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Ils ont vécu dans l'Algérie en guerre - Raphaël Delpard

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DU MÊME AUTEUR

La Fabuleuse Histoire du drapeau français, Quai de Seine, 2012.

L’Enfant sans étoile, Calmann-Lévy, 2010.

La Persécution des chrétiens aujourd’hui dans le monde, Michel Lafon,

2009.

La Résistance de la jeunesse française, Pygmalion, 2009.

La Guerre des Six Jours, la victoire et le poison, Lucien Souny, 2007.

Les Souffrances secrètes des Français d’Algérie, histoire d’un scandale,

Michel Lafon, 2007, prix de la lettre Veritas.

Aux ordres de Vichy, enquête sur la police française et la déportation,

Michel Lafon, 2006.

Les Convois de la honte, enquête sur la SNCF et la déportation, Michel

Lafon, 2005.

Les Rizières de la souffrance (1945-1954), Michel Lafon, 2004.

Les Oubliés de la guerre d’Algérie, les dossiers restés secrets, Michel

Lafon, 2003, prix Norbert Cepi de la ville d’Antibes.

La minute où l’on tombe amoureux, Page après page, 2002.

L’Armée juive clandestine en France (1940-1944), Page après page, 2002.

20 ans pendant la guerre d’Algérie, génération sacrifiée, Michel Lafon,

2001.


Les Enfants cachés, Jean-Claude Lattès, 1993, prix Wizo.


Sommaire

Page de titre

DU MÊME AUTEUR

Page de Copyright

Dédicace

AVANT-PROPOS

AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE PEUPLEMENT

1

2

3

4

NAISSANCE DE L’ALGÉRIE

5

LES ORIGINES DE LA RÉVOLTE ARABO-MUSULMANE

6

7

8

9

10

LA RUPTURE ET LE TERRORISME

11

12

ILS ONT VÉCU DANS L’ALGÉRIE EN GUERRE

13

14

15

16

17

18

ILS ONT VÉCU LA RÉSISTANCE

19

20


21

ILS ONT VÉCU LES ENLÈVEMENTS

22

ILS ONT VÉCU L’EXODE

23

DOCUMENTS

ANNEXES

REMERCIEMENTS

CHEZ LE MÊME ÉDITEUR


www.editionsarchipel.com

Si vous souhaitez recevoir notre catalogue

et être tenu au courant de nos publications,

envoyez vos nom et adresse, en citant

ce livre, aux Éditions de l’Archipel,

34, rue des Bourdonnais 75001 Paris.

Et, pour le Canada, à

Édipresse Inc., 945, avenue Beaumont,

Montréal, Québec, H3N 1W3.

978-2-809-80734-9

Copyright © L’Archipel, 2012.


Aux Européens et harkis

d’Algérie, souffrants, méprisés,

incompris, que la vérité sur leur

tragédie leur soit à jamais rendue.


AVANT-PROPOS

L’Algérie vivait en paix.

Dans la nuit du 31 octobre au 1 er novembre 1954, cela n’a plus été le cas.

En posant des bombes à Alger et ailleurs, en assassinant des civils qui, par

nature, étaient sans défense, les nationalistes algériens ont détruit cette paix,

point d’équilibre entre les deux communautés, l’africaine et l’européenne.

Ce faisant, dans les deux cas, ils ont piétiné leurs efforts de construction du

pays et réduit leur avenir à une hypothèse.

Il ne fait aucun doute, les chiffres sont là pour le dire avec force, que

l’Algérie moderne était en train d’apparaître ; le secteur arboricole, pour ne

prendre que cet exemple, en fournissait la preuve ; les plaines de la Mitidja,

débarrassées des marais, rendues à la culture, étaient le grenier fertile du

pays. Une des plus belles réussites de la colonisation.

L’Algérie naissait et n’allait pas tarder à montrer le visage d’une nouvelle

population, maillage subtil d’Orient et d’Europe, et à prendre sa place, toute

sa place aux côtés des nations européennes et mondiales. À condition qu’on

lui en laisse le temps.

Mais le temps ne se comptait pas de la même façon pour les nationalistes,

rompant leur impatience. Estimant que celui de la libération était venu, ils

se devaient de se faire entendre. Qui peut s’opposer à un peuple qui réclame

sa liberté ?

Seulement, la liberté en Algérie n’était ni bafouée ni le carré privilégié de

quiconque. Les bus, les trains, les trams, les magasins, les cinémas, les

écoles, les cimetières, les rues, les boulevards, les plages, les

administrations, les commissariats, les mairies, les aérodromes, les ports,

les centrales électriques, les hôpitaux, le ciel, la pluie, l’eau, les invasions

de sauterelles et le vent venu du désert étaient à tout le monde.

L’occupant – du moins celui qui était désigné comme tel par les insurgés

– était-il majoritaire ? En 1962, lorsque tout se délita, un million

d’Européens quittèrent cette terre où vivaient huit millions d’habitants

autochtones.


Les aïeux des nationalistes ne demandèrent pas aux Romains, ni aux

Arabo-musulmans qui les avaient convertis par la force, ni aux Ottomans

qui avaient pris leurs richesses et n’avaient rien bâti, de partir. Cela

appartenait au passé, et on n’y pouvait rien changer, pensaient-ils… Tandis

que ceux qui, épaule contre épaule, avaient sué avec les Algériens pour voir

s’élever un pays nouveau devaient quitter ce sol depuis trop longtemps

souillé par leur présence, selon l’avis de leurs descendants.

Tournant le dos au dialogue, la violence qu’ils imposèrent dès le 1 er

novembre 1954 établirait leurs revendications, pensaient-ils. Elle eut pour

résultat d’amorcer le cercle infernal du terrorisme, dans lequel se trouvèrent

enfermées toutes les composantes de la société algéro-française, d’élever

les uns contre les autres des gens qui, auparavant, cohabitaient et se

respectaient ; de faire naître la méfiance et la haine entre eux, d’engager une

guerre, laissant dans chaque camp des morts et des blessés psychologiques

pour toujours.

Un champ de ruines pour une liberté qui pouvait se gagner par le

dialogue et la concertation. Le nombre aurait joué pour toutes les décisions

qui auraient été proposées.

La demande de liberté n’est pas venue du peuple algérien courbé sur la

terre, l’outil dans les mains, mais de groupes extérieurs répondant à des

sollicitations étrangères. Il leur faudra d’ailleurs convaincre leurs frères

algériens du bien-fondé de leur action et, pour y parvenir, ces hommes ne

connaissant rien d’autre que l’épreuve de force et la brutalité engageront,

comme il se doit, un climat de terreur envers leurs nationaux, accompagné

d’une sauvagerie que l’on croyait réservée aux peuples dits primitifs. Rien

ne sera laissé au hasard pour les amener à se fondre dans l’action

libératrice : nez coupé, gorge tranchée, décapitation, émasculation… Les

ressources de l’homme, sur le terrain de la destruction de l’autre, sont

inépuisables et ne connaissent aucune frontière.

Le drame, tout le monde devra le vivre lèvres closes, rendues muettes par

la souffrance devant l’agonie du pays.

Oui, mais dans l’attente du dernier acte, le tombé définitif du rideau,

comment chacun va-t-il vivre son quotidien, égaré dans le souffle du

chaos ?

Les regards se modifieront-ils au fur et à mesure que les folies

meurtrières se répondront d’un camp à l’autre ? Les gestes se feront-ils

moins spontanés, la retenue deviendra-t-elle le nouveau code relationnel ?


Celui que l’on accueillait avec de grandes tapes sur les épaules, sourire aux

lèvres, sera-t-il un nouvel inconnu dont on cherchera à capter l’intention

secrète dans la profondeur du regard ? Les uns et les autres auront-ils la

force d’imaginer l’avenir et de croire encore à l’amour ?

Voilà ce qu’ont fait les bombes artisanales lancées le 1 er novembre 1954.

Les nationalistes auraient pu le rester et, à ce titre, gagner le respect des

mémoires. Ils ont préféré devenir des terroristes, imprimant leurs actions du

sceau de la mort.

Ils refusèrent d’écrire le chapitre qu’ils appelaient de leurs vœux, utilisant

pour ce faire une encre nouvelle, stylo tenu à quatre mains avec les

Français. Pourtant, tout ce dont ils jouissent depuis l’indépendance, en

1962, est le travail conjugué d’Algériens et de Français, lesquels Français se

considéraient comme algériens, au même titre que leurs compatriotes

musulmans.


AU COMMENCEMENT ÉTAIT LE

PEUPLEMENT


1

Pour faire obstacle à une fausse idée répandue depuis des décennies et

reprise jusqu’au vertige, l’aventure algérienne n’a pas été dictée par une

volonté expansionniste, mais avec le souci légitime de briser le cycle

infernal des bateaux arraisonnés en Méditerranée et de mettre un terme à

l’odieux trafic d’esclaves européens dont les musulmans étaient les

principaux bénéficiaires.

Les hommes fournissaient la main-d’œuvre et les femmes enrichissaient

le harem. Si elles étaient blondes aux yeux bleus, le tarif pouvait atteindre

une somme exorbitante. « On estime à trente-six mille par an, le nombre de

captifs ramenés au Maghreb, pour y être vendus », dit Edmond Rossi dans

Un peu d’histoire de Saint-Laurent-du-Var 1 , qui relate l’invasion de

corsaires turcs jusqu’à Nice.

Du XVI e au XIX e siècle, les pirates rendirent cette partie du monde

impraticable au commerce ; pendant des années, les flottes américaines et

anglaises tentèrent en vain d’y mettre un terme. N’en pouvant plus

d’assister impuissants à la destruction de leurs bateaux et à l’asservissement

de femmes et d’hommes – les enfants capturés ne sont pas épargnés ; ils

sont convertis de force à l’islam ou assassinés, s’ils résistent –, les Français

décidèrent qu’il fallait agir.

Un incident justifiera la première intervention en 1830, à la suite d’une

médiocre affaire de fournitures de blé dues au dey Hussein d’Alger. Si elle

se trouve dans tous les manuels d’histoire scolaire, rappelons-en malgré tout

brièvement les grandes lignes.

Le gouvernement français achète en 1798 à la « Régence » d’Alger du

blé devant servir à l’expédition de Bonaparte en Égypte. Pour ce faire, la

France, dont la trésorerie est au plus mal, emprunte l’argent nécessaire aux

familles juives vivant à Alger ; celles-ci demandent au dey de garantir

l’emprunt.

Vingt-neuf ans plus tard, la facture n’est toujours pas payée. Deval, le

consul de France, est alors convoqué chez le dey, lequel, sans ménagement,

lui réclame le paiement. Deval a l’insolence de répondre qu’il refuse de


s’engager sur le remboursement. Excédé devant l’attitude du représentant

du roi Charles X, le dey le frappe au visage à l’aide de son chasse-mouches.

L’onde de choc du camouflet s’étend jusqu’à Paris. Villèle, le

représentant du gouvernement, demande réparation au dey, lequel ne veut

rien entendre. C’est la rupture diplomatique, puis l’affront sera lavé en

mettant sur pied une action militaire, dont Clermont-Tonnerre, ministre de

la Guerre, soumet au Conseil des ministres le plan garantissant son succès.

S’il avait fallu lever une armée avec le seul objectif d’éradiquer les

pirates, il va de soi que l’entreprise n’aurait pas rencontré la même adhésion

qu’une gifle administrée à un représentant de la France.

Le 14 juin 1830, l’armada militaire française débarque à Sidi Ferruch, à

vingt-cinq kilomètres d’Alger. Le commandement en a été confié au comte

Louis de Bourmont, également ministre de la Guerre dans le gouvernement

Polignac.

En France, la population reste insensible à l’agitation provoquée par le

débarquement sur cette terre africaine. La bourgeoisie craint que le

gouvernement ne profite de l’occasion pour fomenter un coup d’État. Elle

est rejointe par la presse de gauche qui, chaque jour, dans les colonnes de

ses journaux, tombe à bras raccourcis sur l’expédition qu’elle juge « injuste

dans ses origines, imprudente dans sa précipitation, coupable et criminelle

dans son exécution ».

La France a mis pied sur ce territoire qu’on ne peut encore désigner d’un

nom et devra attendre quarante ans pour le posséder dans sa totalité.

Avec la conquête définitive de l’Algérie, en 1870, l’Histoire nous oblige

à faire des constats. Ni le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte,

devenu Napoléon III, ni le gouvernement et encore moins les

parlementaires ne croient à son avenir. Cette terre leur paraît lointaine et

mystérieuse, ils l’imaginent peuplée de sauvages, prêts à en découdre avec

tout ce qui est chrétien.

Le maréchal Bugeaud, vainqueur du célèbre Abd el-Kader, ne pense pas

que l’on puisse y créer quelque chose de durable : il propose même à

l’empereur de l’abandonner.

Ainsi, personne ne croit à l’avenir de ce qui deviendra l’Algérie. Cela

n’empêche pas les questions d’affluer. Faut-il ne conserver que les

comptoirs en bordure de mer ? Faut-il rapatrier les soixante mille soldats

qui ont combattu avec courage ? Si la décision du départ est prise, comment


en rendre compte à des chefs valeureux tels que le duc d’Aumale ou le

colonel Morisse, qui ont gagné des batailles essentielles ?

Il ne fait aucun doute que, dès que les Français auront tourné les talons,

les rebelles reprendront possession du territoire. Les années de lutte

n’auront pas servi à grand-chose, le point positif étant la disparition des

pirates. Quarante ans de guerre pour un résultat utile certes, mais somme

toute mineur, c’est tout de même cher payé.

Quitter l’Algérie pourrait également apparaître comme l’aveu

d’impuissance d’un Parlement qui cherche ses marques et que les ultras ne

manquent jamais d’attaquer, se saisissant pour cela de la moindre occasion.

Quelle sera la réaction des électeurs à la veille des prochaines législatives ?

Les membres du gouvernement, Napoléon III lui-même, adoptent

l’attitude constante des hommes politiques, et dont nous avons vu maintes

fois la pratique tout au long de l’Histoire, à savoir le repli frileux. Tout en

espérant, cela va de soi, qu’un miracle frappe à la porte de la maison

France, apportant une meilleure solution.

Thomas Bugeaud, militaire de haute valeur, issu de la noblesse

périgourdine, qui a participé aux campagnes d’Espagne et de Russie,

colonel à vingt-neuf ans et maréchal vainqueur de l’Algérie, s’irrite de

l’apathie générale. Il a laissé des hommes sur le terrain, il connaît leur

souffrance, il ne peut les décevoir.

De passage à Paris, il se rend à la Chambre où il a son siège de député,

monte à la tribune, interpelle les parlementaires et le gouvernement. « Vous

voulez rester en Afrique ? Eh bien ! Il faut y rester pour y faire quelque

chose ! Jusqu’à présent, nous n’avons rien fait, absolument rien ! Voulezvous

recommencer ces dix ans de sacrifice infructueux, ces expéditions qui

n’aboutissent qu’à brûler les moissons et à envoyer bon nombre de nos

soldats à l’hôpital ? Vous ne pouvez continuer quelque chose d’aussi

absurde ! Il faut marcher vers un but solide, comme fonder une province

française. »

La grande idée de la colonisation est lancée. L’écho qu’elle rencontre

dans l’Hémicycle est considérable, car elle règle l’avenir de l’Algérie,

évitant ainsi, à son sujet, les palabres inutiles. C’est soudain une évidence

pour les députés et les ministres. Ils comprennent que la conquête passe par

la colonisation plus que par les armes. Soumettre un peuple à un drapeau

n’est rien, lui proposer un plan de société est tout. « Conquérir pour

coloniser et coloniser pour conserver le territoire. »


Le nouvel ordre de la République bourdonne dans les travées. Bugeaud

demande l’envoi de cent cinquante mille familles dans les trois prochaines

années, afin de bâtir la nouvelle province française.

Le maréchal quitte la tribune, acclamé par un Parlement au bord de

l’extase.


2

Les cent cinquante mille familles réclamées par Bugeaud traînent les

pieds. L’enthousiasme à émigrer vers ce territoire lointain et inconnu est

modéré. Dans les provinces, pour les classes les plus défavorisées, il s’agit

de remplacer une misère par une autre. Les échos d’épidémies de typhus et

de choléra, ainsi que l’insécurité, n’incitent pas au départ. La vie est rude,

dit-on, et les Français, peu habitués au climat du Sud, craignent de ne pas

s’adapter ou, pis, de contracter des maladies mortelles. Le rêve des

colonistes de créer une seconde France vivant à l’unisson de la métropole,

un nouveau Canada sur les rives méridionales de la Méditerranée, connaît

de sérieuses difficultés. Partir ? Mais pour quoi faire ? Et avec quels

moyens ? L’Algérie n’a rien pour séduire, ce qui n’est pas le cas du

Nouveau Monde vers lequel se ruent des villages entiers. Les responsables

politiques sentent bien que, s’ils ne font pas preuve d’imagination, le

peuplement de cette terre d’Afrique ne se réalisera pas.

En 1870, les tâches sont multiples. Il faut convaincre des paysans et des

artisans de s’y installer, détourner le courant qui entraîne vers l’Amérique

du Nord une foule d’émigrants de plus en plus importante, faire barrage aux

futurs émigrés qui empochent l’aide financière accordée par le

gouvernement puis disparaissent, et que l’on retrouve bien souvent sur les

listes des bateaux en partance pour le Canada. Une autre mesure mise en

place dans le but de séduire les indécis est la concession en Algérie de

terres gratuites. Là aussi, l’administration doit se montrer vigilante : les

colons louent leurs parcelles à des Arabes qui les exploitent et leur paient

un fermage annuel, puis rentrent en France sous des noms d’emprunt.

L’administration cafouille en accordant des concessions à des aristocrates.

Ceux-ci font le voyage, visitent leur nouvelle propriété en calèche et

engagent parmi les nouveaux arrivants, directement sur le port d’Alger ou

d’Oran, le métayer qui va s’occuper de l’exploitation, bien souvent pour un

salaire de misère. Un décret voté à la hâte est également source de

désordres. Un émigrant doit avoir un métier officiel – mesure servant à

écarter les chômeurs – et doit être marié afin de faire souche. Avant

d’embarquer, les célibataires sont unis à la première femme venue. Il


importe peu à l’officier d’état civil que l’épousée soit veuve ou déjà mariée,

et qu’elle donne à son nouveau conjoint une ribambelle de marmots. Il

s’ensuivra en Algérie des demandes de divorce à la chaîne.

Le gouvernement demande aux préfets de faire preuve d’imagination.

Pour vanter les avantages proposés, ceux-ci ont l’idée – révolutionnaire

pour l’époque – d’apposer des affiches publicitaires dans les mairies et sur

les places où se tient un marché. On y évoque dans des termes au lyrisme

grotesque la proximité d’une rivière, la fertilité des terres, la construction

prochaine d’une ligne de chemin de fer. Il suffit presque de fermer les yeux

pour sentir le souffle du paradis vous glisser sur les paupières. Or, rien de ce

qui est imprimé n’existe. En Algérie, un village est un rassemblement de

tentes militaires démunies du moindre confort. Les fonctionnaires qui

réceptionnent les nouveaux arrivants doivent se montrer convaincants pour

les empêcher de repartir par le prochain bateau.

Les informations sont rares dans les archives sur les conditions du

voyage. Nous pouvons néanmoins imaginer les épreuves auxquelles sont

soumis ces femmes et ces hommes, leurs sentiments, ce que représente

l’arrachement à un bourg ou à une ville, à une région, à des parents ; les

reverront-ils ? À ces sourdes angoisses se mêlent l’excitation d’une vie

meilleure, la découverte d’un pays dont on sait seulement qu’il est loin, làbas,

en Afrique.

René Mayer, pied-noir, polytechnicien, ingénieur général des Ponts et

Chaussés, a pu reconstituer la traversée de ses aïeux, depuis le port de

Marseille jusqu’à Philippeville, dans son livre Algérie : mémoire déracinée.

« Jean et Marie-Josèphe installent à bord leurs trois enfants et hissent

leurs bagages. Les amarres sont larguées à midi précis. Le temps est

calme… Le rythme obsédant des lourdes bielles fait vibrer les membrures.

L’étrave fend la soie lisse d’une longue houle sur laquelle, d’un bord à

l’autre, la coque d’acier se balance mollement.

« Enivrés par ce léger tangage et par le parfum salé de l’écume, éprouvés

par ces longues étapes parcourues dans la chaleur de l’été, assommés par le

vacarme de cette étrange mécanique, drogués de fatigue, de vent du large et

de rêves d’avenir, les paysans badois s’anéantissent dans le sommeil. »

Le navire à vapeur sur lequel ils sont transportés, le Province d’Oran, file

plus vite que les voiliers d’autrefois. Au surlendemain de l’embarquement,

la terre promise est déjà en vue. Depuis la forteresse, trois coups de canon

sont tirés pour annoncer l’approche des futurs colons.


« La population de la ville ainsi prévenue, poursuit René Mayer, est

invitée à venir sur le port voir débarquer les nouveaux arrivants. Sur le quai,

une fanfare militaire salue le débarquement. Juché sur une étroite estrade,

un envoyé du préfet prononce une brève allocution de bienvenue. Le long

du quai, un lourd charroi militaire où se mêlent des prolonges d’artillerie et

des mulets attend… Un sous-officier brandit une liste et, s’aidant d’un

porte-voix, il fait l’appel. À chaque famille, il désigne la place qu’elle doit

occuper dans le convoi… Les femmes et les enfants se hissent dans les

véhicules. Les hommes iront à pied 2 . »

Devant les difficultés grandissantes à attirer des familles en Algérie, le

maréchal Bugeaud pense que les soldats stationnés sur place feraient

d’excellents colons. Ils connaissent le terrain et, depuis les années

d’occupation, ils se sont familiarisés avec la population indigène. Pourtant,

en dépit des avantages qui leur sont consentis, les militaires ne suivent pas.

En fait, le plus grand flux d’émigrés vient des Alsaciens et des Lorrains. Il

procède de la défaite de 1870 et de l’annexion de leurs provinces par

l’ennemi germanique. Comme l’annonce Alexis Lambert, commissaire de

la République, « il s’agit d’offrir à nos concitoyens de l’Alsace et de la

Lorraine une hospitalité digne de leur industrie et de leur patriotisme ».

Le journal métropolitain La Patrie reprend l’idée à son compte, tout en

ajoutant une proposition : « Que le peuplement devienne l’Alsace et la

Lorraine, que les Alsaciens changent de sol sans changer de patrie. »

Malgré la concession gratuite de cent mille hectares des meilleures terres

et les aides financières qui pleuvent sur ceux qui sont disposés à l’exil, le

succès n’est pas retentissant, mais le mouvement a au moins le mérite de ne

pas s’essouffler. Les demandes d’attribution sont relativement nombreuses

de la part des prolétaires qui rêvent d’accéder à la propriété, quelques

hectares de terre figurant chez eux une certaine aisance. Mais les

volontaires qui se présentent devant les commissions de recrutement

exercent rarement des professions agricoles. Ce sont en majorité des

ouvriers de fabrique ou des citadins sans emploi fixe. Les commissaires de

la République ferment les yeux devant les candidats qui ne répondent pas

aux critères imposés. Le peuplement de l’Algérie doit réussir à n’importe

quel prix !

Le succès relatif de l’émigration des Alsaciens et des Lorrains sert

d’exemple au gouvernement pour inciter les Français à s’expatrier. Si bien

que de nouveaux postulants arrivent d’un peu partout, notamment des


provinces les plus proches de la Méditerranée. Le gros du contingent

débarque de la Corse ; ce n’est qu’en 1936 que celle-ci cessera de fournir

des colons. Les autres viennent de l’Aveyron, de l’Ardèche, des Hautes-

Alpes, de la Drôme, de l’Isère, des Alpes-Maritimes et du Var, de la Savoie

en petit nombre, sans oublier quelques familles bretonnes et auvergnates.

En revanche, personne ne quitte la Normandie, l’Ile-de-France ou le Nord,

régions fortement industrialisées.

L’idée d’un peuplement confessionnel aboutit aussi à des résultats. Les

premiers habitants de Guiard, village situé sur le plateau d’Aïn Témouchent

(à quatre-vingt-dix kilomètres environ d’Oran), forment un groupe

homogène. Ils ont été recrutés par le Comité protestant de Lyon – qui

devient la société Coligny – parmi les paysans vaudois de deux villages

pauvres des Hautes-Alpes. Au commencement, leur vie est rude dans le

centre d’accueil inachevé ; ils vivent sous la tente, dans un inconfort total.

Jusque vers 1890, le groupe garde son originalité en pratiquant

l’endogamie, mais à compter de 1900, à la faveur d’agrandissements, des

Espagnols et des musulmans viennent s’agglomérer autour du noyau

primitif. À côté de cet exemple réussi, il faut citer les villages catholiques

créés dans la vallée du Chélif par l’archevêque d’Alger, Mgr Lavigerie.

Selon l’historien Maurice Wahl, « l’histoire du peuplement se confond

avec celle de la colonisation. Au début de la monarchie de Juillet, les

colonistes qui réclament la conservation d’Alger demandent en même

temps le peuplement du pays ». Toutefois, les avis divergent sur le caractère

qu’il convient de lui donner. La tentative de certains groupes de réserver

l’Afrique aux seuls Français est écartée assez rapidement. L’opinion qui

prévaut parmi les politiques est de faire de l’Algérie un pays cosmopolite et,

selon l’expression en usage à l’époque, une « colonie européenne ».

Il va de soi que l’installation des Français attise la curiosité et l’envie des

peuples voisins d’abord, européens ensuite. C’est notamment le cas des

Espagnols ; leur présence est antérieure à la colonisation française, mais le

mouvement connaît une nette accélération au début du XX e siècle. La

majorité des émigrants est originaire des provinces orientales – Alicante,

Murcie, Valence – et s’installe à Oran, où, rapidement, elle représente le

tiers de la population de cette ville. Les Espagnols sont des gens robustes et,

à l’inverse des Français, le climat ne leur pose aucun problème

d’adaptation. De plus, ils ne rechignent pas à faire n’importe quel travail.

« La mise en valeur et la prospérité de l’Oranie est en grande partie l’œuvre


des Espagnols, précise Maurice Wahl. Ils sont nombreux, à force de travail

et d’économie, à occuper des situations de premier plan. » Dans la

communauté espagnole perdure l’histoire du paysan d’Alicante débarqué

sur le quai d’Oran chaussé d’espadrilles, sans autre fortune que ses hardes

enveloppées dans un mouchoir à carreaux, et qui, en quelques années, est

devenu propriétaire d’hectares de terre ou de vignobles.

Dans la coulée de l’émigration espagnole, faisons une place particulière

aux Mahonnais. En se montrant actifs dans la culture maraîchère, leur

participation à la construction de l’Algérie moderne est essentielle.

Les Mahonnais sont les habitants de la ville de Mahón, capitale de l’île

de Minorque et aussi des îles Baléares. Ils investiront dans l’Algérois Fortde-l’Eau,

Maison-Carrée, Cap Matifou, Hussein-Dey, Birkadem,

Birmandreis et Blida. Leur maîtrise de l’irrigation des sols cultivables et

l’installation des norias les rendront indispensables. Ils participeront de fait

au chantier de l’assèchement des marais de la Mitidja.

La colonie italienne suit de peu l’arrivée des Espagnols. Au

commencement viennent les Sardes. Ils sont pêcheurs, cultivateurs,

terrassiers et maçons. Puis débarquent les Italiens du Nord – Piémont et

Vénétie –, qui exercent les métiers de manœuvres, de terrassiers et de

mineurs dans le département de Constantine.

À l’étroit dans leur île surpeuplée et parlant une langue proche de l’arabe,

les Maltais sont une autre composante de la nation pied-noir en devenir. Ils

sont présents sur le sol africain dès le début de la conquête, en suivant

l’armée française comme vivandiers. Leur courage au travail les conduit à

tenir un rôle important dans le paysage de la colonie européenne, en

particulier dans le commerce.

L’aventure algérienne attire les Européens. Quelques-uns n’ont qu’une

place secondaire, tels les Polonais, et leur existence n’offre guère qu’un

intérêt historique. Les Allemands arrivent en grand nombre, mais

disséminés sur le territoire, ils n’arrivent pas à créer véritablement une

colonie. Notons tout de même que des villages ont été l’œuvre commune

d’Allemands et d’Espagnols. Les Suisses ne sont pas absents : Henri

Dunant, fondateur de la Croix-Rouge et premier prix Nobel de la Paix,

s’occupe de la colonisation en créant la Compagnie genevoise. À la même

époque viennent des Luxembourgeois, des Irlandais, des Portugais, des

Grecs, des Hollandais et des Anglais. Les uns et les autres ne parviennent


pas à s’acclimater. Leur présence en Algérie a été si courte qu’ils n’ont

exercé aucune influence sur son peuplement.


3

Les juifs algériens sont une composante essentielle de la nation euroafricaine.

Pour appréhender leur histoire, il est nécessaire de procéder avant

tout à un état des lieux et celui-ci part de la France pour atteindre l’Algérie.

La révolution de 1789 abolit les différences ethnico-religieuses et

incorpore les juifs de France dans la Déclaration des droits de l’homme.

D’un seul coup, elle fait accéder au suffrage universel cette population

habituée aux vexations et aux humiliations. La liberté qu’on leur accorde

correspond à l’esprit de modernisation d’une société qui veut faire

disparaître de son fonctionnement les clans, les prébendes et les privilèges.

En intégrant les juifs dans la communauté nationale, la démarche est

subtile. Il s’agit d’éteindre leur originalité et de tenter, grâce à cela, de

découvrir le secret de leur pérennité. Napoléon I er est tellement imprégné

par cette idée qu’en 1809 il crée un formidable outil d’assimilation en

fondant le Consistoire : l’État subventionne les rabbins et prend en charge la

construction des synagogues. C’est ainsi, en facilitant l’administration de la

communauté, qu’il entend effacer l’appartenance à un peuple au profit

d’une religion, la religion israélite. Pour le prix de sa liberté, le juif est

obligé d’endosser ce nouvel habit : il devient un citoyen, il adopte la langue,

la culture et l’esprit français, il doit reléguer aux oubliettes ce qui faisait sa

spécificité et, disons-le, sa curiosité au regard des autres.

L’implantation des juifs en Algérie est ancienne (trois mille ans,

déclarent les historiens). Ils seraient venus avec les bateaux des Phéniciens.

Personne à ce jour n’a jamais été capable de confirmer ces allégations. Si

les juifs vivent en priorité dans les villes où ils sont commerçants, un

nombre non négligeable est également installé à la campagne. L’émigration

se renforce au XV e siècle avec l’arrivée des juifs espagnols qui fuient

l’Inquisition d’Isabelle la Catholique. Plus cultivés que leurs frères

algériens, ils occupent rapidement des postes de médecins. Durant des

siècles, l’entente avec les populations indigènes est parfaite, à l’exception

toutefois de la domination turque, durant laquelle ils sont opprimés et

contraints de porter un costume particulier qui les ridiculise. Pour cette


raison, ils accueillent la conquête française comme une délivrance. En effet,

les autorités françaises leur laissent – comme aux autres communautés –

leur statut personnel, et ils peuvent ainsi vivre sous le régime des lois

rabbiniques.

L’administration coloniale ne fait d’ailleurs pas entrer les juifs algériens

dans la comptabilité des composantes du peuplement européen. Elle les

assimile aux indigènes et, par opposition aux juifs de la métropole, qui ont

acquis la citoyenneté avec la Révolution, les nomme « les juifs de

l’extérieur » ; cela dit, lorsqu’un gouverneur général veut donner

l’impression que les colons européens sont en nette progression, il ne se

gêne pas pour les y inclure.

Un homme va prendre fait et cause pour eux, proposer un décret qui va

les faire accéder au rang de citoyen français : Adolphe Crémieux. Si

l’initiative est une incontestable évolution, elle sera une source de

souffrances et de conflits permanents avec les Arabo-Berbères et les

Européens.

Crémieux est né à Nîmes, en 1796, dans une vieille famille juive

originaire d’Espagne. Il est un des premiers de sa communauté à être admis

au Lycée impérial de Paris et au barreau de Nîmes en 1817. Il prête son

soutien à plusieurs causes libérales, est nommé deux fois vice-président du

Consistoire central de Paris (1834 et 1843) et prend part à la révolution de

1848 ; il est nommé ministre de la Justice du gouvernement provisoire. En

1870, faisant partie de la coalition gouvernementale, il propose à

l’Assemblée le décret qui porte son nom.

Adolphe Crémieux se rend souvent en Algérie. À chaque visite, il ne

manque pas de rencontrer les responsables de la communauté juive qui lui

font part du profond désir de leurs coreligionnaires de devenir citoyens

français. Seulement, à Paris, Crémieux se heurte à de nombreux obstacles

légaux et sociaux qui ralentissent considérablement la naturalisation. Sans

se décourager, il mène campagne durant des années et finit par obtenir le

soutien de personnalités politiques de premier plan, telles que Léon

Gambetta. Lors du congrès du gouvernement qui se tient à Tours le 24

octobre 1870, le décret est signé. Il aura fallu attendre quarante ans.

Le décret déclenche à Paris et parmi les Européens d’Algérie une crise

dont la violence préfigure la période de la Seconde Guerre mondiale, à ceci

près que l’on ne parle pas encore d’antisémitisme. Rappelons que le mot fut

inventé par les historiens modernes pour expliquer les crimes de


l’Allemagne nazie à l’encontre de la population juive d’Europe. En 1870,

on parle plus volontiers de crise antijuive.

Que reproche-t-on aux juifs ? Pour les Européens d’Algérie, ce sont des

indigènes au même titre que les Arabes. Il n’y a donc aucune raison

majeure de les élever au rang de citoyens. Quant aux musulmans, ils les

blâment d’avoir obtenu cette citoyenneté française qu’ils envient et les

tiennent pour responsables du geste de la métropole à leur égard.

Enfin, pour la première fois depuis leur implantation sur la terre

d’Afrique, les juifs sont confrontés à un racisme qui les avait épargnés

jusqu’alors. La base de celui-ci est chrétienne. Car c’est bien de cela dont il

s’agit. L’antijudaïsme algérien participe aussi de tous les préjugés

traditionnels des populations chrétiennes contre « la race déicide ».

Chaque communauté scande un slogan raciste qui est le miroir de la

haine ancestrale du juif. À Paris, les politiques crient : « À bas les juifs ! »

Les Européens d’Algérie scandent plutôt : « En bas, les juifs », voulant

constamment les ramener au même rang que les Arabes. Les Espagnols

expriment leur vieille haine plus raciste que confessionnelle contre le

« peuple maudit » en hurlant : « À mort les juifs ! » Pour les hispaniques

devenus français, la solution du problème en Algérie ne réside pas dans

l’abrogation du décret Crémieux, mais dans l’expulsion massive des juifs

du territoire, ainsi que des « judaïsants », c’est-à-dire les crypto-juifs qui les

soutiennent.

Chaque clan qui prône l’antijudaïsme justifie son action en affirmant que

la lutte n’est ni une guerre de race, ni une guerre religieuse, mais une lutte

sociale. Il s’agit de dénoncer leur esprit accapareur, spéculateur et

capitaliste. Les socialistes vont jusqu’à y voir l’incarnation du capitalisme

oppresseur et spoliateur, affirmant que « la meilleure forme de combat

social, c’est l’antijudaïsme ». On reproche aux commerçants juifs de

pratiquer une concurrence déloyale en vendant leurs marchandises à vil prix

et de consentir facilement des crédits, en particulier aux colons qui dans le

bled ont maille à partir avec les banques. Il est vrai qu’ils sont nombreux à

s’adresser aux modestes prêteurs de villages, lesquels se trouvent souvent

être des juifs.

Toujours selon leurs détracteurs, ceux-ci réalisent des faillites

frauduleuses ou obtiennent des concordats de complaisance. Si l’on cherche

à aller plus au fond des choses, l’acte d’accusation se résume ainsi : les

israélites s’adonnent aux professions mercantiles et accaparent les richesses


de l’Algérie. Des accusateurs perdus dans la tourbe de leur folie croient dur

comme fer qu’ils sont devenus les maîtres de la colonie. Comment le

pourraient-ils, lorsque l’on sait que le principe de l’égalité, pourtant inscrit

dans le droit public depuis 1789, ne leur est pas appliqué ? Ils sont exclus

des fonctions publiques, les portes de la magistrature leur sont fermées ainsi

que celles de l’administration. Ceux qui bénéficient d’un emploi dans

l’enseignement ou les services municipaux sont pourchassés. Ils n’occupent

pas de siège dans les conseils généraux, on les écarte des assemblées

municipales où, avant l’arrivée des Français, ils avaient une place.

