de l’économie mondiale. Ainsi, ce qui était autrefois<br />

un simple goût pour le sucre a été transformé par les<br />

industries modernes en une industrie mondiale massive.<br />

C’est à partir du milieu du XIX e siècle que la capacité<br />

de produire des aliments et des boissons en énorme<br />

quantité a permis aux grandes entreprises du secteur<br />

de mélanger le sucre avec une nouvelle gamme de<br />

produits et de la diffuser à bas prix à des dizaines de<br />

millions de personnes. En 1910, Coca-Cola était le<br />

plus gros consommateur de sucre au monde. Depuis,<br />

45000 tonnes de cette substance sont consommées<br />

chaque année via cette boisson. James Walvin,<br />

spécialiste de l’histoire de l’esclavage et professeur<br />

d’histoire émérite à l’université d’York (Royaume-Uni),<br />

se fait l’écho de cette épopée stupéfiante : de la<br />

Histoire<br />

du sucre,<br />

histoire<br />

du monde,<br />

James Walvin,<br />

La Découverte<br />

poche,<br />

302 pages,<br />

14 €.<br />

machine capitaliste à ses débuts, liés au commerce<br />

triangulaire, jusqu’aux enjeux commerciaux, sociaux<br />

et alimentaires actuels. Il nous livre un récit très<br />

documenté, captivant et instructif, où « un bien jadis<br />

onéreux, devenu un produit de première nécessité »,<br />

a révolutionné le cours de l’humanité et de la planète.<br />

Cette histoire est donc également celle d’un désastre<br />

social, le récit d’une mise en dépendance et d’un<br />

objet de corruption. Actuellement, 120 pays en<br />

produisent 180 millions de tonnes. Et l’attachement<br />

culturel à cette substance est bien trop profond pour<br />

qu’elle disparaisse du jour au lendemain. Mi-ange<br />

mi-démon, le sucre n’a pas fini de tisser sa toile. ■<br />

DR<br />

70 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Extraits<br />

Un goût millénaire<br />

Les aliments et boissons sucrés sont connus de<br />

certaines civilisations depuis des millénaires. Utilisé<br />

pour lui-même, pour éliminer l’amertume de certains<br />

aliments ou boissons, comme médicament, voire comme<br />

signe religieux – le sucre est indispensable à différentes<br />

activités humaines dans d’innombrables sociétés. Pensons<br />

aussi à la façon dont les images et les idéaux sucrés<br />

ont pénétré les langues – les mots mêmes de « sucre »,<br />

de « douceur » et de « miel » ont pendant des siècles été<br />

employés pour évoquer les moments les plus heureux<br />

de la vie et les sensations les plus délicieuses. En anglais,<br />

ne qualifie-t-on pas souvent la personne aimée de sugar<br />

(« sucre ») ou honey (« miel ») ? Tout jeune Anglais se<br />

souvient de son premier sweetheart (littéralement « cœur<br />

sucré »). Et, une fois mariés, avant d’entamer une vie<br />

commune, n’a-t-on pas droit à une « lune de miel » ? C’est<br />

tout particulièrement le cas de la culture et de la langue<br />

populaires anglaises qui regorgent de sucre pour évoquer<br />

les sentiments personnels les plus délicats – l’amour de<br />

l’autre – ou les bas instincts d’un suborneur (un sweetener,<br />

autrement dit un « édulcorant », au sens propre).<br />

Pendant des siècles, les formules sucrées ont foisonné<br />

en anglais. Ainsi, le « moyen anglais », comme le monde<br />

auquel il s’adresse, fourmille de références au sucré : pour<br />

désigner un être aimé, une beauté, une bonne nature<br />

ou un bon caractère. Chaucer utilise fréquemment sweet<br />

pour évoquer l’affection et l’amour. Comme Shakespeare,<br />

trois siècles plus tard. La société dans laquelle les deux<br />

hommes écrivaient n’était pourtant que marginalement<br />

concernée par le sucre. Le dictionnaire de l’ordinateur<br />

que j’utilise à l’instant même me propose les alternatives<br />

suivantes pour sweet : « aimable, beau, charmant,<br />

attirant, séduisant, attrayant, délicieux, adorable ».<br />

Aujourd’hui, le sucré, les douceurs – et tous les mots<br />

qui en découlent – traduisent bien les plaisirs et les joies<br />

de l’existence. Mais le plus é tonnant, c’est que, dans le<br />

monde moderne, ce sucré est à l’origine de problèmes<br />

et de dangers individuels et collectifs parmi les plus<br />

sérieux jamais rencontrés par l’humanité. Aujourd’hui,<br />

le désir de douceurs menace la santé et le bien-être<br />

de millions de personnes à travers le monde.<br />

❋ ❋ ❋<br />

Sucre et esclavage<br />

À la veille de la conquête des Amériques, la culture à<br />

grande échelle et la production de sucre s’est perfectionnée<br />

dans un endroit auquel on n’aurait pas songé à première<br />

vue : deux petites îles proches de la côte africaine dans<br />

le golfe de Guinée. En 1471, les Portugais débarquèrent à São<br />

Tomé – qu’ils découvrirent tandis qu’ils suivaient un chemin<br />

erratique en cabotant vers le sud, le long de la côte africaine.<br />

L’île était inhabitée et parfaitement adaptée à la colonisation.<br />

La culture s’y développa suivant le modèle établi à Madère<br />

et aux Açores. La culture de la canne commença avec l’aide<br />

de colons déjà familiers de cette production et un financement,<br />

encore une fois, italien. Au milieu du XVI e siècle, l’économie<br />

sucrière de São Tomé était en plein essor, atteignant<br />

150 000 arrobas. À son pic, 200 raffineries parsemaient<br />

le paysage et la population atteignait 100 000 habitants.<br />

Encore plus frappant, la force de travail était de plus<br />

en plus africaine – c’est-à-dire composée d’esclaves.<br />

Des esclaves africains avaient déjà transité par les îles<br />

en suivant les premières routes portugaises de la traite quand<br />

on les avait transportés d’une société africaine côtière à une<br />

autre. Ce premier commerce européen esclavagiste impliquait<br />

de vendre des Africains à d’autres Africains. Mais São Tomé ne<br />

se trouvait qu’à 320 kilomètres de la côte ; des esclaves étaient<br />

donc facilement accessibles aux insulaires, qui les échangeaient<br />

contre divers produits proposés par les marchands européens.<br />

Dès le début de la colonisation, São Tomé avait servi d’entrepôt<br />

pour les marchandises sur les routes du commerce et de<br />

l’exploration de la côte africaine. C’était maintenant devenu<br />

la destination de groupes d’esclaves enchaînés, dont le<br />

destin serait de travailler dans les champs de canne à sucre.<br />

Leur nombre était relativement limité (comparé à la suite) ;<br />

en 1519, plus de 4 000 esclaves ont été livrés sur l’île. Quelques<br />

années plus tard, la Couronne portugaise a été contrainte<br />

d’y réguler la traite. Tant et si bien qu’au milieu du même<br />

siècle, quelque 2 000 esclaves africains travaillaient dans<br />

les champs de canne à sucre de l’île, mais peut-être trois fois<br />

plus attendaient, enchaînés, d’être transportés ailleurs.<br />

Il était si facile – et si peu coûteux – d’acquérir des<br />

esclaves africains qu’ils étaient abondamment utilisés sur<br />

les plantations de l’île. Certaines d’entre elles en faisaient<br />

travailler plus de cent cinquante. Ils venaient de différentes<br />

régions de la côte africaine – Bénin, Angola et Sénégambie –,<br />

ils étaient soumis à un travail intensif qui leur laissait très peu<br />

de temps libre (certains étaient chargés de cultiver les produits<br />

nécessaires à l’alimentation des autres). C’était là l’embryon<br />

d’un système qui n’aurait pas surpris les observateurs de<br />

l’économie sucrière des Caraïbes, trois siècles plus tard.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 71


LE DOCUMENT<br />

❋ ❋ ❋<br />

L’environnement dévasté<br />

La « révolution du sucre » paraît relativement paisible,<br />

au vu du système des plantations organisées avec soin<br />

et de manière systématique à son apogée, avec ses champs<br />

et récoltes bien disposés, ses chemins et routes coupant<br />

la campagne pour faciliter le déplacement des biens et<br />

des personnes jusqu’à la côte, puis jusqu’en Afrique ou en<br />

Europe. Ce que l’on a tendance à oublier – pour la simple<br />

raison que cela a été effacé –, c’est le monde naturel qui<br />

existait avant la révolution du sucre. Les forêts tropicales<br />

pluviales ont complètement disparu au profit des champs<br />

de canne – bien ordonnés, en pleine croissance ou en<br />

attente, selon les saisons –, dominant un paysage qui était<br />

apparu aux premiers colons comme dense et impénétrable.<br />

Le sucre a créé un nouveau monde naturel apparemment<br />

né de la géométrie : des terres découpées en carrés et en<br />

rectangles, tous entourés de murs et de fossés. C’était un<br />

paysage entièrement créé par la main de l’homme et tracé<br />

par des générations d’arpenteurs méticuleux armés de<br />

leur savoir-faire technique et mathématique pour réduire<br />

ce qui avait semblé une forêt et un maquis impraticables,<br />

en un système agricole ordonnancé, administrable.<br />

Si l’on regarde aujourd’hui une plantation de canne,<br />

le paysage semble naturel. Mais, dans les années 1750,<br />

par exemple, c’était nouveau et révolutionnaire, une vision<br />

ordonnée de la nature, induite par le besoin de cultiver<br />

toujours plus de canne. Dans son sillage, elle a produit<br />

des dégâts humains et des changements irréparables,<br />

dont on a pris conscience dès le milieu des années 1700,<br />

quand les acajous, recherchés en Europe pour fabriquer<br />

des meubles, ont disparu du fait de la culture sur brûlis.<br />

On peut facilement décrire les changements provoqués<br />

par l’essor de l’économie du sucre dans le régime<br />

alimentaire à partir des années 1600. Mais les conséquences<br />

dramatiques du sucre sur l’homme et l’environnement<br />

sont moins connues. Les apparences humaines et physiques<br />

des régions sucrières ont été transformées par l’importation<br />

massive de travailleurs étrangers. Les plantations – qui se<br />

sont vite imposées comme le principal moyen de cultiver<br />

la canne – ont aussi transformé le paysage naturel.<br />

L’environnement de la production sucrière semble ordinaire<br />

et même, à première vue, refléter le cadre naturel général.<br />

Il en va de même de la population locale. En réalité,<br />

l’aspect humain et physique des régions sucrières a été<br />

tout spécialement créé pour produire ce sucre. La canne<br />

à sucre a profondément transformé l’environnement et la<br />

nature des gens qui travaillaient dans cet environnement.<br />

❋ ❋ ❋<br />

Quand le rhum coule à flots<br />

La transformation de la canne engendre une série<br />

de sous-produits et de déchets : les broyures (la « bagasse »,<br />

plus tard utilisée comme carburant) ; un liquide résiduel<br />

contenant des impuretés ; et de la mélasse que l’on pouvait<br />

distiller. Différentes opérations permettaient d’obtenir<br />

du rhum. La fabrication de cet alcool – interdit comme<br />

boisson par l’islam – était connue depuis longtemps<br />

des producteurs musulmans de sucre qui l’utilisaient pour<br />

fabriquer des remèdes et des parfums. De leur côté, les<br />

Européens qui, traditionnellement, distillaient des alcools<br />

forts, ne connaissaient aucune restriction culturelle ou<br />

religieuse à cette consommation. Au Brésil, on produisait<br />

un rhum grossier dès le milieu du XVI e siècle et les planteurs<br />

avaient déjà remarqué que les esclaves africains en<br />

raffolaient. En 1648, un critique faisait remarquer que<br />

c’était « une boisson réservée aux esclaves et aux ânes ».<br />

Durant toute l’histoire de l’esclavage aux Amériques,<br />

on a fourni du mauvais rhum aux esclaves, mais on considéra<br />

cet alcool différemment quand il s’avéra qu’il avait une<br />

valeur commerciale. En fait, l’industrie sucrière produisait<br />

différentes boissons alcoolisées. Un Anglais raconte avoir<br />

trouvé à Porto Rico, en 1596, une boisson fabriquée à partir<br />

de mélasse et d’épices ; on évoque d’autres formes d’alcool<br />

fermenté dans de nombreuses colonies esclavagistes.<br />

Avant que le rhum ne devienne un produit d’exportation<br />

viable, de nombreux planteurs autorisaient sans réserve<br />

les esclaves à récupérer les résidus de la manufacture du<br />

sucre pour fabriquer leurs propres boissons alcoolisées.<br />

Au milieu du XVII e siècle, le rhum était un produit<br />

d’exportation à part entière. L’origine précise de la<br />

production commerciale de rhum reste incertaine, mais<br />

il est probable que tout ait commencé à la Barbade et à<br />

la Martinique. Des réfugiés hollandais, expulsés du Brésil,<br />

auraient contribué à y créer les premières distilleries de<br />

rhum. Dans les années 1640, le rhum était pour l’essentiel<br />

produit en Martinique ; une décennie plus tard, il était bien<br />

établi à la Barbade. Le rhum original en provenance de la<br />

Barbade était décrit comme « une infernale et terrible liqueur<br />

brûlante », ce qui lui a valu divers noms, « Kill Devil » étant<br />

sans doute le plus parlant. La majeure partie était consommée<br />

sur l’île (dans les années 1670, on estime que Bridgetown<br />

comptait cent tavernes), même si l’on en expédiait aussi des<br />

cargaisons en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne.<br />

Le punch au rhum (un classique de l’industrie touristique<br />

moderne aux Caraïbes) était déjà prisé par les planteurs dans<br />

les années 1660. Un siècle plus tard, on en trouvait facilement<br />

en Europe et en Amérique du Nord, sous la forme de « bols<br />

de punch » dans les tavernes et sur les tables à la mode.<br />

72 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


❋ ❋ ❋<br />

Dis-moi comment tu manges<br />

Il apparaît que toutes les grosses entreprises de<br />

l’alimentation et des boissons ont instrumentalisé les études<br />

en laboratoire pour combattre les critiques qui visaient<br />

leurs ingrédients malsains et en particulier le sucre. Rien<br />

d’exceptionnel à cela. Depuis des décennies, l’industrie<br />

cherche à s’appuyer sur les sciences pour mettre au point<br />

et améliorer ses produits. Ce qui a été révélé en 2016<br />

était toutefois d’une autre nature. À partir du milieu des<br />

années 1960, les patrons avaient mis en place une stratégie<br />

destinée à orienter les recherches et à encourager les résultats<br />

qui détourneraient l’attention de la nocivité du sucre. Pour<br />

cela, ils avaient besoin de chercheurs corruptibles appartenant<br />

à de prestigieuses institutions, prêts à tout contre de l’argent.<br />

Les révélations de 2015-2016 ont porté au grand jour<br />

ce que certains soupçonnaient depuis longtemps : l’industrie<br />

alimentaire payait pour que l’on publie des rapports favorables<br />

à ses intérêts. L’objectif à long terme de ces recherches lancées<br />

en 1967, était de détourner l’attention du sucre en privilégiant<br />

d’autres causes possibles de l’obésité. Cette tactique a<br />

parfaitement réussi et pendant le reste du siècle, le sucre<br />

a été lavé de tout soupçon. Dans le même temps, on a tenté<br />

de discréditer les scientifiques sérieux qui rapportaient<br />

les dangers d’une consommation excessive de sucre.<br />

À un certain niveau, ce n’était que le dernier avatar<br />

d’une histoire qui dure depuis bien longtemps – la mainmise<br />

des fabricants de sucre sur la politique et la stratégie<br />

américaine. Mais, en 2016, il était également clair que<br />

des questions de santé publique étaient en cause – et<br />

pas seulement aux États-Unis. On ne pouvait plus nier<br />

la mainmise du lobby du sucre. Elle jouait clairement un<br />

rôle clé dans le recul général de la santé et du bien-être.<br />

Ce qui rendait la tâche encore plus effrayante, c’est la<br />

place prise par le sucre au cœur de multiples plaisirs de<br />

la vie quotidienne – en premier lieu, l’habitude récente<br />

et en plein développement de dîner à l’extérieur.<br />

❋ ❋ ❋<br />

Sodas, la vérité qui dérange<br />

Le sucre est donc au cœur de la longue histoire des sodas<br />

Outre-Atlantique. Dans les années d’après guerre, on l’a<br />

ajouté aux boissons à base de jus de fruits déshydratés que<br />

les Américains allongeaient avec de l’eau et buvaient en<br />

famille. À leur sommet, ces boissons en poudre ont représenté<br />

un chiffre d’affaires de 800 millions de dollars. Vers la fin<br />

du XX e siècle, on créa de nouveaux parfums fruités et les<br />

enfants furent ciblés par des prospectus distribués ou envoyés<br />

par la poste. Quand les mêmes boissons ont été emballées<br />

différemment et vendues en briquettes en carton, elles<br />

sont devenues extrêmement populaires, vantées pour leurs<br />

bienfaits sur la santé et leurs qualités nutritives, et surtout<br />

elles étaient ludiques. Mais les chercheurs poursuivaient de<br />

leur côté leurs travaux, imaginant de nouvelles saveurs au<br />

goût de fruits et mettant au point de nouveaux édulcorants.<br />

La réponse fut le fructose pur, encore plus doux que le sucre.<br />

Une fois les imperfections éliminées, les industriels ont<br />

ajouté du fructose dans leurs boissons et loué ses bénéfices<br />

sur la santé. Le sucre était alors violemment attaqué<br />

comme cause de maladies graves, ce qui n’échappait pas<br />

à l’industrie agro-alimentaire. Le fructose pur se présentait<br />

comme la réponse à cette critique de plus en plus virulente.<br />

Il fallut attendre plus d’une décennie pour que de nouvelles<br />

recherches montrent que le saccharose et le sirop de maïs<br />

provoquaient les mêmes méfaits sur la santé, en particulier<br />

des maladies cardiaques. Aujourd’hui, avec les scientifiques<br />

comme juges de paix, le fructose est généralement<br />

considéré comme aussi dangereux que le sucre de canne.<br />

❋ ❋ ❋<br />

Renverser la vapeur.<br />

Au-delà de la taxe sur le sucre<br />

Tout le monde a la preuve de l’obésité tous les jours,<br />

dans les lieux publics. Ce sont cependant les professionnels<br />

de santé qui sont en première ligne pour prendre en charge<br />

les conséquences de l’obésité. Même si, pendant longtemps,<br />

l’origine du problème n’était pas évidente et faisait l’objet<br />

de controverses, nul ne doutait de ses conséquences sur<br />

le système de santé. Le rapport de 2015 précise : « L’obésité<br />

et ses conséquences coûtent chaque année 5,1 milliards<br />

de livres au NHS », et affirme n’avoir aucun doute sur<br />

la principale cause du problème – les concentrations<br />

de sucre dans les aliments et les boissons du pays.<br />

Les profonds changements qui ont bouleversé notre<br />

rapport à la nourriture et aux boissons après la Seconde<br />

Guerre mondiale sont au cœur de l’explication à court<br />

terme. Pour commencer, le prix de la nourriture a baissé<br />

comme jamais. Mais ce sont les aliments eux-mêmes qui<br />

ont changé – la plupart étant désormais transformés et<br />

industrialisés, et chargés en sucre. Ces produits ont été<br />

promus et vendus de manière totalement différente, et<br />

d’abord en masse dans les supermarchés. À première vue,<br />

cela pourrait sembler secondaire quand on s’intéresse à<br />

l’obésité, mais ces nouvelles formes de commercialisation<br />

ont beaucoup influé sur les transformations complexes du<br />

boire et du manger. Les supermarchés ont été un maillon<br />

indispensable de la chaîne qui a abouti à ajouter des<br />

volumes inégalés de sucre à notre régime alimentaire. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 73


BUSINESS<br />

Interview<br />

Nicolas<br />

Dufrêne<br />

Le Groupe OCP<br />

renforce son<br />

programme « Eau »<br />

Interview<br />

Abderrahmane<br />

Berthé<br />

Ecobank<br />

va déployer<br />

Farm Pass<br />

RCA : le pari<br />

risqué du bitcoin<br />

La République centrafricaine est le deuxième État à avoir adopté la fameuse<br />

cryptomonnaie. Problème : son cours est en chute libre. Mais malgré les doutes, le président<br />