Au milieu de ce concert d’imprécations, il se trouve des esprits éclairés

qui tentent de redonner son vrai sens au débat. « Où prend-on, disent-ils,

que le commerce ne soit pas l’un des éléments nécessaires à la prospérité

d’un pays ? Si la richesse est un crime, il y a en Algérie au moins autant de

criminels de guerre parmi les Français, et au moins autant parmi les

étrangers européens. » Maurice Wahl se montre également circonspect à

propos du pouvoir économique des juifs : « À bien regarder, on trouverait

quelques douzaines de familles opulentes, quelques centaines d’aisées et,

au-dessous, une masse pitoyable de pauvres gens, vivant aussi

misérablement que les plus déshérités des prolétaires européens. »

Les chiffres confirment l’exposé. À Alger, sur douze mille juifs, huit

mille émargent au budget de bienfaisance de la communauté. À

Constantine, sur les mille vingt-quatre électeurs israélites, on recense

seulement vingt propriétaires et trente et un membres de professions

libérales, dont dix-neuf rabbins, mais encore trente-neuf clercs de

judicature, quinze petits fonctionnaires, cent cinquante et un commerçants

et cent quatre-vingt-quatorze employés de commerce, enfin cinq cent

soixante-six ouvriers, artisans ou colporteurs (55 % du total).

Les fortunes terriennes réalisées par expropriations sont rares. Toutefois,

selon le procureur général, de 1894 à 1899, sur huit mille trois cent soixante

et un créanciers qui ont procédé à des expropriations, on comptait mille huit

cent vingt-sept Européens soit 5,17 % de la population européenne présente

en Algérie, et quatre cent dix-huit juifs soit 8,9 % de la population juive.

Quant aux faillites, pour cinq mille trois cent vingt-cinq patentés, soit 6,44

%, le pourcentage est très supérieur à celui des Européens (neuf cent

quarante-huit faillites pour vingt-cinq mille sept cent quarante-trois patentés

européens, soit 3,68 %), ce qui ne doit pas laisser croire que les faillites

juives sont frauduleuses.


En fait, la croisade antijuive est l’expression particulière des rapports que

la nation pied-noir va entretenir avec la métropole durant cent trente ans de

colonisation.

« Le tréfonds du mouvement, écrit l’historien Gautier, c’est l’affirmation

d’une Algérie individualisée qui revendique la gestion de ses propres

affaires. » Certes, on constate que le lien entre les exigences des antijuifs et

celles des autonomistes n’est guère logique, du moins a priori. Il devient

compréhensible – ce qui ne veut pas dire acceptable – si l’on regarde les

événements sous l’angle de la colère et de l’indignation. L’Algérie coloniale

entend obtenir satisfaction pour toutes les revendications qu’elle présente au

pouvoir central. Mais c’est compter sans les atermoiements du

gouvernement… On peut soutenir, sans crainte de se tromper, que les

tergiversations des ministères qui se succéderont jusqu’à l’indépendance de

l’Algérie, en juillet 1962, amplifieront tous les conflits qui surgiront entre

Alger et Paris. En 1870, ces atermoiements encouragent les extrémistes,

leur faisant croire que l’antijudaïsme n’est pas dénué de raison. À cause de

ce jugement approximatif, le processus fait du mouvement antijuif le

véritable porte-parole des revendications autonomistes.

L’autre ferment de la crise est tout simplement une affaire électorale. Les

politiques réalisent que les juifs représentent 15 % des votes en Oranie, et

parfois davantage dans d’autres villes. Que ces gens puissent arbitrer les

scrutins dans de nombreuses municipalités est un comble à leurs yeux.

Nous touchons ici à la cause initiale et véritable de ce déchaînement de

violence où la haine n’exclut pas le calcul. Si les juifs constituent en effet

une force électorale parfois décisive, ils sont dociles, un rien naïfs, sans

formation politique réelle, et ils votent selon les indications de leurs

consistoires. L’inquiétude et la folie s’emparent des élus à un point tel que

ceux-ci perdent le contrôle de la situation, faisant ou disant n’importe quoi.

En 1891, lors d’un débat au Sénat sur l’Algérie, M. Pauliat, voulant

montrer à quel point les indigènes sont exploités par les juifs, signale la

fortune considérable acquise par l’interprète de la justice à Tizi-Ouzou,

lequel naturellement est un juif. À la séance suivante, lecture est donnée

d’une dépêche émanant de l’interprète mis en cause : « Donne démenti

formel allégation du sénateur Pauliat. Je suis arabe naturalisé français. »

Une ligue est fondée en 1871 pour écarter les juifs des urnes. Elle n’y

parviendra pas. À chaque élection, tous les partis, tous les candidats

s’efforcent de capter les voix juives, quitte, s’ils sont battus, à dénoncer


ensuite le « parti juif » qui les a fait perdre. Il est vrai que certains

présidents de consistoires sont des personnages discutables, lesquels

vendent aux plus offrants les voix de leurs fidèles. Cette situation conduit à

des excès de langage. Par exemple, les radicaux – qui flattent l’électorat juif

– durcissent le ton après leur échec, accusant de tous les maux les

« Français Crémieux » ou les « électeurs cachirs [casher], votant comme

des troupeaux ».

À son tour, Jean Jaurès entre dans la danse. Venu en Algérie, il n’hésite

pas à affirmer que « l’opportunisme est, si l’on peut dire, la forme politique

de l’esprit juif ». Il lui paraît légitime que « les Européens abattent les

influences politiques funestes qui, avec l’appui de la juiverie, suppriment ici

toute équité ».

Les premières violences antijuives se produisent lors des élections

législatives de 1881 à Tlemcen. Elles durent trois jours. Ensuite, pendant les

élections municipales d’Alger en 1884, on assiste à des pillages de

magasins. Les antijuifs soufflent avec une énergie farouche sur tous les

incendies qui s’allument dans le pays. Comme cela arrive fréquemment en

période de grande effervescence populaire, un leader se lève parmi les

manifestants et prend la tête du combat. Max Régis est étudiant, âgé de

vingt-cinq ans, président de la Ligue antijuive d’Alger. Il organise des

monômes qui dégénèrent en massacres. Un jeune juif, Léon Kalifa, est

abattu par l’armée française, alors qu’il décollait une affiche antijuive. À

Constantine, le maire adjoint, Émile Morinaud, interdit aux hôpitaux

d’accepter des malades et des blessés juifs.

En février 1898, deux députés algériens se rendent à la Chambre de Paris

et mènent campagne ; ils viennent demander l’abrogation du décret

Crémieux. Les députés leur opposent une fin de non-recevoir. Ils repartent

en Algérie et annoncent la nouvelle. La presse se déchaîne. À Oran, le

journal local, Le Réveil algérien, écrit : « L’Algérie est bien décidée à se

révolter… L’Algérie serait bien capable de demander ou de prendre son

émancipation afin de se débarrasser elle-même de la société dangereuse que

lui impose sa mère. Nous sommes décidés à tout. » Max Régis n’est pas en

reste : « Nous arroserons, s’il le faut, de sang juif, l’arbre de notre liberté. »

Poursuivi et emprisonné, Régis est acquitté par le tribunal correctionnel,

puis par la cour d’appel. Évidemment, sa popularité y gagne.

Si, au fil des années, le calme finit par revenir, l’esprit antijuif ne

disparaît pas pour autant. La preuve, la nomination de Léon Blum à la


présidence du Conseil, en 1936, rallume les passions. L’historienne

canadienne Sarah Taïeb-Carlen rapporte les impressions du sculpteur

Robert Graziani-Lévy : « Il se trouvait à Paris sur les Champs-Élysées, il

entendit la populace hurler : “Mieux vaut Hitler que Blum.” La

manifestation qui suivit fit, entre forces de l’ordre et manifestants, trente

morts et pas loin de mille blessés. » La première mesure que prend Philippe

Pétain, le 22 juin 1940, est l’abolition du décret Crémieux. Charles de

Gaulle le rétablit en 1947 et l’impose à la Constitution algérienne, comme

cela est consigné dans le Journal officiel du 21 septembre 1947 : « Tous les

sujets français des départements d’Algérie jouiront des droits inhérents à la

citoyenneté française et seront soumis aux mêmes obligations, sans aucune

distinction d’origine, de race, de langue ni de religion. » Paul Marcus

indique dans son ouvrage intitulé L’Algérie coloniale qu’en Algérie

l’antisémitisme fut relativement chronique. « Il eut même son champion en

la personne d’Édouard Drumont, député d’Alger de 1898 à 1902. Auteur de

La France juive en 1886, il parvenait, en deux volumes, à une accumulation

impressionnante de préjugés éculés, de diatribes vulgaires et de passages

orduriers, ce qui lui valut d’être l’un des champions de l’extrême droite

anti-dreyfusarde. Max Régis, maire d’Alger, fit de Drumont la tête de liste

pour les élections législatives et Drumont passa sans encombre. »

Selon Sarah Taïeb-Carlen, « il ne fait aucun doute que le décret Crémieux

et la profonde pénétration de la culture et de la civilisation françaises

engendrèrent une mentalité et une identité françaises plus profondes chez

les juifs d’Algérie ». D’autre part, les juifs avaient habité l’Algérie depuis

près de trois mille ans et les musulmans avaient été leurs compatriotes

pendant treize siècles, durant lesquels de solides liens d’amitié, de

confiance, de solidarité et d’affection s’étaient souvent tissés entre les deux

communautés. En juillet 1946, Ferhat Abbas, dirigeant nationaliste algérien,

avait proclamé qu’ils n’admettraient pas qu’un citoyen juif ou musulman

fût exclu de la communauté algérienne, forcé de s’assimiler ou réduit en

esclavage.


4

Le 14 octobre 1839, date oubliée, marque néanmoins son empreinte dans

le marbre de l’histoire par l’intermédiaire du ministre de la Guerre du

gouvernement Soult, le polytechnicien Antoine Schneider. Celui-ci écrit au

gouverneur général Valée pour l’informer que « le pays occupé par les

Français dans le nord de l’Afrique sera à l’avenir désigné sous le nom

d’Algérie ». L’historien Pierre Montagnon ajoute : « La France a donné à ce

pays un nom qui se gravera dans le cœur des hommes. »

En 1889, les registres de l’état civil montrent une augmentation des

naissances par rapport aux décès. Cela signifie qu’une société est en train de

se construire. Chacun s’emploie à façonner un visage nouveau à cette

Afrique du Nord que l’on commence à dompter. Des villages sortent de

terre, des villes sont modifiées, des plaines apparaissent sous les marais

asséchés. Bref, tout bouge sur le territoire.

À cette époque, on ne dit pas encore « pied-noir ». L’expression apparaît

vers la fin des années 1940, des historiens sont formels : Charles de Gaulle

s’en serait servi dans un discours en 1943 ; or, nous n’en trouvons pas la

moindre trace dans les allocutions qu’il a prononcées durant cette période.

L’appellation véhiculée par les soldats du contingent venus de métropole

s’est réellement répandue pendant la guerre d’Algérie. Les premiers

concernés se l’approprient sans vraiment l’aimer. Ils lui préfèrent soit

« Français », soit « Européen d’Algérie ».

Profitons de l’occasion pour en terminer définitivement avec ce vocable

aux origines floues en se référant au travail de Xavier Yacono, né le 28 mars

1912 à Alger, universitaire. Avec l’humour qui le caractérise, il nous

propose des explications dont il ne garantit pas l’authenticité historique.

Certaines d’entre elles, avoue-t-il, ont fort bien pu jaillir de son

imagination.

« Beaucoup en tiennent pour les souliers noirs des premiers Européens,

par opposition aux pieds nus des populations indigènes ou à leurs

babouches, qui ont attiré l’attention des habitants du pays. D’autres

préfèrent invoquer les brodequins noirs des soldats de l’armée d’Afrique,

très différents, bien sûr, des mocassins rouges portés par les réguliers d’Abd


el-Kader. Ceux qui songent aux travaux de la terre parlent des jambes et des

pieds des colons devenus noirs en défrichant les zones marécageuses ou par

suite du foulage des raisins aux pieds. »

Et le même auteur de remarquer aussitôt : « Si l’expression avait pour

origine les populations arabes ou berbères, on ne voit pas comment, ne

parlant pas le français à l’époque, elles l’auraient imaginée, alors surtout

qu’elles avaient à leur disposition le mot roumi rappelant l’occupation

romaine. Ni comment elle aurait mis si longtemps pour s’imposer, sans

laisser la moindre trace avant le milieu du XX e siècle. »

Toujours selon Xavier Yacono, « il existe d’autres explications plus

recherchées. Ce seraient les soldats du contingent métropolitain, férus de

romans type western dans lesquels on parle de la tribu indienne des piedsnoirs,

qui, trouvant aux recrues d’Algérie une mentalité de cow-boys, les

auraient appelés ainsi ; mais, en toute logique, ce sont les indigènes qui, en

l’occurrence, auraient dû être assimilés aux Indiens. C’est peut-être, autre

supposition, ce qu’auraient fait d’authentiques Blackfeet (pieds-noirs)

américains en débarquant au Maroc en 1942, mais aucun document ne vient

étayer cette hypothèse ».

Sinon, il faut chercher du côté de l’Afrique occidentale française où « au

printemps de 1955, le commandant Paul Marty, des affaires indigènes, alors

à l’état-major de la 4 e division à Oujda, relève cette locution prononcée par

un lieutenant de la coloniale né au Sénégal qui lui apprend que les

camarades fraîchement débarqués désignaient ainsi, sans méchanceté, les

Blancs d’Afrique noire ». Mais le Maroc peut aussi revendiquer la paternité

de l’expression. Emmanuel Roblès se souvient qu’en 1937, à Casablanca,

dans le quartier du Maârif, on appelait « pieds-noirs » les nouveaux

immigrants originaires du Portugal, du sud de l’Espagne et aussi de

l’Oranie, qui arrivaient les pieds noirs de poussière. Henri Chemouilli,

prisonnier en Ukraine, se souvient très bien d’avoir été abordé dans son

stalag au début de 1942 par un Européen de Tunisie, René Fonck, qui

l’interpella en lui disant : « Tu es aussi un pied-noir ? », terme qu’il

appliquait à l’ensemble des Européens d’Afrique du Nord et que

Chemouilli venait de découvrir.

Il n’en reste pas moins que l’expression qui a cours parmi les Européens

en 1889, et que chacun énonce en bombant le torse avec un rien de fierté

dans la voix, c’est : « Nous, les Algériens. » Le nom d’« Algérien » mettra


plus d’un siècle à désigner les Arabo-Berbères. Pendant des décennies, on

se contente de les qualifier d’« indigènes ».

Quoi qu’il en soit, à la fin du XIX e siècle, la fusion entre les différentes

composantes de la nation européenne ne s’est pas encore opérée. Il faudra

attendre des années pour trouver l’enregistrement des premiers mariages

intercommunautaires sur les registres de l’état civil. Quant aux mariages

mixtes, entre musulmans et chrétiens, ils apparaissent timidement à compter

de 1905 (en 1914, quatre-vingt-sept figurent sur les registres), mais c’est

surtout pendant la guerre d’Algérie qu’ils se développeront, exclusivement

dans le sens musulman-chrétien. « De rares exceptions, note René Mayer, à

cette époque n’apparurent que beaucoup plus tard dans les grandes villes,

lorsque certaines familles musulmanes émancipèrent leurs filles et que

celles-ci purent suivre leurs études jusqu’au niveau du secondaire et du

supérieur 3 . » En 1889, les fillettes musulmanes voilées dès l’âge de la

puberté ne doivent pas sortir du domicile des parents avant que ceux-ci

aient arrangé le mariage. Les juifs, eux, pratiquent l’endogamie. Le repli sur

eux-mêmes s’explique par les crises antijuives qui, depuis la colonisation,

marquent les esprits, mais également le respect sans faille de la loi

ancestrale qui leur interdit la mixité du mariage : ils craignent de disparaître

par l’assimilation.

Si des décennies après son implantation, par manque de fusion entre les

communautés, l’Européen d’Algérie n’a pas encore de faciès, en revanche

le dépouillement des archives montre qu’il possède déjà un caractère dont le

trait dominant est de se montrer allergique aux ordres de la métropole. Vers

1930, l’historien Maurice Wahl en brosse le portrait tel qu’il lui est apparu à

cette époque : « Au physique comme au moral, il se distingue à la fois des

Français, même méridionaux, et des Espagnols ou des Italiens dont il est

issu. Le type est robuste, résistant, parfaitement adapté aux conditions

d’existence en Afrique du Nord. Au point de vue de la morale,

l’individualité du peuple algérien résulte de la combinaison, dans

l’atmosphère africaine, des qualités et des défauts particuliers aux peuples

latins. Comme le climat africain, son caractère est fait de contrastes ; aux

sursauts d’énergie succèdent des crises d’indolence et de fatalisme. De

mœurs aimables et faciles, il se laisse aller parfois à des accès de violence et

de brutalité. Sceptique et indifférent en matière religieuse, il a conservé

vivaces les superstitions espagnoles et italiennes auxquelles se surajoutent


quelques superstitions indigènes. Capable d’un effort soutenu, il met

cependant à plus haut prix le succès obtenu sans peine apparente par

l’habileté et la ruse. Positif et pratique, il se montre pourtant généreux

jusqu’à la prodigalité. Sa facilité à dépenser contraste avec la parcimonie du

paysan français ou du journalier espagnol. Il a le goût du risque moins peutêtre

par espoir du gain que par goût du risque lui-même. L’esprit d’initiative

se rencontre dans toutes les classes sociales. Après une bonne récolte, le

colon se gardera de thésauriser et d’acheter de la rente ; il consacrera ses

bénéfices à améliorer son outillage ou à se lancer dans de nouvelles

entreprises 4 . »

Anne Lanta, dans son livre Algérie, ma mémoire, estime que les piedsnoirs

aiment le plaisir par-dessus tout, qu’ils en épicent toutes les sauces de

la vie : « Quand ils vont passer le week-end à la mer, en famille, avec des

amis, ils entrent en bacchanales. Dès les premières heures de la matinée,

une fumée grasse monte des autels où on immole des brassées de merguez,

des attroupements joyeux font des barbecues, ils s’immergent dans la mer

jusqu’à la taille en hurlant, font jaillir des gerbes d’eau sous les ballons,

poussent des clameurs d’émeute et retournent cramoisis vers les feux où les

saucisses calcinent doucement. C’est une cuite de soleil, de sel, d’anisette et

de ce gros rouge corsé qu’on vendange en juillet et qui vous met la joie au

corps 5 . »

Le visage du pied-noir s’est façonné dans la joie de vivre où le rire est

son passeport. Un rire à gorge déployée et chaleureux qui épouse les

instants de la vie où s’inscrivent la beauté du ciel, les fragrances des

parfums et le bien-être, tout simplement. Comment ne pas rire, chanter,

s’étourdir devant ce bonheur palpable, les sens alertés par une terre qu’il

aime à la folie et qui produit tant de contrastes ?

Le royaume des pieds-noirs s’étire entre une mer d’un bleu inouï et une

autre, jaune comme l’or : le samara. Les villes éclatantes se trouvent au

milieu, pour certaines rénovées et agrandies, entièrement nouvelles pour

d’autres. Quand on fait partie d’une race nouvelle, jeune, courageuse,

sensuelle, rigolarde, généreuse, travailleuse, pionnière d’un pays où la

lumière est omniprésente, comment peut-on se priver de rire ?

La jeunesse est superbe, oisive et nonchalante, saine et sportive. Quand

vient l’été, les filles – que les garçons nomment « les petites cailles » –

traversent la ville le sac de plage arrimé à l’épaule, robe légère au tissu


souvent fleuri, le teint hâlé (le terme consacré est « bronzing »). Elles

passent devant les jeunes hommes qui bavardent aux terrasses des cafés,

feignant par jeu de ne pas entendre leurs compliments, ni l’invitation que

chacun leur lance pour le bal du samedi.

Si à Alger on se lève et se couche tôt, à Oran, ville espagnole, on vit la

nuit. Mais dans toute l’Algérie, à l’heure où flamboie le soleil, les terrasses

se vident, les volets des maisons et des appartements se ferment, chacun

retrouvant les draps frais de la sieste dans l’espoir d’échapper à la fournaise.

Et la fin de la semaine est sacrée : les Algérois émigrent dans la forêt de

Baïnem ou sur l’une des plages ; d’Oran, on se dirige vers Santa Cruz,

Constantine ou les gorges du Rhumel ; et si l’on habite dans le bled, on se

prélasse à l’ombre d’un arbre. Dès l’aube du dimanche, le départ pour le

pique-nique prend des allures d’exode. On s’y rend à pied, à vélo, à Vespa,

en bus et même en stop. On s’entasse parfois à deux familles dans une seule

automobile pour faire des économies. Car les pieds-noirs ne sont pas riches,

quoi qu’en disent leurs détracteurs. Leurs salaires sont inférieurs de 20 à 25

% à ceux de la métropole.

D’ailleurs, loin de passer sa vie à faire la fiesta, l’Européen travaille dur.

Le courage, l’audace et la ténacité des premiers colons ont eu raison de

cette terre africaine. Un siècle de labeur acharné a totalement transformé les

marécages de la Mitidja, où poussent désormais les vignes, les orangers, les

géraniums rosat, le tabac et les fleurs.

Pour achever le portrait, qu’est-ce qui caractérise encore les Européens

d’Algérie ? De toute évidence, le langage, l’accent et la mimique. Les

accents pieds-noirs existent. Ils sont au nombre de deux. L’un est

indéfinissable, fruité et très doux. L’autre est celui que tout le monde

connaît et qui est devenu la marque de fabrique de ceux qui sont nés « làbas

». Ce dernier a trouvé refuge dans les rues de Bab el-Oued, inventé par

un petit peuple à l’exagération verbale où il est juste de s’exclamer à chaque

phrase. Mais cet accent aux sonorités assez laides, finalement, ne serait rien

sans le langage : le pataouète, véritable défi à la grammaire. « Une sorte de

pudding ou de couscous linguistique, écrit Léon Mazzella, spécialiste de

cette langue, dont les ingrédients sont le français, l’espagnol, l’arabe,

l’italien, le maltais et des expressions juives. “Si tu meurs avant moi, je te

tue !” Voici, à titre d’exemple, ce qui peut résumer l’aspect gouailleur,

trivial, fort en gueule, mais jamais vulgaire du pied-noir. »


Il faut savoir que le pataouète d’Alger est différent de celui d’Oran : seuls

les spécialistes peuvent en apprécier les nuances. Depuis le retour des

Français d’Algérie, les métropolitains en font leur délice, imitant

maladroitement cette façon de parler.

Voici un florilège d’expressions puisées dans le lexique de Léon

Mazzella. Un point important à signaler au royaume du pataouète : les

hommes sont frères, jamais beaux-frères.

– Aïe : interjection souvent placée au début de phrase : « Aïe, aïe, aïe » ;

le même, mais répété trois fois, exprime le malheur, le désarroi, « le poids

du monde qui tombe sur ma tête ».

– Aïwa : juron se prononçant toujours avec des points d’exclamation.

Exprime l’étonnement : « Paulo, ma femme est partie avec ce coulo de

Robert ! — Aïwa ! Ce n’est pas possible ! Tu me tues, dis, Joseph ! »

– Et alors : interjection parfois prononcée sur le ton du reproche. « À

moi, tu vas me faire croire que c’est toi qui as attrapé tous ces héros ? — Et

alors, qu’est-ce que tu crois ? »

– Balek : de l’arabe bel (esprit) et ek (deuxième personne du singulier),

littéralement « Attention sur toi ». « Balek, mon frère, où tu poses le pied,

que des fois le serpent y te guette. »

– Baya (et Pos baya) : expression oranaise qui signifie « Allez, va ». « À

moi tu ne me dis pas des choses pareilles… Pos baya ! — Calme-toi,

maman ! Si tu te remets en colère, la douleur, elle augmente. »

– Po ! po ! po ! Expression d’étonnement, de surprise, de stupéfaction, de

dépit comme de joie. On dit aussi :

« Pa ! pa ! pa ! » et « Po ! » ou « Pa ! » tout seul. « Ça y est, Pépico, le

petit “zest” sorti de Sciences-Po ! — Po ! po ! po ! La classe, mon frère ! »

– Purée (exclamation) : cette exclamation, avec ses variantes « la

purée ! », « la purée d’nous z’autres ! », ponctue nombre de phrases,

comme le « putaing » en vigueur dans le Midi et le Sud-Ouest. Exemple :

« Purée, dis, moins cinq je meurs en la voyant ! Plus belle y a pas, la

purée ! »


NAISSANCE DE L’ALGÉRIE


5

Devant l’énumération des réalisations des Français en Algérie durant les

cent trente-deux ans que compta leur présence, on est pris de vertige, le

tournis vous saisit. La question : « De quoi était fait leur quotidien ? » mène

à une seule réponse : le travail.

Le goût de l’effort, de la réussite, de l’esprit pionnier, jamais ne les

quittera. Ce sera un atout majeur au moment de la dislocation, lors des

affres de l’exil, et de leur arrivée en métropole dans l’indifférence et le rejet.

L’esprit d’entreprendre circule dans les veines du pied-noir. On se surprend

à imaginer le bouleversement qu’aurait connu la France si les Français

avaient été contaminés par un tel état d’esprit et animés de la même

énergie…

Je me souviens des expressions admiratives de gens évoquant l’arrivée de

Français d’Algérie en 1962 dans leur quartier. « Les rues étaient tristes, peu

de commerces, l’église à moitié vide le dimanche à l’office. En quelques

mois, des boutiques ont ouvert, les cafés avaient des terrasses, l’église

faisait le plein, l’atmosphère était joyeuse, insouciante. »

Les détracteurs parmi les plus ouverts reconnaissent qu’avec la

colonisation l’Algérie est passée du Moyen Âge à la modernité. Prenons le

cas de Tizi-Ouzou, qui était une bourgade et qui, sous son impulsion, est

devenue la deuxième ville de Kabylie.

La première initiative que prirent les pionniers fut la construction de

nombreux ports. Et ce, pour des raisons évidentes : un port tient, par

définition, de l’échange commercial. C’est ainsi que virent le jour ceux

d’Oran, d’Alger, de Bône, de Philippeville, Bougie, Mostaganem, Arzew,

Béni-Saf et Nemours.

Jusqu’à leur arrivée, rien n’existait. L’Algérie comptait un million

d’habitants, des historiens avancent le chiffre de trois millions ; ni ceux-là

ni les autres ne détiennent la réponse. En quelques décennies, le pays se

transforma et, en 1962, ce sont huit millions d’habitants que comptait

l’Algérie indépendante.

D’autres grands travaux suivirent. Le réseau routier, des pistes et des

chemins, des routes et autoroutes, soit au total plus de quarante-sept mille


kilomètres. Le chemin de fer, les aérodromes : Alger-Maison Blanche,

Oran-la-Senia, Bône-les-Salines, Philippeville-Valée, Constantine-

Telergma. Les postes, la télécommunication, le gaz et l’électricité, les

équipements scolaires ; bref les infrastructures modernes nécessaires devant

servir un pays en voie de développement. On pourrait remplir des pages et

des pages sur les travaux accomplis dans le domaine touchant à la vie

publique, un seul mot convient pour les définir : admirable.

C’est avec l’exploitation de la vigne et l’agriculture au sens large que la

province africaine trouve le chemin de son expansion économique.

La création du vignoble, devenu la principale richesse de l’Algérie, est la

conséquence de la crise du phylloxéra qui détruisit la quasi-totalité des ceps

français entre 1875 et 1887. Le professeur Dejernou, dépêché à l’époque

pour étudier la situation, affirme qu’il est possible de planter jusqu’à deux

millions d’hectares de vignes. Si ce chiffre n’a jamais été atteint, le

vignoble algérien a cependant acquis une réputation mondiale avec ses vins

de Mascara, Médéa, Aïn Bessem et, bien entendu, son fleuron : la Mitidja.

La Mitidja est une plaine littorale de mille quatre cents kilomètres carrés

traversant l’Algérie du Nord ; les cours d’eau sont les oueds Reghaia,

Boudouaou, Chiffa, Bouroumi et Djer. Dès leur arrivée, les pionniers

comprirent ce qu’ils pouvaient tirer de cette étendue pourtant occupée par

de vastes marécages.

Charles Griessinger, pour le bulletin L’Algérianiste n° 42, de juin 1988,

nous donne un aperçu de ce que furent alors les travaux d’assainissement :

« Les travaux s’effectuèrent dans des conditions de difficulté extrême du

fait de l’insécurité à laquelle il fallut faire face de 1830 à 1842, d’autre part

en raison des fièvres paludéennes qui décimèrent les travailleurs attachés à

des opérations exténuantes, tout d’abord de défrichement par arrachage des

joncs, aloès et palmiers nains qui peuplaient les marécages et ensuite de

creusement des canaux et fossés d’écoulement.

« Dès 1831, plusieurs projets et plans intéressant essentiellement et très

partiellement la partie est de la Mitidja occidentale furent établis sans qu’il

y fût donné suite.

« Les premiers travaux, entrepris d’avril 1833 à septembre 1834, eurent

un objectif stratégique : rendre praticable en tout temps la route Alger-

Blida. À cet effet, l’on s’attaqua à l’assèchement de quelques marais

proches de Boufarik, afin d’établir une chaussée solide.


« En 1840, les hostilités persistant, Bugeaud entama la construction d’un

système de défense continu qui devait s’étendre du Mazafran jusqu’à l’oued

Boudouaou, constitué d’un fossé profond flanqué d’un blockhaus tous les

cinq cents mètres. Les travaux commencèrent simultanément à Blida,

Koléa, Maison-Carrée. Terminés en 1842, ils ne furent pas poursuivis, la

pacification de la Mitidja étant devenue effective. Le fossé joua alors un

rôle non négligeable comme fossé d’assainissement. Toujours en 1842,

débutèrent dans la région de Boufarik d’importants travaux : comblement

des parties basses par vingt mille mètres carrés de remblai, creusement d’un

canal évacuant les eaux des marais de Souk Ali, à l’est de Boufarik et de

Rhilien, au sud.

« Sur le plan agricole, les terres conquises sur les marais de la Mitidja se

sont révélées très fertiles en raison de l’humus accumulé au fond des

marécages et enfouis par les labours. Des milliers d’hectares d’agrumes et

de vignes y ont été plantés.

« Nous n’avons rien changé au relief en 1962. Que cesse l’entretien de

ses réseaux de drainage et les marais s’installeront à nouveau. S’il en était

ainsi, que la mémoire des hommes et l’Histoire gardent le souvenir de ce

qui fut. »

La Sirma (Société pour une meilleure gestion de l’eau agricole au

Maghreb) indique dans une note : « Deux principaux problèmes persistent

et freinent de nos jours le développement agricole de la plaine de la Mitidja.

D’abord le statut foncier des exploitations agricoles : plus de 80 % des

terres sont la propriété de l’État, cela empêche les agriculteurs d’avoir une

vision d’exploitation à long terme. Ensuite, un problème d’arbitrage pour

les agriculteurs entre l’eau du réseau collectif desservie de manière

irrégulière et incertaine ; et un recours sécurisant à l’eau souterraine qui est

officiellement interdite pour l’irrigation avec des coûts qu’ils doivent

entièrement supporter, mais avec une garantie d’approvisionnement. Ce

problème est d’autant plus compliqué que la plaine était déjà irriguée

traditionnellement à partir des puits et des forages. »

Pour clore le chapitre sur les réalisations, terminons avec une invention

ludique, un fruit en l’occurrence : la clémentine. Le père Clément Rodier

(1839-1904), curieux de botanique, fit des essais de fécondation artificielle

en greffant une orange amère et une mandarine. La réalité scientifique

indique qu’il s’agit d’un hybride accidentel de mandarinier et de bigaradier


à feuille de saules ou granito. En 1904, la Société d’horticulture d’Algérie

baptisa le fruit miraculeux, en l’honneur du père Clément : clémentine.


LES ORIGINES DE LA RÉVOLTE

ARABO-MUSULMANE


6

Face à un bilan aussi positif, l’observateur cherche où se nichent les

erreurs, puisque l’aventure prend fin en 1962, après huit années d’un

affrontement sanglant et destructeur pour tout le monde. La question est

donc : quelles sont les racines de la révolte arabo-berbère ?

Depuis l’aube du peuplement, la vie des pionniers se partage entre le

travail et le plaisir. La politique ne les mobilise pas et les mobilisera

tardivement, d’une façon brouillonne, dans le dernier quart d’heure de la fin

de l’Algérie française. Pour gérer la province africaine, ils font confiance

aux puissants colons siégeant aux Délégations financières, et aux politiques

à Paris. On peut se demander si cette insouciance, louée comme un trait

original de la personnalité de l’Européen d’Algérie, n’a pas finalement

constitué son principal défaut, et ne l’a pas poussé à adopter une étrange

attitude qui consiste à grogner tout en refusant de s’engager.

Pierre Laffont, né en 1913, dirigera de 1945 jusqu’à 1963 le journal

L’Écho d’Oran, créé en 1844 par son arrière-grand-père, lequel était un

déporté politique. Il écrit dans L’Expiation, à propos du caractère des piedsnoirs

: « Pourquoi l’université d’Alger, qui formait d’excellents médecins,

des avocats éminents, des scientifiques habiles, fut-elle incapable de créer

une aristocratie de la pensée ? Dès qu’il s’agissait de problèmes politiques

touchant le pays, il n’y avait aucune gamme dans les opinions : le médecin

raisonnait comme le balayeur. Seuls quelques Israélites pressentaient

l’inévitable évolution. Ils étaient peu écoutés et encore moins suivis. Alors

que tout ce qui bouge se modifie et se transforme, les Européens d’Algérie

ne concevaient les rapports coloniaux qu’en termes arrêtés une fois pour

toutes et comme coulés en bloc dans un bronze inaltérable et indestructible.

Le jour allait pourtant venir où, pour être un chef, il ne suffirait plus de

suivre le troupeau. Ce chef, nous l’avons attendu en vain, et la foule a suivi

ceux qui lui disaient ce qu’elle souhaitait entendre 6 . »

Deux générations, disons trois pour être dans la bonne mesure, ont

manqué aux Européens algériens pour accéder à la maturité. Leur

adolescence – que l’on peut louer par ailleurs – fut en fait leur principal

handicap. Elle les aura empêchés de prendre la mesure des problèmes, de


poursuivre un projet jusqu’à son terme, de réagir promptement en remettant

les choses en équilibre. La masse n’est pas politisée et lit peu de journaux.

Maternés par la métropole et par le grand colonat qui règle ses affaires,

les Européens peuvent vivre leur adolescence, taper du pied quand les

choses ne vont pas comme ils le souhaitent, menacer, faire du bruit, puis

s’en aller se baigner au bord de l’eau. On comprend ainsi que le réveil a été

brutal en 1954, et que la réaction de défense se soit faite dans le désordre ;

d’ailleurs, les soubresauts de la population pied-noir pendant la guerre

d’Algérie font la démonstration de l’absence d’un dirigeant habile à mener

le combat. Signalons, afin d’asseoir le propos, que pas un seul gouverneur

n’est sorti des rangs pieds-noirs durant les cent trente-deux ans que dura la

présence française. Pendant des décennies, Paris envoya un fonctionnaire,

le poste étant un passage obligé sur son plan de carrière.

Dès le commencement du peuplement, les Européens d’Algérie, toutes

communautés confondues, engagent un bras de fer avec Paris. Les crises

engendrées par cette relation prennent souvent une tournure politique,

surtout si Paris fait montre d’autorité ou refuse les crédits demandés par

Alger. La faute en revient à la métropole qui ne veut pas avouer que la

province algérienne ne l’intéresse pas, si bien que chaque escarmouche

donne lieu à des menaces de rupture de la part du grand colonat. On

découvre, dans les archives, un mouvement indépendantiste, lequel aboutira

à la création de la Délégation financière, l’assemblée élue devant gérer les

crédits propres à la province africaine. Il faudra attendre des années avant

que les Arabes puissent y siéger.

On peut donc mettre au compte du négatif de la capitale française ses

absences de vues à long terme en Algérie, qui ont eu pour effet de laisser se

bâtir une situation et une relation sur pilotis, lesquelles ne purent répondre à

la violence du terrorisme algérien, comme il l’aurait fallu, le 1 er novembre

1954.

N’en déplaise aux nombreux détracteurs, la création de l’OAS, avec

certes ses imperfections, sera le seul moment où l’Algérie française, c’est-àdire

le petit peuple européen, remorquant les Arabo-Berbères usés par cette

guerre qu’ils rejetaient dans le silence et la souffrance, trouvera dans l’unité

la ressource de s’opposer aux tueurs algériens, dont les actions sur les civils

n’avaient pas connu de répit jusqu’à ce moment-là et qui reprendront avec

un regain de violence inouïe après que le gouvernement de Georges


Pompidou aura démantelé l’organisation qualifiée de séditieuse et de

dangereuse par la bien-pensance de l’époque.

Il a manqué le projet de francisation conduit par un leader pied-noir

éclairé. Le projet aurait fait entrer de plain-pied dans la grande nation

française une population qui ne demandait rien d’autre que d’en faire partie.

Mais il est vrai aussi que les Arabo-Berbères, se reconnaissant dans l’islam,

auraient dû abandonner certains aspects de sa pratique. L’islam n’est pas

seulement une religion, mais un cadre qui règle et organise la vie des

croyants dans les moindres aspects. Or la République, longtemps jacobine,

ne pouvait l’accepter. De plus, les imams, y compris ceux qui étaient les

moins défavorables à la présence des Français, ne pouvaient imaginer les

musulmans s’écarter des principes entiers de la Oumma. Il n’était pas

question pour eux de faire du détail.

Il y avait une troisième voie ; si elle n’était pas encore dans les esprits,

elle aurait fini par s’imposer par la force de sa logique. C’était une sorte de

citoyenneté algéro-française ou euro-africaine, avec des aménagements qui

auraient permis de vivre ensemble malgré les différences. Même si des

esprits éclairés l’avaient promue, les difficultés pour l’imposer auraient été

immenses car, à cette époque, les dirigeants se trouvaient enclos dans l’état

d’esprit de l’Empire ; autres temps, autre mentalité ! Analyse simple à

comprendre pourtant refusée par les tenants de l’anticolonialisme.

Quoi qu’il en soit, nous voyons bien la difficulté du dossier devant lequel

même le plus pétri de clairvoyance ne saurait adopter une attitude sans

équivoque ; mais nous voyons bien aussi qu’il aurait fallu que chaque camp,

de part et d’autre, ait le courage de surmonter ses peurs.

La page noire du colonialisme, car il y en eut une, fut sans conteste le

Code de l’indigénat. Celui-ci reflète la domination coloniale et fait la

démonstration de la différence entre le citoyen et le sujet dans le pur esprit

de l’Empire ; nous y revenons. Son fonctionnement sera remis en cause en

1914. Sa création et les incessantes modifications qu’il subit se situent entre

1871 et 1891. Le régime administratif, la fonction de la justice, les

techniques fiscales enferment l’Arabe dans une suite de contraintes

forcément impopulaires et inadaptées aux réalités des masses musulmanes.

La commune mixte est l’un des fleurons de ce code. Il s’agit d’une vaste

circonscription regroupant des villes dirigées par un administrateur français.

La commission municipale se compose d’élus français et de fonctionnaires

arabo-berbères nommés par le préfet. Son fonctionnement est sujet à de


vives critiques de la part de la jeunesse algérienne. La contestation porte

essentiellement sur le fait que les fonctionnaires arabes nommés par les

Français sont illettrés et, par conséquent, des hommes de paille : « Ils

parlent quand on leur dit, le reste du temps ils se taisent, et quand ils jouent

bien leur rôle, on les décore. »

Le code est une arme dont se servent tous ceux qui détiennent une once

de pouvoir. Tel fonctionnaire arabe ou français peut ainsi envoyer un sujet

en prison pour un « bonjour » mal dit. S’il ne peut pas payer ses impôts, on

use de la contrainte par corps. S’il vend au marché sans permis de circuler,

on lui inflige une amende, et s’il ne peut la payer, il va en prison. Prison

également pour celui qui ne sait pas son patronyme. La majorité des

amendes sont converties en journées de travail au profit d’un certain colonat

qui se montre enchanté par cette mesure, grâce à laquelle s’ouvrent de

nombreux chantiers dits « d’utilité publique », sans qu’il soit nécessaire de

débourser un centime pour rétribuer la main-d’œuvre.

Les autochtones ne peuvent se déplacer sans avoir obtenu au préalable un

permis de circuler. Sa délivrance est l’occasion de trafics éhontés. Des

fonctionnaires français ou arabes peu scrupuleux vendent des permis en

blanc ; d’autres exigent que le demandeur exécute en contrepartie deux ou

trois jours de travail dans leur maison. L’historien Charles-Robert Ageron

précise : « Le système de hardes-patrouilles imposé aux musulmans de dixhuit

à cinquante ans était le plus souvent prétexte à des taxes de

remplacement illégales ou à des versements en nature qui ne pesaient pas

toujours sur les seuls intéressés. Taxes arbitraires, corvées de cultures

illégales, location illicite de communaux, tels étaient les délits les plus

fréquents que constataient, impuissants le plus souvent, les juges de paix. Et

tel homme politique reconnaissait : “La désaffection des indigènes algériens

a crû en raison directe de cette immoralité, et cela se comprend, car

l’injustice porte des fruits 7 .” »

Tout est prétexte, avec le Code, à inventer un nouvel impôt, à l’exemple

de celui qui frappe du jour au lendemain les propriétaires de chiens. En

général, le système d’imposition est aussi lourd que complexe par manque

de clarté dans son énoncé. « Jamais personne n’a été soumis aux obligations

fiscales imposées par deux religions ; si ce n’est nous, musulmans, astreints

aux impôts d’après la loi musulmane, et aux impôts d’après la loi

française », expliquent en 1869 des notables arabo-berbères du

Constantinois. La plus inique de toutes les taxes, nommée zeka par les


Kabyles, s’applique aux chameaux, chevaux, bœufs, moutons et chèvres.

En outre, les fermiers doivent s’acquitter des impôts directs (patentes,

impôts sur les propriétés bâties, taxes municipales) et indirects (octroi de

mer, droits d’enregistrement, droit de douane, etc.). Les recettes sont

fructueuses ! L’impôt sur les chiens rapporte à lui seul entre 38 et 45 % des

budgets communaux. L’affectation est parfois douteuse. « Quand les

indigènes qui paient la majeure partie de l’impôt voient des municipalités

élever à grands frais des travaux somptuaires dans la commune, alors qu’on

leur refuse d’aménager une piste pour écouler leurs produits, ils éprouvent

un véritable sentiment de révolte. »

Ce code honni réveille l’ensemble de l’opinion algérienne dans les

années précédant la Première Guerre mondiale. Fatalement, des

organisations aux influences diverses – comme la Mission laïque, la Ligue

des droits de l’homme, le Grand Orient de France, la Fraternité musulmane

de Paris, le Comité d’action républicaine aux colonies et l’Alliance francoindigène

– entrent en contact avec un mouvement moderniste, dit « de la

jeunesse algérienne », qui devient, au fil des mois, un interlocuteur écouté

par les dirigeants de la métropole et se réclame d’une politique indigène

inspirée de l’idéal républicain. Sous la pression exercée par ces

organisations, le Parlement et le gouvernement s’engagent dans la rédaction

d’une charte proposant des mesures progressistes.

« On comprend mieux, écrit Charles-Robert Ageron, pourquoi les jeunes

Algériens de cette époque et ceux de la génération qui suivit se sont

obstinés à recourir à la France républicaine et libérale contre la France

colonialiste 8 . » Dans La Nuit coloniale, Ferhat Abbas, le leader algérien,

rappelle qu’une alliance de la jeunesse algérienne avec les libéraux français

peut conduire petit à petit à la promotion d’une réelle démocratie.

Une charte est mise au point, qui veut associer l’indigène au

développement de son pays par des liens si forts que son propre intérêt

l’attache à la cause de l’Algérie française. La formule signifie que, tout en

conservant leur identité culturelle et linguistique, les musulmans, désormais

acteurs de l’effort commun, participent à la modernisation de la société

coloniale et ne peuvent que se rapprocher des Français. C’est dire combien

la démarche est audacieuse. Pourtant, ce plan conçu à Paris trouve un écho

favorable dans le parti colonial, et même dans les deux groupes qui

s’affrontent en son sein : d’une part, celui que dirige Eugène Étienne, lequel

maintient la ligne impérialiste et la politique d’assujettissement des


populations indigènes, d’autre part celui de Joseph Chailley, qui déclare

devant les membres des Délégations financières : « Avons-nous tout fait

pour que l’indigène soit satisfait ? Reconnaissons que notre gouvernement

prête à bien des critiques et comporte bien des perfectionnements. Aussi

longtemps que les liens qui unissent à nous la population musulmane

d’Algérie reposeront uniquement sur la force, elle restera un sujet

d’inquiétude. »

Le journal Le Temps, emboîtant le pas de Chailley et de ses amis, lance

une campagne qui dénonce l’indigénat paralysant l’évolution des

autochtones et faisant d’eux « l’un des peuples les plus arriérés du monde ».

Le lobby colonial, soudain ressaisi, réagit haut et fort. Il n’entend pas

qu’on lui dicte ce qu’il doit faire ou ne pas faire. S’estimant maître chez lui,

il rejette toutes les propositions avancées par les libéraux et le Mouvement

de la jeunesse algérienne. Une séance à la Chambre est l’occasion

d’affrontements verbaux houleux. Une fois encore, le grand colonat finit par

assurer la victoire de l’immobilisme.

Il est un autre sujet qu’on ne peut laisser dans l’ombre et qui illustre le

paradoxe qui tient lieu d’analyse. Les jeunes Algériens se montrent aussi

attentifs à une proposition de loi venue du ministère de la Guerre. Et pour

cause : les fonctionnaires décident qu’ils doivent servir dans l’armée

française. Étrange et surprenante décision si l’on songe qu’un pourcentage

infime a réussi, à ce jour, à obtenir la naturalisation. Les indigènes doivent

donc servir une nation qui, par ailleurs, leur refuse la citoyenneté ! Leur

présence sous les drapeaux est de cinq ans ; après des mois de discussions,

elle est ramenée à trois ans, contre dix-huit mois pour les Européens

d’Algérie. C’est avec inquiétude que les familles envisagent l’absence d’un

ou de plusieurs fils, voire d’un mari durant une si longue période.

Désormais la question se pose dans les foyers : comment va-t-on faire pour

vivre ?

Très vite, le Mouvement de la jeunesse algérienne repart au combat. Aux

revendications déjà exprimées s’ajoute le droit à l’émigration. Tandis qu’un

fils ou un mari sert sous les drapeaux, un autre membre de la famille, un

mâle naturellement, aurait la possibilité de se rendre en France afin d’y

trouver du travail. À cette proposition, les Européens opposent un refus

catégorique : ils craignent en effet de voir disparaître une main-d’œuvre bon

marché dont ils ont le plus grand besoin. Ferhat Abbas écrit à ce propos :

« L’ouvrier algérien, accablé d’impôts, concurrencé dans son propre pays


par une main-d’œuvre venant de tous les coins de l’Europe, livré à luimême,

sans éducation et sans lois sociales, a-t-il le droit d’émigrer à son

tour pour éviter la misère, les salaires de famine, la ruine 9 ? »

Il est important de signaler que les problèmes rencontrés à cette époque

par la jeunesse algérienne ne viennent pas exclusivement du camp français,

mais aussi de celui des Arabo-Berbères. Pour comprendre la suite et saisir

pleinement les retournements de situation qui ont émaillé le long combat de

la jeunesse algérienne, il faut constamment garder en mémoire la rupture

qui s’est opérée à cette époque entre les anciens musulmans – ces

traditionalistes croyant à l’esprit d’immutabilité de l’islam où toute

innovation est une hérésie et que les Français nomment avec ironie « les

vieux turbans » – et une nouvelle génération éprise de modernisme.

La scission aura pour effet de freiner considérablement l’avancée des

revendications, offrant ainsi aux politiques et à Paris et aux Européens

d’Algérie un prétexte permanent pour repousser les réformes réclamées, au

motif qu’ils ne sauraient mécontenter une partie d’une communauté au

profit d’une autre.

Les traditionalistes vouent une haine inextinguible à tout ce qui est

français, allant jusqu’à refuser d’envoyer leurs enfants à l’école des

chrétiens. Par-dessus tout, ils en veulent à la France pour les droits qu’elle a

conférés aux juifs. Ils se montrent critiques envers les jeunes Kabyles et

musulmans qui se débauchent en buvant de l’alcool en compagnie de

l’occupant. Sur les places où ils prennent la parole, ils ne cessent de fustiger

les Arabo-Berbères qui acceptent de se laisser enrôler par l’armée en qualité

de tirailleurs. S’ils ne veulent rien devoir aux roumis, ils ne proposent pas

non plus le moindre plan d’émancipation, préférant s’en remettre aux

décisions de Dieu.

Cette crise interne qui naît dans les années 1910-1915 ne s’est pas

éteinte. De nos jours, nous pouvons constater que l’opposition entre

l’Algérie musulmane et l’opinion algérienne est toujours de rigueur.

Parmi les musulmans, il existe aussi un grand colonat : les « Algériens

des grandes tentes », autrement dit les riches familles nomades. On les

trouve un peu partout, non seulement dans les grandes villes et les capitales

régionales, mais aussi dans tout le reste du pays. Leur fortune n’a jamais pu

être évaluée, ils occupent à côté du colonat européen les terres les plus

productives. L’énoncé de quelques chiffres permet de mieux saisir la

situation : vingt-cinq mille personnes possèdent trois millions d’hectares


alors que 75 % de la population globale de l’Algérie se partage une

superficie de trois mille cinq cents hectares. Les tenants en France du

combat anticolonial n’ont jamais eu la présence d’esprit de prendre en

compte cet aspect non négligeable de la situation, ce qui leur aurait permis

de ne plus accabler à tout moment les Français d’Algérie.

Les familles algériennes dont l’origine remonte loin dans l’histoire vivent

sur un système féodal particulièrement présent dans le Sud, où l’on

applique encore, à la fin du XIX e siècle, un pacte esclavagiste comprenant

le droit de mort, même sur les enfants. Si, dans le Nord, elles semblent plus

ouvertes aux nouvelles idées, leur attitude générale vis-à-vis de la

colonisation est ambiguë. Ce n’est pas une opposition clairement exprimée,

même si elles se disent hostiles à la présence des Européens sur leur

territoire. Attitude floue, également, devant le combat du Mouvement de la

jeunesse algérienne. N’intervenant pas directement dans les affaires

politiques, ces riches Algériens se font néanmoins entendre par personne

interposée, grâce au jeu électoral, souvent miné par la corruption, en

mettant en place des hommes dont la mission est de défendre leurs intérêts

économiques. La jeunesse algérienne se rend vite compte que l’appui de ces

grandes familles est à géométrie variable.

Le combat pour leurs idées s’intensifie au point que les jeunes Algériens

croient tenir d’une main ferme le gouvernail du bateau qui va leur permettre

d’accoster aux rivages de la liberté. La France, pays des droits de l’homme,

est à leurs yeux la seule nation dispensatrice des idées de justice. L’historien

Charles-Robert Ageron nous dit sur le sujet : « S’ils [les jeunes Algériens]

souhaitaient naturellement l’émancipation de leur peuple, c’était au sein de

la nation française avec les Français. Avant 1914 du moins, ils

n’entendaient pas faire référence à une culture arabe, pas plus à une

civilisation arabo-islamique, mais à la seule civilisation française 10 . »

Au contraire des anciens, les jeunes ne craignent pas la perte de leur

identité par l’assimilation et la francisation. Pour prouver qu’il n’y a aucun

danger, ils parcourent le vaste territoire de l’Algérie, où ils donnent des

conférences, ouvrent des cercles littéraires, prêtent des livres aux habitants

des villages les plus reculés qui n’ont pas un accès facile aux librairies, afin

qu’ils se familiarisent avec Molière et Jean de La Fontaine, ou aident des

journaux à se créer sous la condition que ceux-ci soutiennent leur combat.

Ainsi peut-on lire dans l’édition du mois de septembre 1911 de L’Étendard :


« C’est avec ces initiatives que se perfectionnera une race arabe qui soit

digne des bienfaits de la France. »

On les écoute, des bergers quittent les pâturages et viennent au-devant

d’eux. Emportés par leur propre élan, ils prêchent une sorte de révolution

sociale dont l’objectif est de briser le carcan de la société arabo-musulmane

et de s’opposer à l’esprit clérical des musulmans, qui ne peuvent ni ne

veulent aller dans le sens de la modernité.

« La jeunesse algérienne, dit Ageron, fait prendre l’engagement à la

population qui l’écoute de ne pas marier leurs enfants avant qu’ils aient

l’âge de quinze ans, de ne pas avoir deux épouses, et de ne pas présenter

d’opposition à la demande de divorce de la femme répudiée 11 . »

Omar Bourdela, un des leaders, tient des réunions où il n’hésite pas,

chaque fois qu’il en a l’occasion, à se lancer dans son discours favori : « Il

est de toute nécessité que les indigènes s’affranchissent des influences

religieuses qui entravent leur libre développement. » Les insultes ne tardent

pas à tomber, venant du clan des traditionalistes. Plus grave, plusieurs

membres du mouvement (dont le Dr Benthami) sont victimes d’attentats,

l’un d’eux est d’ailleurs assassiné.

La France est-elle sensible au vent qui s’est levé ? Certes non ! Un avocat

arabe naturalisé, Ahmed Bourderba, conduit une délégation qui se rend à

Paris. Elle y est reçue par des parlementaires qui représentent toutes les

tendances de la vie politique nationale. Le programme que le chef de file

leur expose n’a pas varié en traversant la Méditerranée.

« Refus du principe du service militaire obligatoire tout en admettant la

conscription sous la condition que les Arabes soient français et qu’ils

bénéficient de la totalité des droits civils consentis à n’importe quel citoyen

français. » Clemenceau fait partie des personnalités rencontrées. S’il ne se

montre pas opposé à l’extension des droits civils, il ne peut prendre seul la

décision…

Sur la lancée de ce relatif succès, de retour en Algérie, le mouvement

organise un rassemblement à Bône. Trois mille personnes y assistent ; elles

adoptent une motion qui propose la fin de l’indigénat, des impôts arabes, et

des tribunaux d’exception.

La jeunesse algérienne est désormais prise entre plusieurs feux. Victime

des espoirs qu’elle a suscités auprès des masses, elle se doit de poursuivre

le combat avec acharnement. Elle comprend également qu’il lui faut être

présente sur le terrain des élections municipales et départementales, et


poursuivre la consolidation des liens avec les libéraux métropolitains,

vecteurs de leurs revendications auprès des membres du gouvernement. Le

manque d’expérience lui fait pourtant perdre les élections à de nombreuses

reprises. Ne s’avouant nullement vaincue, après chaque défaite, elle repart

au combat.

Les Européens d’Algérie, sans vouloir s’immiscer dans cette lutte entre la

jeunesse et les anciens, suivent toutefois d’un œil vigilant le développement

de la situation. Ils s’intéressent de près au devenir de la revendication

présentée au chef du gouvernement, à Paris, visant à l’obtention de la

citoyenneté sur simple déclaration. Si elle est acceptée, des milliers

d’Arabes deviendront français, et auront par conséquent accès aux

institutions de la République. Et la population arabo-berbère étant plus

nombreuse que celle des Européens d’Algérie, il est clair que cette mesure

leur ferait perdre la majorité.

Devant cette perspective, comme souvent, le grand colonat se place en

tête du front du refus. Sa réaction – bien qu’uniquement motivée par la

crainte de perdre le pouvoir – se justifierait par une information dont on ne

trouve nulle trace dans les archives. Selon celle-ci, la jeunesse algérienne se

trouverait financée et influencée par les progressistes égyptiens, dont le but

serait de conduire leur mouvement à envisager l’expulsion des envahisseurs

français et à proclamer un État arabo-berbère indépendant. Pure

affabulation : à cette époque, la lutte ne va pas dans la direction d’une

aspiration nationaliste, mais est principalement centrée sur l’accession à la

citoyenneté française. Le grand colonat utilise le mensonge dans le dessein

de faire échouer les revendications avancées par les jeunes Algériens. Et,

selon la formule de l’historien Ageron, loin d’être mécontents de la

campagne de dénigrement lancée par les Français, les traditionalistes

musulmans « espèrent ainsi faire mordre la poussière à ces intellectuels

arabes trop habiles à provoquer les pétitions et à inspirer des réponses

collectives ».

Le Mouvement de la jeunesse algérienne se trouve dès lors en butte à

deux adversaires. Il doit se montrer plus combatif et rallier un nombre

croissant d’adeptes tout en sachant éviter les pièges tendus devant lui par tel

ou tel camp. Croyant calmer les esprits, Paris édicte un décret qui prévoit un

système de conscription à primes. Les jeunes s’y opposent farouchement,

trouvant l’initiative humiliante car, expliquent-ils, s’ils doivent effectuer


leur service militaire, la compensation ne peut résider que dans leur

naturalisation.

Nous voyons la complexité du dossier, nous constatons les défaillances :

le gouvernement à Paris, le colonat musulman et le colonat français en

Algérie. La peur de s’engager les a bloqués. Mais, pour autant, faut-il tenir

rigueur au peuple, celui qui vivait le front penché sur le labeur, de ne pas

avoir agi ; pas plus devrions-nous accabler les populations, celle de 1945

ou, plus tard, celle de 1954, de l’absence de vision de ceux qui étaient aux

commandes, dans les années 1914-1920 ? Certes, non ! Et pourtant, les

anticolonialistes, qui jamais n’ont eu le courage d’étudier les vagues de

fond qui soutinrent l’immobilisme, préfèrent par confort s’en tenir au

rabâchage.


7

Poursuivons l’investigation dans le passé de l’Algérie française, et

essayons de comprendre les éléments qui ont abouti aux attentats du 1 er

novembre 1954.

La déclaration de guerre de 1914 balaie les revendications et les conflits

d’intérêt des uns et des autres. De chaque côté de la Méditerranée, dans

cette période difficile, une seule pensée prévaut : le rassemblement de tous

sous les drapeaux. Les Européens, et particulièrement les Français de

souche, sont les premiers à manifester leur patriotisme. Mais les autorités

craignent que les Arabes ne profitent de l’occasion pour se lancer dans une

sorte de guerre sainte – les sanglantes insurrections de 1871 ne sont pas

encore effacées des mémoires. À l’époque, les Arabes ne comprennent pas

les motifs qui poussent les Français à accorder la citoyenneté aux juifs, et à

les laisser, eux, sur le bord de la route.

La révolte est menée par le Bachagha Mokrani : les Kabyles massacrent

cinquante mille Européens. La répression qui s’ensuit est violente, à la

mesure de l’acte et, en gage de soumission, les rebelles doivent abandonner

cinq cent mille hectares au profit de cultivateurs français.

Il est clair que la confiscation des terres aura des effets dramatiques sur

l’avenir agricole de l’Algérie arabo-berbère. Certains observateurs

considèrent que la punition entraîne une paupérisation du paysan, qui est

poussé vers les villes, sans retour possible à la ruralité. Ceux qui restent

dans les campagnes luttent au jour le jour pour leur dignité et leur survie.

Les observateurs ont-ils pris en compte les différents aspects du problème ?

Que devaient faire les autorités françaises devant le massacre perpétré

contre les Européens ? Rester bras croisés, et considérer que les cinquante

mille Français assassinés étaient les victimes d’un moment d’humeur ?

D’autre part, sur les méthodes d’agriculture, pourquoi oblitère-t-on la

réalité ? Les fellahs (paysans) refusaient les modernisations offertes par les

colons européens, jusqu’au jour où ils s’aperçurent que leurs méthodes et

leur façon de travailler la terre apportaient de meilleurs résultats. Alors, ils

demandèrent aux Français de les initier. Mais il reste que la mauvaise

récolte, les sauterelles dévastatrices, étaient le lot de tous.


Or donc, en 1914, dans toutes les régions de l’Algérie ainsi que dans tous

les milieux sociaux, on montre un égal empressement à s’engager dans

l’armée.

Devant un tel mouvement, ce qu’il est convenu de nommer le grand

colonat (les deux mille exploitants agricoles les plus riches), à la fois surpris

et soulagé devant la spontanéité de la mobilisation, fait de l’événement la

une de ses journaux. On salue « nos frères musulmans », et l’on ajoute une

profession de foi : « Il faudra se souvenir, le moment venu, de cette attitude

loyale. » Le gouverneur Lutaud, prenant la parole devant les Délégations

financières, exprime solennellement aux musulmans algériens « la gratitude

de notre République ». Il se fait fort de « scruter toutes les aspirations et

[de] compléter l’œuvre de réforme et de régénération déjà entreprise ». Il va

de soi que, la guerre terminée, le gouverneur a été remplacé par un autre,

lequel, ignorant les promesses de son prédécesseur, n’a pas jugé utile d’en

tenir compte ; les belles paroles se sont envolées avec le fracas des canons.

Mais au moins l’Algérie coloniale, à l’heure d’écrire les pages de son

histoire, pourra-t-elle se targuer d’avoir fait l’union sacrée devant la menace

germanique.

Les familles françaises et algériennes sont aussi éprouvées les unes que

les autres. L’engagement d’un fils ou d’un mari – parfois, les deux

ensemble – est une source de revenus grâce aux primes dont le niveau est

constamment relevé. Leur solde leur permet de vivre à l’abri du besoin.

Pour cette simple raison, le chiffre des quinze mille volontaires demandés

par le ministère de la Guerre est rapidement atteint puis dépassé. Ce sont

vingt-sept mille Franco-Algériens qui quitteront la province pour aller se

battre en métropole.

La fin du conflit avec l’Allemagne voit renaître les projets de citoyenneté

laissés en déshérence. En l’espace de six mois, pas moins de six

propositions sont présentées au gouvernement. Mais Alger – le grand

colonat – autant que Paris, passant outre le loyalisme et le courage des

Arabes, pourtant loués à coups de grandes manchettes dans la presse

francophone, s’opposent à chaque dossier en trouvant de nouveaux biais. Le

gouvernement, encore très influencé par l’esprit jacobin, exige la

monogamie des hommes avec l’assentiment des femmes. Proposition initiée

par un fonctionnaire ignorant les us et coutumes de l’islam : les lois

coraniques ne confèrent tout pouvoir et toute prise de décision qu’aux

hommes.


À Alger, exaspérés par les volte-face des politiques à Paris, les notables,

soutenus par des Franco-Algériens, rendent publique une lettre qu’ils

déposent sur le bureau du président du Conseil. Le texte énumère les

réformes à mettre en place sans délai :

– un régime nouveau de naturalisation qui n’implique pas la renonciation

au statut personnel,

– l’extension du corps électoral musulman,

– une représentation spéciale dans un Conseil supérieur siégeant à Paris,

– la garantie de la représentation musulmane dans les assemblées locales,

– la réforme des impôts arabes,

– des garanties nouvelles concernant la propriété indigène.

Si, en Algérie, le petit peuple français, de ce qu’il sait des propositions,

applaudit de contentement, le groupuscule des colons réfractaires aux

réformes pousse des cris d’orfraie. Devant leur colère, dont la presse se fait

l’écho de chaque côté de la Méditerranée, Aristide Briand, président du

Conseil, pourtant favorable aux modifications, recule. Pour justifier son

attitude, il développe l’argument selon lequel il est impossible d’affranchir

les indigènes, de leur conférer des droits politiques, parce qu’ils ne sont pas

arrivés au degré d’instruction permettant de leur octroyer des libertés

étendues. Face à l’obstruction des hauts fonctionnaires algérois et parisiens,

Le Temps, fustigeant les tièdes, demande que le gouvernement procède par

décrets : « Ce qu’un décret a supprimé, un autre décret peut le rétablir. »

Une commission parlementaire est mise sur pied. Sa mission ? Se rendre

en Algérie et prendre le pouls de la situation. De retour à Paris, le verdict

tombe : « L’heure est venue de la réalisation de certaines réformes. »

Aussitôt, le président de la Commission dite « des réformes algériennes du

Sénat » engage sans tarder un train de premières mesures, voulant prendre

de vitesse le grand colonat et les parlementaires hostiles aux réformes. La

réaction à Alger ne se fait pas attendre, le groupuscule brandit sa menace

habituelle et favorite : « Si l’on en venait à céder à l’Arabe, les colons

finiraient par quitter l’Algérie. » À Paris, les politiques, qui sont sur le

même chemin, leur emboîtent le pas, et déclarent que les crédits ne seraient

plus alloués à la province africaine.

En butte aux sarcasmes des conservateurs, le Mouvement de la jeunesse

algérienne finit par perdre du terrain. S’il a toujours l’oreille de certains

députés, beaucoup se désintéressent, quoi qu’ils en disent, d’un combat qui

s’essouffle. Dès lors, les jeunes Algériens se positionnent sur le seul terrain


de la représentation parlementaire des Arabo-Berbères. À Paris, l’initiative

est très bien reçue. Le 19 mars 1924, Albert Sarraut, ministre des Colonies,

déclare : « Je considère que la représentation des colonies est posée. Il ne

serait pas admissible que nous imposions aux colonies des sacrifices égaux

à ceux que consentent les Français sans qu’en retour nous accordions aux

indigènes un certain nombre de droits, de franchises et de libertés. »

En Algérie, évidemment, la proposition est jugée inacceptable. Pour

justifier leur proposition, les ultras ressortent les vieux discours mettant en

garde contre le déséquilibre inévitable que l’arrivée d’élus arabes risquerait

de créer au sein de la Chambre. Un député, Abbo, expose avec clarté la

pensée de ses collègues : « L’augmentation des droits politiques, la

représentation des indigènes dans leur statut seraient la rupture de

l’équilibre établi, leur opposition définitive dans leur lutte violente pour la

direction des affaires publiques. »

Tout est dit, une fois de plus.

Un homme nouveau fait son entrée sur la scène politique. Rien ne le lie à

l’esprit colon ni à celui des politiques réfractaires aux réformes à Paris.

Franc-maçon, pétri d’idéaux républicains, inconnu des Européens et des

Arabes, il est officiellement envoyé par le président du Conseil Édouard

Herriot en qualité de gouverneur général. Il a une double mission :

organiser le centenaire de la province française et assurer sa pérennité grâce

à une généreuse politique d’assimilation. Maurice Viollette est né le 3

septembre 1870, en Eure-et-Loir, à Janville, au lendemain de la chute du

Second Empire à Sedan.

« Dans mon village, aime-t-il rappeler, je suis venu annoncer la

République. » Pendant ses études, il s’inscrit au groupe des Jeunesses

républicaines et adhère au Parti socialiste. En 1892, il prête serment devant

la cour d’appel de Paris et s’installe comme avocat. Dix ans plus tard, il

brigue un premier mandat de député en Eure-et-Loir où il est élu avec une

majorité confortable.

Le 27 mai 1925, le jour où il débarque dans le port d’Alger, il éblouit la

délégation du Mouvement de la jeunesse algérienne venue l’accueillir, en

annonçant : « Il faudra que nous étonnions le monde en lui montrant ce que

peut la grande paix française. » Les Arabes sentent qu’avec cet homme un

événement fera date dans l’histoire. Ils ne se trompent qu’à moitié. Maurice

Viollette mène les réformes sur trois axes consécutifs : large naturalisation

individuelle, octroi de la citoyenneté et unicité du collège électoral. Il


préconise l’assimilation par l’attribution de la citoyenneté française aux

éléments autochtones au fur et à mesure de leur accession à un certain degré

d’évolution, refusant en revanche l’extension systématique du droit de vote

à tous les indigènes, dont certains pourraient se laisser entraîner par des

agitateurs ou par l’administration.

Poussé par son idéal républicain, il commet l’erreur d’intervenir auprès

des Délégations financières en exigeant un crédit de cinq millions pour

l’assistance aux mères et aux nourrissons indigènes. C’est immédiatement

une levée de boucliers des tenants de la grande colonisation qui ne tardent

pas à le contraindre à la démission. Le sénateur radical Durroux, richissime

minotier, lance contre lui le sobriquet de « Viollette l’Arbi », autrement dit

« l’Arabe ». Le gouverneur général est remercié et doit quitter l’Algérie.

Il y revient en 1928, s’étant présenté à la députation, et ayant été

largement élu. Grâce à l’effervescence du Front populaire de 1936 et au

soutien inconditionnel de Léon Blum, il parvient à remettre sur pied ses

anciennes idées de réformes. Il en ajoute même de nouvelles, notamment en

ce qui concerne la libre circulation des musulmans entre l’Algérie et la

métropole, ou la répression de l’usure pour éviter que les juifs soient

constamment sous le feu des critiques et se fassent traiter de voleurs.

Le 30 décembre 1936, il fait paraître au Journal officiel le projet de loi

qui lui tient à cœur. Il se résume en une phrase : « Les musulmans peuvent

devenir électeurs français sans renoncer au bénéfice de leur statut

coranique. »

Pendant deux ans, la classe politique va se mobiliser. En métropole, la

proposition séduit et inquiète tout à la fois. Dans cette époque de triomphe

colonial, même une gauche éprise d’uniformité s’étonne de sa hardiesse

juridique et sociale : tandis que les francs-maçons du Grand Orient prônent

l’immobilisme, ceux de la Grande Loge de France n’entendent pas s’écarter

du principe de naturalisation.

Mais surtout, de l’autre côté de la Méditerranée, il n’y a pas un jour où,

dans la rue ou aux terrasses des cafés, à l’heure de l’anisette, ne soit

évoquée la loi scélérate. Réunie en congrès exceptionnel, le 5 janvier 1937,

la puissante Fédération des maires d’Oranie repousse le projet, déposé selon

elle contre l’avis du peuple de l’Algérie. Elle estime qu’il est susceptible

d’entraîner des troubles graves, de provoquer ou d’aviver des haines

raciales ; pis, il constitue un péril mortel pour la souveraineté française. Si

la presse métropolitaine est plutôt réservée, à Alger elle se déchaîne,


placardant chaque jour sa une de titres alarmistes : « Voter le projet

Viollette, c’est voter la guerre civile… Le projet Viollette, c’est une

nouvelle arme… Tous les anti-Français sont pour le projet Viollette. »

La voie parlementaire est longue, le procédé complexe, si bien que,

lorsque le projet « Blum-Viollette » arrive pour être présenté à l’Assemblée

nationale, l’Europe est confrontée à la puissante montée du nationalsocialisme

en Allemagne. En 1938, les troupes d’Adolf Hitler envahissent

l’Autriche. La réforme du statut des musulmans d’Algérie se retrouve au

fond d’un tiroir. Voyant que sa réforme n’aboutit pas, Maurice Viollette, à la

tribune de l’Hémicycle, lance un avertissement en guise de testament :

« Ces musulmans, quand ils protestent, vous vous indignez. Quand ils

approuvent, vous suspectez. Quand ils se taisent, vous redoutez. Messieurs,

ces hommes n’ont pas de patrie politique. Ils vous demandent de les

admettre dans la vôtre. Si vous refusez, craignez qu’ils en créent bientôt

une. »


8

« Bouder aux réformes, dit un vieux proverbe français, c’est sourire aux

révolutions. » Il va de soi que les atermoiements des deux mille familles

composant le grand colonat et décidant de ce qui était juste et bon pour le

petit peuple, les coups de frein des factions musulmanes refusant la

modernité et, enfin, les politiques frileux en manque d’imagination à Paris,

ont fini par faire le lit du nationalisme qui, hésitant au début, s’affermira au

fil des années avec l’aide de l’Égypte.

Le premier à ouvrir la brèche est l’émir Khaled, petit-fils de l’émir Abd

el-Kader, vaincu par le maréchal Thomas Bugeaud en 1870. Khaled est

saint-cyrien, officier de l’armée française et, depuis 1913, membre actif de

la Jeunesse algérienne. Bientôt, il s’en détache pour prendre la tête d’un

mouvement luttant pour une Algérie où musulmans et Français tiendraient

ensemble le gouvernail. Khaled est rejoint par une nouvelle génération de

militants parmi lesquels deux hommes, Ferhat Abbas le modéré, et Messali

Hadj le révolutionnaire, domineront le combat, jusqu’à l’indépendance en

1962.

Ferhat Abbas est né le 14 octobre 1899, « dans une des régions les plus

rudes de l’Algérie », rappelle l’historien Benjamin Stora. Enfant, il est

confronté à la misère des autres, à l’humiliation qu’elle entraîne, et aux

actes de racisme.

L’enfant Ferhat Abbas est malheureux devant les agissements

d’Européens, tout en étant conscient qu’ils ne représentent pas la majorité.

Ce qui l’atteint, ce sont les termes employés à l’endroit de ses frères

algériens tels que « bicots », « ratons » « troncs d’olivier », il explique dans

ses mémoires : « Cette société a trouvé que les termes arabes, kabyles,

mozabites, musulmans n’étaient pas assez variés pour nous désigner. Elle a

trouvé mieux. »

Dès 1922, Ferhat Abbas se lance dans le combat politique. Les articles

qu’il écrit dans le journal créé par Khaled alternent la colère et l’ironie :

« La colonisation peut être appréciée différemment par ceux qui la font et

ceux qui la subissent… C’est, paraît-il, faire preuve de la plus noire

ingratitude que de gémir ou de crier. Pour nous, indigènes, tout est parfait.