Faustin-Archange Touadéra affiche de grandes ambitions virtuelles. par Cédric Gouverneur<br />

En l’espace de sept mois,<br />

le cours du bitcoin a été<br />

divisé par 3,5 : de près<br />

de 70 000 dollars en<br />

novembre 2021 à 20000 mi-juin.<br />

« Mais sur un intervalle de trois<br />

ans, cette monnaie n’a pas perdu de<br />

valeur », rétorque Sébastien Gouspillou,<br />

fondateur de la société de minage<br />

BigBlock DataCenter. Cet entrepreneur<br />

français, fervent promoteur du bitcoin,<br />

conseille les autorités du Salvador<br />

et de la République centrafricaine<br />

(RCA), les deux premiers États à lui<br />

donner cours légal : « C’est beaucoup<br />

plus fiable que la monnaie locale ou<br />

des dollars cachés sous le matelas »,<br />

insiste-t-il. Pourtant, la chute du<br />

cours s’apparente à un crash. Des<br />

entreprises américaines de minage,<br />

Marathon Digital et Riot Blockchain,<br />

voient leur valeur divisée par 10 ou 12.<br />

À Singapour, le fonds spéculatif<br />

Three Arrows Capital est proche de<br />

la faillite. « Nous entrons dans une<br />

récession », a admis Brian Armstrong,<br />

fondateur de la plate-forme Coinbase.<br />

« Un hiver crypto » s’annonce, peutêtre<br />

« pour une période prolongée ».<br />

Dans un tel contexte, le virage<br />

pris par la RCA interroge, puisqu’en<br />

avril, elle adoptait le bitcoin,<br />

aux côtés du franc CFA. Fin mai,<br />

le président Faustin-Archange<br />

Touadéra (ex-professeur de<br />

mathématiques) annonçait le projet<br />

Sango, devant « transformer l’économie<br />

de la RCA ». Baptisé du nom de la<br />

principale langue du pays, celui-ci<br />

comportera un « crypto hub », afin<br />

d’attirer les « crypto investisseurs »<br />

grâce à une « fiscalité nulle », une<br />

« banque nationale digitale », et<br />

une « île crypto » (sur le modèle de<br />

la « plage bitcoin » du Salvador),<br />

où feront affaire les bitcoiners.<br />

Premier hic : Bangui n’a pas pris<br />

la peine d’alerter le gouverneur de la<br />

Banque des États de l’Afrique centrale.<br />

« Imaginez-vous la France, membre<br />

de la zone euro, adopter le bitcoin<br />

sans prévenir l’Europe ! » s’étonne<br />

Jean-Michel Servet, professeur<br />

à l’Institut de hautes études<br />

internationales et du développement<br />

(Genève). L’économiste a signé en<br />

décembre, avec Nicolas Dufrêne [lire<br />

son interview pages suivantes], une<br />

tribune dans Le Monde, dénonçant le<br />

« danger » que représente à leurs yeux le<br />

bitcoin. « La RCA est un État souverain,<br />

elle fait ce qu’elle veut ! s’agace<br />

Sébastien Gouspillou. Ce pays étouffe, il<br />

n’y a pas assez de billets en circulation,<br />

les commerçants ont du mal à vous<br />

rendre la monnaie. Son président a<br />

74 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Le chef d’État<br />

centrafricain<br />

Faustin-Archange<br />

Touadéra,<br />

en campagne<br />

à Bangui,<br />

le 12 décembre<br />

2020.<br />

XINHUA/RÉA<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 75


BUSINESS<br />

En avril dernier, le pays décidait de s’ouvrir à la célèbre cryptomonnaie.<br />

trouvé une bonne solution pour aider<br />

son peuple. Généraliser l’usage du<br />

bitcoin permettra de régler le problème<br />

des échanges. » Une illusion, estime<br />

Jean-Michel Servet : « Les adeptes du<br />

bitcoin se projettent dans un avenir<br />

qui n’existe pas. Car la population<br />

ne l’utilise pas ! Ce qui se passe<br />

au Salvador est révélateur… »<br />

Dans ce petit État d’Amérique<br />

centrale, le président Nayib Bukele<br />

a donné cours légal au bitcoin il y<br />

a un an. En 2001, le Salvador avait<br />

dû abandonner le colon, la monnaie<br />

nationale, pour adopter le dollar.<br />

Le pays connaissant une forte<br />

émigration vers les États-Unis, 22 %<br />

de son PIB provient des transferts<br />

de cash de la diaspora. « Le bitcoin<br />

permet ainsi d’effectuer des envois<br />

quasiment sans frais », là où Western<br />

Union et ses concurrents prennent<br />

une belle commission, se félicite<br />

Sébastien Gouspillou. « Il est désormais<br />

possible de transférer de toutes<br />

petites sommes à ses proches. »<br />

Reste que les Salvadoriens boudent<br />

la monnaie virtuelle. Les autorités<br />

avaient pourtant offert à tout volontaire<br />

un portefeuille électronique, le Chivo,<br />

garni de l’équivalent de 30 dollars.<br />

Mais la plupart se sont contentés<br />

d’en empocher le contenu, puis de le<br />

convertir en billets verts… Et seulement<br />

une entreprise sur cinq et un<br />

commerce sur vingt utilisent<br />

le bitcoin. Fin mai, le journal<br />

allemand Süddeutsche<br />

Zeitung a constaté que,<br />

même en plein centreville<br />

de la capitale, des<br />

commerçants le refusaient.<br />

Quant aux ruraux, ils<br />

n’ont pour la plupart pas<br />

de connexion Internet… Sur le plan<br />

macroéconomique, le Salvador risque le<br />

défaut de paiement. Mais il en faudrait<br />

plus pour doucher l’enthousiasme de<br />

son président : Nayib Bukele a en effet<br />

dévoilé sur Twitter les plans de Bitcoin<br />

City, la ville futuriste de 7 500 hectares<br />

qu’il rêve d’offrir à son pays.<br />

Bangui n’a pas<br />

pris la peine<br />

d’alerter<br />

la Banque<br />

des États<br />

de l’Afrique<br />

centrale.<br />

Autre point délicat : l’opacité<br />

de la cryptomonnaie, qui séduit<br />

les protagonistes de l’économie<br />

souterraine (trafics en tout genre,<br />

arnaques, blanchiment…). Ainsi,<br />

les ransomwares – des logiciels<br />

malveillants qui paralysent des<br />

ordinateurs, puis exigent une rançon<br />

pour les débloquer –<br />

extorquent des bitcoins<br />

à leurs victimes.<br />

Sébastien Gouspilllou balaie<br />

ces critiques : « C’est une<br />

vaste blague ! Cela soulève<br />

des inquiétudes chez ceux<br />

qui n’y connaissent rien :<br />

les transactions sont sous<br />

pseudo, mais elles sont<br />

évidemment traçables. » Les économistes<br />

Servet et Dufrêne soulignent cependant<br />

que cette traçabilité exige non<br />

seulement des enquêtes policières<br />

complexes, mais aussi la volonté<br />

des autorités pour diligenter les<br />

investigations. Or, le Salvador est rongé<br />

par le crime organisé – les tristement<br />

SHUTTERSTOCK<br />

76 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


SHUTTERSTOCK - PIERRE GLEIZES/RÉA<br />

célèbres maras, des gangs armés qui<br />

font de ce pays l’un des plus violents<br />

au monde ! Quant à la RCA, elle fait la<br />

part belle aux mercenaires de la société<br />

militaire privée russe Wagner, proche<br />

du Kremlin. Mi-juin, une délégation<br />

officielle centrafricaine s’est d’ailleurs<br />

rendue au sommet économique<br />

de Saint-Pétersbourg. Un journaliste<br />

de RFI y a remarqué la présence<br />

d’Émile Parfait Simb , un entrepreneur<br />

camerounais qui fait l’objet d’enquêtes<br />

dans son pays pour escroquerie.<br />

Détenteur d’un passeport diplomatique<br />

centrafricain, il est considéré comme<br />

l’un des inspirateurs du projet Sango.<br />

Peu de Centrafricains ont accès<br />

à l’électricité et à Internet. Mais<br />

« c’est un terreau suffisant », estime<br />

Sébastien Gouspillou. « La situation<br />

n’est pas figée. On envisage une<br />

solution de paiement par le réseau<br />

téléphonique mobile, c’est tout à fait<br />

faisable. » Le continent a en effet été<br />

le pionnier du paiement sur mobile<br />

avec M-Pesa, au Kenya, il y a quinze<br />

ans déjà. « C’est trop facile à pirater,<br />

réplique Jean-Michel Servet. On parle<br />

là de deux pays où les gens manquent<br />

de tout, mais où l’électricité va être<br />

monopolisée pour miner du bitcoin !<br />

C’est une illusion de croire que créer<br />

une monnaie créera des richesses. »<br />

Selon l’économiste, l’alternative pourrait<br />

être le lancement d’une monnaie<br />

digitale adossée à la Banque centrale,<br />

« à l’exemple de la monnaie électronique<br />

chinoise, le yuan numérique ».<br />

Expérimenté depuis janvier, le e-yuan<br />

(ou e-CNY) est destiné à remplacer<br />

pièces et billets : les Chinois peuvent<br />

en télécharger sur leur smartphone<br />

pour régler leurs achats. À noter<br />

que, dans le même temps, l’Empire<br />

du milieu – qui, vers 1000 après<br />

J.-C., a révolutionné les échanges en<br />

inventant le billet de banque – a interdit<br />

sur son sol le minage de bitcoin… ■<br />

LES CHIFFRES<br />

5660 KM<br />

C’EST LA LONGUEUR<br />

DU FUTUR GAZODUC ENTRE<br />

LE NIGERIA ET LE MAROC.<br />

UN VIEUX PROJET QUI<br />

SE CONCRÉTISE PUISQUE<br />

LA NIGERIAN NATIONAL<br />

PETROLEUM CORPORATION<br />

VIENT DE SIGNER UN<br />

PROTOCOLE D’ACCORD<br />

AVEC LA CÉDÉAO.<br />

6,8% fin avril (contre<br />

6,6 % fin mars) : c’est le taux<br />

d’inflation dans la zone CFA,<br />