Tout le monde travaille à notre bonheur, et il n’est pas un crétin qui ne

vienne doctement nous annoncer qu’il a débarqué ici pour nous civiliser,

que nous devons nous estimer heureux de notre sort et qu’au demeurant il

nous fait assez de bien, puisqu’il ne nous fait pas de mal 12 . »

En dépit des déclarations et des textes accusant ouvertement le concept

même de la colonisation, Ferhat Abbas milite pour une Algérie étroitement

liée à la France, chacun respectant l’identité de l’autre. La préservation de

la différence est un point sur lequel jamais il ne transigera tout au long de

son combat. Il se veut franco-musulman et, emboîtant le pas du Mouvement

de la jeunesse algérienne, il réclame la suppression du Code de l’indigénat,

la réduction des inégalités fiscales et budgétaires, la diffusion accrue de

l’enseignement, la citoyenneté française élargie au maintien du statut

personnel et une représentation parlementaire.

Nous voyons que les demandes de Ferhat Abbas s’engagent sur le

processus d’une troisième voie, laquelle ne fut – probablement – jamais

explorée. Le dernier qui rejeta la citoyenneté française automatique est

Charles de Gaulle, en dépit cependant des améliorations substantielles de la

représentation des musulmans dans les différentes assemblées populaires

qu’il initia.

Devant l’exigence de la République, qui réclame l’abandon de certains

aspects de l’islam comme condition préalable à l’accession à la citoyenneté

française (lui ne se fera jamais naturaliser), Abbas relance le vieux débat sur

le décret Crémieux accordant la citoyenneté aux juifs en posant cette

question :

« Pourquoi l’Arabe devrait-il renier son statut religieux, alors que les

juifs purent le conserver ? » Concernant les musulmans, il explique :

« L’islam est resté notre foi sûre, la croyance qui donne sens à notre vie,

notre partie spirituelle, le statut personnel musulman est notre pays réel.

Est-ce être fanatique que de vouloir être soi-même ? » Il conclut par cette

évidence : « L’injustice engendre obligatoirement la violence 13 . »

En 1923, Ferhat Abbas entreprend des études de pharmacie à l’université

d’Alger, puis ouvre une officine, dix ans plus tard, à Sétif.

« La pharmacie devient vite un petit forum », indique Jean Lacouture

dans les colonnes du Monde, le 16 décembre 1985, à l’occasion de la mort

de l’ancien leader. « Rien ne vouait Ferhat Abbas à un rôle de

révolutionnaire. Fils d’un caïd bien nanti, il était d’un naturel jovial et avait


choisi de s’intéresser à la culture française, d’épouser une Alsacienne et de

gagner sa vie comme pharmacien dans une petite ville de province. Cet

aimable bourgeois pré-féra les tribulations d’une lutte indécise aux

douceurs de son arrière-boutique et des terrasses de cafés de Sétif, parce

que, démocrate, il ne tolérait pas le régime d’exception imposé à ses

compatriotes, et parce que patriote, il se refusait de vivre dans un pays sans

drapeau. »

À son tour, il fonde un journal. En 1936, il y publie un article qui

surprendra tout le monde, adversaires et compagnons de lutte. « Je ne

mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas…

J’ai interrogé l’Histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les

cimetières, personne ne m’en a parlé. On ne bâtit pas sur du vent. Nous

avons une fois pour toutes écarté les nuées et les chimères pour lier

définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays…

Personne d’ailleurs ne croit à notre nationalisme. Ce que l’on veut

combattre derrière ce mot, c’est notre émancipation économique et

politique. Sans émancipation des indigènes, il n’y a pas d’Algérie française

durable 14 . »

Parmi les textes écrits sur l’Algérie, il est celui qui reflète le mieux la

situation. Tout est dit sous la plume de Ferhat Abbas, le passé et l’avenir du

peuple algérien et, par extension, celui de l’Algérie française. Il ne s’agit

pas d’une utopie historiciste mais d’une vérité patente. Nier le caractère

prémonitoire de l’article relève de l’absurde, tout ce qui est écrit, hélas, se

vérifiera en 1962.

D’un côté, l’indépendance de l’Algérie ne conduira pas les Algériens sur

le chemin de la démocratie, et la surdité du petit groupe de colons décideurs

pour le petit peuple européen entraînera résolument la perte tragique de la

province africaine, et au départ du million de Français, dans les conditions

d’inhumanité que nous connaissons.

Ferhat Abbas est élu député en 1946 à l’Assemblée nationale et, dans

l’Hémicycle, il conduit des assauts ardents pour faire entendre les

revendications auxquelles il croit. Les 22 et 23 août de la même année, il

réussit à poser avec force et émotion le problème de l’émancipation d’une

république algérienne.

« Voilà cent seize ans… que nous attendons cette heure… Nous autres

primitifs, avons eu la patience de vous écouter : n’auriez-vous pas la

générosité de nous entendre ? »


Le débat tourne court, et trois mois plus tard, lors d’un scrutin, les élus du

Manifeste sont battus.

Le soulèvement du 1 er novembre 1954, qui va conduire à un

affrontement terrible avec les forces militaires venues de métropole, prend

le vieux nationaliste par surprise. Il sait que l’insurrection est dirigée par

des hommes qui ont été formés pour la majorité d’entre eux en Égypte et

dont il devine la détermination. Devant l’Assemblée algérienne, il veut

prononcer un discours dont l’objectif est de mettre en garde le gouverneur

général contre ce qu’il appelle « la paix des cimetières » ; mais on ne le

laisse pas s’exprimer. Les dirigeants du Front de libération de l’Algérie

prennent contact avec lui et l’exhortent à les rejoindre.

Le 22 avril 1956, près d’un an et demi plus tard, Ferhat Abbas se rend au

Caire pour y soutenir les thèses que prône le FLN. Cette nouvelle prise de

position l’oblige à entrer en dissidence. Il s’installe à Montreux, puis à

Tunis. Il est écarté des négociations menées à Évian entre représentants du

gouvernement français et du FLN, dans le but de préparer l’indépendance.

Dès la proclamation de la République algérienne, pour services rendus à

la révolution, il devient le premier président du Parlement. Puis, s’élevant

contre le principe du parti unique, il se retrouve en résidence surveillée. Le

président Houari Boumediene l’élargit en 1965. Mais il subit le même sort

en 1976, après la parution d’un texte dans lequel il dénonce le « pouvoir

personnel » et le « culte de la personnalité ».

Laissons à Jean Lacouture le soin de clore le parcours exceptionnel de

Ferhat Abbas, révolutionnaire malgré lui : « Quand on écrira l’histoire

méthodique de la naissance de l’État algérien, il faudra rendre justice à cet

honnête homme qui fut un citoyen sans haine, un patriote sans sectarisme,

incarnation inquiète de la longue ambiguïté algérienne. Épopée bourgeoise,

audaces prudentes, clins d’œil plutôt que vision ? Il n’eut jamais l’abattage

de son voisin Habib Bourguiba, ni la pittoresque vigueur de son rival

Messali Hadj. Mais sans ce héros moyen, sans ce bon sens en alerte,

l’émancipation de l’Algérie n’aurait-elle pas été plus tardive 15 ? »

Messali Hadj, le rival de Ferhat Abbas, est né le 16 mai 1898, à Tlemcen.

Son enfance est marquée par les scènes humiliantes qu’engendre la misère.

Il participe à la guerre de 1914-1918. À la fin du conflit, il reste en

métropole, s’initie au syndicalisme et découvre le communisme. Puis, de

retour en Algérie, il parcourt l’Oranie et fait connaître les poèmes d’un


marxiste musulman, Mohamed Iqbal. Il abandonne les thèses communistes

et se lance à corps perdu dans le combat pour l’émancipation du peuple

algérien, mais, à l’inverse de Ferhat Abbas, il refuse l’assimilation, et prône

la souveraineté du peuple. En 1926, il lance son premier mouvement –

beaucoup d’autres suivront : l’Étoile nord-africaine, dissoute après deux ans

d’activité. Étroitement surveillé par la police, Hadj est constamment

pourchassé, arrêté et relâché. Sortant de prison, il fonde un autre parti à

l’existence éphémère parce qu’aussitôt démembré par le pouvoir : les

militants sont arrêtés, jugés et condamnés à des peines sévères. Fait

surprenant, Messali ne séjourne que quelques mois derrière les barreaux.

Il crée ensuite le Parti populaire algérien, formation qui fera date. C’est à

cette époque qu’il se compose un personnage à mi-chemin entre le chef

politique et le mage. Le journaliste Fernand Carreras explique la mutation

du leader. « Il ne se vêt plus qu’avec une longue djellaba grise, le crâne

toujours coiffé d’un fez, et la barbe qu’il porte très longue le fait bientôt

surnommer, avec une sorte de vénération réservée aux marabouts, Bou laya

(saint homme 16 ). »

Après un énième emprisonnement, il fonde le Mouvement pour le

triomphe des libertés démocratiques (MTLD). L’organisation s’engage dans

l’action clandestine et prospère. À la fin de la Seconde Guerre mondiale,

elle possède un état-major et des réseaux animés par de farouches partisans

d’une rébellion ouverte. Parmi eux, un jeune homme se distingue. Il fait une

guerre remarquable dans les rangs de l’armée française, en Italie, puis tout

au long de la campagne de libération du territoire : il s’agit d’Ahmed Ben

Bella.

À la création de la République algérienne, les messalistes sont durement

frappés par la répression du nouveau pouvoir et le MTLD est dissous. Il

faudra écrire la lutte féroce menée souvent avec sauvagerie par les

nationalistes du FLN contre les militants de Hadj, dont le massacre de

Melouza est un des exemples ; page noire du FLN qui n’a jamais éveillé la

curiosité des historiens prompts à dénoncer les crimes souvent imaginaires

des tenants de l’Algérie française.

En 1974, quelques mois avant sa mort, évoquant les compagnons qui

l’ont trahi ou abandonné, Messali Hadj dira : « L’homme patient n’a qu’à

aller s’asseoir et attendre sur les rives de l’oued. Il y verra passer, un à un,

les cadavres de ses ennemis. »


9

Lorsque commence la Seconde Guerre mondiale, au mois de septembre

1939, les mouvements revendicatifs algériens sont en lambeaux, à cause

notamment de dissensions internes. La lutte pour la citoyenneté, qui a été la

grande affaire, est au point mort.

Cette situation n’est pas pour déplaire à la propagande nazie, qui

encourage les populations nord-africaines à refuser la mobilisation. Très

vite, des émissaires du Reich s’infiltrent sur le territoire, tiennent des

réunions où ils mettent en avant les inégalités. La plus importante de toutes,

véritable talon d’Achille des relations franco-musulmanes, est la

citoyenneté accordée aux juifs.

Depuis l’Allemagne, des émissions de radio quotidiennes, diffusées en

arabe moderne et en dialecte, assurent les auditeurs que Hitler va les libérer

du joug colonial. Les slogans vont dans ce sens. « L’Allemagne délivrera

bientôt les peuples nord-africains. Dieu fera disparaître les tyrans français.

Les Allemands vengeront les Arabes. »

Le gouvernement français n’ignore rien de ce travail de sape et s’inquiète

de ses résultats. Mais, ne se laissant pas abuser, les Arabo-Berbères

répondent présents. Ferhat Abbas leur montre la voie en déclarant : « Si la

France démocratique cessait d’être puissante, notre idéal de liberté serait à

jamais enseveli. »

1940, la France est vaincue sur son sol pour la seconde fois après 1870.

En Algérie, si son effondrement surprend les musulmans, la perte de

confiance viendra plus tard. Des Arabes profitent de la situation pour lancer

des mots d’ordre appelant à la désobéissance.

« La France est perdue, disent-ils, ne payons pas les impôts, nous les

paierons aux Allemands. »

La Révolution nationale du maréchal Pétain les intéresse d’autant plus

que le régime de Vichy les abreuve de promesses accompagnées de phrases

ronflantes. La radio annonce la liquidation des francs-maçons et

l’abrogation du décret Crémieux. Devant cet étalage d’illusions, chaque

Arabe est persuadé que le nouveau gouvernement est disposé à lui accorder

ce que le Front populaire n’a pas su lui donner. Dès lors, nous pouvons


comprendre que, épuisés par des combats qui n’ont jamais abouti, ils

finissent par se rallier au grand vainqueur de Verdun. Les nouvelles

générations ont en tête une image pastorale, rassurante et triomphale de

Pétain, nourrie par les récits du père ou du grand-père qui ont combattu

pendant la « der des ders », narrant sa vie fraternelle avec les Français de

métropole, et d’Algérie bien sûr, dans la boue des tranchées.

Dans le camp des nationalistes, le mensonge ne prend pas ; la vérité est

rapidement mise à nu. Les bouleversements annoncés se résument au

remplacement de six délégués musulmans aux Délégations financières par

des marabouts illettrés, inconscients et fanatiques. Un malaise plus grand

est à venir.

La fissure apparaît au moment de la débâcle et du retour des soldats

arabes. Dans les villages, ces derniers racontent ce qu’ils ont vu : la

population française apeurée fuyant devant l’ennemi, le désordre, l’exode.

La France, qu’ils croyaient puissante, donc invincible, en est défigurée.

L’amarrage à ce pays qui montre ainsi ses faiblesses et dont l’avenir est

incertain affermit l’envie de séparation.

Les murs en témoignent, où fleurissent des slogans significatifs tels que

« l’Algérie aux Algériens ». Le général Weygand, gouverneur général

depuis le 17 juin 1941, note dans un rapport que « la population musulmane

se montre indisciplinée, impolie, parfois insolente ». Mais il ne propose rien

d’autre que le renforcement de l’autorité, exigeant soumission et révérence.

Le procès du révolutionnaire Messali Hadj devant le tribunal militaire n’est

pas pour calmer les esprits, le verdict des juges encore moins. Le leader du

Parti populaire algérien est condamné à seize ans de travaux forcés.

Apprenant la sentence, le préfet d’Alger ne peut s’empêcher de s’écrier :

« L’avenir montrera si ce jugement n’est pas de nature à auréoler les amis

de Messali Hadj d’une gloire nouvelle en cristallisant dans le Parti

populaire toutes les aigreurs et les ressentiments. »

Peu à peu, la germanophilie gagne du terrain, atteignant toutes les

couches de la société. Henri Amouroux, dans La Grande Histoire des

Français sous l’Occupation, rapporte que, le 1 er janvier 1944, Henri

Lafont, chef de la Gestapo à Paris, crée la Brigade nord-africaine avec

l’aide d’un Algérien de Tlemcen, El Maadi. Elle comprend cent quatrevingts

hommes divisés en cinq sections. La solde est fixée à 5 000 francs

par mois, ce que gagne un professeur d’université. Engagés contre le

maquis Limousin, ces cruels auxiliaires laisseront dans le centre de la


France d’épouvantables souvenirs. Ce climat délétère fait ressurgir les vieux

fantasmes : une rumeur laisse croire au rattachement prochain de l’Oranie à

l’Espagne. Les mots d’ordre distillés par les nazis, comme « La France

n’est plus rien », incitent la population à affronter l’autorité française. Des

tracts sont distribués, invitant les Arabes à se soulever. Ils garantissent que

le défenseur de l’islam (Hitler) est derrière eux, qu’ils peuvent compter sur

sa puissance et sa détermination à les libérer.

En 1944, avec le débarquement des Anglo-Américains, se joue un acte

nouveau. Les nationalistes voient alors l’opportunité de faire entendre leurs

revendications auprès des forces alliées. Ferhat Abbas rédige un manifeste

qu’il adresse au président Roosevelt, rompant avec les thèses soutenues

jusqu’à ce jour. Il est clairement question de la condamnation et de

l’abolition du colonialisme : on ne parle plus d’assimilation, mais de

création d’une république où l’Algérien ne demandera rien d’autre que

d’être un Algérien musulman. Une nation dotée d’une constitution

satisfaisant aux aspirations de tout un peuple.

Il va de soi que l’on est dans l’euphorie d’un monde en perdition et d’un

autre en construction. L’Histoire n’a pas apporté aux Algériens la

constitution égalitaire rêvée par Ferhat Abbas, mais un peuple soumis à un

seul parti, le FLN, et une dictature assortie, comme c’est toujours le cas,

d’une concentration des pouvoirs empêchant l’évolution démocratique du

pays. La répression envers les chrétiens, si c’était le seul exemple, constitue

à elle seule une preuve accablante.

Depuis l’indépendance, les Algériens vivent ce qu’ils n’ont pas vécu avec

les Français, pendant cent trente-deux ans.

Le programme proposé par Ferhat Abbas ne peut que plaire aux

Américains. En débarquant en Europe, ils ont l’intention de faire de la

propagande pour leurs propres valeurs. Aussi ne sont-ils pas mécontents de

jouer les trublions auprès de pays qui ont des colonies en brandissant la

Charte de l’Atlantique, établie en août 1941, dont le principe repose sur le

libre choix des peuples et de leurs institutions. On peut imaginer combien

cette charte est fondatrice d’espoirs auprès des nationalités musulmanes en

Algérie, surtout quand ils apprennent que les Américains ont promis

l’indépendance à la Syrie et au Liban. Mais le représentant de Washington à

Alger aurait-il fait croire qu’il soutiendrait le Manifeste de Ferhat Abbas et

donnerait des garanties pour aider à son aboutissement ? Dans les archives,

on ne trouve rien qui puisse étayer une telle allégation.


Avec l’arrivée de Charles de Gaulle, en juin 1943, la situation se

complique. D’un côté, les nationalistes veulent que le Manifeste soit

remanié, et considéré comme l’expression d’une revendication populaire.

De l’autre, la conférence de San Francisco, qui se déroule du 25 avril au 25

juin 1945, doit établir la charte de l’ONU et, en principe, proclamer

l’indépendance de l’Algérie.

L’homme de la France Libre, qui ignore tout des problèmes algériens, se

fait aider du général Catroux. Ce libéral, hostile à toute forme de rupture

avec la France, souhaite reprendre le projet Blum-Viollette. Après maintes

discussions avec les membres des Délégations financières arabes et kabyles

(Ferhat Abbas est en résidence surveillée, Messali Hadj en prison), Catroux

pousse de Gaulle à se déterminer sur une politique d’intégration.

Le 19 décembre 1943, celui-ci prononce à Constantine un discours qui

annonce des réformes. Parmi elles, Xavier Yacono recense :

– l’attribution à plusieurs dizaines de milliers de musulmans de la qualité

de citoyens sans abandon de leur statut personnel,

– l’augmentation de la proportion des musulmans dans les assemblées

locales,

– l’accession des musulmans à de nombreux postes administratifs,

– l’amélioration des conditions de vie.

Puis une commission mixte prépare ce texte essentiel que fut

l’ordonnance du 7 mars 1944, instituant d’abord l’égalité entre Français

musulmans et non musulmans, et précisant ensuite que la qualité de citoyen

est accordée à un nombre de musulmans compris entre cinquante et

soixante mille (projet Blum-Viollette élargi).

Quelles sont les réactions ? Les oulémas, docteurs de la loi coranique,

condamnent ces mesures qu’ils considèrent comme un pas vers

l’assimilation. Messali Hadj maintient sa revendication d’un État algérien.

Le parti communiste algérien perçoit l’ordonnance comme un « immense

progrès » tout en demandant l’extension à la citoyenneté. Et Ferhat Abbas

s’y déclare hostile. Depuis sa résidence surveillée, il entre en contact avec

les responsables des mouvements nationalistes et, en accord avec eux, crée

à Sétif, le 14 mars 1944, les Amis du manifeste de la liberté (AML). Il est

important de noter que les dissensions se sont évanouies, toute l’opposition

musulmane se trouve groupée en un front uni. Abbas en précise clairement

le but : « La constitution en Algérie d’une république autonome fédérée à

une République française rénovée, anticoloniale et anti-impérialiste. »


Messali donne l’orientation à gauche : égalité des hommes, droit au bienêtre

du peuple algérien, lutte contre les féodaux musulmans et français.

Si les relations entre les nationalistes sont au mieux, quelles sont les

raisons qui ont entraîné la rupture avec les Français le 8 mai 1945 ? Est-ce

la déception que provoque le plan proposé par de Gaulle ? Est-ce l’illusion

entretenue par Ferhat Abbas d’un rendez-vous avec le président Roosevelt

qui n’aura jamais lieu et dont on ne trouve nulle trace dans les archives ?

Est-ce la proximité de la conférence qui se tient à Héliopolis, en Égypte, où

sera fondée la Ligue arabe, un outil qui dans l’avenir viendra en aide aux

futurs révolutionnaires algériens ? Est-ce l’approche de la conférence de

San Francisco ? Selon Charles-Robert Ageron : « L’effervescence

provoquée par l’imminence de cette conférence qui proclamerait, croyaiton,

l’indépendance de l’Algérie, doit être rangée parmi les causes directes et

immédiates des émeutes insurrectionnelles du 8 mai 17 . »

Quelle que soit la raison ou l’amalgame de raisons, le climat se tend

chaque jour davantage.


10

Tout et son contraire ont été dit à propos de l’insurrection du 8 mai 1945.

Les historiens patentés ont avancé des thèses fondées sur des rapports de

police ou de militants nationalistes dont les informations n’étaient pas le

reflet de la vérité. Les uns ont refusé d’accabler la police et l’armée, les

autres, au contraire, ont voulu mettre l’accent sur la riposte violente des

militaires, dérobant au regard de l’histoire le massacre perpétré contre les

civils, hommes, femmes et enfants – massacre qui avait contraint les

autorités françaises à une action d’envergure. On dirait « disproportionnée »

de nos jours. C’est oublier aussi que le pouvoir en 1945 était en partie entre

les mains des communistes, comme le rappelle justement Pierre Laffont,

citant Marcel-Edmond Naegelen, qui fut gouverneur de l’Algérie de 1948

jusqu’en 1951 : « En mai 1945, les ministres communistes se sont

prononcés pour la répression énergique des émeutes de la région de Sétif et

de Guelma. C’est le ministre de l’Air communiste Charles-Joseph Tillon

qui a ordonné les bombardements par avion des douars suspectés d’abriter

les émeutiers 18 . »

De même, il faut noter la passivité des ministres communistes du

gouvernement de l’époque. Raoul Girardet, dans L’Idée coloniale en

France, nous apporte une information stupéfiante : le PC a dénoncé

l’insurrection du Constantinois comme un « complot fasciste » devant être

immédiatement et sévèrement réprimé. « Il faut, réclame un communiqué

du Comité central, impitoyablement et rapidement châtier les organisateurs

de la révolte et les hommes de main qui ont dirigé l’émeute 19 . »

Les communistes ont voulu oublier cette répression, préférant accabler

l’armée sans discernement et sans mise en perspective de ces terribles

journées. L’occultation de la vérité ou la réécriture de l’Histoire est un

procédé qu’ils ont employé avec constance depuis la fin de la Seconde

Guerre mondiale, et qu’ils ont utilisé avec talent parfois, durant les huit

années que dura le conflit en Algérie.

Il est clair que le mouvement du 8 mai 1945 n’avait rien de spontané ;

organisé de main de maître, il sera le pont avancé du 1 er novembre 1954.


Rappelons tout d’abord le contexte des faits. Dans l’immédiat aprèsguerre,

l’ambiance est d’autant plus tendue que les revendications

n’obtiennent pas satisfaction. À cause du conflit avec l’Allemagne, tout est

resté au point mort, ce qui est logique, mais le Pacte de l’Atlantique et la

proximité de la conférence de San Francisco, où serait prononcée

l’indépendance de l’Algérie, échauffent les esprits. Pour être complet, il

faut également évoquer les événements que Xavier Yacono nous rappelle :

« L’arrestation de quatre partisans de Messali Hadj entraîne une foule, le 18

avril 1945, qui délivre les prisonniers. C’est une perte de prestige pour

l’autorité qui réplique en envoyant Hadj à Brazzaville. La grogne monte

d’un cran 20 . »

Moins de deux semaines plus tard, c’est le 1 er mai. Profitant de la fête du

Travail, « les musulmans organisent des cortèges dans les principales villes

avec drapeau et banderoles nationalistes, poursuit Yacono, la police

intervient : un mort à Bône, un autre à Oran et deux à Alger. Le climat

d’excitation continue de grimper. La masse musulmane est réceptive à

toutes les propagandes et à tous les mots d’ordre. De plus, l’agitation

nationaliste ne se limite plus aux grandes villes, mais atteint les petites

agglomérations, y compris les campagnes. La préparation des fêtes de la

Libération du 8 mai est l’occasion pour certains de superposer une autre

libération, celle de l’Algérie 21 . »

On a longtemps cru que l’explication principale du soulèvement tenait à

la situation économique. Le rapport du général Tuber dément cette thèse.

« Les manifestants ne protestent pas contre une souffrance de ravitaillement

ni pour réclamer une amélioration dans les distributions de denrées. » C’est

bien de nationalisme dont il s’agit.

Le 7 mai, le sous-préfet de Sétif prévient les mouvements nationalistes

que, le lendemain, il n’entend pas voir surgir au milieu des couleurs

françaises et alliées des calicots porteurs de slogans subversifs ou le

drapeau algérien. Il sait qu’un mot d’ordre circule depuis quelques jours,

dans le milieu nationaliste, appelant à manifester avec des banderoles où

figurerait : « Algérie indépendante, libérez Messali Hadj ! »

Les cortèges européens et musulmans ne défilent pas ensemble. Celui des

Arabes quitte le quartier musulman vers 8 heures pour déposer une gerbe au

monument aux morts situé dans le centre du quartier européen. Quant aux

drapeaux et banderoles, on peut lire sur des rapports qu’ils sont présents dès


le départ du cortège, tandis que d’autres affirment le contraire. Même

imprécision s’agissant des armes. Des documents indiquent que les

manifestants en possèdent et que les organisateurs leur ont demandé de les

dissimuler. Ailleurs, on apprend avec étonnement que les manifestants ne

sont pas armés. En attendant, la manifestation arrive à l’entrée de la ville.

Un policier en faction informe le sous-préfet par téléphone que des

banderoles jugées subversives sont visibles. Butterlin confirme

l’interdiction et donne l’ordre de les faire disparaître. Réplique du

fonctionnaire de police : « Comment faire ? Ils sont huit mille, dont des

lycéens et des scouts. » Riposte du sous-préfet : « Eh bien, il y aura de la

bagarre ! »

Le premier tué est Bouzid Saale, porteur du drapeau algérien. Depuis des

années, les experts et les historiens discutent âprement pour déterminer les

conditions du décès de ce jeune homme de vingt ans. Le rapport officiel

mentionne seulement que « des coups de feu éclatent ». Le commissaire

Olivieri ou le commissaire Tort aurait tiré devant le refus de Saale de faire

disparaître la bannière.

Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre commissaire, une autre question reste

sans réponse : pour quelle raison a-t-il tiré ? A-t-il vu des armes parmi les

manifestants ? S’est-il cru menacé ? Quoi qu’il en soit, dès lors, le cortège

se divise et les manifestants dissidents se répandent dans les rues aux cris de

« Djihad ! Guerre sainte ! ».

À l’aide des armes de fortune qu’ils trouvent sur leur chemin – bouteilles,

pierres, gourdins –, ils blessent ou tuent chaque Français qu’ils rencontrent,

peu importe l’âge. En moins d’une heure, le massacre fait plus de vingt

morts. C’est la chasse au roumi – lynchages, viols, mutilations,

égorgements, folie meurtrière… Gardes forestiers, gendarmes sont tués. Le

président de la section du Parti communiste algérien (PCA) a les deux bras

coupés à la hache par des manifestants.

L’autre partie du cortège resté sur place se reforme et gagne le monument

aux morts. L’insurrection se répand à une vitesse prodigieuse dans tout le

Constantinois. Yves Benot raconte : « À Guelma, la manifestation officielle

se trouve en face de la manifestation musulmane où flotte le drapeau

algérien. Le sous-préfet en personne se précipite au-devant d’elle, la canne

levée, pour exiger la dispersion. Les manifestants crient qu’ils veulent aller

au monument aux morts, et qu’ils sont deux mille. La foule pousse toujours,

alors que les responsables essaient d’obtenir la dispersion. » Et Yves Benot


de poursuivre : « Le sous-préfet bousculé, recule, et ses policiers tirent

d’abord sur le porte-drapeau qui est tué. Trois autres Algériens tombent.

Quelques policiers ont été blessés par des jets de pierre, mais aucun

Européen n’a été tué. Rentré à son bureau, le sous-préfet ordonne la

fermeture des cafés, établit le couvre-feu et donne l’ordre d’armer la milice

européenne – environ cent cinquante hommes “sûrs”, précise le

fonctionnaire 22 . »

Bientôt l’insurrection s’étend aux localités voisines. Voici des extraits de

rapports de gendarmerie.

8 mai, Périgotville : un millier d’insurgés attaque le bordj et volent les

armes. Administrateur et son adjoint assassinés. Téléphone coupé. Aïn-

Abessa : village cerné par mille Arabes, gendarmerie attaquée. La

population s’y est réfugiée.

9 mai, Guelma : assassinats de colons. Téléphone et voie ferrée coupés.

Sétif : fermes pillées. Chevreuil : village isolé et incendié, caserne attaquée

par plus de mille personnes, premier étage aux mains des assaillants. Aïn-

Abessa : caserne incendiée. Sidi Mesrich : nombreux colons tués.

10 mai, Chevreuil : village entièrement occupé par les insurgés : deux

femmes (quarante-huit et quatre-vingt-quatre ans) violées par une centaine

d’assaillants pendant deux jours. Djidjelli : gardes forestiers et leurs

familles assassinés. Périgotville : aumônier éventré ; Sétif : seize victimes.

11 mai, Tuber : maisons forestières incendiées. Tementout : Sénégalais et

gendarmes se replient. El-Arrouch : attaqué par mille cinq cents

manifestants armés.

La lecture de ces extraits nous fait mieux comprendre combien la

répression a pu être violente en effet et, sans aucun doute, celle-ci a conduit

l’armée à agir de la sorte. Cependant, des rapports comptabilisent le nombre

de balles tirées par les soldats, mais jamais dans l’esprit d’un bon équilibre,

des textes nous indiqueraient quel fut le nombre de coups de couteau

donnés par les agresseurs sur les civils incapables de se défendre, le nombre

de femmes violées, et qui sont restées traumatisées à vie par les agressions

dont elles ont été les victimes.

La presse de gauche métropolitaine et des intellectuels, à l’exemple de

Jean-Paul Sartre, utiliseront la violence perpétrée par l’armée française sur

les assassins algériens jusqu’à la nausée, et toujours énoncée avec un

aplomb indécent. C’est ainsi que circuleront les chiffres des Arabes tués par


les soldats, sans jamais qu’il soit précisé le nombre précis de Français

assassinés :

Chataigneau (gouverneur général) : 1165.

Adrien Tixier (ministre de l’Intérieur) : 1500.

Charles-Robert Ageron (historien) : 2 000.

Robert Aron (historien) : 6 000.

Jean Lacouture (journaliste) : 10 000.

Benjamin Stora (historien) : 15 000.

Radio Le Caire : 55 000.

Ben Bella : 65 000.

El Moudjahid (quotidien algérien) : 85 000.

Les mouvements de gauche favorables au FLN (socialistes, communistes

et extrême gauche) : 45 000.

Où se situe la vérité ? Il semble que le chiffre se situe entre quatre et six

mille morts, ce qui est considérable. Mais au-delà du drame, c’est la

récupération politique qui fausse tout. Pour les nationalistes, c’est

l’occasion d’utiliser la répression comme une arme de propagande contre

l’armée et la France coloniale.

Le calme étant revenu en Algérie, la situation inspire aux autorités et à

l’opinion en général un sentiment de confiance exagéré. Dans le camp

français, en particulier en métropole, on néglige les répercussions de la

défaite des musulmans et l’on jette dans l’ombre les contradictions

économiques. Or, plus que les aspirations nationalistes, elles sont le

véritable ferment de la révolution arabo-berbère. Nombreux sont les colons

traumatisés par les événements sanglants qui quittent la campagne et

vendent ou louent leur propriété. On enregistre une importante émigration

vers le Canada et le Brésil ; si l’on s’en souvient, c’est ce que Bugeaud

avait essayé d’éviter en demandant au Parlement un contingent de cent

cinquante mille familles pour faire souche dans ce qui allait devenir

l’Algérie.

Quelque chose a vécu et, dans le même temps, quelque chose est en train

de naître. Des hommes nouveaux apparaissent, ils entendent rompre avec le

système de la main tendue aux Français, dans l’espoir d’obtenir une miette


d’émancipation ou la participation à la vie publique, tant rêvées par Ferhat

Abbas, Messali Hadj et leurs compagnons. Il est vrai que les mesures

politiques après le 8 mai 1945 sont trop timides et elles ne modifient qu’en

surface le paysage politique du pays, du moins tel que les nationalistes en

perçoivent les avancées. Ils sont impatients et désormais le fatum de

l’Algérie est entre leurs mains, d’autant qu’une évolution se dessine dans le

monde arabe, et ailleurs, qui leur est favorable. La Ligue arabe, fondée le 22

mars 1945 et comprenant l’Égypte, la Jordanie, la Syrie, le Liban, l’Irak,

l’Arabie Saoudite et le Yémen, attaque la colonisation avec la même

violence et la même absence de discernement qu’elle attaquera un jeune

État qui vient tout juste de naître : Israël.

Les États-Unis, qui se considèrent comme un peuple à vocation

anticolonialiste, multiplient eux-mêmes les actions en faveur de la

décolonisation. Il ne faut pas oublier que Roosevelt, pendant la guerre, a fait

imprimer la Charte de l’Atlantique à un million d’exemplaires, et l’a fait

traduire dans tous les dialectes de l’Afrique du Nord. L’ONU récemment

créée apparaît elle aussi comme une machine de guerre contre la

colonisation, son pacte affirmant le droit des peuples à disposer d’euxmêmes.

Même l’Église amorce, en métropole, une évolution. Et, dans les

milieux économiques parisiens, on murmure que si l’Algérie était une

charge avec quatre millions d’indigènes, avec huit millions elle deviendrait

un boulet. Des historiens versés dans l’économie casseront net le discours

servant de bonne conscience aux sicaires qui voulaient se débarrasser de la

province africaine, avançant le prétexte qu’elle coûtait trop cher et ne

rapportait pas d’argent, ce qui était un mensonge scandaleux. Leur étude

arrivera trop tard ; de même, lorsque le pétrole fera son apparition dans les

années 1960, il sera trop tard aussi, parce qu’ils n’auront rien compris.

Les hommes nouveaux se lèvent et entendent construire l’Algérie

indépendante. Ils utiliseront pour ce faire la pire des solutions : le

terrorisme. Certes, ils réussiront à infléchir le cours de l’Histoire, aidés par

une France qui, après la Seconde Guerre mondiale et l’Indochine, ne voulait

plus sacrifier ses enfants, quelle qu’en soit la cause. Ils auront aussi la

chance de se trouver face à un pouvoir qui, à compter de 1958, n’aura

qu’une idée en tête : se dégager de l’Algérie afin de s’attirer les bonnes

grâces des États producteurs de pétrole.

Ces hommes méritent que leurs noms soient cités et entrent dans

l’Histoire, en oubliant pour un instant les méthodes qui ont été les leurs,


attaquant dans le dos la population européenne, qui leur était plus favorable

qu’ils pouvaient le penser.

Larbi Ben M’Hidi, Didouche Mourad, Mohamed Boudiaf, Hocine Aït-

Ahmed, Rabah Bitat, Mohamed Khider, Belkacem Krim, Mustapha Ben

Boulaïd et Ben Bella.


LA RUPTURE ET LE TERRORISME


11

Dans la nuit du 31 octobre au 1 er novembre 1954, et tout au long de la

journée qui suit, des attentats ouvrent le dernier acte de la cohabitation

franco-musulmane. Il durera sept ans et demi et sera pour la France

l’événement le plus important depuis la Seconde Guerre mondiale. Comme

le rappelle le journaliste et écrivain Yves Courrière, au long des semaines,

des mois et des années, tout y passera : « Guerre psychologique, torture,

assassinat, sauvagerie, viol des foules et manipulations de la presse 23 . »

Des actes de barbarie d’un autre âge seront commis par les nationalistes,

incitant l’armée française et parfois directement les Européens, au nom de

la réponse de guerre ou de la préservation de la sécurité des familles, à

accomplir des actions qu’une société hautement civilisée ne peut s’abaisser

à cautionner.

Sous l’impulsion de l’Égyptien Nasser, les Arabes algériens créent un

parti politique, le Front de libération national (FLN), et sa branche militaire,

l’Armée de libération nationale (ALN).