selon la BCEAO, du fait<br />

de la hausse des cours.<br />

Il grimpe à deux chiffres dans<br />

plusieurs pays hors CFA,<br />

comme le Ghana, le Nigeria<br />

ou encore la Guinée.<br />

66,3 %<br />

C’est le taux de reprise<br />

du trafic passagers sur<br />

le continent par rapport au<br />

niveau d’avant-pandémie,<br />

selon l’Association<br />

des compagnies<br />

aériennes africaines<br />

(AFRAA).<br />

Le siège de<br />

la BCEAO<br />

à Dakar,<br />

au<br />

Sénégal.<br />

25 POINTS<br />

Soit le relèvement<br />

des taux directeurs<br />

de la Banque centrale<br />

des États de l’Afrique<br />

de l’Ouest, qui passent<br />

de 2 à 2,25 % dans<br />

l’espoir de juguler<br />

l’inflation.<br />

200 000 grandes fortunes<br />

en Afrique possèdent un patrimoine<br />

cumulé de 1 800 milliards de dollars.<br />

Leur nombre et leur richesse augmentent,<br />

notamment du fait de la hausse<br />

des matières premières.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 77


BUSINESS<br />

Nicolas Dufrêne<br />

ÉCONOMISTE ET DIRECTEUR DE L’INSTITUT ROUSSEAU<br />

« Au niveau de son utilisation<br />

par la population, c’est un fiasco »<br />

Le spécialiste des questions monétaires et directeur de l’Institut<br />

Rousseau, think tank classé à gauche, se montre pour le moins circonspect<br />

quant à la fiabilité du bitcoin et son intérêt pour les pays africains.<br />

Il nous explique pourquoi. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />

<strong>AM</strong> : Comment expliquer cet attrait pour le bitcoin<br />

au Salvador et en République centrafricaine (RCA) ?<br />

Nicolas Dufrêne : Ce sont souvent des pays fragiles vers<br />

lesquels se tournent les lobbyistes du bitcoin pour vendre<br />

leur marchandise… En rupture avec les États occidentaux<br />

(les États-Unis dans le cas du Salvador, et la France dans<br />

le cas de la RCA), les dirigeants de ces pays voient dans les<br />

« cryptos » une opportunité pour gagner de l’argent facilement,<br />

opérer certaines transactions sans contrôle et défier les<br />

institutions monétaires : le franc CFA en RCA, le dollar au<br />

Salvador [comme l’Équateur, ce dernier a renoncé à sa monnaie<br />

nationale et a adopté le dollar américain, ndlr]. De leur côté,<br />

les « mineurs » de bitcoin ont besoin de pays où déployer<br />

leurs infrastructures pour un prix modeste, sans taxe ni<br />

réglementation. Pour les dirigeants de ces États, c’est bon<br />

marché : il suffit de mettre à disposition de la puissance<br />

électrique pour toucher une commission sur le minage des<br />

cryptoactifs et du bitcoin. En RCA, au Salvador, et hier en<br />

Chine et au Kazakhstan avant que les autorités ne prennent<br />

des mesures, des centrales électriques – qui pourraient servir<br />

à alimenter la population en électricité ! – sont détournées<br />

pour miner du bitcoin. Le retour sur investissement peut être<br />

important pour quelques proches du pouvoir, qui contrôlent<br />

les accès à ces sources d’énergie. Pour les autres, un discours<br />

marketing a été inventé : « apolitique, incensurable, neutre<br />

et décentralisé… » Tout ce que le bitcoin n’est pas !<br />

Au Salvador, l’un des arguments des défenseurs<br />

du bitcoin est l’importance des transferts d’argent<br />

par les émigrés (22 % du PIB). Celui-ci permet<br />

des transferts sans commission, ce qui peut aussi<br />

être un argument pour l’Afrique. Qu’en pensez-vous ?<br />

Les transferts internationaux d’argent restent trop coûteux,<br />

mais le bitcoin n’est pas une bonne réponse. Le Salvador en est<br />

un bon exemple : le président de sa banque centrale a indiqué<br />

que sur les remises migratoires de janvier et février 2022<br />

(qui s’élevaient à 1,125 milliard de dollars), seuls 19 millions<br />

de dollars (soit 1,7 %) avaient été effectués via le Chivo,<br />

le portefeuille électronique en bitcoin. 70 % de la population<br />

n’a pas confiance en cette cryptomonnaie. Comment la<br />

blâmer si le risque est de perdre la moitié de la valeur de son<br />

épargne du jour au lendemain, comme on le voit avec le récent<br />

crash ? Il existe d’autres façons de faire, notamment via des<br />

monnaies numériques de banque centrale interconnectées,<br />

ou des cryptoactifs qui n’aspirent pas à devenir des monnaies,<br />

mais simplement à offrir des services de transfert et de<br />

conversion de monnaie entre deux pays, comme le XRP.<br />

Ses défenseurs démentent les accusations d’anonymat<br />

et d’opacité, soutenant que les transactions se font sous<br />

pseudonyme, mais qu’elles sont traçables par la police.<br />

Qu’en est-il exactement ?<br />

De nombreuses institutions, dont la Cour des comptes<br />

américaine, ont alerté sur les transactions illégales utilisant<br />

78 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


DR<br />

des cryptoactifs : trafics d’êtres humains, de drogue,<br />

blanchiment d’argent… Des ransomware [ces logiciels<br />

malveillants qui bloquent un ordinateur, puis exigent une<br />

rançon, ndlr] demandent des bitcoins. Certains expliquent<br />

que le système de blockchain permet de tracer, et donc<br />

d’éviter ces problèmes. Mais c’est faux ! On peut tracer<br />

un bitcoin en tant que tel sur une blockchain, mais il est<br />

très compliqué de savoir qui est la personne physique<br />

derrière l’échange. Après de fastidieuses enquêtes,<br />

la police peut parfois y arriver, mais il est illusoire de<br />

croire que c’est une règle générale. D’autant que certains<br />

cryptoactifs sont conçus pour demeurer anonymes<br />

(Monero, Zcash) et peuvent être obtenus à partir de<br />

bitcoins pour brouiller les pistes. En outre, il est très<br />

facile de fractionner les paiements afin de passer sous les<br />

radars. Affirmer aujourd’hui que l’univers des cryptoactifs<br />

est transparent est une fumisterie dangereuse, faite<br />

par des gens qui y ont un intérêt pécuniaire direct.<br />

Le président centrafricain a annoncé de vastes projets<br />

autour du bitcoin. Que vous inspirent ces annonces ?<br />

Là encore, l’exemple du Salvador peut être éclairant :<br />

le portefeuille électronique offert à la population a certes<br />

été téléchargé par deux tiers de la population, pour toucher<br />

les 30 dollars promis, mais par la suite, moins de 20 %<br />

ont continué à l’utiliser… Depuis le début de l’année, il n’y a<br />

quasiment plus aucune acquisition<br />

de ce portefeuille. Les transactions<br />

Cela<br />

revient à faire<br />

un pari<br />

totalement<br />

hasardeux, qui<br />

va conduire à<br />

des difficultés<br />

financières<br />

graves.<br />

en bitcoin représentent moins<br />

de 5 % des échanges. Et quand<br />

il est utilisé, il est vite reconverti<br />

en dollar pour éviter de perdre<br />

sa valeur. Au niveau de son<br />

utilisation par la population,<br />

c’est un fiasco. L’identité des<br />

actionnaires de la société qui livre<br />

le portefeuille, sa rémunération<br />

par l’État, les données et<br />

techniques utilisées, les garanties,<br />

rien n’est révélé à la population.<br />

Cela sert à enrichir quelques personnes qui ont bien compris<br />

où était leur intérêt, et cet intérêt peut rencontrer celui<br />

de certains dignitaires. Le projet Sango, en République<br />

centrafricaine, qui consiste à créer un paradis fiscal pour<br />

mineurs et investisseurs, rappelle Bitcoin City, autour du<br />

volcan de Conchagua, au Salvador : mêmes acteurs, mêmes<br />

procédés pour attirer des activités peu recommandables.<br />

La RCA prend un grand risque. Les effondrements réguliers<br />

du bitcoin et le fait que la technologie proof of work (sur<br />

laquelle repose le bitcoin) soit condamnée à moyen terme<br />

pour son inefficacité reviennent à faire un pari totalement<br />

hasardeux, qui va conduire à des difficultés financières<br />

graves. Et c’est en contradiction avec les engagements<br />

du pays dans la Communauté économique et monétaire de<br />

l’Afrique centrale (CEMAC). La RCA et la CEMAC feraient<br />

mieux de se tourner vers la mise en œuvre de monnaies<br />

numériques de banque centrale, ouvertes à tous, distribués<br />

via des téléphones et offrant un droit au compte à chacun.<br />

C’est-à-dire de promouvoir une monnaie du peuple, au lieu<br />

de céder aux mirages du retour à des monnaies privées,<br />

spéculatives, polluantes, non contrôlables, posant des<br />

risques majeurs pour la stabilité financière et monétaire. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 79


BUSINESS<br />

La station de traitement<br />

et d’épuration des eaux usées<br />

(STEP) de Khouribga.<br />

Le Groupe OCP renforce<br />

son programme « Eau »<br />

Au Maroc, le changement climatique accroît le stress hydrique. Le Groupe OCP,<br />

leader dans le domaine de la nutrition des plantes, s’engage à ne plus recourir<br />

aux ressources en eaux conventionnelles pour ses besoins industriels d’ici 2026.<br />

Le Maroc connaît sa pire<br />

sécheresse depuis quarante<br />

ans. Le Groupe OCP – un<br />

des leaders mondiaux de la<br />

production d’engrais – a décidé de ne<br />

plus peser, par ses activités industrielles,<br />

sur les ressources en eau douce.<br />

« OCP veille à concilier développement<br />

industriel et préservation des ressources<br />

hydriques », explique le groupe dans<br />

un communiqué. Celui-ci s’engage<br />

à ne plus recourir « à des sources<br />

d’eau conventionnelle » – les nappes<br />

phréatiques et les eaux de surface –,<br />

afin de « préserver la ressource hydrique<br />

pour un avenir durable » : « Nous<br />

faisons face à un défi de taille, celui<br />

d’améliorer notre production afin de<br />

répondre à une demande mondiale<br />

croissante, tout en rationalisant notre<br />

utilisation de l’eau et recourant aux<br />

ressources non conventionnelles. »<br />

Une adaptation vitale : en effet,<br />

au Maroc, les réserves des barrages<br />

sont à 10 % de leur niveau habituel. Le<br />

stress hydrique commence à impacter<br />

l’approvisionnement en eau des villes.<br />

DR<br />

80 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


Pour y faire face, l’Office national de<br />

l’électricité et de l’eau potable (ONEE)<br />

du royaume mise notamment sur des<br />

usines de dessalement d’eau de mer<br />

(celle d’Agadir, érigée en trente-six<br />

mois, doit à terme traiter 400 000 m 3<br />

par jour) ainsi que sur la traque des<br />

fuites dans le réseau de canalisations.<br />

L’eau est un enjeu majeur<br />

de développement durable pour<br />

le Groupe OCP. L’engagement<br />

du groupe en matière de gestion<br />

durable des ressources hydriques<br />

a pris davantage d’ampleur depuis<br />

la mise en place en 2008 d’une<br />

« stratégie Eau », reposant sur la<br />

rationalisation de la consommation<br />

de l’eau dans tout le processus de<br />

production et sur la priorisation<br />

de la mobilisation des ressources<br />

en eaux non conventionnelles.<br />

En 2021, 30 % des besoins en eau<br />

d’OCP ont été satisfaits à partir de<br />

sources dites « non conventionnelles »<br />

(issues du dessalement de l’eau de<br />

mer ou du traitement des eaux usées<br />

urbaines). Le Groupe OCP accélère<br />

son programme « Eau » afin de se<br />

dispenser à 100 % de l’utilisation<br />

de l’eau conventionnelle d’ici 2026 :<br />

« Ce programme a été conçu pour<br />

satisfaire tous nos besoins industriels<br />

en eau à partir des ressources non<br />

conventionnelles », explique le groupe.<br />

« Nous utilisons les eaux usées d’origine<br />

urbaine, une fois traitées, dans le<br />

lavage du phosphate. » Trois stations<br />

d’épuration ont été construites sur<br />

les sites OCP de Khouribga, Benguerir<br />

et Youssoufia, afin de valoriser plus<br />

de 10 millions de m 3 par an. Deuxième<br />

source d’eau non conventionnelle<br />

de cette stratégie : le dessalement de<br />

l’eau de mer. « Notre complexe à Jorf<br />

Lasfar est desservi par l’une des plus<br />

grandes stations de dessalement<br />

du pays », avec une capacité de<br />

25 millions de m 3 par an, à terme<br />

Record d’investissements<br />

directs étrangers au Rwanda<br />

Le pays a reçu 3,7 milliards de dollars d’IDE en 2021.<br />

L’agence de notation financière Fitch Ratings juge cependant<br />

sa dette « très risquée ».<br />

Le Rwanda a enregistré 3,7 milliards de dollars d’investissements directs<br />

étrangers (IDE) en 2021, contre 1,3 milliard l’année précédente.<br />

Un nouveau record pour ce pays enclavé d’environ 13 millions<br />

d’habitants pour 26000 km 2 . « La performance de 2021 démontre les gains<br />

de nos efforts de relance économique », s’est félicitée Clare Akamanzi,<br />

présidente du Rwanda Development Board (RDB).<br />

En 2015, Kigali s’est doté d’un nouveau code des<br />

investissements afin d’offrir des allégements fiscaux<br />

et autres incitations aux investisseurs étrangers,<br />

une stratégie qui semble payer. « Réaliser cet exploit<br />

contre toute attente » en raison de l’impact de la<br />

pandémie sur les échanges mondiaux, est « un<br />

signe de la confiance continue des investisseurs<br />

dans le Rwanda », pour Clare Akamanzi.<br />

Selon le RDB, les secteurs de la construction,<br />

de l’immobilier et de l’industrie représentent 72 %<br />

du montant des investissements de l’année. En pleine renaissance après<br />

le génocide de 1994, le pays des mille collines mise aussi sur ses atouts<br />

touristiques (parcs nationaux, bon réseau routier et sécurité), sponsorisant<br />

des publicités « Visit Rwanda » sur les maillots des footballeurs d’Arsenal<br />

et du PSG. Un bémol cependant : l’agence de notation Fitch Ratings,<br />

si elle reconnaît les « efforts de gouvernance » de Kigali, a estimé début<br />

mai que la dette du pays demeure « très risquée ». Pour la première fois<br />

depuis une décennie, la Banque centrale du Rwanda a augmenté ses taux<br />

directeurs, afin de limiter l’inflation qui frappe tout le continent. ■<br />

étendu à 40 millions. Le groupe compte<br />

aussi déployer de nouvelles unités<br />

mobiles de dessalement sur ses sites de<br />

production d’engrais. Enfin, l’innovation<br />

et la recherche & développement étant<br />

au cœur de la stratégie de croissance<br />

d’OCP, plusieurs projets sont lancés<br />

avec des partenaires tels que l’Université<br />

Mohammed VI Polytechnique<br />

(UM6P), afin de développer des<br />

solutions disruptives d’optimisation<br />

Kigali<br />

s’est doté d’un<br />

nouveau code<br />

afin d’offrir<br />

des allégements<br />

fiscaux.<br />

d’eau et recourir aux technologies<br />

de traitement d’eau les plus durables.<br />

En Afrique du Nord, les<br />

disponibilités en eau par habitant<br />

ont diminué de plus de 30 % en vingt<br />

ans, à cause des effets conjugués<br />

du réchauffement climatique et de<br />

la démographie : au Maroc, 600 m 3<br />

d’eau par an et par habitant sont<br />

désormais disponibles, contre<br />

2 600 dans les années 1960. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 81


BUSINESS<br />

Abderrahmane Berthé<br />

SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’ASSOCIATION DES COMPAGNIES AÉRIENNES AFRICAINES (AFRAA)<br />

« Les chiffres sont en hausse »<br />

La crise du Covid-19 avait mis le transport aérien entre parenthèses. Mais<br />

les compagnies africaines ont souvent su compenser la chute du tourisme<br />

par l’accroissement de leur activité fret, et le retour progressif des voyageurs<br />