L’opinion musulmane algérienne n’est pas favorable au soulèvement : la

répression qui a suivi la tentative d’insurrection du 8 mai 1945 reste

présente dans les mémoires. Ajoutons que les difficultés économiques

ressenties dans le milieu rural, vivier des futurs combattants, n’incitent pas

les petits exploitants à entrer en collision frontale avec l’Européen. Et puis,

çà et là, des Arabo-Berbères font encore confiance au débat parlementaire

et démocratique pour voir aboutir leurs revendications.

Cependant, en 1954, pour les nationalistes, les objectifs sont clairs.

Brûler les récoltes des Européens et récupérer des armes. Mais la priorité

consiste à terroriser l’opinion publique en installant la guerre subversive. Il

n’est pas important que meurent des femmes, des hommes et des enfants,

innocentes victimes fauchées par des bombes artisanales ou par des tirs à la

mitraillette, à n’importe quel moment de la journée, jusque devant les

lycées et les écoles. Ce qui compte avant tout, à leurs yeux, ce sont les

effets de la terreur exercée sur l’homme de la rue. Avec le recul des années,

l’observateur se demande où se situe l’acte de gloire d’un tueur anonyme


devant les membres brisés d’enfants, les hurlements de détresse des mères,

et les sanglots muets de ceux qui ont perdu à jamais leur raison et leur

intégrité physique.

La première bombe de fabrication artisanale explose le 1 er novembre

1954 à minuit cinquante. Elle a été déposée sur une des fenêtres de

l’immeuble de Radio-Alger. Aucune victime à déplorer, rien que des vitres

brisées. Ce ne sera pas toujours le cas pour les autres explosions. La

deuxième bombe explose près du dépôt de carburant Mory, sur le port, la

troisième est destinée à l’usine à gaz située à l’est d’Alger, jouxtant le

Jardin d’essai. Les suivantes ont été placées au siège des Galeries

d’Hussein-Day et à l’usine de papier Cellunaf, à Baba-Ali. À Boufarik,

capitale de la Mitidja, la coopérative agricole est incendiée : il n’en reste

rien. Une gendarmerie est attaquée à Tigzirt, deux soldats sont abattus à

Batna ; un commandant à Khenchela, une tentative d’incendie à Tizi-Reniff

fait un mort. Une voiture est arrêtée à Ouillis, son occupant est tué.

Dans les premières heures de l’aube, le vieux car Citroën assurant la

liaison Biskra-Arris halète sur la route en lacets. Les occupants musulmans

n’ont aucun regard pour les paysages ; la majorité d’entre eux finissent leur

nuit, la tête ballottée au gré des nids-de-poule. Mais chaque virage est

l’occasion pour un jeune couple français de s’émerveiller devant la beauté

sauvage et tourmentée qui défile devant eux. Guy Monnerot et Janine, son

épouse, profitant du congé de la Toussaint, se rendent à Arris pour le

déjeuner, répondant à l’invitation d’un ami instituteur. Mariés de fraîche

date, ils sont en Algérie depuis un mois et y occupent un poste conjoint

d’enseignants à Tiffelfel, un village perdu au milieu des Aurès. Les

habitants, les Chaouïast, d’ordinaire méfiants et hostiles à toute présence

étrangère, les ont adoptés sans la moindre difficulté. Guy avait convaincu

Janine de le suivre dans cette belle aventure : enseigner le français aux

enfants musulmans.

Hadj Saddok, caïd à M’Chounèche, est assis à côté du couple. Avec son

burnous blanc, ses bottes rouges, sa culotte noire et son baudrier écarlate

(dans lequel se trouve un revolver), il produit une forte impression sur Mme

Monnerot. En raison du concert de ferraille que produit le car à chaque tour

de roue, auquel s’ajoute le caquetage des fermiers montés depuis peu – ils

se rendent au marché d’Arris dans l’espoir d’y vendre les produits de leurs

exploitations –, la conversation est rendue impossible. Le caïd parvient

néanmoins à informer ses voisins que des attentats ont eu lieu tout au long


de la nuit à Alger et à différents endroits du pays. De sa poche, il sort un

tract qu’il a reçu deux jours auparavant. Il y est question d’un Front de

libération national et d’un combat à venir pour libérer l’Algérie du joug

colonial.

Il est 7 h 30 lorsque le car débouche sur un élargissement de la route

formant une sorte de crique barrée par une rangée de pierres, ce qui

contraint le chauffeur à s’arrêter. Des hommes surgissent, portant une veste

de cuir et un pantalon kaki trop large. Leur visage est voilé jusqu’audessous

des yeux. Leur chef, Chihani Bachir, entend mettre à exécution les

consignes qu’il a reçues de ses supérieurs. Tirer sur tout véhicule français,

tuer en priorité des Européens qui, selon le catéchisme du FLN, « ont fait

du mal à l’Algérie », mais aussi les musulmans favorables aux

colonisateurs. Aussi n’a-t-il aucune difficulté à repérer le couple

d’instituteurs et le caïd parmi les Arabo-Berbères. Il les fait descendre.

Monnerot et son épouse sont terrorisés. Hadj Saddok essaie de les rassurer.

Bachir interpelle le caïd. Il veut connaître sa position. Est-il du côté des

insurgés ou entend-il rester dévoué aux Français ?

Devant le jeune combattant, Hadj, capitaine de réserve de l’armée

française – avec laquelle il a brillamment combattu pendant la Seconde

Guerre mondiale –, adopte une attitude pleine de morgue : « Vous ne croyez

pas que je vais discuter avec des bandits, leur répond-il, vous voudriez me

faire croire que toute l’Algérie est en rébellion ? » Il s’aperçoit que le jeune

couple est menacé par le reste des terroristes. « Laissez-les, leur crie-t-il, ce

sont des instituteurs. Ils viennent en Algérie pour nous apporter leur aide. »

A-t-il esquissé un geste en direction du baudrier renfermant le revolver ?

La réponse appartient au silence. Toujours est-il que l’un des agresseurs, le

seul qui possède une mitraillette, tire une rafale dans sa direction. Touché au

ventre, le caïd s’écroule. Guy Monnerot et sa femme sont également

atteints. Guy est grièvement blessé à la poitrine, Janine à la hanche.

Il existe une autre version des faits. Saddok aurait été abattu après une

violente discussion avec Bachir. Quant aux jeunes Français, les terroristes

les auraient dépouillés de leur argent et autres valeurs, puis abattus avant de

repartir avec le car. Quoi qu’il en soit, défiant tout respect humain, Bachir

abandonne les enseignants sur le bord de la route, ne laissant à Guy

Monnerot aucune chance d’être sauvé. Il agonisera pendant plus de cinq

heures. Son épouse aura la vie sauve grâce à l’ethnologue Jean Servier. De


retour d’un village où la veille il avait enregistré des chants berbères, il est

passé sur les lieux quelques heures après le drame.

La liste des victimes de cette terrible journée s’allonge avec quatre

militaires, des appelés du contingent. Quinze jours plus tard, Pierre Audat

aurait eu vingt ans. Eugène Cochet, vingt et un ans, est brigadier-chef. Ils

sont de garde à la caserne de Batna. À l’aube, les rebelles envahissent la

petite ville. Les deux militaires essaient de riposter aux tirs des agresseurs

comme ils le peuvent, car il est important de savoir que, le 1 er novembre

1954, ce n’est pas encore la guerre en Algérie, ce qui signifie que les armes

des soldats ne sont pas chargées : les cartouches sont enfermées dans des

sachets de toile cousus, comme l’exige le règlement… À Khenchela, André

Marquet – du 4 e RA – est réveillé par les détonations. Il tente de faire

reculer les terroristes en utilisant son revolver. Une rafale de mitraillette le

fauche. Faute d’hélicoptère disponible, il est transporté par la route et meurt

en arrivant à l’hôpital. Le lieutenant Darnault, lui, est touché en essayant de

contre-attaquer à la tête de ses hommes. Il est le premier officier de carrière

à tomber sous les balles du FLN.

Plus de cinquante ans sont passés, et il est temps, semble-t-il, de rendre

l’hommage qui revient à Laurent François, âgé de vingt-deux ans : il évitera

le bain de sang préparé par les nationalistes en allant avertir la gendarmerie

de Cassaigne de l’imminence d’une attaque terroriste. Il était accompagné

de Jean-François Mendez qui, lui, eut la vie sauve.

Voici l’article paru dans L’Écho d’Oran, édition du 2 novembre 1954 :

« Ce dimanche 31 octobre 1954, à la tombée de la nuit, un groupe

d’hommes sous les ordres de Sahraoui et Belhamiti se réunit au lieu-dit

Oued Abid. Sahraoui dispose d’armes de guerre (trois carabines italiennes,

un fusil Mauser et des munitions) qui lui ont été procurées par Bordji Amar.

Cette réunion a pour but l’organisation d’une attaque qui doit être

déclenchée à 1 heure du matin.

« Ils se dirigeaient vers le centre de Cassaigne ; Belhamiti prenait la tête

d’un petit groupe composé de Mehantal, Belkoniène, Chouarfia qui avait

pour mission de se poster au sud et à l’est des bâtiments de la gendarmerie.

« L’autre groupe, sous la direction de Sahraoui Abdelkader et composé

de Belkoniène Taïeb, Tehar Ahmed et Beldjilali Youssef, allait par l’ouest

s’approcher de la cour extérieure de la gendarmerie.


« Une voiture surgit, surprenant l’installation des terroristes. Le groupe

dirigé par Belhamiti se dissimula dans un fossé. Belkoniène et Tehar de leur

côté, par crainte d’être découverts, cherchèrent refuge derrière les bâtiments

de la gendarmerie. Ils y trouvèrent Sahraoui Abdelkader qui leur donna

l’ordre de se porter au-devant de la voiture et de tirer sur les occupants.

« Laurent François et Jean-François Mendez revenaient d’un bal qui avait

eu lieu à Mostaganem et se dirigeaient vers Picard. Sur la route, ils sont

arrêtés par M. Mira, exploitant la ferme Monsonégo. Il leur dit de se rendre

au plus vite à la gendarmerie de Cassaigne avertir les gendarmes qu’il

subissait une attaque de terroristes. Des coups de feu éclatèrent pendant le

bref échange. Laurent François et son camarade se précipitèrent vers

Cassaigne.

« Arrivés à la gendarmerie, ils sonnèrent sans relâche et tambourinèrent

au portail. Ils étaient éclairés par l’ampoule électrique au-dessus de

l’entrée ; la lumière faisait d’eux des cibles de choix.

« Le premier coup de feu des terroristes atteignit Laurent François à la

nuque. Il mourut sur le coup. Jean-François Mendez eut juste le temps de

s’affaisser ; la balle alla se ficher dans le mur d’enceinte de la gendarmerie.

« L’attaque de la gendarmerie fut un échec, les terroristes prirent la fuite

et se replièrent au lieu-dit La Pierre Zerouki.

« Les gendarmes menèrent une enquête et réussirent à mettre la main sur

les assaillants. C’est ainsi que la cour d’assises de Mostaganem, lors de

l’audience du 24 juillet 1955, condamna Belkoniène Taïeb, Tehar Ahmed et

Sahraoui Abdelkader à la peine capitale ; Belhamiti Hadj Bendhiba aux

travaux forcés à perpétuité ; Chouarfia, Belkoniène Mohamed aux travaux

forcés pendant une durée de vingt ans. »

Article non signé.


12

Abane Ramdane installe la terreur dans tout l’Algérois. Intellectuel,

théoricien, homme d’action, dur, inflexible et doué d’une grande

intelligence, il se trouve en prison au moment de la création du

gouvernement révolutionnaire ; mais s’il n’a pas pu faire partie de ses chefs

fondateurs, il est le seul parmi les théoriciens de la révolution à comprendre

l’importance, la portée et les effets de la guérilla urbaine sur la population et

sur la presse. Ne répète-t-il pas sans cesse qu’il vaut mieux tuer un seul

ennemi à Alger que dix dans le djebel, trop éloigné des témoins, des

photographes et donc des journaux ?

Pendant les mois qu’il a passés à la prison d’Albi, il a tout le temps de

réfléchir et de préparer avec minutie l’organisation du soulèvement. De

cette époque date une note, qu’il a adressée à ses chefs réfugiés au Caire. Il

leur indique que si les révolutionnaires prennent des risques, c’est pour que

le combat soit connu.

« Nous pourrions tuer des centaines de soldats, poursuit-il, sans que cela

ne soit jamais communiqué. Réfléchissons aux conséquences de nos actes et

veillons à ce qu’ils soient payants et attirent inévitablement l’attention sur le

généreux combat de notre peuple et de notre armée. » Plus tard, il

développera le même concept dans un saisissant raccourci d’une seule

phrase : « Un cadavre en veston est toujours plus payant que vingt en

uniforme. »

Tout est dit sur la stratégie qu’il conviendra d’adopter le jour « J » :

amener le FLN à un terrorisme de haut vol. D’ailleurs, par la suite, la

guérilla primera toujours sur les actions militaires, ne serait-ce que pour une

raison fort simple : les armes feront toujours défaut.

Pour organiser la guerre à Alger, Ramdane trouve en Yacef Saadi

l’homme qu’il lui faut. Fils d’un boulanger de la basse Casbah, footballeur

et play-boy à ses heures, celui-ci s’impose rapidement dans la hiérarchie du

mouvement par sa fougue et sa détermination. En gage de son adhésion à la

cause, il offre ses économies. Autour de lui, il réunit un premier noyau

d’une douzaine d’hommes sûrs et prêts à l’action, pour l’essentiel d’anciens

truands, à l’exemple d’Ahmed Chaïb, dit « le Corbeau ». Il fait appel à des


femmes et des jeunes filles plus particulièrement chargées de poser les

bombes ; une femme est en effet moins suspecte qu’un homme.

Samia Laklidar, Djamila Bouhired, Hassiba Ben Bouali et Zohra Drif

sont en toutes circonstances à ses côtés, et ce, jusqu’à la fin de la bataille

d’Alger. Quant aux enfants, ils servent d’agents de liaison.

Parmi les hommes, la meilleure recrue est indiscutablement Ali la Pointe.

Yacef Saadi est averti par un informateur qu’un ancien proxénète veut

rejoindre le mouvement. Ça sent la manipulation policière, il se méfie. Il

accepte néanmoins de le rencontrer en terrain neutre, dans la rue, au milieu

de la foule.

Yacef n’a aucun mal à le repérer. Beau garçon, habillé à l’européenne

d’une façon un peu voyante, les vêtements soulignent son physique

d’ancien boxeur. Entre les deux hommes, le courant passe dès les premières

minutes. Amarra Ali est né le 14 mai 1930 à Miliana, une petite ville pauvre

située à cent trente kilomètres d’Alger. Yeux marron, cheveux châtain clair,

deux inscriptions tatouées sur sa chair indiquent sur la main gauche

« Marche ou crève » et, sur le dessus du pied droit, « Tais-toi ». Amara

avait vingt-cinq ans lorsqu’il a débarqué à Alger, à Bouzaréa, en haut de

Pescade, un quartier populaire où des prostituées – dès qu’elles l’ont vu –

ont réclamé sa protection.

« C’est de là que lui vient le surnom d’Ali la Pointe, précise le journaliste

Yves Courrière, et non d’une allusion à un éventuel couteau dont pourtant il

allait parfois se servir au cours de la vie qu’il avait choisi de mener 24 . »

Fatigué sans vraiment se l’avouer de jouer depuis des années une pâle

copie de l’acteur américain Humphrey Bogart ou de Jean Gabin dans le film

Pépé le Moko, sa rencontre avec la révolution est le choc qu’il attendait. Il

va s’y livrer corps et âme.

Ce jour d’octobre, sur le boulevard de Verdun, entre Yacef Saadi et Ali la

Pointe est né l’un des tandems les plus meurtriers de l’histoire du

terrorisme.

L’installation du PC de la révolution au centre de la Casbah n’est pas due

au hasard. D’abord, Saadi veut se trouver parmi son peuple, les pauvres,

qu’il connaît. Ensuite, la configuration est particulièrement favorable : les

terrasses sont si rapprochées qu’on peut sauter, en cas de besoin, d’une

maison à l’autre sans être vu : c’est-à-dire échapper à la vigilance de la

police et des militaires qui quadrilleront la ville pendant la bataille d’Alger.


Commencée en 1576 sous la domination turque, la Casbah – ville dans la

ville, située à deux pas de la cathédrale, et reliée à la place du

gouvernement par la rue du Divan, où le ciel entre par de minces liserés –

est l’endroit idéal pour installer des laboratoires clandestins mettant au

point des bombes artisanales. Pendant trois ans, depuis ce bastion

imprenable, Yacef Saadi et Ali la Pointe, les associés de la mort,

déclenchent leurs plus sanglantes actions dans les quartiers européens :

Hussein-Dey, Clos-Salembert et Belcourt. Leur tâche sera facilitée par le

fait qu’ils visent des civils sans méfiance. Signalons que c’est à Belcourt

que les Français et les Arabes cohabitent le plus, la majorité de la

population – rappelle le journaliste Claude Berger – étant « constituée par

beaucoup plus d’ouvriers et de pauvres qu’à Bab el-Oued, peuplée, elle, de

commerçants 25 ». Dès lors, on peut se poser la question du bien-fondé des

engins meurtriers jetés au milieu de cette population…

Les bombes sont fabriquées avec un matériel de fortune. Tout y passe :

bouteilles thermos, boîtes de conserve et caisses de lait concentré. La mise

au point est confiée à Taleb Abderrahmane qui agit sous le nom de guerre

de Mohand Akli. Le système repose sur un simple mouvement d’horlogerie

réglé pour exploser à une heure précise, d’où l’expression « bombe à

retardement ». Elles vont faire des milliers de victimes innocentes dont la

mort n’est pas utile à la révolution.

Voici le résumé de quelques attentats.

Le 30 septembre 1956, onze grenades explosent dans la même journée.

Zohra Drif pénètre dans le Milk Bar, lieu fréquenté par la jeunesse

algéroise. Bien que la salle soit bondée, elle trouve une place à une table,

déguste une glace et s’en va à 18 h 20 en laissant sous sa chaise, dans un

sac de plage, une bombe réglée sur 18h35. Deux morts et trente-six blessés ;

parmi les victimes se trouvent des enfants.

Samia Laklidari, accompagnée de sa mère, boit un Coca au bar de la

Cafétéria, puis quitte les lieux à 18 h 25, abandonnant elle aussi un sac de

plage meurtrier sous le tabouret. La bombe explose également à 18 h 35,

faisant deux morts et seize blessés, dont le serveur, qui a une main

entièrement déchiquetée. Après son attentat, Samia Laklidari se réfugie en

Tunisie avec sa famille sans beaucoup de difficulté.

Une grenade explose dans la cour d’une école pendant la récréation, un

enfant est blessé sans gravité. Assassinat d’un couple âgé et de leur jeune


nièce. Les cadavres découverts par la police sont atrocement mutilés,

jusqu’au chat coupé en morceaux.

Des terroristes ouvrent le feu sur des lycéens : un mort.

Un mariage d’Européens est attaqué à la sortie de l’église ; il n’y a que

des blessés.

À Bab el-Oued, quartier populaire d’Alger, une petite fille de dix ans est

violée et assassinée.

Au sein de la population européenne et arabo-berbère, l’émotion est très

vive. À Oran, des musulmans entraînés par des meneurs pillent les

magasins, blessent des Français, et en tuent certains.

À Hussein-Dey, quartier résidentiel d’Alger, trois automobilistes piedsnoirs

sont tués à coups de barre de fer. Huit autres sont blessés.

À Oran, un adolescent est tué en pleine rue d’une balle dans la nuque par

un terroriste. Toujours à Oran, des musulmans écrasent volontairement un

Européen et l’achèvent à coups de crosse de revolver, puis le brûlent après

l’avoir arrosé d’essence.

Une grenade explose dans un square d’Alger, bilan : quatre morts.

Massacre de huit personnes, dont une fillette de sept ans, au col de

Sakamody.

En dépit de ce « palmarès », Yacef Saadi sent que l’intérêt de ses

compatriotes pour la révolution montre des signes de faiblesse ; il cherche

donc une idée qui aiderait à relancer le terrorisme et, partant, qui étonnerait

les Algériens trop indécis. Ali la Pointe lui suggère de cacher des bombes

dans le pied creux des lampadaires. Quelques jours plus tard, grâce à la

complicité d’un agent de l’Électricité d’Alger, trois engins sont posés dans

des luminaires. L’explosion a lieu à 19 heures, faisant cinq morts et quatrevingt-douze

blessés parmi les civils. Le bilan satisfait Saadi qui entend

poursuivre dans cette voie.


ILS ONT VÉCU DANS L’ALGÉRIE EN

GUERRE


13

Rien n’arrête les commandos de Yacef Saadi. Ils lancent des grenades

n’importe où, mitraillent au hasard, tirent au revolver sur le premier venu et

souvent utilisent l’arme blanche devant une police incapable de prévenir les

actes de terrorisme, par manque d’effectifs et d’esprit d’initiative.

Parmi les attentats, il en est un qui est resté dans toutes les mémoires

avec celui du Milk Bar : l’attentat du casino de la Corniche. Par l’une de ses

jeunes filles, Saadi fait poser une bombe de deux kilos sous la scène ; le

dancing du casino est le lieu préféré de la jeunesse algéroise. L’engin

explose au milieu des danseurs. C’est le plus meurtrier de tous les attentats

qui eurent lieu pendant les sept ans et demi que dura la guerre : sept morts

et quatre-vingt-cinq blessés parmi lesquels se trouvent des enfants (trente

touchés grièvement et quatorze amputés dans les heures qui suivent).

Giselle Lelouch, vingt-cinq ans, est venue danser en compagnie d’une

amie. Malgré les attentats qui ravagent la ville, la jeunesse veut s’amuser.

L’explosion est terrible. Au milieu du fracas, Giselle prend soudain

conscience que ses jambes ne la soutiennent plus, elles sont séparées de son

corps et se trouvent à l’autre extrémité de la salle. Elle fait des efforts pour

rester consciente afin de ne pas s’évanouir. « Je voulais regarder, j’étais

comme fascinée. »

Le chef d’orchestre n’a plus rien d’humain ; la bombe a été placée sous

l’estrade où se tenait l’orchestre. Des morceaux de son corps sont éparpillés

sur la piste de danse…

De son côté, Giselle, qui a réussi à rester éveillée au milieu du chaos, est

transportée à l’hôpital où elle restera des mois en proie à d’atroces

souffrances. Puis, les médecins décident de la rapatrier à Paris pour qu’elle

y soit appareillée. Elle passe une année seule à l’hôpital en attendant

l’arrivée de ses parents.

« Pendant tout ce temps, j’ai eu un moral extraordinaire ; j’ai refusé de

m’apitoyer sur mon sort, de me laisser aller à l’hystérie, et j’ai lutté pour

remarcher. »

En dépit de son handicap, Giselle parvient à se marier et à mettre un

enfant au monde. Cependant, des problèmes d’équilibre ne lui permettent


pas d’être totalement autonome : elle ne peut sortir seule.

« Je n’ai pas de rancœur personnelle à l’égard des Arabes ; par contre,

j’en veux à ceux qui ont posé ces bombes dans les lieux qu’ils savaient

fréquentés par des civils, des jeunes et des enfants. J’essaie parfois

d’imaginer ce qu’ils pouvaient bien penser au moment où ils abandonnaient

ces engins qui allaient blesser et tuer des innocents. Quand je pense à ces

terroristes, alors là, oui, j’ai envie de vengeance… J’ai beau être optimiste

et gaie de caractère, je considère que ma vie a été brisée par cet attentat.

Mes parents ne s’en sont jamais remis : mon père a pleuré le restant de ses

jours. J’ai écrit le récit détaillé de ce qui m’est arrivé, juste pour moi, pour

m’aider à évacuer cette violence que j’avais subie et celle que j’avais en

moi. J’étais trop fière pour pleurer devant mes proches : alors, je pleurais la

nuit et j’écrivais. Ça a été ma thérapie. »

La tension monte encore d’un cran avec la tuerie organisée par le FLN

dans le village de Melouza. Le FLN veut éliminer les membres du

mouvement créé par Messali Hadj, qui sont très implantés dans le milieu

prolétarien musulman, en Algérie et en métropole.

Le 3 juin 1957, le colonel Mohammedi Saïd de l’ALN (Armée de

libération nationale), après l’échec du 28 mai, décide de reprendre la

situation en main et de punir les gens favorables au MNA (Mouvement

national algérien) favorable à Messali Hadj. Il dispose de trois cent

cinquante hommes puissamment armés. Les maquisards de Hadj essaient de

résister, mais sont rapidement débordés.

Au début de l’après-midi, les hommes de Saïd font sortir les résistants

des gourbis (sortes de huttes) et les rassemblent sur la place, puis les

conduisent à Mechta Kasba, un hameau distant de quelques kilomètres. Là,

ils les massacrent à coups de pioche, de couteau et de hache. Dans les

ruelles et dans les maisons transformées en abattoirs, l’armée française

découvrira trois cent quinze cadavres. Ils n’ont plus forme humaine.

La révélation du massacre produit une intense émotion dans la capitale.

La presse de gauche et progressiste, pourtant favorable à la rébellion, ne

mâche pas ses critiques. C’est en tout cas l’attitude qu’adopte Témoignage

chrétien, qui écrit une lettre ouverte aux nationalistes algériens. « Au

lendemain de ce massacre, des Français vous interrogent : pariez-vous

décidément sur la prolongation de la guerre ? Ne pensez-vous pas que ce

soit une politique du pire ? Mais quelle est votre politique ? En avez-vous

même une ? »


C’est dans cette atmosphère de colère rentrée que se déroulent les

obsèques des victimes du casino de la Corniche. Laissons le soin à Claude

Paillat, écrivain et historien, de nous raconter cette journée, qui compte

parmi les plus dramatiques qu’Alger ait connues : « Des jeunes gens font

appliquer dans les magasins encore ouverts les consignes de fermeture.

Déjà des premiers incidents : des étals de commerçants musulmans ont été

renversés. Aux marchés Clauzel et de Belcourt, les commerçants baissent

leurs rideaux de fer. Les grands cafés de la ville tirent leurs grilles. Des

groupes de jeunes gens se dirigent vers la Casbah, dix minutes plus tard, ils

sont cinq cents. D’autres manifestants envahissent les Galeries de France et

saccagent les étalages. Trois cents jeunes venants de Bab el-Oued se

répandent dans le centre d’Alger et molestent les musulmans sur leur

passage 26 . »

Et malheur à qui pourrait témoigner de leur violence : « Un photographe

de presse est attaqué et son appareil est brisé. Il prenait un cliché d’un

musulman blessé par la foule. Dans le quartier des Trois-Horloges, tous les

Européens sont dans la rue. Aucun musulman n’est en ville. Une voiture est

renversée, rue Bab-Azoun. Des manifestants, dont le nombre ne cesse de

croître, se répandent rue d’Isly. Les magasins ouverts sont dévastés.

Pourchassés par les Européens, les musulmans refluent en hâte vers la

Casbah et le Clos-Salembert, protégés par des groupes qui montent la garde

à l’entrée des ruelles 27 . »

D’ailleurs, personne n’est épargné.

« À midi, une foule immense observe une minute de silence devant le

monument aux morts, tandis qu’une manifestation houleuse se déroule en

bord de mer. La police demande la dispersion par haut-parleur. Devant

l’échec de l’appel, les forces de sécurité chargent les manifestants. Un

barrage de CRS est enfoncé, des voitures sont renversées. Au cimetière

israélite de Saint-Eugène, quatre musulmans qui s’y sont réfugiés sont

assaillis. Ils parviennent à échapper à leurs agresseurs 28 . »

Et ce n’est pas fini ! De nouveaux incidents éclatent à Bab el-Oued. Une

Européenne est blessée, deux musulmans sont abattus. L’un d’eux aurait

foncé sur la foule au volant de son camion, blessant deux personnes. À la

hauteur du square Bresson, deux musulmans sont jetés à la mer, des

manifestations particulièrement violentes se déroulent dans le centre

d’Alger. Vers 19 heures, le calme revient peu à peu.


Ces violences ayant traduit l’exaspération de la population araboeuropéenne

devant l’impunité dont jouissent les membres du FLN, le préfet

attire l’attention du ministre de l’Intérieur sur la nécessité de l’application

rapide des décisions de justice. Le commandant en chef Raoul Salan y

ajoute son commentaire en qualifiant la justice d’« atrophiée » et en

affirmant que tous les pouvoirs spéciaux ne servent à rien si les sentences

des tribunaux ne sont pas appliquées avec promptitude. Il craint que, en

raison de la carence ou de la dérobade de l’État, certains ne soient tentés

d’assurer leur propre justice.

Raoul Salan voit juste. À bout de colère, les victimes deviennent des

bourreaux à leur tour. Une bombe explose une nuit au 9 de la rue de Thèbes,

en plein centre de la Casbah, tout près du 3, rue Canton, où Yacef Saadi a

installé son poste de commandement dans une cache aménagée par son

lieutenant Ali la Pointe. Tout un bloc de maisons s’écroule, ensevelissant

leurs habitants. Les projecteurs installés par les sauveteurs éclairent un peu

plus tard un spectacle hallucinant. Des dizaines de cadavres d’hommes, de

femmes et d’enfants broyés, couverts de sang et de gravats, que la mort a

surpris en plein sommeil. Yacef Saadi entre dans une colère noire et décide

de se venger. Il fait distribuer un tract sur lequel figure l’avertissement

suivant : « Les martyrs de la rue de Thèbes seront vengés. »

Les objectifs sont choisis, ce sont des lieux fréquentés par les Européens.

Une nouvelle fois, des jeunes filles sont utilisées pour poser les bombes.

Taleb Abderrahmane, qui travaille jour et nuit dans son laboratoire, a

considérablement modifié ces engins meurtriers : ils n’ont plus rien à voir

avec les bobinettes qui explosaient dans les premiers temps du soulèvement.

Il a mis au point de terrifiantes machines infernales, plus facilement

transportables, leurs dimensions n’excédant pas celles d’un paquet de

cigarettes. Pour la mise à feu, il remplace le système d’horlogerie trop

bruyant par un crayon allumeur.

Saadi a décidé que tous les attentats auront lieu le même jour à la même

heure. Le samedi suivant, à 17 heures, trois jeunes filles entrent chacune

dans une brasserie du centre-ville. Zoubida Fadila laisse une petite boîte

sous la banquette du Milk Bar. La jeune musulmane, dont c’est la première

mission, cache difficilement les tremblements qui l’agitent des pieds à la

tête. Elle part sans finir sa consommation, ce qui fait hausser les épaules du

serveur. À la même heure, Djamila Bouazza, ravissante et très exubérante –

elle sort beaucoup avec des étudiants européens qui l’ont baptisée « Miss


Cha-cha-cha » –, fait volontairement tomber son mouchoir à la terrasse du

Coq Hardi, rue Charles-Péguy, près du plateau des Glières. En se baissant

pour le ramasser, la jeune fille en profite pour glisser la petite bombe sous la

table. Puis elle récupère sa monnaie, se lève et, sans la moindre

précipitation, se fond parmi les passants.

Emmitouflée dans un duffle-coat gris clair, Danièle Minne a peur (elle

sera d’ailleurs capturée peu de temps après l’attentat). Sur ordre de Yacef

Saadi, Zahia Kerfallah, plus aguerrie, accompagne Danièle. Les deux jeunes

filles entrent à l’Otomatic, rue Michelet, un bar fréquenté par la jeunesse

estudiantine d’Alger. Se frayant un passage parmi les jeunes gens qui

flirtent devant des chocolats fumants et des cuba libre, la spécialité de José,

le barman, elles finissent par trouver une table vide. Danièle est tendue,

nerveuse. D’un mouvement de tête, Zahia lui fait comprendre qu’il faut

accomplir la mission. « Va aux toilettes », lui ordonne-t-elle. C’est là que la

bombe doit être déposée. Dans l’étroit local des WC, Danièle sort la petite

boîte qu’un agent de liaison du FLN, qu’elle n’avait jamais vu auparavant,

lui a remise avant qu’elle entre dans la brasserie. Elle monte sur la cuvette,

pose la bombe sur le couvercle de la chasse d’eau, puis sort. Un seul regard

adressé à Zahia, qui l’attend tout en se refaisant une beauté, lui confirme

que la mission est accomplie. Les deux jeunes filles sortent dans

l’indifférence générale. Elles croisent Michèle Hervé, vingt-deux ans,

étudiante infirmière qui entre avec sa sœur.

Michèle Hervé raconte la suite des événements.

« J’avais une furieuse envie d’aller aux toilettes. Je me suis précipitée au

sous-sol et je suis arrivée au bout du couloir. La porte des WC s’est mise à

gonfler et les murs du couloir se sont écartés. La porte est arrivée sur moi à

grande vitesse, puis la lumière s’est éteinte. De l’eau coulait de partout et

des bruits curieux parvenaient à mes oreilles. J’ai cru me trouver sur un tas

de sable, seule dans la nuit. Ma sœur, se trouvant en retrait, n’a pas eu la

moindre égratignure. Je me souviens qu’elle est venue vers moi et m’a dit

cette phrase que je ne peux oublier : “Michèle, lève-toi, on va se faire

remarquer.”

« Elle me tirait par un bras, mais je ne pouvais pas bouger. Je lui disais :

“Josette, je t’en prie, je suis blessée.” Je devais être assise à même le sol,

car brusquement, j’ai levé la tête et j’ai vu un visage au-dessus de moi.

C’était le serveur qui était descendu et qui venait voir ce qui s’était passé. Je

n’avais qu’une idée, c’était de faire pipi. Je me sentais dans un état second.


Un militaire me soutenait et m’a aidée à remonter à l’étage. Je me souviens

avoir pris place dans une voiture, ma sœur était auprès de moi. Pendant le

transport à l’hôpital de Mustapha, j’ai pensé que j’allais mourir. Je me suis

mise à réciter le “Je vous salue Marie”. Ma sœur priait avec moi.

— Quelles étaient vos blessures ?

— Une double perforation de l’estomac. Un éclat de la bombe ou du

siège des toilettes avait éraflé l’aorte abdominale, qui s’était mise à saigner,

et s’était logé plus loin. Des éclats plein la tête et d’autres au-dessous des

yeux. Aujourd’hui, j’en ai toujours dans le menton. Une main transpercée.

En fait, mon corps était criblé d’éclats. Le dernier que j’ai pu faire enlever,

il y a peu, se trouvait dans le sein gauche. »

Revenons à la brasserie Otomatic. D’autres jeunes filles moins atteintes

que Michèle Hervé mais couvertes de sang quittent l’établissement ravagé

par l’explosion. La bombe déposée à la Cafétéria explose à son tour.

« Alors, écrit le journaliste François Attard, ce sont les mêmes cris de

douleur, la même nausée devant le sang répandu, la même agitation. La

police qui est arrivée entre-temps réquisitionne des voitures particulières

pour évacuer les blessés, car les ambulances ne sont pas assez nombreuses.

Des enfants qui ont perdu leurs parents courent dans tous les sens en

pleurant, butant sur des grandes personnes affolées, elles aussi 29 . »

Otomatic, Cafétéria… et Coq Hardi, où les clients de la terrasse sont

sortis pour voir ce qui se passait plus haut. Ceux-là auront la vie sauve car,

derrière, la belle terrasse ornée de plantes vertes saute à son tour dans un

fracas épouvantable de vitres brisées. Les morceaux de verre et les éclats de

fonte des tables pulvérisées par la bombe de Djamila Bouazza pénètrent

dans les chairs, sectionnent les veines et les artères. C’est l’enfer. On

patauge dans le sang. On voudrait se boucher les oreilles pour ne plus

entendre les gémissements des blessés, les cris stridents des femmes en

proie à une crise de nerfs, le hurlement des sirènes d’ambulance, le klaxon

des voitures particulières chargées de victimes qui empruntent les sens

interdits à tombeau ouvert pour gagner la clinique la plus proche.