promet des jours meilleurs. Le secrétaire général de l’AFRAA répond<br />

depuis Nairobi à nos questions. propos recueillis par Cédric Gouverneur<br />

<strong>AM</strong> : Vous vous trouviez mi-juin au sommet MRO Africa,<br />

à Johannesbourg, qui rassemble les acteurs de la<br />

maintenance aérienne. Comment était l’ambiance ?<br />

Abderrahmane Berthé : Cette réunion rassemble<br />

chaque année les compagnies aériennes, les directeurs<br />

de maintenance et les équipementiers. Les discussions<br />

concernaient notamment les certifications des centres de<br />

maintenance : afin de les préserver, les techniciens doivent<br />

conserver un certain niveau d’expérience récente. Or, lors du<br />

Covid, les flottes ont dû être réduites, et beaucoup de centres<br />

de maintenance ont diminué leurs effectifs. Il est donc<br />

difficile de maintenir les agréments. Ces problèmes<br />

étaient en discussion. Mais l’ambiance est à<br />

l’optimisme, car on constate une amélioration<br />

progressive : les chiffres sont en hausse.<br />

Comment le ciel africain<br />

se remet-il de la crise ?<br />

Nous sommes à deux tiers du trafic<br />

qui existait avant le Covid (66,3 %),<br />

et les trois quarts de l’offre de sièges<br />

d’avant est désormais disponible<br />

(76,6 %). 92 % des routes sont<br />

rouvertes. Mais il y a encore e<br />

des pertes : on estime le<br />

déficit de chiffre d’affaires<br />

pour les compagnies<br />

en 2022 à 4,1 milliards<br />

de dollars. Malgré tout,<br />

la situation s’améliore.<br />

Le tourisme peut-il revenir à ses niveaux<br />

d’avant mars 2020 ?<br />

Sa croissance se poursuit, on reviendra aux chiffres<br />

d’avant la pandémie, et on les dépassera même. Reste<br />

à savoir dans quels délais… Il y a encore dans plusieurs<br />

pays des restrictions sanitaires aux voyages. Et la hausse<br />

récente des contaminations dans certains pays est une<br />

source d’inquiétude. Mais avec le temps, on reviendra<br />

aux niveaux de fréquentation touristique d’avant 2020.<br />

Durant la pandémie, l’activité cargo a bondi de 33 %!<br />

Cette proportion se maintient-elle aujourd’hui ?<br />

Pendant la crise sanitaire, des compagnies ont<br />

converti certains avions de ligne en avions-cargos<br />

pour engranger des revenus complémentaires.<br />

Aujourd’hui, le cargo se développe en Afrique :<br />

cette activité a plus que doublé, passant<br />

de 10 à plus de 20 %! Cette tendance<br />

va se confirmer : la Zone de libre-échange<br />

continentale africaine (ZLECAF) a<br />

notamment pour objet le développement<br />

du commerce intra-africain. Celui-ci<br />

est historiquement bas : environ<br />

20<br />

%, contre au moins 50 %<br />

sur les autres continents.<br />

Son développement ne<br />

peut que favoriser l’activité<br />

cargo. Autre raison :<br />

l’essor de l’e-commerce.<br />

Les transports par route<br />

DR<br />

82 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


et par rail sont relativement peu développés en Afrique,<br />

l’avion constitue donc le seul moyen de transport rapide.<br />

Beaucoup de compagnies l’ont compris et misent sur le<br />

cargo. Le souci est que les infrastructures aéroportuaires<br />

ne sont pas toujours au niveau. Pendant le Covid, lorsqu’il<br />

fallait stocker les doses de vaccins à très basse température,<br />

on s’est aperçu du manque de chambres frigorifiques.<br />

Il faut aussi moderniser la numérisation des procédures<br />

de douanes, la documentation électronique. La ZLECAF<br />

va permettre de baisser les taxes et les tarifs entre pays,<br />

et va faire croître le commerce intra-africain. Elle aura un<br />

impact sur l’activité passager comme sur l’activité cargo.<br />

Ethiopian Airlines est l’une des seules compagnies<br />

au monde à avoir dégagé des bénéfices en 2020 !<br />

Comment l’expliquer ?<br />

Elle n’a pas reçu d’aide pendant la crise<br />

sanitaire, donc son succès est d’autant plus<br />

remarquable. Cette compagnie a réussi à mettre<br />

en place un business plan, avec des objectifs très<br />

précis, notamment grâce à la digitalisation et<br />

la transformation d’une vingtaine d’avions de<br />

ligne en cargos. Aussi, l’aéroport international<br />

d’Addis-Abeba a bénéficié de nombreux<br />

investissements. Grâce à un réseau très efficace<br />

et à une structure de coût maîtrisée, elle a pu<br />

s’adapter et reprendre très vite ses activités.<br />

À l’inverse, les inquiétudes demeurent<br />

pour South African Airways (SAA) : le plan<br />

de sauvetage est-il en passe de la sauver ?<br />

SAA et les autorités sud-africaines ont<br />

mis en place un plan de sauvetage avec des<br />

partenaires stratégiques, qui est en train d’être<br />

déroulé. Un accord doit être annoncé à la fin de<br />

l’année. Cette compagnie a été dans le passé la première sur<br />

le continent. L’Afrique du Sud est un marché très dynamique,<br />

aussi bien pour le fret que pour le tourisme : avec un plan<br />

de sauvetage solide, une restructuration, une flotte adaptée<br />

et un réseau efficace, SAA peut revenir dans la course.<br />

L’AFRAA demande la baisse des taxes<br />

aéroportuaires : où en est-on ?<br />

Cette baisse est une requête récurrente. Le niveau<br />

des taxes reste trop haut dans certaines régions. En Afrique<br />

de l’Ouest et centrale, elles représentent jusqu’à 40 %<br />

du prix du billet ! C’est trois fois plus qu’en Afrique de<br />

l’Est. Il est impossible de développer le trafic aérien avec<br />

de tels coûts. L’AFRAA a fait de nombreux plaidoyers en<br />

ce sens, sans succès. Nous devons réunir l’ensemble des<br />

acteurs du secteur, trouver des solutions et les présenter<br />

aux décideurs. La question des taxes a été à l’agenda<br />

d’un séminaire fin juin. Il y a aussi celle des visas, qui<br />

complique les voyages : sur ce point, l’Union africaine veut<br />

faciliter la circulation des personnes sur le continent.<br />

La Banque africaine d’import-export (Afreximbank)<br />

souhaite créer une société de leasing…<br />

Le projet est toujours en cours. Accéder aux<br />

financements est difficile, les coûts sont là aussi élevés,<br />

comparé aux autres continents. Nous collaborons<br />

avec l’Afreximbank et la BAD sur ce projet.<br />

Comment concilier objectif de lutte contre<br />

le réchauffement climatique et expansion<br />

du transport aérien ?<br />

Nous avons mis en place en 2016 le programme<br />

de réduction Carbon Offsetting and<br />

Reduction Scheme for International<br />

Le<br />

niveau des taxes<br />

aéroportuaires<br />

reste trop haut<br />

dans certaines<br />

régions.<br />

En Afrique<br />

de l’Ouest et<br />

centrale, elles<br />

représentent<br />

jusqu’à 40 %<br />

du prix du billet !<br />

Aviation (CORSIA). L’évolution<br />

technologique des avions permet de réduire<br />

leur impact carbone. Dans le temps, de<br />

vieux appareils, qui dégageaient beaucoup<br />

de CO 2<br />

, volaient en Afrique. Désormais,<br />

les flottes se sont modernisées, avec<br />

des Boeing 787 Dreamliner, des A350.<br />

Cette amélioration permet de réduire<br />

les émissions. Le souci que nous avons<br />

par rapport à la mise en œuvre de ce<br />

programme est que les agrocarburants<br />

coûtent très cher, trois à quatre fois plus que<br />

le kérosène. Faut-il augmenter la production<br />

d’agrocarburants, en incitant les paysans<br />

à en cultiver ? Mais qu’en sera-t-il de<br />

la sécurité alimentaire ? Ce sont là des<br />

questions à prendre en considération.<br />

Les projets dans l’hydrogène et l’électrique sont encore<br />

en cours de développement, mais tout peut aller vite :<br />

le transport aérien a seulement un siècle d’existence !<br />

Les bonds technologiques réalisés sont incroyables.<br />

Ces dernières années, beaucoup de terminaux<br />

ont été bâtis, rénovés ou étendus (notamment<br />

par des entreprises de Chine et de Turquie) :<br />

les infrastructures aéroportuaires sur le continent<br />

sont-elles désormais satisfaisantes ?<br />

De nombreux efforts de modernisation ont été accomplis,<br />

mais il reste à faire. Ces investissements nécessitent<br />

beaucoup d’argent. En février, l’Union africaine a organisé<br />

un séminaire sur le développement des infrastructures :<br />

leur amélioration fait partie des piliers de la mise en œuvre<br />

du Marché unique du transport aérien africain (MUTAA). ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 83


BUSINESS<br />

Ecobank va déployer<br />

Farm Pass<br />

Un million de paysans utilisent<br />

cet outil dans trois pays<br />

d’Afrique de l’Est, dont le Kenya.<br />

La plate-forme numérique de Mastercard qui aide les petits agriculteurs<br />

pourra désormais bénéficier du réseau du groupe bancaire, présent dans la plupart<br />

des pays d’Afrique subsaharienne.<br />

Lancée en 2015 par le<br />

réseau de cartes bancaires<br />

Mastercard, Farm Pass est<br />

une plate-forme numérique<br />

qui permet aux petits exploitants<br />

de se connecter de façon sécurisée<br />

aux systèmes financiers et agricoles.<br />

Ils peuvent ainsi accéder plus facilement<br />

au marché, y écouler leur production<br />

à des prix plus équitables, et constituer<br />

à terme un profil de transactions<br />

numériques pouvant renforcer leur<br />

crédibilité auprès des banques, afin<br />

d’obtenir des financements aptes à<br />

faire prospérer leur exploitation. Un<br />

million de paysans utilisent aujourd’hui<br />

Farm Pass dans trois pays d’Afrique<br />

de l’Est (Kenya, Tanzanie et Ouganda),<br />

ainsi qu’en Inde. La plate-forme leur<br />

aurait permis d’obtenir des prix de<br />

vente de 25 à 50 % plus élevés et, grâce<br />

aux marges ainsi dégagées, d’accroître<br />

la productivité de leurs récoltes. Or,<br />

Farm Pass va pouvoir démultiplier<br />

sa zone d’action en Afrique : à Abidjan,<br />

le 14 juin dernier, Mastercard et<br />

le groupe Ecobank ont conclu un<br />

partenariat afin d’étendre la couverture<br />

de Farm Pass au réseau de la banque<br />

en Afrique subsaharienne, qui comporte<br />

36 pays, du Sénégal au Mozambique<br />

et de l’Afrique du Sud au Tchad (seuls la<br />

Corne, le Soudan, Madagascar, l’Angola<br />

et le Botswana ne sont pas concernés).<br />

« La question de la sécurité<br />

alimentaire revêt un caractère critique<br />

SHUTTERSTOCK<br />

84 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


MICHAEL LUMBROSO/RÉA<br />

et urgent à l’heure actuelle. Nous<br />

devons donc nous hisser à la hauteur<br />

de ce défi en créant des opportunités<br />

de croissance tout au long de la chaîne<br />

de valeur en Afrique, a déclaré le<br />

PDG d’Ecobank, Ade Ayeyemi. Notre<br />

partenariat avec Mastercard intervient<br />

opportunément pour accélérer<br />

l’accès des petits exploitants aux<br />

services financiers », indispensables<br />

à la réalisation du plein potentiel<br />

agricole du continent. Selon le cabinet<br />

McKinsey, alors que 60 % de la<br />

population d’Afrique subsaharienne<br />

est composée de petits exploitants<br />

agricoles, seuls 3 % bénéficient d’un<br />

crédit bancaire. Un sous-financement<br />

qui limite l’aptitude de l’écrasante<br />

majorité des petits paysans à<br />

surmonter une période de mauvaise<br />

récolte ou de chute des cours. Ce<br />

partenariat permettra « de rendre<br />

l’agriculture en Afrique plus rentable,<br />

plus compétitive et plus résiliente,<br />

contribuant ainsi à la croissance<br />

économique du continent », estime<br />

Ade Ayeyemi. Farm Pass fait partie<br />

intégrante de Community Pass, une<br />

plate-forme numérique via laquelle<br />

Mastercard entend connecter à<br />

l’économie numérique 1 milliard de<br />

personnes et 50 millions de micro<br />

et petites entreprises d’ici 2025.<br />

Ce partenariat « s’inscrit dans<br />

l’esprit de la Facilité africaine de<br />

production alimentaire d’urgence »,<br />

approuvée par la Banque africaine<br />

de développement (BAD) afin « d’aider<br />

les pays à stimuler la production et la<br />

productivité des principaux produits<br />

de base sur le continent », a précisé<br />

Solomon Quaynor, vice-président<br />

de la BAD chargé du secteur privé.<br />

L’initiative vise à mobiliser 1,5 milliard<br />

de dollars en deux ans afin d’accroître<br />

la production agricole continentale,<br />

l’approvisionnement en céréales étant<br />

mis à mal par le conflit en Ukraine. ■<br />

La Namibie mise<br />

sur l’hydrogène vert<br />

L’idée est de le produire à partir du soleil et de l’eau<br />

de mer, puis de l’exporter vers Europe.<br />

Avec 3500 heures de soleil<br />

par an, la Namibie (2,5 millions<br />

d’habitants) est dotée d’un<br />

gigantesque potentiel en énergie<br />

solaire. Or, elle importe 60 à 70 %<br />

de son électricité depuis l’Afrique du<br />

Sud – et notamment de ses centrales<br />

à charbon. Durement impacté par le<br />

réchauffement climatique (sécheresses<br />

et inondations s’y succèdent), le pays<br />

ne veut plus dépendre des énergies<br />

fossiles de son voisin : les autorités<br />

souhaitent donc se lancer dans la<br />

production d’hydrogène « vert » (issu<br />

des énergies renouvelables). Le principe<br />

est de produire de l’électricité avec<br />

l’énergie solaire, puis de procéder à<br />

la désalinisation et à l’électrolyse d’eau<br />

de mer, afin de détacher l’hydrogène<br />

des molécules d’eau. Sur la côte sud<br />

du pays, à Tsau Khaeb, le groupe<br />

Le pays est doté<br />

d’un gigantesque potentiel<br />

en énergie solaire.<br />

industriel allemand Enertrag bâtit<br />

une centrale apte à produire 5 000 MW<br />

et 300 000 tonnes d’hydrogène<br />

vers 2026. Cet hydrogène pourrait<br />

ensuite être exporté vers l’Europe :<br />

l’UE cherche en effet à réduire sa<br />

dépendance au gaz russe et à atteindre<br />

la neutralité carbone en 2050. Pour<br />

cela, elle devrait importer 10 millions<br />

de tonnes d’hydrogène par an. Afin de<br />

convaincre les investisseurs européens,<br />

une importante délégation namibienne<br />

s’est rendue en mai à Paris, à Berlin,<br />

à Davos (au Forum économique<br />

mondial) ainsi qu’à Rotterdam (au<br />

World Hydrogen Summit). Berlin a déjà<br />

promis une enveloppe de 40 millions<br />

d’euros, estimant que la Namibie<br />

pourrait produire un hydrogène<br />

entre 1,5 et 2 euros le kilo, soit le<br />

prix le plus compétitif au monde. ■<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 85