Et François Attard de poursuivre : « Devant ce massacre, cette vision

d’épouvante, la foule algéroise, d’abord frappée de stupeur, réagit. Elle se

cabre de colère. Elle gronde des injures à l’égard des terroristes, les cris de

vengeance des hommes montent dans l’air qui sent la poudre, la mort et le

sang. Il lui faut un coupable à cette foule aveuglée par la douleur, révoltée,

qui se livre à des « ratonnades » dans le quartier. Un jeune mécanicien de


vingt-quatre ans est ainsi battu à mort. Son corps disloqué est abandonné

dans le ruisseau. Il ressemble au corps de la femme qui se trouvait quelques

heures auparavant à la terrasse du Coq Hardi et qui repose maintenant sur

un tapis de débris de verre et de fonte. »

« Au total, conclut Attard, l’opération aura fait cinq morts, en comptant le

musulman lynché, et soixante blessés. Le bilan de cette nouvelle vague de

bombes est lourd. Tel un acide, le sang innocent versé ce jour-là élargit un

peu plus le fossé entre les deux communautés. Un fossé qui allait devenir

un gouffre où s’abîmeraient à tout jamais, dans le sang et la peur, les

illusions perdues et les espoirs trahis 30 . »


14

Avec les attentats du 1 er novembre 1954, et ceux qui suivront, la

population européenne, sans oublier la majorité des Algériens, est prise au

dépourvu. Personne n’a rien vu venir, car rien ne prédisposait au

déchaînement de meurtres et de haine sur l’Algérie et plus particulièrement

sur l’Algérois. Depuis la tentative d’insurrection du 8 mai 1945, aucun

incident majeur n’était venu troubler le cours de la vie. Les communautés

vivaient les unes à côté des autres, sans heurts, sans crispations, sans

revendications violentes ; pas la moindre scène montrant des musulmans

maltraités, ou subissant une espèce d’apartheid. Chacun jouissait des

mêmes lieux et la vie allait son train. La fin de la semaine se passait

généralement à la plage pour les Européens, à se reposer, à boire le thé dans

l’ombre de la maison pour les indigènes. Il y avait aussi les longues soirées

à bavarder à la terrasse d’une brasserie, ou sur le balcon de l’appartement,

enveloppé de la tiédeur du soir.

Les Euro-Algériens connaissaient l’existence du mouvement nationaliste

dirigé par Messali Hadj, composante naturelle et légitime de la vie politique

algérienne. Jamais Hadj n’enflamma la rue arabe ni ne demanda à ses

partisans de tirer à la mitraillette sur les lycéens à la sortie de leur

établissement scolaire. La revendication d’une Algérie plus indépendante

maîtrisant mieux son destin relevait du débat et du combat démocratiques.

L’Algérie vivait en paix.

La dégradation du mode de vie s’est produite tout doucement, sans que

l’on y prenne garde au début. Les uns déniaient le droit à quiconque de se

laisser dominer par la peur, refusant de subir la crainte de se trouver

confronté à un attentat, d’être la chair dans laquelle « on voulait tailler »,

selon l’expression du journaliste Pierre Laffont. Ils ne changeaient rien à

leurs habitudes et, indolents, se conformaient aux nouveaux réflexes

engendrés par les circonstances. Stoïquement, dans un mouvement huilé, ils

ouvraient manteaux et sacs.

« On lève les bras et les mains, des fouilleurs glissent le long des corps,

se souvient Francine Dessaigne, c’est devenu un rite dépourvu de tout


sens 31 . »

En dépit des paroles rassurantes du préfet et du commissaire, malgré les

demandes venues de toutes les communautés de frapper vite et fort, les

bombes continuent de faucher des innocents en pleine rue.

Le quotidien se modifie. Plus que la peur au début, c’est d’abord

l’inquiétude qui s’installe dans les esprits, parfois à l’insu des gens, et

conditionne les regards et les gestes. Pour les employés, les artisans et les

fonctionnaires, le terroriste n’a pas de visage. Cette abstraction conduit à

une modification des regards.

« Faisant de chaque Arabe de proximité, dit Anne Lanta, voisin, ouvrier,

femme de ménage, cireur de chaussures, l’ennemi soudain sorti d’un cheval

de Troie 32 . »

Dès lors, plus rien ne semble normal. On ne monte plus dans le trolley

uniquement préoccupé par ses problèmes personnels ; on scrute davantage

les visages, on essaie de repérer parmi les voyageurs celui sur lequel

passera soudain une expression, laquelle paraîtra forcément louche ; ou

celui-là, encombré de paquets, n’est-il pas inquiétant ? Au moindre bruit,

tout le monde sursaute.

« On voit des suspects partout, se souvient Francine Dessaigne ; dans

l’homme qui se penche, celui qui s’appuie contre un mur, l’auto qui hésite

ou le paquet qui traîne. Personne ne court ni ne crie dans les rues, par

crainte des méprises. Malgré l’apparence de la vie, la guerre se profile

derrière chaque façade et nous taraude les nerfs 33 . » Comme toujours en

pareil cas, la population est devenue l’otage des terroristes.

L’angoisse défigure la population pied-noir, d’habitude très chaleureuse

et débonnaire. Les Arabes ne peuvent ignorer le changement, et certains

profitent de la situation. Au marché, les fatmas (femmes arabes) bousculent

sans vergogne les Européennes, et les petits yaouleds (cireurs de

chaussures) crachent sur leur passage. La société se délite chaque jour

davantage. Il y a quelque temps encore, le matin montaient de la rue les

bruits familiers annonçant le commencement d’une journée joyeuse et

active.

« Prometteuse de rencontres, d’interpellations, d’embrassades comme

savent le faire les Méditerranéens, transformant les trottoirs et les placettes

en autant de petits forums », précise Anne Lanta. Mais ce concert de la vie

ne produit plus que des notes dissonantes : des explosions, le hululement


des sirènes des ambulances et des pompiers auxquels il faut ajouter les

youyous qui, chez les femmes arabes, marquent aussi bien la joie dans les

mariages que l’encouragement de l’homme à la guerre ou au pillage.

« Cris stridents, hystériques des femmes, ajoute Francine Dessaigne, qui

traduisent là les craintes, la lassitude, et une peur que l’on voudrait voir

crever et se dissoudre dans l’action. » Les Arabes, ceux qui restent

solidaires de la France, sont soumis aux mêmes épreuves que les Français.

Pour eux aussi, la menace qui rôde est oppressante.

Le quotidien de la mère de famille européenne ou musulmane dans ces

temps d’incertitude est soumis aux mêmes questions : Comment protéger

ses enfants du tueur fanatique ? Comment les empêcher de paniquer ? Que

faire pour que leur cerveau fragile, en formation, ne soit pas perturbé par

cette atmosphère ? À ce propos, Francine Dessaigne écrit dans son journal :

« Comment les empêcher aussi de s’enflammer avec la fougue de

l’inexpérience pour une cause démesurée ? C’est très difficile. À l’école, ils

discutent entre eux, se passionnent et voient nos tragédies d’adultes comme

d’immenses jeux à l’échelle d’un pays. Ils parlent de grenades et de

bombes, d’attentats et d’égorgements avec la froide indifférence que l’on

accorde aux objets trop familiers. » L’un de ses fils lui ayant déclaré, à

propos d’un accident, « Ce n’est pas grave, il n’y a qu’un mort », Francine

Dessaigne rassemble sur sa personne le questionnement de toutes les

mères : « Saurons-nous leur dire le prix de la vie ? La valeur d’un homme ?

Sauront-ils le comprendre, ayant accumulé si jeunes tous les mépris ? On a

détruit des hommes presque sous leurs yeux, des drapeaux ont été piétinés,

les uniformes souillés par des ordures. Comment leur apprendre ensuite le

respect 34 ? »

Anne Lanta semble répondre à Francine Dessaigne : « Les gamins

maintenant avaient peur comme tout le monde, parce qu’ils savaient qu’il

existait des hommes invisibles qui pouvaient tuer. Cette certitude les rendait

nerveux, agités, et les instituteurs épuisés essayaient d’endiguer le torrent

furieux qui forçait la sortie à l’heure de la cloche. De mauvaises bagarres

animaient la récréation, et les poches des culottes françaises comme celles

des arabes recelaient des petits couteaux et des lames de rasoir dont

l’exhumation terrifiait l’institutrice. Il devenait difficile de préserver les

enfants de l’angoisse qui engluait l’air qu’ils respiraient. » Un exemple ?

Elle donne aussi celui de son fils, louveteau, qui « ce jeudi-là, était rentré au

bercail sain et sauf, mais les yeux agrandis. Il avait vaguement compris être


passé à côté de quelque chose quand devant le local que la meute venait de

regagner, après une sortie en ville, il avait vu défiler les ambulances à

l’endroit précis où, une demi-heure plus tôt, une camionnette sagement

rangée avait tout à coup éclaté. Des débris humains éparpillés sur le trottoir,

la rue, les murs, les vitrines. Recomposés, ils ont fait neuf morts qu’on a

fini par identifier. Et les brancards ont chargé vingt-neuf blessés amenés

toutes sirènes hurlantes vers l’hôpital 35 . »

Le journaliste Jean-Marc Lopez a une dizaine d’années pendant la guerre

d’Algérie. En compagnie d’enfants musulmans, il joue au défilé militaire.

« J’étais l’armée française, et eux, naturellement, étaient les fellaghas.

Quand j’y repense, c’était surréaliste !

— Avez-vous vu des enfants tués par les terroristes ?

— Avec mon père, ses amis et un copain de mon âge, nous jouions à la

pétanque devant l’immeuble. Une voiture est arrivée, les occupants, des

Arabes, ont tiré juste comme je ramassais les boules. Mon copain, lui, est

tombé. Il avait huit ans. La nuit, quand les bombes explosaient, je faisais

des bonds dans mon lit. Les explosions ont fini par nous traumatiser, ma

sœur et moi. »

La crainte de voir surgir un terroriste au moment où l’on s’y attend le

moins oblige les familles à examiner longuement les circuits possibles pour

la sortie du dimanche après-midi. Il convient d’éviter les lieux déserts, où il

est plus facile de se faire assassiner, comme les endroits trop fréquentés où

une bombe pourrait exploser. À toutes ces précautions qui rendent la vie

insupportable s’ajoute l’anxiété lorsque, le soir, le mari ne rentre pas à

l’heure habituelle. « Nous vivions reclus dans notre appartement, dit Jean-

Marc Lopez, car nous étions menacés d’enlèvement. Si mon père ne rentrait

pas, c’était terrible. Avec ma mère, nous écoutions la radio. Si nous

apprenions qu’un homme venait d’être enlevé, ma mère entrait en transes,

se mettait à pleurer. Cet inconnu dont parlait la radio, était-ce mon père ?

Nous téléphonions aux voisins, aux amis, partout où nous pouvions espérer

obtenir la moindre information. »

L’époux d’Anne Lanta est militaire de carrière. Elle est prévenue par un

appel téléphonique qu’il ne rentrera pas avant une heure avancée de la nuit,

voire le matin. Rien de grave, mais, avec l’atmosphère qui érode les nerfs,

elle craque.

« Je me retrouve en enfer. Mes pensées se heurtent comme des oiseaux

fous pris au piège. Julien revient au petit matin, on a droit à un jour


nouveau. Un jour comme un autre de ceux que je vis maintenant, un jour où

ni mes enfants ni lui ne parviennent à redonner un simple goût à la vie. J’ai

peur pour les miens, j’ai la haine de cette guerre qui veut écraser mon

peuple… J’ai perdu ma carte d’identité et je ne le supporte plus. Quand je

fais mes courses, je me surprends à rêver qu’un homme invisible va prendre

ma nuque pour cible 36 … »

Le témoignage d’Anne Lanta montre le degré de désarroi et de

souffrances vécus par la population européenne. La situation est si grave, si

affolante, que la société française d’Algérie se gave de son propre désordre.

Le breuvage qu’elle ingurgite à grandes lampées lui fait oublier qu’elle est

seule et que son destin se forge sans elle. Elle finira par ressurgir au monde

réel, certes meurtrie de cicatrices de l’espèce de psychose où elle avait

sombré, et se rassemblera ; à son tour, rageusement, elle empoignera les

armes. L’on pourra dire que la violence a gagné ; bien obligé, puisque la

raison s’est évanouie dans le fracas des bombes et les rafales de

mitraillettes.


15

Il faut vivre, oui, vivre et à n’importe quel prix ; montrer à l’ennemi,

l’assassin de l’ombre que, si l’on craint ses bombes, lui ne nous effraie pas.

« Nous vivions dans l’incertitude du lendemain et la peur quotidienne 37 »,

écrit Claude Yann Bicaïs-Siben dans son journal. Malgré cela, l’avenir était

plein de promesses, mais cet avenir pouvait se trouver en retrait de la vie

rêvée, comme tranché du quotidien. Un coup de scalpel vif et parfois

définitif. Alors apparaîtrait un autre quotidien, chargé de complications et

d’incertitudes.

Pierrette avait dix-neuf ans, elle allait dans la ville défigurée par les

attentats où les magasins prenaient l’aspect de combattants vaincus, avec

leur façade démolie et leurs pansements de planches, consciente du danger

certes, mais avec ce degré élevé d’insouciance que procurent la jeunesse et

la joie d’être aimée.

Le 20 juillet 1957, elle se rendait à la cérémonie de la première

communion d’une cousine. Le trajet qu’elle empruntait n’était pas celui qui

la menait de son travail d’infirmière à son domicile. Ce jour-là, sa

destination était Bab el-Oued et, plus particulièrement, l’église Notre-

Dame-des-Victoires.

En dépit du danger qui rôdait, les trams, les bus et les fenêtres des

appartements n’étaient pas encore grillagés.

Un tournant, le tram dans lequel Pierrette a pris place ralentit. La grenade

lancée depuis l’extérieur atterrit et explose au milieu des voyageurs pressés

les uns contre les autres, à cette heure d’affluence. Il était 18 heures.

Des décombres du tram déchiqueté, les sauveteurs retirèrent deux morts,

et des blessés en grand nombre, dont Pierrette.

Transportée en urgence à l’hôpital, elle dut subir l’ablation du rein droit,

conséquence de la perforation du foie. Les centres nerveux étant atteints,

elle serait désormais paraplégique. Ajoutons de multiples éclats de fer logés

dans le corps.

Claude, son mari, précise – car sa femme est sourde depuis l’attentat –

que les éclats sont encore visibles dans de nombreuses parties de son corps,

en 2012.


« Ne peut-on pas les lui retirer ? lui ai-je demandé.

— Non, me répondit-il, parce que logés trop profondément. À cause

d’eux, il lui est impossible par exemple de passer une IRM ; on ne peut que

lui pratiquer un scanner, au grand dam des médecins. »

Avec les années, le rein valide a fini par ne plus fonctionner, parce que

trop sollicité, il a donc fallu procéder à son ablation. « Les personnes

paraplégiques sont sondées et à chaque intromission de la sonde, ajoute

Claude, même si toutes les précautions d’hygiène sont prises, on introduit

des microbes, ce qui signifie : infection après infection pendant des années.

À tel point qu’il a fallu aussi enlever la vessie. Pierrette vit avec une

poche. »

Au milieu de cette vie de douleurs, Pierrette a voulu un second enfant.

Son mari n’y tenait pas, cependant, il comprenait que pour sa femme, ce

souhait était une façon de narguer le destin et de réduire le rôle du lanceur

de la grenade à celui d’un fantoche. L’enfant est né. Aujourd’hui, Pierrette a

soixante et onze ans, elle est grand-mère, et arrière-grand-mère par sa

première fille, née avant l’attentat.

« Y a-t-il eu des moments où votre femme a eu envie d’abréger ses

souffrances ?

— Oui, elle l’a souvent évoqué. Elle n’a pas mis son projet à exécution,

pour ses enfants, et aussi, je le pense, pour moi. En dépit des difficultés et

des épreuves, nous avons réussi jusqu’à maintenant à vivre presque

normalement. »

L’avenir s’annonçait prometteur pour Patrick Cuesta. Il était beau,

débordait de vie et gagnait presque toutes les courses cyclistes, si bien qu’il

devait être incorporé dans un centre sportif professionnel en France au mois

de juin 1962.

Le 9 mai 1962 arrêta son quotidien turbulent et riche de promesses.

Hamid surgit devant le groupe de copains, amis depuis la maternelle, lesté

d’un revolver 7.65. Il tire.

Placé dans la ligne du tireur, Patrick est le seul touché, la balle pénètre

son crâne près de l’oreille gauche, et se loge dans le point d’articulation

entre les mâchoires, appelé condyle. Surpris et paniqués à la fois, au lieu de

venir en aide à leur ami écroulé au sol et baignant dans son sang, les

copains prennent la fuite.


En dépit des douleurs qui lui taraudent le crâne, Patrick se relève et

commence alors son calvaire dont les péripéties, pour être authentiques,

n’en restent pas moins surprenantes.

Chancelant, il se rend chez le docteur Caron. Celui-ci est absent. La

secrétaire, au lieu de tout mettre en œuvre pour sauver le jeune homme, lui

claque tout simplement la porte au nez. Par peur de représailles, sans aucun

doute. Il se rend dans le centre de Cheragas, où il tombe sur le docteur

Treille. Bien que n’étant plus en activité, ce dernier l’accueille dans son

cabinet, lui administre les premiers soins, et joint le père de Patrick par

téléphone, pour qu’il transporte son fils à l’hôpital Mustapha, à Alger, en

urgence.

Patrick subit trois opérations de l’œil et de la mâchoire pour extraire le

projectile.

L’avenir prometteur s’est arrêté net. Patrick, handicapé, n’a pas pu

rejoindre le centre sportif qu’il devait intégrer, et la carrière à laquelle il

semblait naturellement voué n’a pu avoir lieu. Il souffre toujours de

séquelles de l’attentat. Et, depuis cinquante ans, il vit avec la même ronde

de questions.

Le tireur, Hamid, était apparu à Cheragas en 1960. Ses parents étaient

employés du docteur Maigroz ; le jeune Algérien s’est rapidement fondu

dans le groupe des Européens, partageant leurs loisirs et participant à leurs

bêtises.

« Il faisait partie de notre bande, précise Patrick, pas un seul d’entre nous

n’avait une raison solide de se méfier de lui. Pendant deux ans, il a vécu

avec nous, partageant tout ce que nous faisions. »

Tirer sur un Européen le 9 mai 1962 n’avait aucun sens. À ce point du

conflit, les accords d’Évian ont eu lieu, octroyant l’indépendance à

l’Algérie. Celle-ci sera officiellement proclamée le 5 juillet 1962. Les

Européens trahis par la politique de Charles de Gaulle commencent à quitter

le territoire. À quoi faut-il rattacher le geste de Hamid ? Vengeance à

retardement pour les cent trente-deux ans de colonisation ? Acte isolé pour

se faire valoir, comme il y a eu à la Libération, en France, des résistants de

la vingt-cinquième heure ?

« C’est vraisemblablement la meilleure piste, dit Patrick. Des rumeurs

ont circulé qui disaient que Hamid aurait été défenestré par les gens du FLN

qui l’interrogeaient, l’accusant de jouer un double jeu. Il n’était pas rare que

des Algériens commettent un acte dans le genre de celui de Hamid puis


déménagent et, dans leur nouveau lieu de résidence, racontent leurs exploits

de résistants. Ce que je viens de vous dire, nous l’avons su longtemps après

la libération. Mais mon aventure a failli tourner au tragique. Après

l’hospitalisation, les gardes mobiles ont débarqué chez mes parents, ils ont

mené une fouille minutieuse, persuadés qu’ils trouveraient des armes, parce

que nous étions suspectés d’appartenir à un réseau OAS. Mes parents furent

menacés de poursuites dans le cas, écoutez bien, où il arriverait quelque

chose à celui qui avait attenté à ma vie, et endommagé mon visage pour le

restant de mes jours. Oui, la police de France nous accablait, nous, et ne

s’intéressait pas à celui qui m’avait tiré dessus de sang-froid même si ce

n’était pas moi qu’il visait. Par sécurité, en sortant de l’hôpital, je me suis

caché chez une tante qui habitait à Bab el-Oued, jusqu’à mon départ en

France. Je perçois une pension militaire à titre civil, étant invalide à 95 %.

Mais que signifie cette aide matérielle en regard de ce que je n’ai pas pu

vivre ? »

Le 30 septembre 1956, jour funeste, Nicole Guiraud, une petite fille

d’une dizaine d’années, accompagnée par son père, se trouve au Milk Bar.

« Le Milk Bar était un endroit fréquenté par les familles, une sorte de

salon de thé. On y servait des glaces, ce qui justifiait la présence d’enfants

en grand nombre. Les assassins qui ont posé la bombe ne pouvaient pas

ignorer ce détail. Ils savaient que leur engin de mort atteindrait forcément

des enfants, d’autant plus que nous étions le 30 septembre, la veille de la

rentrée des classes. La bombe a explosé à un mètre de moi. Ma chance, si je

peux dire, fut que j’ai eu le bras levé au moment de l’explosion, il a été

sectionné d’un seul coup, sinon j’aurais eu le corps coupé en deux. Mon

père a eu le mollet arraché, il a failli perdre la jambe endommagée. J’ai été

transportée à l’hôpital Mustapha d’Alger. Les couloirs débordaient de

blessés, ils étaient allongés directement sur le sol par manque de brancards.

J’ai commencé ce que j’appelle le processus de la mort. Pendant des

années, chaque nuit, je revivais l’instant de l’explosion. De nos jours, rien

ne s’est véritablement effacé.

« Mes parents ont commis l’erreur que tous les parents d’enfants

handicapés font, c’est-à-dire une surprotection. Et, en même temps, une

occultation du handicap. Ils voulaient que je me considère comme normale.

Interdiction de pleurer et de me plaindre. Il fallait que je me montre forte. À

l’époque, il n’y avait aucune prise en charge psychologique. On se


débrouillait comme on pouvait avec ses problèmes. Pendant mon

adolescence, j’ai été témoin à charge dans le procès contre Djamila

Bouazza, la terroriste qui avait posé la bombe à la brasserie Le Coq Hardi.

J’étais une pièce à conviction, je suis allée à Paris avec mon père. Ce fut

une épreuve redoutable qu’il m’a fallu gérer.

« Au moment de l’exode, je me suis retrouvée à Mont-pellier. À la fac, il

y avait beaucoup d’enfants de rapatriés. Avec eux, pas besoin d’expliquer

quoi que ce soit, ils avaient tous vécu les attentats d’une façon ou d’une

autre. Avec les autres étudiants, les rapports étaient plus difficiles. Je me

suis aperçue qu’en métropole les gens ne savaient rien de la réalité en

Algérie. On me disait : “C’est à cause de l’OAS que tu as eu le bras

sectionné ?” Je répondais qu’en 1956 l’organisation n’existait pas. Mais la

vérité ne les intéressait pas. Le plus difficile, ce fut la période que j’ai

passée à l’École des beaux-arts, après 1968. Les communistes

révolutionnaires venaient nous rendre des visites. À cause d’eux, j’ai

commencé à douter et donc à me sentir coupable d’avoir été une sale

colonialiste. Puis j’ai fini par réagir en m’apercevant qu’ils s’imaginaient

savoir mieux que nous ce que nous avions vécu.

« J’ai fait des tentatives de suicide ; beaucoup de pieds-noirs sont dans ce

cas. Pour ma part, j’ai essayé de sectionner les veines de mon bras valide.

Une autre fois, je me suis bourrée de somnifères et j’ai bu une bouteille de

rhum. J’ai dormi pendant quarante-huit heures.

— Avez-vous eu une vie de famille ?

— Je me suis mariée avec un Allemand. Nous avons divorcé depuis. Il

était d’une grande gentillesse et comprenait ma souffrance.

— Vous êtes partie vivre en Allemagne pour suivre votre mari ?

— Du tout, j’ai quitté la France parce que je n’en pouvais plus d’entendre

débiter à longueur de journée les mensonges sur l’Algérie.

— Vous êtes devenue une artiste importante, votre travail est reconnu.

Vous exposer, est-ce une victoire sur votre handicap ?

— Oui, bien sûr. En même temps, j’ai envie de vous répondre non.

Quand on vit ce type d’infirmité pendant la période de l’enfance, il me

semble que c’est plus facile de s’adapter à son nouveau corps que si la

même chose arrive à l’âge adulte.

— Il y a eu une période d’adaptation avec votre corps ?

— Oui, une adaptation physique et psychique et sociale. C’est le corps

qui doit s’adapter au mouvement, trouver des techniques personnelles pour


survivre, mettre des « trucs » en place.

— Avez-vous essayé la prothèse ?

— Les prothèses ne me viennent pas en aide. Celle que je mets est une

prothèse sociale pour que l’on me fiche la paix dans la rue, et que l’on ne

me regarde plus comme une bête curieuse.

— Avez-vous eu envie de vous venger ?

— J’y ai songé. Mais j’ai fini par dépasser ce stade. Curieusement, ce qui

m’a été profitable, c’est le fait d’avoir étudié la guerre d’Algérie. Comme

tous les enfants pieds-noirs, nous vivions les événements dans une sorte

d’urgence dramatique sans comprendre leurs significations profondes.

— L’étude du conflit ne risque-t-elle pas de générer de la colère ?

— Non, la colère naît uniquement du mensonge et de la désinformation,

il faut essayer de montrer la vérité.

— Même si elle peut vous être défavorable ?

— Je suis consciente que nous n’avons pas tout réussi. Lorsque

j’examine l’œuvre accomplie par nos aïeux et par nos parents, je suis

remplie d’une grande émotion. Les reproches qu’on nous fait, dans lesquels

d’ailleurs, il rentre 99 % de mensonges, ne sont rien, comparés à la

formidable réalité. Tout ce qui tient encore debout en Algérie de nos jours,

ce sont les Français bâtisseurs qui l’ont fait. Voilà cinquante ans que le

peuple algérien vit dans des maisons que nous avons élevées, emprunte les

ponts que nous avons jetés d’une rive à l’autre, éclaire ses maisons et boit

de l’eau potable grâce à nos installations. Qu’a-t-il bâti, lui, depuis

l’indépendance ?

— Vous considérez-vous comme une Française en France ou comme une

pied-noir en France ?

— Je me considère comme une pied-noir en France, une pied-noir en

Allemagne, une pied-noir en Europe. »


16

Le racisme n’existe pas, l’Algérie n’est pas un pays où règne l’apartheid ;

les enfants de toutes les communautés usent leur fond de culotte sur les

bancs de l’école laïque et républicaine.

Dans la rue, sur les places, dans les cours d’immeubles, les enfants

musulmans, juifs et européens manifestent leur belle santé par de bruyantes

parties de football, le sport national.

Tous les témoins le disent, l’affirment, les anciens instituteurs le

confirment, telle Reine Moutot, maîtresse d’école à Tlemcen : « Les enfants

représentant les communautés jouaient, vivaient ensemble sans qu’il y ait

jamais entre eux l’ombre d’un problème, sauf les querelles habituelles. »

« Quand je jouais aux billes, déclare avec force Gérard Beytout, je ne

regardais pas si le garçon à côté de moi s’appelait Jean-Pierre ou

Mohamed. »

Régis Guillem, qui vivait à Aïn-Sefra, village perdu aux confins du Sud-

Oranais, précise : « Aucune ségrégation, aucune différence, les enfants

algériens étaient nos camarades, dès la classe maternelle. Ils participaient

aux mêmes jeux, avec eux, nous partagions et échangions nos livres. »

Bernard Coll et Gérard Beytout sont à l’unisson : « Chaque jeudi ou

presque, je déjeunais dans une famille algérienne dont le garçon était élève

dans ma classe ; de la même manière, il était fréquent qu’un camarade

algérien vienne déjeuner chez mes parents. »

« L’atmosphère était fraternelle, ajoute Bernard Coll, nos parents ne

savaient jamais où nous déjeunions, de même, il m’arrivait de débarquer à

la maison à l’heure du repas avec deux copains, un Français et un Algérien,

ils prenaient place naturellement autour de la table. Il faut avoir vécu en

Algérie à cette époque pour comprendre que la relation entre les Algériens

et les Européens était indéfectible. J’ai bien dit vivre en Algérie, ce que

n’ont jamais fait ceux qui nous accablent de tous les maux et de tous les

racismes. »

L’attitude des parents de Jacques Debono illustre cet état d’esprit

fraternel que défendent les témoins.


Sa mère est responsable de la DASS et son père fonctionnaire au

ministère de la Santé. Ils sont bien placés pour connaître le sort des enfants

orphelins en grand nombre dans la communauté arabo-musulmane. Ses

parents adoptent Mohamed Brinis. Mohamed vit avec la famille Debono

une vie ressemblant à toutes les autres familles, quelles que soient leurs

origines. Peu de temps après le 1 er novembre 1954, Mohamed fait une

escapade qui dure plus de dix jours. Puis, un soir, à l’heure du dîner, le

loquet de la porte d’entrée se lève, Mohamed apparaît.

« Dans n’importe quelle famille, poursuit Jacques Debono, le fugueur

aurait été sanctionné. Or, mes parents n’ont rien dit, ne lui ont pas adressé le

moindre reproche. Juste ma mère ironisa sur sa tenue, il portait une espèce

d’accoutrement militaire. Elle lui a dit : “Tu en as une tenue. Ça te va

comme un tablier à une vache !” Mohamed s’est assis à table, à sa place

habituelle, et a dit à mon père : “Papa, je m’excuse, mais je n’ai rien fait de

mal.”

— Savez-vous ce qu’est devenu Mohamed Brinis ?

— Naturellement. Il vit toujours, il est âgé aujourd’hui de soixante-seize

ans. Il n’est pas le seul avec lequel j’ai gardé des contacts. Je suis toujours

en rapport avec de nombreux enfants algériens avec lesquels je suis allé en

classe, y compris au lycée. Maintenant, avec Internet, la relation est plus

facile ; nous nous écrivons, nous échangeons nos vœux. »

La relation fraternelle est si forte entre Jacques et Mohamed, que ses

copains algériens l’autorisent à assister à des réunions du FLN.

« Je sais que cela peut paraître incroyable. Chaque fois qu’il m’arrive de

le raconter, les gens ouvrent de grands yeux, et pourtant, croyez-le, c’est la

vérité. Le soir après le dîner, je sortais, et je me rendais au cimetière de

Bône, c’est dans ce lieu que mes amis se réunissaient.

— Ils n’ont jamais craint que vous les dénonciez ?

— Non. Ils avaient confiance en moi, ils savaient que jamais je ne les

trahirais.

— On peut imaginer que ce qui se disait n’était pas ultra-secret.

— Possible. »

Dans le bled, la relation entre Algériens et Européens est encore plus

étroite du simple fait que les indigènes sont employés par les Français pour

une bonne majorité d’entre eux. Geneviève Bordier joue avec les enfants

des fermiers de son oncle, déjeune dans les familles algériennes.


Les familles françaises et algériennes se côtoient et s’invitent le plus

naturellement du monde, comme le raconte Régis Guillem :

« Il n’était pas rare d’assister les après-midi ou le soir à des réunions de

femmes de toutes confessions assises sur le trottoir ou sous les acacias.

Elles avaient pris l’habitude de se réunir ainsi et de papoter tout en buvant

un café ou un thé et en mangeant des makrouts ou des montecaos. C’était

devenu une sorte de rituel de s’inviter à tour de rôle. Jamais elles ne

parlaient de politique, ni de religion.

« Le jour de l’Aïd, dans la rue principale de mon village, les tables

étaient dressées et tout le monde pouvait déguster les gâteaux et le couscous

offerts par les musulmans. Les juifs faisaient de même à l’occasion de Yom

Kippour et de Pessah, à Pâques, c’était au tour des chrétiens d’offrir des

pâtisseries à leurs voisins juifs et musulmans. Nous vivions dans le respect

permanent des uns et des autres. Le 1 er novembre 1954 a détruit cette belle

entente, et l’Algérie, du même coup. »

Gérard Rosenzweig participe au chant choral de la fraternité avec les

enfants algériens, cependant, il y met un modus. Oui, les enfants

fréquentaient la même classe, jouaient sur les trottoirs aux noyaux

d’abricots, mais le jeu terminé, chacun rentrait chez soi.

« Nous n’allions pas dans les familles musulmanes, et cela, pour une

raison fort simple : à cause de la présence des sœurs. La barrière se situait

là. De même qu’il était impossible de leur poser des questions sur leur

famille. Nous savions d’une façon innée qu’il ne fallait jamais aborder la

question. »

S’il a conservé en sa mémoire le prénom de camarades de classe, en

revanche, il a oublié leurs noms de famille.

La relation avec les enfants algériens conduit Gérard Rosenzweig sur un

autre terrain que celui emprunté par les témoins, la révélation d’une

différence et, donc, par extension, d’une prise de conscience identitaire.

« Je vivais à Oran dans le quartier d’Eckmühl dans un petit immeuble qui

comprenait deux appartements par étage. Depuis la fenêtre d’une des

pièces, je voyais en bas un terrain sur lequel se trouvaient les habitations de

familles algériennes. Je pouvais m’apercevoir qu’ils ne vivaient pas comme

nous. Leur mode de vie me révélait la différence entre eux et nous. Je tiens

à préciser que l’impression n’était pas nette, à l’époque.

— La différence était leur misère ?


— Non, le terme misère n’est pas adapté. Il faut dire pauvreté. La vision

que j’avais de leur situation m’indiquait que ces gens et nous habitant le

même pays, nous vivions mieux qu’eux. Et je tiens à préciser que ma

famille était modeste, mon père était ouvrier.

— Le constat a-t-il développé chez vous un sentiment de supériorité ? Ou

de gêne ?

— Les deux probablement. Mais surtout le constat d’une différence.

Même si les Européens vivaient modestement, ils étaient mieux lotis que les

Algériens de même condition sociale.

— Le fait que vous ne pouviez pas aller librement chez eux limitait le

développement de l’amitié.

— Absolument. Il faut noter les autres différences. L’habillement, la

langue. Ils étaient nombreux à parler l’arabe entre eux. De notre côté,

excepté quelques grossièretés, nous ne le parlions pas. Et cette impossibilité

de communiquer dans leur langue participait à la différence.

— Alors qu’ils vous parlaient dans votre langue ?

— Oui. »

Les témoins unanimes reconnaissent l’échec de l’enseignement à propos

de l’arabe. Reconnaissance avec néanmoins des réserves. La plus

importante est de pointer le responsable du manquement, à savoir le

pouvoir central en métropole. L’académie de l’Algérie ne pouvait décider

seule d’une telle mesure, il lui fallait l’autorisation et la validation de Paris.

Ensuite, de quelle langue arabe s’agissait-il ? Les exploitants agricoles dans

le bled parlaient l’arabe dialectal, ils étaient compris de leurs ouvriers. S’ils

leur parlaient l’arabe littéraire, ils ne se comprenaient plus.

Pour la majorité des personnes interrogées, enfants au moment où

commence le terrorisme du FLN, elles n’ont conservé de l’événement qu’un

souvenir impalpable.

« Dans ma famille, on disait que c’était des bandits, et qu’ils n’étaient

rien d’autre », dit Gérard Rosenzweig.

D’autres considèrent chaque explosion à la manière d’un jeu. D’un côté

les méchants, et de l’autre, les gentils. Une partie de gendarmes et de

voleurs en quelque sorte. « Pour nous, la guerre était un jeu, et la mort une

notion abstraite, » dit Geneviève Bordier.

Les enfants du 1 er novembre 1954, devenus adolescents pour le plus

grand nombre et adultes pour d’autres, saisissent l’ampleur du drame dans

lequel ils vivent désormais les yeux grands ouverts.


La guerre en gestation prend des détours parfois surprenants pour se

révéler aux individus. C’est en France, à l’occasion de vacances, en 1957,

que Gérard Rosenzweig découvre la réalité française.

« Qu’entendez-vous par “réalité française” ?

— L’indifférence à notre endroit et une hostilité déjà très marquée en

direction des Européens d’Algérie. C’est pendant un séjour en France que

j’entends pour la première fois l’expression “pied-noir”. »

Il se souvient de la visite d’une usine proche de Grenoble, à Échirolles,

où il capte clairement une hostilité.

« Nous étions tous des adolescents, la majorité venait pour la première

fois en France ; probablement étions-nous trop bruyants au regard des gens

de cette usine, mais je peux vous assurer que nous sentions la distance

qu’ils entendaient mettre entre eux et nous.

— De quelle manière captiez-vous cette hostilité ?

— Par les yeux. Le regard était hostile. Je sais que je suis différent. En

Algérie, j’étais un Français pareil aux autres. Et tout à coup, je m’aperçois

qu’en France, en 1957, le monde que j’avais construit dans ma tête n’existe

pas. Ici, à Grenoble, je suis une sorte d’étranger, ensuite, il s’agit d’un

monde en paix. La guerre d’Algérie s’est alors déployée dans son étonnante

acuité. Autre élément de comparaison. Il fait plus froid qu’en Algérie, et il

n’y a pas d’Arabes.

— Comment avez-vous réagi avec vos camarades lorsque vous avez

entendu l’expression “pied-noir” ?

— Pour nous, il s’agissait d’une insulte.

— Pareil que si l’on vous avait dit “sale juif” ou “sale nègre” ?

— Même valeur. Nous comprenions que nous n’étions pas de ce pays. En

revanche, lorsque nous rentrons à Oran, la vue des bus avec les vitres

grillagées, les grenades qui explosent à n’importe quel moment de la

journée, et dans n’importe quel lieu, je comprends que je suis de ce pays.

Ici, à Oran en guerre, mon identité d’Euro-Africain me saute au visage.

— Le basculement s’est-il produit à ce moment-là ?

— Oui. Et m’a conduit vers la résistance. »

La génération de la jeunesse européenne algérienne de 1954, témoin de la

barbarie du FLN, de la mollesse de Paris à y répondre, et à y mettre bon

ordre, se mobilise et agit.