VIVRE MIEUX<br />

Pages dirigées par Danielle Ben Yahmed, avec Annick Beaucousin et Julie Gilles<br />

LES VACANCES, C’EST FAIT<br />

POUR ÊTRE HEUREUX<br />

ET POURTANT, UNE PIQÛRE D’ABEILLE, UNE ALLERGIE INSOUPÇONNÉE, UNE BACTÉRIE<br />

MALVEILLANTE PEUVENT VOUS GÂCHER LA VIE… CONSEILS.<br />

ON PENSE AU RISQUE D’ACCIDENT lors des baignades des<br />

enfants. Au coup de chaleur, qu’il faut prévenir en restant<br />

au frais et en buvant régulièrement. Mais si l’on ne fait pas<br />

attention, d’autres soucis courants peuvent arriver…<br />

L’OTITE DU BAIGNEUR<br />

Lors d’une otite externe, des bactéries présentes dans<br />

l’eau entraînent une infection du conduit auditif. Une douleur<br />

lancinante se met à tarauder l’oreille ou les deux, et s’amplifie<br />

quand on fait bouger le pavillon ou que l’on appuie dessus.<br />

Quand le mal est là, il faut voir le médecin pour obtenir des<br />

gouttes auriculaires antibiotiques et anti-inflammatoires. Mais<br />

mieux vaut prévenir, en évitant les baignades dans des eaux<br />

douces (type lac) qui n’apparaissent pas claires et peuvent être<br />

davantage sources d’infection que la mer. Avant une baignade,<br />

on peut mettre un peu d’huile d’amande douce dans le conduit<br />

auditif : cela favorise le glissement de l’eau et son évacuation,<br />

et donc protège un peu. Après, il est important de se rincer<br />

les oreilles à l’eau : on penche la tête sur le côté et on les<br />

égoutte (si besoin en bougeant le pavillon), puis on les sèche<br />

avec un mouchoir en papier. Autre très bonne prévention,<br />

surtout si l’on a tendance chaque année à répéter ces otites<br />

estivales : porter des bouchons d’eau lors des baignades (en<br />

pharmacie, ou fabriqués sur mesure par un audioprothésiste).<br />

SHUTTERSTOCK<br />

86 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


SHUTTERSTOCK<br />

L’INFECTION URINAIRE<br />

C’est un problème féminin récurrent à la période<br />

estivale et lorsqu’il fait chaud. Cela peut être la conséquence<br />

de plusieurs choses : on transpire, et souvent on s’hydrate<br />

trop peu… Du coup, on urine moins, ce qui laisse le temps<br />

aux bactéries de proliférer dans la vessie. D’autres facteurs<br />

favorisent les infections urinaires, comme le port d’un maillot<br />

de bain humide, d’une lingerie synthétique exacerbant la<br />

transpiration, ou encore des rapports sexuels plus fréquents.<br />

Cette affection provoquant picotements et douloureuses<br />

brûlures, mieux vaut l’éviter autant que faire se peut ! Pour<br />

cela, il est conseillé de boire jusqu’à 2 litres d’eau par jour<br />

s’il fait chaud : ainsi, on urine plus et on « rince » sa vessie.<br />

Mais il faut aller aux toilettes souvent et ne jamais se retenir.<br />

D’autre part, on évite les vêtements favorisants et très serrés.<br />

Et on vide sa vessie après chaque rapport sexuel. Dès que l’on<br />

sent les premiers signes d’une infection, boire 1 litre d’eau en<br />

moins de 2 heures, et en boire tout au long de la journée peut<br />

couper court à son installation. On peut prendre en plus un<br />

complément alimentaire à base de cranberry, qui diminue la<br />

virulence des bactéries en cause et limite leur multiplication<br />

dans la vessie. Mais si les symptômes ne s’améliorent pas,<br />

la prescription d’un traitement antibiotique s’impose.<br />

LA MYCOSE DU PIED<br />

En période estivale, on marche davantage pieds nus : résultat,<br />

des peaux mortes laissées sur le sol par un sujet atteint peuvent<br />

nous infecter. Aidés par la chaleur et l’humidité, les champignons<br />

responsables s’installent ensuite entre les orteils et/ou sous le<br />

pied, et provoquent alors rougeurs et démangeaisons. Pour<br />

prévenir, on évite de marcher pieds nus dans les lieux publics.<br />

Sinon, on les savonne au plus tôt. Si quelqu’un est atteint à la<br />

maison, on prend les mêmes précautions. Par ailleurs, il est<br />

important de bien sécher ses pieds après la toilette, de privilégier<br />

des chaussures aérées et d’éviter de porter des baskets non-stop.<br />

Si l’on transpire beaucoup des pieds, un anti-transpirant peut<br />

être utile. À la première alerte, on applique un antimycosique<br />

vendu sans ordonnance. Et l’on désinfecte ses chaussures avec<br />

une poudre antifongique afin d’éviter une recontamination.<br />

L’HERPÈS LABIAL<br />

Agressant la peau, les ultraviolets peuvent<br />

déclencher un douloureux et inesthétique « bouton<br />

de fièvre », dû au virus de l’herpès. Pour ne pas le subir<br />

plusieurs jours durant, on applique un stick haute protection<br />

solaire sur ses lèvres toutes les 2 heures environ. Et si,<br />

malgré tout, les premiers signes d’herpès labial se font sentir<br />

(démangeaisons, brûlures, gonflement), utiliser rapidement une<br />

crème à base d’aciclovir (antiviral bloquant la multiplication<br />

du virus) peut réussir à stopper la poussée. ■ Annick Beaucousin<br />

ÉVITER LA COLIQUE<br />

NÉPHRÉTIQUE<br />

CETTE CRISE DOULOUREUSE<br />

PEUT ÊTRE PRÉVENUE SIMPLEMENT.<br />

UNE PERSONNE SUR DIX ENVIRON sera<br />

un jour touchée par une crise de colique<br />

néphrétique. Celle-ci provoque de violents<br />

maux de ventre, obligeant à consulter, et est<br />

due à des calculs rénaux : ces « cailloux », qui<br />

se forment dans les voies urinaires et finissent<br />

par les obstruer, ont tendance à récidiver.<br />

Pour prévenir, une bonne hydratation est<br />

essentielle, et encore plus quand il fait chaud :<br />

il faut ainsi boire 1,5 litre d’eau au quotidien, voire<br />

2 litres si l’on a déjà été touché par cette affection.<br />

Il est également conseillé de boire un grand verre<br />

d’eau au coucher pour limiter la concentration des<br />

urines la nuit. Autrement, les fruits et les légumes<br />

ont un effet protecteur. En revanche, un manque<br />

de calcium peut favoriser les calculs rénaux : il faut<br />

ainsi consommer 2 à 3 laitages par jour, et sinon<br />

boire une eau riche en calcium (à plus de 200 mg).<br />

Si les crises sont de plus en plus fréquentes,<br />

cela peut être dû à une augmentation de la<br />

consommation de viande : l’excès de protéines<br />

favorise en effet la formation de calculs. Cela<br />

vaut aussi pour l’excès de sel. Attention donc<br />

également à ces deux points ! ■ Julie Gilles<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 87