La conscience politique de Jean-François Colin, né en 1939, lui vient de

l’exemple de ses parents. Monarchistes et pétainistes.

Il rejoint les témoins, lorsqu’il déclare que les bombes du 1 er novembre

et le terrorisme qui suit ne lui faisaient pas peur, mais l’inquiétaient.

« C’était une situation nouvelle qui se développait et à laquelle nous

n’étions pas habitués. Les fouilles par exemple, avant d’entrer dans un

grand magasin, monter dans le tram, entrer dans la salle de cinéma, créaient

un climat tendu, qui nous indiquait que le danger était possible. Sans plus.

Cela dit, la psychose s’installait insidieusement en chacun de nous. Des

copains sont touchés par les bombes, ou tombent sous la rafale d’une

décharge de mitraillette.

— Votre regard change-t-il envers vos camarades algériens ?

— Globalement, non. Pour ma part, il y avait les copains algériens du

lycée, et ceux du sport. Parmi ces derniers, beaucoup étaient pro-Français,

évidemment aucun problème, la relation était claire. Ils me prouveront leur

attachement à la France et leur amitié à mon égard lorsque je me

retrouverais en prison, en m’envoyant des mandats depuis Alger ; ils

prendront un risque considérable ; ou en me rendant visite à l’île de Ré,

pendant ma détention au Fort de Vauban. Les autres arboraient un visage

fermé, significatif d’un malaise. Avec ceux-là, on se côtoyait, sans jamais

parler des événements. La première manifestation à laquelle j’ai participé,

impossible de l’oublier : le 6 février 1956, le jour de l’arrivée de Guy

Mollet, où les Algérois lui ont balancé des tomates sur la figure. »

Jean-François Colin participe à l’assaut du quartier général, action menée

par Jean-Pierre Lagaillarde. Il rejoint le Mouvement national étudiant créé

par Jean-Jacques Susini, lequel sera avec Lagaillarde le créateur de l’OAS.

À compter de 1958, en compagnie de ses mentors, il va le soir aux terrasses

des cafés, haranguer les consommateurs.

« Que leur disiez-vous ?

— Je les informais sur la situation.

— Vous écoutait-on ?

— Dans l’ensemble, oui. »

Il résilie le sursis qui lui avait été accordé pour ses études, et s’engage

dans une unité de parachutistes. La suite des événements le concernant est

une autre page d’histoire…


Au mois d’octobre 1961, Gérard Rosenzweig a dix-neuf ans, lorsqu’il

entre dans l’antenne de l’OAS d’Oran qui vient tout juste d’être créée.

« Je n’avais pas conscience que je rentrais dans l’OAS, au début. Je

voulais faire de la résistance, c’était mon objectif. On avait besoin de gens

qui voulaient se battre, ce qui était mon cas.

— Se battre contre qui ?

— En premier contre le FLN. Tout a commencé en fait par une

arrestation… J’avais une arme blanche sur moi. J’ai été condamné à trois

semaines de prison, je n’en ai fait qu’une. C’est un policier qui m’a contacté

et proposé d’entrer dans une structure de résistance. J’étais à l’École

normale, pour devenir instituteur.

— C’était l’aventure ?

— J’ai hésité longtemps avant de m’engager. J’avais très peur. Vous

savez, c’est difficile de raconter avec précision ce que je ressentais. Nous

vivions sous les balles du FLN, j’étais à l’École normale. Mon père n’était

plus là, ma mère travaillait. Ma sœur et mon frère étaient partis en

métropole. Je vivais dans une sorte de coma éveillé, quelque chose

d’impalpable, où l’on pouvait mourir d’une seconde à l’autre, d’une balle

ou d’un coup de couteau dans la rue en plein jour. Il faut comprendre ce

qu’était notre vie. À chaque pas, nous étions confrontés à la mort. Si

j’analyse mes sentiments, le premier d’entre eux était de me dire que je

n’allais pas mourir tué bêtement par un tireur embusqué au coin de la rue. Il

fallait réagir, se battre, riposter. Nous savions que la partie était perdue, le

chaos de chaque jour nous le disait. Car comprenez que notre ennemi n’était

pas uniquement le FLN, mais la France. Les gardes mobiles, les policiers,

les CRS nous pourchassant comme si nous étions des bandits. Il fallait

réagir, ne pas se laisser traîner comme des bœufs aux abattoirs. La fois où

j’ai eu le plus peur, c’est lors de mon premier engagement contre les gardes

mobiles. Je dois affirmer très fort que le groupe dans lequel je me trouvais

ne s’est jamais attaqué aux militaires du contingent. Les gardes mobiles

utilisaient les troufions en les mettant bien en vue et à découvert dans les

voitures blindées. Forcément, il est arrivé qu’un soldat soit tué dans un

échange. La presse en faisait des titres racoleurs : “L’OAS a tué un soldat

du contingent.”

— Étiez-vous entraînés ?

— À trente kilomètres d’Oran. Nous étions dix par groupe.

— Connaissiez-vous l’identité de celui qui vous commandait ?


— Non, bien sûr. Pas plus qu’il ne connaissait la nôtre. J’ai partagé des

moments de peur intense, épaule contre épaule avec des garçons dont je ne

savais rien.

— Que ressentiez-vous après un engagement ?

— On est vidé. Une sorte d’abattement, les nerfs lâchent. Puis l’euphorie

vient ensuite. On est vivant, un cap a été franchi.

— L’idée ne vous est-elle jamais venue que sous l’uniforme de garde

mobile se trouvait un homme ?

— Non, jamais, et pour une raison fort simple que je vais tenter

d’expliquer. La mort accompagnait chacun de nos pas. Nous devions nous

protéger contre le terrorisme du FLN et contre les attaques de la police

française, endiguer le terrorisme pied-noir qui se manifestait par instants

contre les musulmans. Pourquoi avoir plus de compassion pour celui-là que

pour tel autre ?

— Comment s’est terminée l’aventure ?

— Je n’ai jamais été arrêté. L’accord entre le FLN et l’OAS en 1962, qui

prévoyait le cessez-le-feu entre les deux organisations, a permis à l’OAS

d’évacuer ses combattants. Nous, à Oran, voulions poursuivre le combat,

mais notre chef nous a donné l’ordre de nous disperser. »

Gérard Rosenzweig se retrouve militaire à Châlons-sur-Marne. Un article

des accords d’Évian prévoit que les hommes jeunes nés en Algérie peuvent

bénéficier de la double nationalité, sous condition de retourner en Algérie.

C’est ainsi qu’il revient à Oran, dans sa ville.

« L’ambiance est surréaliste. Nous sommes en septembre 1962. Les

douaniers vous serrent la main chaleureusement : “Tu reviens, tu reviens.”

Le policier qui tamponne le passeport me dit : “Merci de revenir. Il faut que

tu nous aides.” J’étais persuadé qu’en tant que pied-noir j’allais me faire

descendre. Pas du tout !

— Que veniez-vous faire ?

— Instituteur. Ce retour a été psychologiquement curieux à vivre, pour ne

pas dire autrement. J’étais en rupture avec tout. J’ai quitté un pays en

guerre, une ville où les morts jonchaient les trottoirs. Et je reviens pour

trouver un pays en paix, la vie est à Oran telle que je l’avais toujours

connue, avec seulement moins d’Européens.

— Vous enseignez pendant combien de temps ?


— Quatre ans. Puis, avec le coup d’État contre Ben Bella, l’Algérie

change. Elle s’arabise. Ce n’est plus un pays franco-arabe. La langue arabe

domine les journaux, la radio et la télévision. Je vois ce pays, mon pays,

s’enfoncer vers un destin dans lequel je n’ai pas ma place. Je décide de

partir, définitivement cette fois.

— Aujourd’hui, vous considérez-vous comme un Français de France ou

un pied-noir en France ?

— Très franchement, pied-noir, je ne sais pas ce que cela veut dire. Je me

sens algérien. Pas par rapport à l’État algérien, mais par rapport à mon

attachement à cette terre. Je suis la quatrième génération qui est née en

Algérie. Je suis pareil au personnage de Camus, L’Étranger, j’ai compris

très tard où était ma vraie patrie. La France est ma patrie, mais celle à

laquelle je pense sans arrêt et qui est dans mon cœur, c’est l’Algérie.

J’achète la presse algérienne, écrite en français, pour ne pas perdre le

contact. Je ne renie rien de mon engagement, je reste fidèle à ma jeunesse.

Voilà ma vérité. »


17

De tout temps, et à toutes les époques, les enfants ont le don divin de

continuer à jouer, de se livrer à des facéties, et de transformer en printemps

au milieu de l’hiver la moindre clarté venue du ciel.

À la campagne, dans le bled, on chasse les scorpions et les vipères, pour

les vendre ensuite au pharmacien. Les jeunes Algériens, en se rendant à

l’école coranique, balancent des écrevisses aux dormeurs allongés à même

le trottoir devant les maisons sur une petite zerbia. Réveillés en sursaut,

ceux-ci se croient attaqués par une bête venimeuse.

Les racines d’eucalyptus fournissent les premières fausses cigarettes ; les

plus âgés achètent des paquets de P4, trois cigarettes dans un petit paquet,

constituées avec un improbable tabac, qui fait autant tousser que les racines

d’eucalyptus.

Les adolescents font la roue devant les jeunes filles lesquelles,

rougissantes, s’en émeuvent avec discrétion. La vie poursuit son cours avec

entêtement. « Tout cependant, écrit Régis Guillem, nous indiquait que nous

étions en pleine guerre 38 . »

Comment l’oublier ? Impossible ! À chaque instant, les actes de

terrorisme, la barbarie du FLN continuent de salir les revendications des

nationalistes. La population ne peut que s’interroger devant l’utilité

d’actions comme celle qui consiste à tuer avec une sauvagerie inouïe les

soixante cochons d’une porcherie, à enlever le gardien, un ancien

légionnaire handicapé, et son épouse, d’origine algérienne.

La folie règne en maîtresse dans l’esprit des gens du FLN. Les Algériens

musulmans qui ne se plient pas aux ordres ou aux recommandations, ou pis,

se détournent de la lutte contre l’occupant européen, subissent des sévices

qui avilissent ceux qui les perpétuent puisque leur intention est une atteinte

à l’intégrité physique de la victime : on leur coupe le nez, les lèvres, la

langue, les oreilles, puis ensuite, à croire que cela ne suffit pas, bien

souvent, ils sont égorgés, découpés ou pendus.

Tout le monde trinque. La mare de sang ne connaît pas de limites. Les

grenades n’épargnent pas les établissements scolaires. Reine Moutot,

enseignante à Tlemcen, n’oubliera jamais la mort d’un de ses élèves, âgé de


sept ans, européen, décapité par une grenade, devant le personnel et les

enfants de l’école Jules-Ferry.

« Oui, comment oublier, dit Reine Moutot, les cris de terreur de la mère,

lorsque le drame se produisit. Il ne restait de visible que la casquette de son

fils, qu’elle tenait dans ses mains 39 . »

Et cet instituteur algérien tué à bout portant, alors qu’il gérait la sortie des

enfants à la fin de la journée.

Bernard Coll découvre à sept ans la précarité de la vie, et la lâcheté des

hommes, le jour où, dans un tram, une grenade explose : « Ce n’était pas un

acte de résistant, dit-il encore aujourd’hui avec colère, mais une action

méprisable dont l’objectif était de tuer des civils. Or, plus tard, dans la

presse en France, j’ai lu des articles écrits par des intellectuels, qui

justifiaient ces crimes, au nom des droits des peuples à se libérer 40 . »

S’allonge, impressionnante, la liste des massacres. Ces massacres sont

l’histoire de la guerre d’Algérie, que l’on voudrait dissimuler. On voudrait

faire croire qu’ils n’ont pas existé, que le peuple algérien a conquis sa

liberté, laquelle n’était pas en danger, par de nobles actions.

Les générations manquantes auraient opéré les réajustements nécessaires

réclamés depuis longtemps, la mer de sang n’était pas utile. Quant à la

dissimulation, nous savons, car la virginité a depuis longtemps déserté le

monde, que les événements tus ou camouflés ressurgissent un jour et font

plus de dégâts dans les mémoires que l’on peut le croire. Parce que la

mystification mise à nu est vécue alors comme un sentiment de honte. Un

peuple grandit de ses erreurs, jamais de ses mensonges.

Sous la conduite du barbare Zighout Youssef, les rebelles égorgent cent

soixante et onze Français, répartis dans trente-neuf localités, le même jour,

le 20 août 1955. En Oranie, la meute de Youssef égorge soixante fermiers

musulmans.

Jean-Paul Sartre, à Paris, pousse des grognements de satisfaction à

l’annonce de chaque pied-noir assassiné, grognements qu’il justifie par une

phrase infâme : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre

un Européen c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps

un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le

survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses

pieds 41 . » Il se tait, lorsqu’il s’agit d’Algériens musulmans subissant le sort

réservé aux Français.


La pression exercée sur les Algériens, particulièrement dans le bled, pour

qu’ils participent au soulèvement est si forte que, de guerre lasse, ils

finissent par rallier la cause. Dans les fermes, ils se retournent contre les

agriculteurs qui les employaient depuis des années, sans qu’il n’y eût jamais

entre eux le moindre nuage, le moindre différend notable. Nous pouvons

fournir des milliers de pages de témoignages qui le justifieraient. Sur tout le

territoire se répand la curée sanglante.

« Les émeutiers encadrés par les membres du FLN s’infiltrent dans le

village, raconte Régis Guillem, par différents points d’entrée, et

simultanément prennent d’assaut la gendarmerie, la poste, les coopératives

de blé, l’immeuble des travaux publics et naturellement les habitations des

Européens. C’est ainsi que des familles entières d’exploitants agricoles ont

été exterminées. »

Mais, auparavant, soumission au mâle conquérant, les femmes, quel que

soit leur âge, sont violées, et les hommes torturés.

Les enfants voient les lames des poignards des émeutiers rougies par le

sang des victimes, entendent les cris des suppliciés, et parfois ils sont

acteurs du carnage.

Quelle image d’un peuple réclamant sa liberté conserveront-ils ? De

quels troubles seront-ils à jamais atteints ? Pourront-ils à l’avenir, tout au

long de leur vie d’adulte, porter un regard confiant sur les promesses faites

par les hommes ?

« Nous n’en pouvions plus », dit Claude Zerbib avec, encore perceptible,

une pointe de colère dans la voix.

Claude vit à Constantine. Jusqu’au 1 er novembre 1954, la cohabitation

entre les juifs et les musulmans ne souffre d’aucun problème ; pourtant la

ville porte encore vivante la blessure du pogrom de 1934 organisé par les

musulmans. À compter de la date funeste, plus rien ne va. Chaque jour des

grenades explosent. Ce n’est qu’un cri dans la ville, que les habitants

entendent en continu : « Couchez-vous ! Couchez-vous ! »

Claude ne se conforme pas à l’ordre et, fatale erreur, se met à courir au

lieu de plonger sous un abri. Il est blessé.

« Je sens que quelque chose ne va pas. Avant de m’évanouir, j’entends la

voix d’une jeune fille. Elle dit : “Il est blessé ! Il est blessé !” » Puis, il

aperçoit le visage d’un policier, un voisin, avant de fermer les yeux.

Transporté à l’hôpital, il se réveille au milieu des blessés. Sa cravate sert

de garrot et enserre la cuisse où les éclats sont entrés. Une étiquette


indique : « Entré le… Décédé le… »

« J’entends soudain des cris. Je reconnais la voix de ma mère (sa voix se

brise en évoquant cet instant-là). Elle a parcouru à pied les trois kilomètres

depuis notre appartement, place des Galettes, jusqu’à l’hôpital. Dès qu’elle

a appris l’attentat et que je faisais partie des victimes. Elle n’a pas pris le

temps de se chausser.

— Comment viviez-vous le quotidien ?

— Dans la peur et l’angoisse. Il fallait se méfier de tout le monde.

L’Arabe qui vous approchait et vous réclamait du feu était potentiellement

dangereux ; trop de gens s’étaient laissé prendre, voulant rendre service, ils

recevaient un coup de couteau. »

Il y a un autre terrorisme sur lequel l’impasse a été faite par les

intellectuels et les historiens : les attentats perpétrés contre le train et les

camions routiers. Ce n’est pas la bataille du rail, le combat livré par les

cheminots français pour la libération du territoire, mais les méthodes sont

quasiment les mêmes : traverses arrachées, ballast défait, mitraillage des

passagers, lancer de grenades, bombes, bref, la panoplie habituelle des

outils de la mort.

Mieux qu’un long discours, les deux témoignages de Régis Guillem

donnent un aperçu de l’âpreté des combats :

« Voici l’histoire de Michel Pastor, un cheminot collègue de mon père.

Chef de train, il quitte Aïn-Séfra pour Béni-Ounif avec le convoi de

marchandises n° 5031, le 6 juillet 1957, à 7 heures du matin.

« En arrivant à la hauteur de Tioul, le conducteur constate qu’un rail est

déboulonné. Il stoppe le convoi. Tout est calme, en apparence car, derrière

des touffes d’alfa, des terroristes se tiennent embusqués. En qualité de

responsable, Michel Pastor descend afin de mesurer l’étendue des dégâts.

Juste comme il atteint le rail, les balles sifflent, une douleur fulgure à la

hauteur de ses reins. Une balle vient de lui traverser la hanche en pénétrant

par le rein droit. Il tombe au sol.

« Un des wagons transportant des fûts d’huile, touché par les projectiles,

s’enflamme, et l’incendie gagne rapidement l’ensemble du train, détruisant

les marchandises qui s’y trouvent.

« Les rebelles s’enfuient. Les pompiers et les militaires arrivent sur place

et récupèrent Michel Pastor. Malgré les soins qu’il reçoit, il restera

handicapé à vie. Il avait vingt-sept ans.


« Nous saurons plus tard que l’attentat était destiné à un convoi de

voyageurs venant d’Oran et se dirigeant vers Colomb-Béchar. Une demiheure

séparait les deux trains. Les conséquences auraient été plus

dramatiques avec le convoi de voyageurs, si le déraillement s’était produit

comme il avait été prévu.

« Devant la recrudescence des attentats, la compagnie ferroviaire

accroche deux wagons de sable à la locomotive qui les précède. Lors d’un

retour de vacances, le train dans lequel nous nous trouvions, ma mère, mes

deux sœurs et la famille Grimaldi, fut l’objet d’un attentat.

« M. Grimaldi avait été cherché à Oran un poste émetteur qui devait être

installé sur le convoi dont il avait la charge habituellement. Le poste se

révéla utile car M. Grimaldi put demander de l’aide.

« Soudain, nous entendîmes une forte explosion, suivie aussitôt de rafales

de mitraillettes. Ma mère nous ordonna de nous glisser sous les banquettes.

Dans le wagon, il y avait deux légionnaires menottés accompagnés de deux

gendarmes, lesquels nous imitèrent en se planquant sous les sièges, tandis

que les légionnaires leur arrachaient leurs mitraillettes et ripostaient.

« C’était impressionnant, car d’où je me trouvais, je voyais les militaires

en action, les balles laissaient un impact plus ou moins important en

pénétrant dans le bois des sièges et des parois des wagons.

« Le temps semblait s’écouler au compte-gouttes. Enfin, nous entendîmes

comme une sorte de délivrance, un petit avion T6 de l’armée, après l’appel

de M. Grimaldi sans aucun doute, tirant sur les assaillants, lesquels finirent

par décrocher.

« L’anecdote de cet attentat est que Marc, l’un des fils de M. Grimaldi,

avait rêvé que le train serait attaqué, et n’avait pas voulu faire partie du

voyage.

« Le lendemain, au village, je passai pour un héros, et j’ai dû raconter

l’attentat à chaque copain que je rencontrais. J’ai été honnête, car je leur ai

avoué que j’avais eu la frousse. »


18

L’atermoiement du gouvernement à Paris à prendre les décisions qui

s’imposent pour éradiquer le terrorisme du FLN dans les villes et les

campagnes agace les populations d’Algérie, européenne et musulmane. Les

petits exploitants agricoles de l’Algérois n’en peuvent plus de travailler le

fusil à l’épaule, de retrouver leurs récoltes saccagées, et d’accompagner au

cimetière les collègues assassinés.

La colère gronde semaine après semaine. Guy Mollet, élu président du

Conseil avec 420 voix contre 154, va faire les frais de cette colère

bouillante en venant à Alger investir le ministre résident, le général

Catroux. Le départ de Jacques Soustelle, que les Français d’Algérie avaient

accueilli avec froideur pour, des mois plus tard, essayer de l’empêcher de

prendre l’avion qui devait le ramener en France, a laissé un vide immense

et, surtout, a éteint l’étincelle d’espoir que Soustelle avait réussi à allumer.

Depuis que l’insurrection a commencé, il est le seul à avoir su trouver les

mots et adopter l’attitude qui convenait aux deux populations, l’indigène et

l’européenne.

Les pieds-noirs n’aiment pas Catroux. Pour eux, il est le bradeur du

Maroc et le fossoyeur de la Syrie et du Liban, de même qu’ils se méfient de

Guy Mollet et du ministre de l’Intérieur, François Mitterrand.

Guy Mollet est né à Flers, dans l’Orne, le 31 décembre 1905, et meurt à

Paris le 3 octobre 1975. Lorsqu’il accède à la présidence du Conseil, il est

le 139 e président du Conseil des ministres français. Membre de la SFIO –

donc socialiste –, il est élu avec les voix des communistes, lesquels en 1956

représentent 26 % du corps électoral. Il leur promet de trouver une solution

équitable pour sortir de la crise algérienne. Il dit : « La guerre est sans issue,

l’indépendance est dictée par le bon sens. » En réalité, craignant de se

tromper, il ne fera rien.

Pour quelle raison les pieds-noirs le rejettent-ils ? Parce qu’ils savent que

le nouveau président du Conseil, en homme de gauche et mandaté en

quelque sorte par le parti communiste métropolitain, a l’intention d’ouvrir

le dialogue avec les nationalistes et, pour eux, la démarche est rendue

d’autant plus inconcevable que Paris, jusqu’à présent, n’a rien fait pour


freiner ou supprimer le terrorisme. Ce qui revient à dire que discuter avec le

FLN serait l’identifier comme un partenaire et du même coup absoudre les

actes de violence qui ont ensanglanté l’Algérie durant des mois et dont les

nationalistes sont les seuls initiateurs.

Bravant les recommandations venues de toute part l’invitant à ne pas se

rendre en Algérie, Guy Mollet passe outre et décide de faire le voyage.

Le 6 février 1956 à 14 h 30, le quadrimoteur du chef du gouvernement se

pose sur l’aérodrome de Maison-Blanche, sur la partie militaire. À

l’aérogare, l’accueil des personnalités est glacial. Pas un seul notable

important n’a fait le déplacement. Guy Mollet essaie de faire bonne figure

et s’efforce de se montrer chaleureux. Il dit : « Je viens avec une totale

bonne volonté… » Lui répondent les applaudissements polis des

fonctionnaires.

De chaque côté de la route de Maison-Blanche jusqu’à Alger, soit vingt

kilomètres, se tiennent des soldats, CRS, gendarmes et gardes mobiles,

coude à coude. Derrière l’impressionnant dispositif, personne, si ce n’est

quelques musulmans venus en badauds.

Le mot d’ordre « abstention et boycott » lancé la veille par différentes

associations est respecté. La ville est morte, les commerçants ont baissé le

rideau de fer de leurs magasins, et certains ont apposé un écriteau sur lequel

figure l’avertissement suivant : « Fermé pour cause de deuil », les autobus

ne fonctionnent pas, la grève des Européens est générale.

La foule s’est massée au centre-ville, le long du plateau des Glières sur le

Forum, sur les escaliers et les rampes qui mènent au Gouvernement général,

devant la Grande Poste, sur le boulevard Baudin. Ils sont des milliers venus

du plus loin de l’Algérie pour manifester leur mécontentement quant à la

façon dont Paris traite les événements en Algérie. Les balcons des

immeubles environnants sont noirs de monde. Les anciens combattants sont

présents, ils entourent le monument aux morts, drapeaux déployés.

Là aussi, la sécurité est impressionnante : cordons de fusiliers marins, de

goumiers, de CRS en tenue bleue ou en ciré noir, casqués, masqués, la

grenade au ceinturon et le mousqueton à la main. On peut voir également

un peloton de spahis à cheval en burnous blanc et rouge, sabre au clair, prêt

à intervenir.

« Guy Mollet, écrit le journaliste Albert-Paul Lantin, enveloppé dans un

pardessus bleu marine et tenant à la main un grand chapeau gris, apparaît

près du portail principal, à l’entrée du monument aux morts. Il marche très


droit. Il a les traits crispés. Ses yeux paraissent plus bleus que d’habitude, et

ses taches de rousseur encore plus rousses au milieu du visage, qui est

devenu très pâle, très blanc, presque livide. Max Lejeune est à sa droite,

Jacques Chevallier, le maire d’Alger, à sa gauche, et les trois hommes sont

suivis par le général Massu, en béret, et par le groupe des généraux, des

préfets et des hauts fonctionnaires, qui s’avancent pour saluer le drapeau du

9 e régiment d’infanterie.

« Les hurlements hostiles s’intensifient encore. Le chef du gouvernement

se saisit de la gerbe et gravit, lentement, marche après marche, l’escalier qui

mène à la stèle. Les spahis présentent les armes. Les cuivres de la musique

militaire qui joue La Marseillaise n’arrivent pas à couvrir les clameurs, qui

s’élèvent de partout. Les accents de l’hymne national et les vociférations

des manifestants se mêlent dans un charivari indescriptible. La

traditionnelle minute de silence ne dure en fait que vingt secondes, car un

insolite bombardement a maintenant remplacé les slogans 42 . »

En effet, des projectiles s’abattent sur les officiels : mottes de terre,

feuilles d’aloès, œufs pourris, paquets de crottin emballé, pommes, oranges

et des tomates. L’une d’entre elles s’écrase aux pieds du président du

Conseil.

La foule cherche à rompre le barrage de CRS. Ceux-ci matraquent à tour

de bras et lancent des grenades lacrymogènes. La bagarre ne dure que

quelques minutes, mais la détermination des manifestants fait craindre le

pire aux politiques. Guy Mollet quitte les lieux avec hâte, les CRS lui

ouvrent une haie, il s’engouffre dans la voiture qui stationne avenue

Pasteur, et démarre en trombe.

La manifestation dite « des tomates » est restée dans la page d’histoire de

la guerre d’Algérie comme un tournant du conflit. Les Européens

comprennent qu’ils détiennent un levier face à Paris, qu’ils peuvent imposer

leur point de vue, que dorénavant ils seront écoutés. Le retrait de Catroux

fournit la preuve de leur éclatante victoire. Dès qu’ils l’apprennent, les

manifestants hurlent de joie, s’embrassent, se donnent l’accolade, certains

se mettent à danser, et l’émeute se termine dans l’exubérance. On chante La

Marseillaise.

Devant l’ampleur de la manifestation, Mollet, depuis le Palais d’été, a

joint René Coty, le président de la République, il lui a expliqué la situation :

« Ça va mal », lui dit-il. Mollet explique que les Algérois réclament la tête


de Catroux et que, si l’exigence n’est pas satisfaite, la situation risque de

s’embraser tant la détermination des Européens, et avec eux des factions

musulmanes, est forte. Coty raccroche et joint Catroux avec lequel il

s’entretient au téléphone. Le ministre résident demande à être déchargé de

ses fonctions.

Au terme d’une journée épuisante, Guy Mollet se couche littéralement

assommé, perclus de fatigue. Il s’aperçoit qu’il a fait l’inverse de ce qu’il

voulait mettre sur pied, à savoir le rapprochement des communautés ;

étaient-elles vraiment séparées ? Avant de quitter ses collaborateurs, il ne

cesse de leur répéter : « Je n’aurais pas dû céder, je n’aurais pas dû… »

Les indigènes sont majoritairement à l’unisson de leurs voisins européens

quant à l’analyse de la situation et de la victoire remportée. Mais, ils sont

aussi nombreux à se dire qu’ils n’ont plus rien à attendre d’un

gouvernement désormais déconsidéré, et dont le prestige s’est écroulé en

une journée. Ils craignent cependant que leurs revendications ne soient

jamais satisfaites si les politiques à Paris cèdent au moindre mouvement

d’humeur de la foule européenne. « Du coup, écrit Albert-Paul Lantin, ils

prêtent une oreille attentive à la propagande du FLN. »

Les Européens ne mettent pas à profit la Journée des tomates. Si l’on voit

naître des associations et des mouvements, quoi qu’ils disent, ils restent

accrochés aux décisions de la métropole. La résistance n’est pas encore en

marche, le respect envers Paris les entrave encore. Il faut attendre la

révélation des mensonges de Charles de Gaulle pour qu’ils prennent leur

destin en main, mais alors, il sera trop tard, Paris aura scellé sans eux le sort

de l’Algérie.


ILS ONT VÉCU LA RÉSISTANCE


19

Le 20 août 1955, dans le courant de la matinée, des civils européens et

algériens sont attaqués avec une sauvagerie encore jamais vue par une

trentaine de paysans musulmans armés de faux, de haches et de pelles,

encadrés par des soldats de l’ALN (Armée de libération nationale), en

grande tenue. Avec ce nouveau massacre, la population est au bord de

l’exaspération, à l’image de cet homme qui, lors de la cérémonie organisée

à la mémoire des victimes, détruit la gerbe offerte par le résident général et

qui a été déposée devant le monument aux morts, à Alger.

Les populations européennes et arabo-berbères veulent sortir de cette

espèce de psychose où elles se croient assiégées par un ennemi invisible qui

tue quand il le décide et là où il le décide. Ainsi, la bataille d’Alger ouvre

une fenêtre par où entre de l’air pur. Les Européens se sentent à nouveau

revivre, la confiance est au rendez-vous. Non, la métropole ne les a pas

abandonnés ; tout comme eux, Paris refuse le chaos. Dans la ville qui

retrouve son calme et les nuits sans explosion, on peut enfin dormir sans

sursauter dans son lit, ne plus courir à la fenêtre dans l’espoir d’apercevoir

l’endroit où la bombe a sauté. Ne plus craindre ni pour ses enfants ni pour

son mari.

« Le coup de cœur pour les paras du général Jacques Massu est total,

écrit la romancière Marie Elbe, chaque jour, et dans tous les quartiers, ces

huit mille demi-dieux dénicheurs de dépôts de bombes du FLN sont adulés.

Ils suscitent autour d’eux une atmosphère de guerre et de fête inondée de

soleil et d’exaltation méditerranéenne 43 . »

Leur présence renverse la situation : le chasseur est devenu gibier à son

tour. D’un balcon à l’autre, avec une jubilation presque enfantine, on

raconte jusqu’à l’ivresse l’arrestation du criminel Yacef Saadi débusqué par

les paras dans la cache où il se terrait comme un rat, la mort de son

lieutenant Ali la Pointe, tué par une bombe fabriquée par le laboratoire

clandestin. On applaudit à l’arrestation des terroristes Djamila Bouhired et

Zohra Drif. Chaque nouvel exploit des parachutistes débarrasse les piedsnoirs

algérois des souillures de l’humiliation, alors qu’ils se sont sentis

traqués et impuissants durant des mois.


Toutefois, leur joie est vite ternie, une série de mauvaises nouvelles les

frappe de plein fouet. Des prêtres transportent des terroristes, lesquels sont

cachés dans leur voiture ; ils viennent également en aide à des femmes et à

des hommes qui collaborent avec le FLN. Ce n’est pas tout ! À Paris, une

fronde composée d’intellectuels et de politiques dénonce les méthodes

particulières du général Massu pendant la bataille d’Alger. Pour obtenir des

informations, les parachutistes se seraient livrés à des actes de torture. Une

commission parlementaire composée d’élus représentatifs de l’arc-en-ciel

politique se rend sur place. Le président de cette commission, le député

Provo, déclare à son tour que ses collègues et lui-même ont constaté des

faits « troublants », mais qu’ils ne peuvent pas en conclure pour autant que

des tortures ont été infligées, car « les lois exceptionnelles se justifient

pleinement en Algérie ». En revanche, certains réagissent de manière plus

active et créent un comité de résistance spirituelle dans lequel se trouvent

l’abbé Pierre et Pierre-Henri Simon, écrivain catholique, qui a publié un

livre intitulé Contre la torture.

La déception des Européens d’Algérie est à la hauteur de leur

incompréhension. Que savent ces intellectuels et ces politiques des

souffrances qu’ils ont endurées ? Ont-ils vu une fillette démembrée ? Une

jeune fille en robe de bal collée au plafond du casino de la Corniche, le

visage arraché ? Il est aisé de critiquer quand on se trouve à l’abri de tout

danger ! Afin d’éradiquer le terrorisme, l’armée n’a pas pu faire autrement

que de pratiquer des interrogatoires de masse suffisamment poussés pour

reconstituer progressivement l’organigramme de l’adversaire, découvrir ses

caches, remonter ses réseaux, mettre au jour l’arsenal de bombes et autres

engins destructeurs. Dans ces conditions, la torture est un recours

inévitable !

Le colonel Trinquier écrit que « le terrorisme est devenu une arme de

guerre. Tout gouvernement qui engage l’armée de la nation dans la lutte

contre la subversion doit savoir et faire un choix. L’utiliser pour vaincre, ou

y renoncer et capituler 44 ».

Les pieds-noirs tiennent rigueur à la presse progressiste et à de

nombreuses organisations de s’élever contre les interrogatoires pratiqués

par l’armée d’Algérie. Paradoxalement, ces mêmes organisations se sont

généralement abstenues de critiquer ou de révéler au public les tortures et

les massacres perpétrés à une vaste échelle par le FLN dans les campagnes

contre la population musulmane, pour la soumettre à sa volonté. Certes, rien


ne peut justifier la torture. Mais rien non plus ne peut justifier le terrorisme.

Il faut cependant reconnaître que, dans ce débat, au fil des événements qui

se sont déroulés durant la guerre d’Algérie, on admet facilement la torture

lorsqu’elle sert son camp, et on la combat plus facilement dans le cas

contraire. Le caractère ombrageux du pied-noir ne peut être montré du

doigt, critiqué et accusé à tort alors que sa vie était en danger. Dans de telles

situations, son penchant naturel le pousse toujours vers l’extrême.

Dès lors, une guerre de l’information s’installe à l’intérieur de la société

européenne d’Algérie. Il est clairement admis par le plus grand nombre, que

celui qui est contre les pieds-noirs est contre la France. Anne Lanta est

lectrice du magazine L’Express, qui est en tête du peloton de la presse

dénonçant la torture : « Ce jour-là, quand je rentre à la Maison de la presse,

je cherche vainement mon magazine. Les conversations se sont tues et le

silence se fait, comme hostile, pendant un long moment où je fouille dans

les piles de journaux avec l’espoir d’en exhumer l’hebdomadaire malpensant.

Puis l’explication vient, claironnante et presque joyeuse : “Si c’est

L’Express que vous cherchez, il est saisi cette semaine et aussi Le Canard

enchaîné et Le Monde 45 .” »

Pour s’être cabrés sûrement à juste titre devant les critiques et parce

qu’ils ont défendu l’armée – qui les protégeait avec une telle conviction

qu’ils ont laissé l’amalgame se faire –, les pieds-noirs sont considérés

comme des partisans de la torture, alors que la majorité d’entre eux n’en

connaîtra l’existence que des années après la guerre. Un contentieux qui n’a

jamais été réglé s’est ouvert entre Paris et l’Algérie européenne, s’opposant

à l’idée trop facilement répandue dans les milieux progressistes de la

capitale, qui laisse entendre que tous les tortionnaires prennent du plaisir à

torturer, et que leur conscience ne s’encombre d’aucun remords.

La résistance des Européens d’Algérie commence avec la création de

l’OAS (Organisation de l’armée secrète). Née sur les décombres du putsch

manqué d’avril 1961, l’organisation se veut une réponse, tardive il est vrai,

mais une réponse quand même, au terrorisme du FLN, et veut être le porteparole

des pieds-noirs qui défendent le concept de l’Algérie française, c’està-dire

la conservation de la province africaine dans le giron de la

République.

Tout a été dit sur l’OAS, et forcément son contraire, dans les deux cas,

avec excès. Avec un esprit impartial, l’observateur arrive à la conclusion

suivante : la création de l’OAS est une nécessité absolue. Ce qui vient


d’être exprimé n’est toutefois pas une opinion, mais un constat découlant de

la réalité. Il ne s’agit pas de vanter ici les agissements de l’organisation qui,

en voulant éradiquer le terrorisme, en a installé un autre, mais de parler de

sa création. Quelle société peut accepter qu’on la terrorise jour et nuit, que

ses enfants soient égorgés au fond des fossés, ses femmes violées et

éventrées sans jamais réagir ? Jacques Soustelle, dans ses mémoires,

affirme : « Une organisation aurait surgi de toute façon de la masse du

peuple français d’Algérie 46 . »

Soustelle explique également qu’à force de brimades, de persécutions et

d’injustices, les Européens d’Algérie, poussés à bout, ont été contraints de

s’organiser face au terrorisme du FLN en créant un mouvement capable de

lui tenir tête.