VIVRE MIEUX<br />

L’ALIMENTATION SANTÉ :<br />

DÉMÊLONS LE VRAI DU FAUX<br />

NOUS SOMMES TOUS INFLUENCÉS PAR DES IDÉES QUI CIRCULENT SUR LA NUTRITION.<br />

ON VOUS AIDE À FAIRE LE TRI.<br />

•Plus les fruits et légumes sont colorés,<br />

plus ils apportent d’antioxydants<br />

VRAI : Sortes de supervitamines, les antioxydants sont<br />

magiques. Ils ont une action anti-inflammatoire, luttent<br />

contre le vieillissement de l’organisme, stimulent les<br />

métabolismes d’une bonne santé. Quelques exemples…<br />

La couleur jaune-orange des carottes, melons, mangues,<br />

abricots apporte du bêtacarotène, qui se transforme en<br />

vitamine A, essentielle à la vision, à la peau et à l’immunité.<br />

Le rouge des tomates, poivrons, fruits rouges apporte du<br />

lycopène, qui stimule les autres antioxydants et favorise<br />

l’absorption des vitamines au niveau digestif. Le vert des kiwis,<br />

salades, épinards apporte de la lutéine et de la zéaxanthine,<br />

bénéfiques pour le système cardiovasculaire et la vision.<br />

Quand au bleu-violet des aubergines, prunes, raisins noirs,<br />

petites baies, il fournit du resvératrol, essentiel à la fluidité<br />

du sang, la souplesse des vaisseaux et la fonction cognitive.<br />

•Il faut limiter les œufs<br />

FAUX : On pourrait en manger autant que l’on veut.<br />

Contrairement à une croyance, ils ne font pas monter<br />

le taux de cholestérol : le cholestérol des aliments (ici le<br />

jaune d’œuf) a peu d’influence sur le cholestérol sanguin.<br />

Les œufs sont des aliments de très bonne qualité nutritive<br />

car riches en protéines, fer, vitamines et oligo-éléments.<br />

•Toutes les huiles se valent<br />

FAUX : Aucune ne possède une composition nutritionnelle<br />

parfaite, mais elles sont complémentaires. Il faut ainsi les<br />

varier. L’huile d’olive, riche en acides gras monoinsaturés,<br />

réduit le risque de maladies cardiovasculaires. Celles de<br />

noix, colza, lin et germe de blé sont riches en oméga 3,<br />

des acides gras que l’on ne consomme pas assez, or ils<br />

participent au bon fonctionnement des organes et du système<br />

cardiovasculaire. Quant à l’huile de tournesol, riche en<br />

oméga 6 (comme celles d’arachide ou de maïs) – souvent en<br />

excès dans notre assiette –, elle est à réserver pour la cuisson<br />

et les fritures car elle supporte les hautes températures.<br />

•Les yaourts sont excellents pour la santé<br />

VRAI : Nature et non sucrés, ils sont très sains et ont de<br />

bonnes qualités nutritionnelles : fort apport en calcium<br />

(deux yaourts par jour couvrent presque la moitié des<br />

besoins quotidiens), en protéines et en vitamines. Ils<br />

contiennent en outre peu de lactose (sucre du lait), que l’on<br />

digère parfois mal adulte. Enfin, ils apportent des ferments<br />

vivants ou probiotiques, qui ont une bonne influence sur<br />

la flore intestinale et sont ainsi bénéfiques pour la santé.<br />

•La banane contient trop de sucre<br />

FAUX : Certes, elle est sucrée, mais tellement riche<br />

en fibres qu’elle est moins sucrée qu’une tartine<br />

de pain blanc industriel. Ses sucres sont assimilés<br />

lentement et n’ont pas d’impact néfaste. Riche en<br />

magnésium, elle est de plus antistress et antifatigue.<br />

•Le pain et les féculents font grossir<br />

FAUX : Pas plus que d’autres aliments, et sans doute moins<br />

que bien des plats industriels préparés. En outre, manger<br />

un peu de pain (complet de préférence) et de féculents<br />

au repas « cale », et limite donc la sensation de faim. ■ A.B.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

88 AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022


En bref<br />

LES BONS RÉFLEXES FACE À L’ACNÉ<br />

CE QU’IL FAUT FAIRE (ET NE PAS FAIRE) POUR LIMITER<br />

GRANDEMENT LA SURVENUE DES BOUTONS.<br />

Covid-19<br />

et vitamine D<br />

◗ Au début de la pandémie,<br />

quelques données ont laissé<br />

penser que la vitamine D<br />

avait un intérêt dans les<br />

formes graves du Covid-19.<br />

Cela a depuis peu été<br />

confirmé par une étude<br />

au CHU d’Angers, en<br />

France : l’administration<br />

de vitamine D à forte<br />

dose dans les 72 heures<br />

après le diagnostic chez<br />

les personnes âgées<br />

réduit le risque de décès<br />

et évite les formes graves<br />

dues à des variants.<br />

SHUTTERSTOCK<br />

L’ACNÉ EST PROVOQUÉE par une<br />

trop grande sécrétion de sébum :<br />

celui-ci s’accumule dans le canal<br />

excréteur des glandes sébacées,<br />

finissant par donner des points noirs<br />

ou blancs et des boutons, parfois<br />

avec une inflammation (rougeur).<br />

Pour lutter contre ces désagréments,<br />

il est important de nettoyer sa peau<br />

sans l’agresser, sinon elle réagit en<br />

produisant encore davantage de sébum.<br />

Tous les gestes doivent être doux,<br />

sans frottement ! Et tout tripotage des<br />

boutons est à éviter formellement.<br />

Côté produits, on les choisit<br />

doux, du type savon dermatologique,<br />

crème hydratante fluide non grasse<br />

et non comédogène. Et on proscrit les<br />

gels douches irritants et tout ce qui<br />

contient alcool et antiseptiques. Le<br />

maquillage est possible, mais doit rester<br />

léger : on évite ainsi les fonds de teint<br />

traditionnels, les poudres, et on opte<br />

pour une crème fluide non-comédogène<br />

ou destinée aux peaux acnéiques.<br />

Et le démaquillage est capital.<br />

Il faut aussi se méfier du soleil.<br />

Certes, les UV ont une action antiinflammatoire<br />

et, sous leur effet, la<br />

peau s’épaissit, faisant quasiment<br />

s’envoler les boutons. Mais le sébum<br />

s’accumule en profondeur, et ils<br />

resurgissent de plus belle à l’arrêt<br />

des expositions. Pour éviter cela, on<br />

s’expose modérément et on applique<br />

une protection solaire non grasse.<br />

En ce qui concerne l’alimentation,<br />

attention à tout ce qui est produits<br />

sucrés, sodas, etc., le sucre jouant un rôle<br />

aggravant. En revanche, une alimentation<br />

riche en fruits et légumes est bienfaitrice.<br />

Si les boutons s’installent malgré<br />

tout, il ne faut pas attendre pour<br />

consulter : plus tôt on traite, moins on<br />

risque une aggravation et d’éventuelles<br />

cicatrices. Des soins locaux pour réduire<br />

la production de sébum peuvent être<br />

prescrits. Au besoin, des antibiotiques<br />

par voie orale ont en plus une action<br />

anti-inflammatoire. Au bout de trois<br />

mois, si ces traitements font peu effet,<br />

il peut être envisagé de recourir à<br />

l’isotrétinoïne, un traitement très<br />

efficace, mais souvent aux forts effets<br />

secondaires (sécheresse de la peau et<br />

des muqueuses, état dépressif…). ■ J.G.<br />

Week-end et<br />

grasses matinées<br />

◗ Dormir davantage<br />

le matin le week-end est<br />

tentant pour essayer de<br />

récupérer… Mais une étude<br />

menée en Arizona (revue<br />

Sleep) montre qu’avoir<br />

des horaires décalés entre<br />

la semaine et le week-end<br />

n’est pas bon pour la santé :<br />

cela peut ainsi augmenter<br />

le risque cardiaque,<br />

détériorer la qualité des<br />

nuits et, paradoxalement,<br />

entraîner fatigue<br />

et somnolence.<br />

AFRIQUE MAGAZINE I <strong>430</strong> – JUILLET 2022 89


LES 20 QUESTIONS<br />

Djely Tapa<br />

La chanteuse malienne basée au Québec<br />

revisite ses RACINES GRIOTIQUES<br />

à travers un électro futuriste. Porteuse<br />

d’espoir, sa voix puissante célèbre<br />

l’africanité et chante les luttes féministes.<br />

propos recueillis par Astrid Krivian<br />

1 Votre objet fétiche ?<br />

Trois pierres offertes par ma grand-mère.<br />

2 Votre voyage favori ?<br />

En Colombie, à Cali. Ses habitants sont comme<br />

des cousins. C’est comme si j’avais vécu là-bas.<br />

3 Le dernier voyage que vous avez fait ?<br />

Angoulême, pour le festival Musiques Métisses.<br />

Je suis fière et honorée car ma mère, la grande<br />

griotte Kandia Kouyaté, y avait joué en 1984.<br />

4 Ce que vous emportez toujours<br />

avec vous ?<br />

Une couverture pour me<br />

pelotonner et dormir en voyage.<br />

5 Un morceau de musique ?<br />

« Ave Maria », de Ginette Reno,<br />

et « Ibalan », de Kandia Kouyaté.<br />

Quand je perds espoir, je les écoute.<br />

6 Un livre sur une île déserte ?<br />

Barokan, Djely<br />

Tapa/Label 440.<br />

Sous l’orage, de Seydou Badian Kouyaté, l’un des pères<br />

de l’indépendance du Mali. Il a écrit l’hymne national.<br />

Et m’a donné envie de poursuivre mes études.<br />

7 Un film inoubliable ?<br />

L’hilarante comédie La Grande Séduction,<br />

du Québécois Jean-François Pouliot.<br />

8 Votre mot favori ?<br />

« Africanité. »<br />

9 Prodigue ou économe ?<br />

Économe. Et j’aime les friperies :<br />

le vêtement a un vécu, une histoire.<br />

10 De jour ou de nuit ?<br />

De nuit. Elle m’apporte la paix. Je suis très<br />

productive. Dès que je couche mes enfants,<br />

la partie « business » de ma vie commence.<br />

J’écris, je chante, je traduis mes chansons…<br />

11 Twitter, Facebook, e-mail,<br />

coup de fil ou lettre ?<br />

Beaucoup de textos et d’e-mails. TikTok<br />

et Facebook de temps en temps.<br />

12 Votre truc pour penser<br />

à autre chose, tout oublier ?<br />

Cuisiner. Ma pièce préférée est la cuisine,<br />

où se tiennent les causeries avec mes<br />

enfants. J’adore le mafé, la sauce d’arachide<br />

agrémentée de gombos, d’épinards…<br />

13 Votre extravagance favorite ?<br />

Apprendre à piloter un avion. Les<br />

turbulences sont mes moments favoris !<br />

14 Ce que vous rêviez d’être<br />

quand vous étiez enfant ?<br />

Médecin. J’aime aider, prendre soin des autres.<br />

J’ai étudié la médecine pendant deux ans.<br />

La musique est aussi une façon de soigner.<br />

15 La dernière rencontre<br />

qui vous a marquée ?<br />

Un jeune homme errant, l’air dépressif,<br />

dans un tramway. Il ne portait pas de<br />

chaussures. Son image ne me quitte plus.<br />

16 Ce à quoi vous êtes incapable<br />

de résister ?<br />

Les enfants. J’aime leur naïveté, leur sincérité.<br />

Comme eux, je veux croire à la bonté de chacun.<br />

17 Votre plus beau souvenir ?<br />

Les moments d’intimité avec ma mère,<br />

ma sœur. Voyager, chanter, rire…<br />

18 L’endroit où vous aimeriez vivre ?<br />

À Salento, en Colombie. Un havre de paix<br />

sur la montagne, des arbres à perte de vue…<br />

19 Votre plus belle déclaration d’amour ?<br />

Quand j’étais ado, lors du festival Caribana, à Toronto,<br />

un garçon m’a demandé en mariage, bague à l’appui.<br />

C’était peut-être un jeu, mais j’ai trouvé ça très beau !<br />

20 Ce que vous aimeriez que l’on retienne<br />

de vous au siècle prochain ?<br />

Que j’ai donné un peu de force, d’estime<br />

de soi et de confiance à des femmes. ■<br />

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