« La responsabilité de ce qui est déjà arrivé, ajoute-t-il, de ce qui peut

encore arriver, retombe entièrement sur la politique absurde qui a été

menée, sur les promesses qui n’ont pas été tenues, sur la cruelle indifférence

avec laquelle on a laissé, malgré tous les avertissements, tant de Français

s’enfoncer dans le désespoir 47 . »

En quelques semaines, l’organisation devient une réalité, une riposte, une

famille résistante ; on peut dire que chaque Européen est un membre de

facto de l’organisation, même si par ailleurs il réprouve les moyens

employés et, en particulier, la terreur. Le succès que remporte l’armée

secrète, et pas seulement auprès des pieds-noirs mais aussi auprès des

Arabo-musulmans, prouve que son apparition comble un vide. La

population franco-algérienne reprend confiance, et retrouve la dignité qui

avait été bafouée. Désormais, les mots d’ordre sont suivis par tout un

peuple, qui en comprend les enjeux.

L’attitude du gouvernement de Charles de Gaulle oblige les Européens et

les musulmans, devenus les otages du pouvoir comme ils l’avaient été du

terrorisme du FLN, à vivre en dissidents et, de ce fait, à entrer dans une

sorte de résistance. À leur façon, ils revivent l’occupation allemande,

contraints de se cacher pour écouter les émissions des radios pirates de

l’OAS comme le faisaient les Français pour capter les ondes de la France

Libre.

Au début, les responsables réussissent à émettre des messages à la

télévision. Pour la capter, il fallait bricoler le poste avec une aiguille à

tricoter. Le brouillage exercé par le pouvoir ne permettant plus d’émettre,


l’OAS se replie sur la radio. « Il est 13 heures, se souvient Francine

Dessaigne, nous branchons le poste sur Radio-Alger pour entendre les

informations. Tout à coup, le gong “Algérie française” retentit, puis la

Marche des Africains :

C’est nous les Africains

Qui revenons de loin,

Nous revenons des colonies

Pour défendre notre pays…

« Notre cœur bondit. Nous bloquons l’aiguille des stations et nous

courons au téléphone prévenir nos amis. Inutile de faire un discours :

“Prenez Alger”, et l’on raccroche. Tout le monde comprend et nous ne

voulons pas perdre une phrase de ce qui va se dire lorsque la musique

militaire aura cessé 48 . »

Il reste peu de minutes disponibles avant le brouillage pour diffuser les

informations sur la suite du combat de la résistance, donner les instructions

à la population sur l’attitude à tenir par rapport à tel événement ou à tel

guet-apens que prépare le gouvernement. Il arrive parfois que la police

parvienne à empêcher l’émission pirate d’avoir lieu. Imagine-t-on

l’inquiétude des familles devant le poste rendu muet ? Retrouvons la voix

de Francine Dessaigne et son précieux témoignage :

« 13 heures, 13 h 05, rien. D’un doigt anxieux, nous faisons tourner le

bouton qui promène l’aiguille entre trois cents et trois cent dix mètres sur la

bande. Notre cœur bat plus vite. S’ils ne parlent pas, ce sera terrible pour le

moral de la population. L’énervement croît et nous sentons un étau qui se

resserre sur notre cœur. Les secondes s’éternisent, l’inquiétude monte.

Enfin, le gong égrène les mesures graves d’“Algérie française”. Il faudrait

pouvoir mesurer les soupirs de soulagement qui se sont échappés de toutes

les poitrines. Toutes les fenêtres ouvertes, nous mettons le poste à pleine

puissance pour les Africains. Ensuite, un speaker à l’accent très pied-noir

donne des nouvelles : “Français d’Algérie et de métropole, aujourd’hui 10

octobre 1961, voici la deuxième émission régulière de Radio-France.

Désormais, elles auront lieu quotidiennement. En raison des brouillages, la


longueur d’onde peut varier en cours d’émission. Restez près de vos

postes 49 .” »

Le poste devient dans les familles pieds-noirs et arabo-berbères l’objet le

plus important, branché en permanence jour et nuit.

« Dans la rue, dit encore Francine Dessaigne, les gens se congratulent et

les soldats sont fêtés par la population. Des musulmans tant de fois déçus se

remettent timidement à espérer. On dirait qu’ils n’osent pas y croire. Nous

nous sentons revivre, libérés d’un poids et nous croyons à la fin de nos

souffrances. Le soir, nous nous couchons très tard pour entendre les derniers

communiqués. Le lendemain, levés très tôt, nous prenons le premier 50 . »

Ordre est donné chaque soir à 20 heures sur les balcons de frapper sur

tout ce qui peut faire du bruit. Les Européens trouvent ainsi une façon

originale et en parfaite adéquation avec leur caractère de se faire entendre

du pouvoir et narguer la police qui sillonne les rues jour et nuit. Chaque

famille, sur son balcon, munie d’une casserole, tape dessus, utilisant un

rythme spécial : trois brèves et deux longues, Al-gé-rie fran-çaise. Cela peut

aussi se traduire de la façon suivante : tititi tata.

« Le colonel de réserve du quatrième tapait sur une bassine et celui du

second sur la rambarde en fer creux de son balcon, se souvient Francine

Dessaigne, le professeur, l’étudiant, l’épicier, la concierge, tous avaient

adopté le cri de Bab el-Oued. C’est ce quartier populaire qui a eu le premier

l’idée de narguer le service d’ordre et de hurler son désespoir. Car c’était

notre désespoir, nos rêves de paix écroulés, notre angoisse qui partaient des

balcons. Notre hargne aussi envers le service d’ordre qui faisait son métier

contre nous. Les patrouilles étaient huées. La progression des cris nous

faisait suivre à l’oreille le cheminement sournois de l’automitrailleuse qui

plaquait tout à coup son projecteur sur les façades 51 . »

À heures fixes donc, les villes d’Algérie donnent un grand concert, jouant

la même partition pour clamer l’angoisse de l’après-demain, la

détermination à rester sur une terre que l’on aime et où l’on est né. Au-delà

de ce désordre folklorique, qui entend leur appel ? Depuis longtemps le

pouvoir à Paris a tourné le dos, les métropolitains sont passés à d’autres

sujets. Désormais, les pieds-noirs sont seuls face au gouffre… L’inéluctable

tant redouté sera franchi avec les fameux accords d’Évian. Ils mettront un

terme à une guerre qui n’aurait jamais dû avoir lieu et apporteront

l’indépendance aux Algériens. Pour les Français d’Algérie, la situation se


développera selon une stratégie mise en place par les politiques à Paris, et

rien n’en changera le cours.

Cependant, le réveil des Européens gêne le pouvoir dans les tractations

secrètes qu’il a engagées avec le FLN. Le gouvernement multiplie donc ses

efforts pour démonter la confiance recouvrée des Français d’Algérie en

réduisant l’OAS à une poignée de fanatiques. Il met ses policiers les plus

cruels – la crème des crétins aussi – sur leurs traces. Il a inventé pour la

circonstance une Gestapo, les fameux « barbouzes » qui tuent, torturent et

font disparaître leurs victimes dans des bains d’acide. Un pouvoir qui

multiplie ainsi ses polices – Pétain n’avait pas fait autrement – prouve sa

faiblesse et marque son mépris de toute loi. Dans ces conditions,

qu’auraient dû faire les Européens d’Algérie ? Attendre sans broncher

qu’on les extermine jusqu’au dernier ?

Les pieds-noirs n’ont accès à aucun média pour expliquer leur situation,

exprimer leur opinion, ce qui est le principe fondamental de la démocratie.

La télévision, lorsqu’elle se déplace en Algérie, ne s’intéresse qu’à la vie

des soldats dans le bled ; la célèbre émission « Cinq colonnes à la une »,

laquelle vide les salles de cinéma le soir de la diffusion de son magazine,

n’a, semble-t-il, jamais consacré un numéro à la vie des Français d’Algérie,

à leurs conditions de vie, à leurs peurs, à leurs revendications. Pas plus,

dans les sujets choisis, il n’est fait allusion aux massacres perpétrés par les

tueurs du FLN. En quelques semaines, l’OAS crée une émission de radio

pirate ; les colonnes des journaux métropolitains s’ouvrent aux dirigeants

du mouvement pour qu’ils puissent exposer leur action, ils s’opposent

ouvertement au pouvoir politique en essayant de mettre celui-ci face à ses

contradictions. Bref, les actions que mène l’OAS avec ténacité finissent par

la rendre incontournable aux yeux du monde politique et journalistique.

Enfin, il faut préciser une fois de plus que l’OAS aura agi durant quatre

mois, le terrorisme du FLN pendant huit ans.


20

Charles de Gaulle se montre irrité par la résistance des Européens

d’Algérie. Jusqu’à présent, il avait réussi à les endormir avec de fausses

promesses, mais les derniers discours qu’il a prononcés ne laissent aucun

doute quant à l’avenir de l’Algérie. Elle sera algérienne, c’est-à-dire

indépendante. Il veut éradiquer l’OAS et, pour y parvenir, tous les moyens

sont bons, y compris les plus criminels. Il pense que sa politique

d’indépendance provoque des remous, il veut donc obtenir par la force la

soumission des Français d’Algérie aux accords d’Évian, rien de moins !

Pendant trois jours, il engage une opération monstrueuse en bouclant le

sympathique quartier de Bab el-Oued, le plus ancien de la ville. C’est un

monde à part, à l’âme colorée et à la verve tonitruante. Le blocus n’est pas

innocent : on y trouve plus de partisans de l’Algérie française que dans les

quartiers chic. Il est vrai aussi que les commandos y sont particulièrement

actifs. Pour ces gens qui sont le sel de la nation pied-noir, aucun mot ne

peut définir leur attachement à cette terre d’Afrique. Chaque jour, ils

subissent des représailles de l’armée : couvre-feu, mitraillage permanent

des terrasses et des immeubles par des avions de chasse T6, et des façades

par des blindés. On pourrait se croire dans une république bananière où il ne

serait pas surprenant d’apprendre que cinquante mille citoyens sont affamés

par le pouvoir. Non, nous nous trouvons dans une province française, partie

intégrante d’un État à la tête duquel se trouve Charles de Gaulle.

L’entrée de Bab el-Oued est bouclée par des CRS et des gardes mobiles.

Donc impossible de sortir et d’y entrer, mais impossible aussi de trouver de

quoi se nourrir. Cela peut paraître stupéfiant qu’un pouvoir s’abaisse à un

procédé aussi barbare et inhumain. Une femme franchit le cordon des CRS

et, s’adressant à l’officier de faction ce jour-là, elle lui dit :

« Il y a un garçon… Un garçon de seize ans, il a été tué le premier jour.

Ils ont refusé qu’on le rentre dans l’immeuble. Ils l’ont laissé là, dehors,

dans la rue devant la maison ! Les rats ont commencé à le manger… On les

a vus qui grouillaient… Qui couraient dessus ! C’est trop horrible ! Je vous

en supplie, il faut faire quelque chose. La mère du gosse est devenue folle…

Elle hurle sans arrêt depuis vendredi, comme une bête ! On a beau se


boucher les oreilles, on l’entend tout le temps ! Il y a deux gosses qui ont

des convulsions, on ne sait pas comment les soigner… Mais ce n’est pas

tout, loin de là, venus pour perquisitionner, ils ont tout cassé dans

l’immeuble. On n’a plus rien… Et presque plus d’eau pour les enfants.

Maintenant qu’ils ont emmené les hommes, c’est pire, on va devenir

cinglées, toutes… Et puis, il y a le bébé, sa mère n’a plus de lait à cause de

la peur, depuis les fusillades. On a demandé du lait concentré, impossible de

s’en procurer. On n’a plus rien à leur donner. Il s’affaiblit, il va crever !

Crever, vous comprenez ! Et mes enfants, ils n’arrêtent pas de pleurer… »

L’officier daigne enfin ouvrir la bouche pour lui demander ce qu’il peut

faire. La femme se met à genoux mains jointes, et lui répond :

« Je vous en supplie à genoux, allez trouver le Général, demandez-lui

pitié pour nous… Qu’il arrête ça ! C’est trop cruel ! Qu’il lève le blocus ! Je

vous en prie…

— Si vous voulez venir travailler, réplique l’officier, je vous enverrai une

jeep. Mais pour vos enfants, les ordres sont formels, il est impossible de les

faire sortir. Alors, je suppose que vous préférez rester avec eux, c’est

naturel, je comprends bien. Et, pour votre travail, ne vous inquiétez pas,

surtout ! Nous nous sommes débrouillés pour vous remplacer 52 . »

Scène hallucinante qui eut lieu entre une femme française et un officier

de l’armée française.

Les Algérois des autres quartiers ne restent pas indifférents. Ils apportent

des vivres qu’ils sont contraints de déposer devant le barrage. Pour faire

céder Paris, et dans le même temps alerter l’opinion internationale, une

manifestation est organisée le 26 mars, à 15 heures. Il s’agit seulement de se

rendre en cortège jusqu’à l’entrée de Bab el-Oued, drapeaux en tête, sans

arme et sans cri. Le témoignage de M. Meynard atteste l’objectif, et celui de

Mme Alice Contoissot le caractère paisible de la manifestation.

M. Meynard : « Toute la population d’Alger, après la fermeture des

magasins, ateliers, bureaux, avait été conviée à se rendre au plateau des

Glières à 15 heures, pour se rassembler en cortège pacifique et digne, sans

arme. Nous voulions leur apporter le soutien de toute la population et

essayer aussi d’infléchir le traitement inhumain que les cinquante mille

habitants de ce quartier subissaient. »

Mme Contoissot : « J’étais dans le cortège qui se dirigeait vers la rue

d’Isly, cortège dense, silencieux et drapeaux en tête. À mon passage, au

début de la rue d’Isly, je remarquai, parmi le cordon des militaires, sept


musulmans, l’arme dirigée vers la foule, la mine mauvaise. Je fus très

surprise qu’un tel jour on mît des musulmans parmi le service d’ordre. »

Le préfet interdit la manifestation. Cette interdiction justifiera et

légitimera toutes les réponses du pouvoir politique et militaire aux enquêtes,

d’où qu’elles viennent, de refuser d’engager une expertise officielle des

causes du drame.

À 14 h 50, une foule importante se présente devant les maigres pelotons

de tirailleurs musulmans du 4 e R.T. Le drame éclate à la hauteur de la

Grande Poste. Les militaires tirent sur la foule et en direction des balcons.

C’est le carnage : quatre-vingts morts et deux cents blessés.

Francine Dessaigne se trouve dans la manifestation et subit le feu des

soldats : « La première rafale part, c’est la panique. Nous courons sur

quelques mètres et nous nous couchons. Les gens crient, les balles sifflent.

Un fusil-mitrailleur tenu par un musulman posté au coin de la rue d’Isly tire

à son tour. »

Un homme est blessé, appuyé contre Francine Dessaigne. Une femme

prie de l’autre côté, le mari de cette femme a été blessé. L’homme, à la

gauche de Francine Dessaigne, lui dit : « Je crois que je suis touché aux

reins, regardez, je vous en prie. » Elle constate qu’il est blessé au bras, elle

essaie de lui défaire sa cravate pour lui faire un garrot. « Les rafales partent

toujours. Je dois me recoucher. Mon mari est allongé devant moi, ses pieds

en direction du trottoir de la poste. Les tirs reprennent, mais le FM s’est

arrêté. Je me redresse légèrement. Les soldats tournés vers la rue d’Isly

l’arrosent systématiquement sur toute sa largeur. Je vois les mitraillettes

aller de droite à gauche pour nettoyer la rue. Nous saurons plus tard que des

civils, là, ont été blessés dans le dos. Une autre accalmie. Ceux qui le

peuvent se ruent vers la poste, montent les marches et cognent aux portes en

hurlant de rage 53 . »

Jean-Louis Siben se trouve également parmi les manifestants et subira à

son tour le tir des mitraillettes. Il a tenu à ce que soit mis entre parenthèses

ce qu’il a appris plus tard.

« Vers 14 h 30, la foule (dix à quinze mille personnes) se met en marche

vers Bab el-Oued par la rue d’Isly, derrière un drapeau français tenu par un

ancien combattant arabe, entouré de jeunes Arabes. La foule est serrée,

silencieuse, elle marche lentement. Des jeunes commencent à scander des

slogans, mais leurs voisins les font taire : il faut une manifestation de


masse, digne, calme, résolue. Des femmes, nombreuses, des enfants, des

vieillards s’appuyant sur des cannes, tous les mains vides.

« Le cordon de soldats placé à l’entrée de rue d’Isly laisse passer le

cortège et se place le long des magasins au début de la rue, entre les

agences Cook et Havas : une dizaine d’hommes, pour les deux tiers

musulmans (voisin de lit à l’hôpital).

« Le cortège progresse rue d’Isly et passe un deuxième cordon de soldats,

placé à environ cinquante mètres du premier. Mais là, le lieutenant nous

adjure de rentrer chez nous, les larmes aux yeux. Lorsque nous lui disons

que nous sommes français, n’avons pas d’arme et manifestons calmement

notre solidarité pour Bab el-Oued, il répond que ses hommes ont reçu

l’ordre de tirer (une cousine, âgée de cinquante ans).

« Le cortège passe pendant dix à quinze minutes mais, tout à coup, les

soldats reforment les barrages, en tronçonnant le défilé : pointant leur

mitraillette sur le ventre des manifestants, ils les empêchent d’avancer. Il est

14 h 50 (voisin de lit d’hôpital).

« 14h50 : c’est l’ouverture du feu, par rafales de mitraillette, sans qu’il y

ait eu au préalable un cri, un coup de feu, une sommation – le tir est à bout

portant.

« Les premières rafales sont tirées du carrefour boulevard Pasteur-rue

d’Isly par des soldats postés devant Havas (appartenant au premier cordon).

Le tir arrose la foule rue d’Isly et vers la Grande Poste (journaliste

américain).

« Les manifestants tombent, se couchent à terre ou courent se protéger.

Ceux qui refluent rue de Chanzy sont pris sous le feu des soldats placés

boulevard Bugeaud et tirant vers la rue d’Isly (journaliste américain).

« Beaucoup se plaquent sur le trottoir de la rue d’Isly, opposé au

boulevard Pasteur, les plus heureux plongent dans les couloirs des

immeubles. La rue d’Isly étant bordée de magasins, les vitrines sont cassées

et l’on verra à l’hôpital de nombreux blessés par éclats de verre, tendons

sectionnés (infirmière du service de l’hôpital).

« D’autres (comme moi) refluent vers la Grande Poste en courant : ils

sont fauchés par le feu ouvert par le barrage placé boulevard Bugeaud au

PM (pistolet mitrailleur) et surtout FM (fusil mitrailleur). Je suis touché à la

base de l’épaule gauche par une balle entrée de trois quarts arrière et

ressortie devant sous la salière gauche.


« Du coup, plus personne ne court, tout le monde est à terre – le tir est

général, au PM, au FM, provenant des soldats placés rue d’Isly et boulevard

Bugeaud.

« À cette heure, le service d’ordre tire aussi du boulevard Bugeaud vers

la rue Alfred-Lellouche (parallèle en contrebas), place de l’Opéra (ouest de

la poste, huit cents mètres à vol d’oiseau), aux facultés vers la rue Michelet

(est, quatre cents mètres), au carrefour de l’Agha (est, cinq cents mètres),

aux champs de manœuvres (est, trois kilomètres), sans tuer trop de monde,

car il n’y avait pas de manifestants à cet endroit…

« Sur la placette de l’Horloge, chaque vivant se fait le plus petit possible,

car les tirs continuent sur les gens couchés. À ma place, couché sur le

trottoir de la Grande Poste, les pieds tournés vers le boulevard Bugeaud, je

suis un peu surélevé, rien ne me protège, mais je peux observer toute la

placette, de l’agence Cook au carrefour Pasteur-Isly. J’entends dans mon

dos les départs de FM, du barrage Bugeaud, qui tirent sans arrêt. La placette

est jonchée de corps, certains entassés dans les caniveaux. À ma gauche,

assis dans l’encoignure de la porte de l’ancien local des Chèques postaux,

un vieux monsieur, blessé légèrement, se blottit et attend. À gauche, devant,

gît un homme baignant dans une mare de sang, la mâchoire inférieure

arrachée, mort. À droite, dans le caniveau, un homme de cinquante ans est

couché, le visage tourné vers moi, les yeux fermés, paisible : il a la tempe

gauche transpercée, sa femme crie : “Mon mari est mort, mon mari est

mort”, elle est couchée à côté de lui et l’entoure de son bras, elle veut se

lever pour chercher du secours, mais je l’exhorte à ne pas bouger. En effet,

des bras ensanglantés se lèvent, des gens hurlent de cesser le feu : “Nous

sommes français comme vous, arrêtez.” Des blessés tentent de se lever :

tout début de mouvement déclenche immédiatement des rafales. À un mètre

cinquante de moi, sur ma gauche, le mur de la Grande Poste est criblé de

balles à moins de quarante centimètres du sol. Je suis dans une position

parallèle à ce mur, les balles me frôlent, souvent après avoir ricoché sur le

trottoir, qui est tout écaillé (l’une m’atteint au sommet du crâne et

m’entaille le cuir chevelu jusqu’à l’os).

« Mon voisin de lit, qui se trouvait alors couché sept à huit mètres devant

moi (dans le même sens que moi), est atteint par une balle du FM qui, après

avoir ricoché, pénètre entre deux orteils et va se loger dans le pied. Deux

hommes avec qui il s’entretenait sont tués presque en même temps, l’un

d’une balle dans l’arrière de la tête, l’autre d’une balle dans le dos.


« De ma place, je vois les militaires postés entre Cook et Havas arrosant

les gisants au PM et au FM : ils vident chargeur sur chargeur, ce sont des

musulmans. L’un d’eux nous fait signe de nous lever en nous lançant des

injures et en faisant des gestes obscènes. Un autre tire de longues rafales

vers le centre du Plateau et l’entrée de la rue Michelet, où se trouvait un

cordon de soldats vers 14 h 30. Au carrefour Pasteur-Isly, un gradé (quelque

chose brille sur ses épaulettes) se dandine d’un trottoir à l’autre du

boulevard Pasteur, la mitraillette en sautoir, les mains dans les poches. Les

rafales continuent de partout : voilà au moins dix minutes que le feu a été

ouvert. Dans le lointain, j’entends une corne de pompiers, c’est une

camionnette qui s’arrête dix mètres devant moi. Je fonce 54 . »

Voici, pour clore ce terrible chapitre, le témoignage de Simone Gautier,

extrait de son livre Le Plateau des Glières. Alger, lundi 26 mars 1962 55 :

« Nous habitions à Elier. Ce jour-là, je me suis réveillée avec de

l’angoisse. Les événements étaient éprouvants. Cela n’allait pas bien du

tout. En accord avec Philippe, je décidai de rester à la maison et de garder

les enfants avec moi. Mon mari avertirait que je n’irais pas travailler. À

midi, il est rentré pour le déjeuner. Il avait l’air soucieux, comme triste. Les

enfants le sollicitaient beaucoup. Il m’a seulement dit qu’il avait vu un

spectacle affreux. Il me semble me souvenir qu’il était passé par le haut, par

les Tagarins. Il avait vu un soldat ou un gendarme, je ne sais plus, tirer sur

une colonne de boîtes de lait destinée aux enfants de Bab el-Oued enfermés

dans leur enfer, un ghetto. Bab el-Oued, isolé, était devenu Budapest.

« Soldats, gendarmes et CRS encerclaient le quartier avec des barrages

de fil de fer barbelés. Les chars tiraient sur les façades [des immeubles], les

blindés écrasaient les voitures, les CRS brisaient les vitrines, saccageaient

les appartements. Tous les hommes avaient été arrêtés. Plus de téléphones,

plus de vivres, plus de médicaments, plus de lait pour les enfants. Et les

forces de l’ordre, ivres de rage et de toute-puissance, ne peuvent plus se

retenir, continuent de saccager et de détruire minutieusement. Ils éventrent

les meubles, les matelas, brisent les télévisions, la vaisselle, les bibelots, les

jouets. Une petite fille est tuée sur son balcon. L’aviation s’en mêle et arrive

en renfort. Tout était interdit et aussi d’enterrer les morts et de soigner les

malades et de faire venir les médecins. Pendant quatre jours, Bab el-Oued

était devenu Budapest ensevelie sous les décombres dans un couvre-feu

intégral.


« Qui sont ces sauvages, où est la France ?

« Le prétexte à cet écrasement enragé et hystérique était de chercher les

hommes de l’OAS qui, eux, avaient filé depuis longtemps. Le petit peuple

de Bab el-Oued doit payer. Bab el-Oued c’était notre fierté. Bab el-Oued

avait le goût de la vie.

« De cela nous ne parlons pas, à cause des enfants qui veulent jouer avec

leur père. Nous restons silencieux, dans nos pensées.

« Philippe m’a dit qu’un tract circule, appelant à une manifestation pour

lever le bouclage de Bab el-Oued.

« Et puis, il est reparti pour se rendre chez IBM, boulevard Saint-Saëns,

où il travaillait, et il a peut-être décidé de se rendre auparavant à la

manifestation en faveur des gens de Bab el-Oued. Cela, je ne le saurai

jamais. On a retrouvé sa voiture sur les quais. Il a dû, peut-être aussi,

vouloir faire le tour ou être obligé de faire le tour, par le boulevard Baudin

en raison des cordons de soldats, il a marché vers le plateau des Glières, et

il s’est trouvé pris dans la nasse, dans le sac, dans ce guet-apens… De la

Grande Poste… Un vrai traquenard… Un choix symbolique et stratégique

pour une tuerie ! Pour massacrer ces pauvres combattants sans armes qui

n’avaient que leur solidarité à offrir et des drapeaux pour l’honneur… Le

plateau des Glières où se trouvait le monument aux morts de ceux tombés

pour la France pendant les deux grandes guerres… Mon grand-père avait

déjà donné sa vie pour la France à Verdun en 1915. Il a mis des jours à

mourir dans son boyau plein d’eau, sans secours, intoxiqué par les gaz.

« J’ai passé l’après-midi avec les enfants, et je n’ai pas écouté la radio. Et

puis, le soir est venu avec le couvre-feu. Philippe ne rentrait pas. J’ai

téléphoné à mon père, lui disant que Philippe n’était toujours pas là. Mon

père a poussé un cri, je crois, me disant qu’il allait le chercher, qu’il devait

être pris dans les différents couvre-feux.

« Je ne sais comment j’ai fini de m’occuper des enfants, comment j’ai

passé cette nuit ? Je ne sais pas. Je n’en ai pas de souvenirs. Mais j’avais

froid, et je suis allée chercher sa veste qui sentait l’Amsterdamer, pour

dormir dedans.

« Au matin, les enfants déjeunaient, et mon père est passé devant la

fenêtre de la cuisine… Alors, j’ai compris ! Il me semble que je tombe…

Les enfants crient… Et puis je ne me souviens plus… Sauf que j’entre dans

l’hôpital Mustapha, et là, une autre moi-même se met à hurler, que

j’entendais de loin, et qui m’assourdissait pourtant. La douleur naissait au


creux du ventre, montait en s’irradiant, arrivait dans ma poitrine, comme

une brûlure intolérable, et le hurlement s’échappait tout seul de ma gorge

avec mon souffle. J’ai couru m’enfermer dans le service du docteur Sutter,

chez lequel j’avais fait un stage. Je ne me souviens plus combien de temps

je suis restée là à hurler.

« Et puis on est venu me chercher pour me ramener dans une grande

salle, où des corps dénudés étaient allongés, en vrac, par terre. Il fallait

passer par-dessus. C’était un spectacle effroyable, tous ces corps mutilés,

entortillés de bandages, au milieu desquels je le cherchais. Philippe était

dans une salle, habillé, et il était allongé sur une table. On l’avait donc

amené vivant ? Il avait un gros pansement sur le côté de la tête. Il n’était

pas défiguré, il était lui. Je me suis jetée sur lui, alors que tout s’en allait de

moi.

« Je me suis mise à mourir. J’ai dû passer l’après-midi avec lui, le serrant

dans mes bras, l’embrassant. Et puis, on m’a arrachée à lui. Et puis je ne

sais plus… Les jours suivants… Les défaillances de ma mémoire me

protègent sans doute encore aujourd’hui des gouffres de l’horreur, et de la

douleur, de ces trous noirs et béants où il n’est plus rien. Je suis retournée

au plateau des Glières, place de la Grande Poste, avec Martine, ma fille. Je

l’entendais qui disait : “Maman a du chagrin, il faut la laisser”, tandis que

j’embrassais chaque pavé où son sang avait dû couler.

« Philippe, cité à l’ordre de la Brigade, et à l’ordre du régiment pendant

son service militaire pour avoir chaque fois ramené ses hommes, s’était fait

tuer d’une balle dans la tête, de façon délibérée par l’armée française,

comme on achève les chevaux, ou plutôt un chien enragé. Achevé à bout

portant. Il a vu la mort arriver. De quel côté se trouvaient donc les bêtes

sauvages ? Philippe, cité de façon élogieuse par cette même armée, qui

parlait d’honneur, de courage, de valeur… Je n’ai pas besoin de consulter

les archives pour reconnaître dans cette sauvagerie et cette haine une

volonté délibérée, calculée, préméditée… La violence de cette cruauté sur

lui. Cette mort humiliante, infligée à un homme courageux et généreux ; lui,

si généreux. Cette violence s’est emparée de moi. Je crois qu’on peut

mourir de chagrin, devenir fou, ne pas revenir…

« J’ai entassé tout ce qu’il y avait dans l’appartement, je voulais y mettre

le feu, mais je n’ai fait que tout casser. J’ai maudit la France pour sept

générations, j’ai supplié Dieu, s’il existe enfin, qu’il refuse à tous ces

gouvernants tout espoir de rédemption. J’ai prié de toutes mes forces pour


que ces donneurs d’ordre périssent par le feu, le fer et le sang, que ces

faiseurs de destins trahissent au nom de la loi, que ces faiseurs de belles

paroles, crachats pleins de pus, croupissent en enfer, à jamais. J’ai invoqué

la malédiction définitive sur ma patrie, l’Algérie, et sur ce pays, la France

que j’avais tant aimée à l’école. J’ai supplié que toutes les souffrances des

corps et des âmes soient à jamais réservées à ceux-là : les entendre gémir,

supplier, hurler de terreur, courir de terreur… Et mourir dans le caniveau.

« Eh oui, je me suis arrêtée de hurler.

« J’ai dit au revoir à mon néflier où, perchée, j’aimais tant lire Victor

Hugo et Stendhal, où j’aimais tant réciter Verlaine et Phèdre, où j’ai révisé

tout Descartes, pour le bac.

« J’ai emmené les enfants au pays de leur père, dont il était si fier. J’ai

fait la valise. Pour mes enfants et moi, ce n’était pas la valise ou le cercueil,

c’était, pour nous, la valise et le cercueil. Nous n’avons pas trouvé les

Français. Nous avons trouvé des gens qui ne nous aimaient pas.

« Mes enfants, eux, étaient français.

« Nous l’avons ramené dans son pays. Je ne sais plus comment je me suis

retrouvée en Bretagne chez ses parents tout de suite après le 26 mars. Tout

était interdit à Alger.

« Nous avons attendu son cercueil pendant cinq horribles jours, ce

cercueil qui sillonnait la France depuis on ne savait quel port. Je crois me

souvenir que mon père avait tout acheté au marché noir. Il avait embarqué

son cercueil à la sauvette, dans la nuit, pendant le couvre-feu, sur le premier

bateau en partance pour la France qui l’avait accepté : cercueil que la loi

nous interdisait d’honorer. Il a été inhumé le 2 avril 1962 dans le petit

cimetière d’Arzon dont fait partie Port Navalo. C’est sur la tombe du petit

mousse qui surplombe toute l’entrée du golfe du Morbihan que nous avions

échangé nos premiers serments, si romantiques, de ne jamais nous quitter et

de mourir ensemble.

« Je me suis enfermée dans quarante-deux ans de silence. Je n’ai plus

jamais parlé. À personne.

« J’ai trouvé refuge auprès de ceux qui étaient dans la peine.

« Aujourd’hui, je peux témoigner de quelques souvenirs. Mes enfants ont

grandi dans la douleur de la disparition incompréhensible, indicible de leur

père. Si, aujourd’hui, le temps n’est plus des malédictions et des désirs de

vengeance, si l’héritage que je laisse à mes enfants est un héritage de

douleurs, ils sauront le transformer, le reprendre à leur compte, et accomplir


leur destin où ils le voudront, et en être les maîtres. La fille de notre fille,

notre petite-fille, celle qui va avoir vingt-deux ans, déjà, me rassure : “Je

viens de cette histoire ? Je l’aime. J’en suis fière, et j’en prendrai soin.”

« Le temps des historiens est venu et leur travail de vérité et de mémoire

m’est consolateur.

« D’autres se sont battus, d’autres se battent encore.

« Mais, pour moi aujourd’hui, c’est toujours le temps des accusations. Je

les accuse, car ils sont toujours là. D’assassinats, de meurtres prémédités

sur ces pauvres gens, et sur la personne de mon mari. Je demande la

lumière.

« Hélas, aujourd’hui encore, le deuil de la tuerie du 26 mars 1962 est

interdit : profanation de leur mémoire, sacrilège porté à leur humanité… Ils

n’en finissent plus de mourir pour la deuxième fois.

« Comment cela se dit, en français, en bon français, la mère qui tue son

fils ? »


21

Les Européens vivent avec le terrorisme du FLN, dont les actions sont

réduites depuis la bataille d’Alger, grâce à la présence des soldats

patrouillant jour et nuit dans les rues des villes. Mais, pour autant, la

population est encore confrontée à des actions isolées, à l’exemple de cette

mère de famille musulmane, dont les grenades, qu’elle portait sous son

vêtement, explosent devant une école. Les mères de famille,

majoritairement européennes, prennent conscience de l’ampleur du drame :

heureusement, les engins n’ont pas sauté quelques minutes plus tard, au

moment où les enfants sont apparus.

Les pieds-noirs sont devenus suspects au regard de l’armée, sans qu’il

leur soit possible d’expliquer le glissement d’une situation de victime à

celle d’agresseur. La police ne cesse de les harceler, ainsi que les barbouzes,

cette Gestapo française, animée par les hommes les plus cruels qui soient,

n’hésitant pas à tuer, à assassiner, à jeter en prison, ou à déporter n’importe

quel individu. Sous n’importe quel prétexte : crier « Vive la France ! » au

coin d’une rue, ou pis, « Vive l’Algérie française ! », est passible d’une

séance de torture.

L’objectif assigné à cette milice est de réduire à néant l’influence de

l’organisation séditieuse – l’OAS – parmi les Français. Pour y parvenir, elle

dispose de tous les moyens. À tout moment de la journée et de la nuit, les

policiers investissent les appartements. Les gens sont arrêtés sans mobile

précis, sans griefs clairs, le simple fait d’être soupçonné de sympathiser

avec l’OAS suffit. Le climat de suspicion permanente est délétère, les

familles parmi les moins engagées dans la résistance se sentent coupables,

comme le raconte Francine Dessaigne :

« On vient nous prévenir : il est question de perquisition dans le quartier.

C’est d’autant plus plausible qu’il n’y en a jamais eu. Aussitôt, nous

fouillons dans nos papiers. Qui n’a pas un tract qui traîne ? C’est suffisant

pour avoir beaucoup d’ennuis. Les tracasseries policières développent la

mauvaise conscience chez ceux qui n’ont rien à cacher. On est sur le quivive.

Comment les recevoir ?… Je me méfie des enfants et prends les


devants. “Si cela arrive, je vous demande le silence absolu. Toi, Danièle, tu

prendras ta petite sœur pour qu’elle n’ait pas peur, et vous, les garçons,

vous resterez auprès de Danièle, en silence. Pas un mot, pas un

commentaire.” J’insiste là-dessus de toute mon autorité. Petite révolte : “Tu

vas les laisser fouiller partout ? Tu ne leur diras rien ? Il faut leur crier

qu’on est français, et qu’ils font un sale travail 56 .” »

Personne n’est à l’abri, cela a déjà été dit, et mérite d’être répété, ne

serait-ce que pour faire comprendre ce que fut le calvaire des Européens, et

avec eux les harkis, dans la dernière ligne droite de l’indépendance.

Ainsi, une jeune femme de trente-cinq ans, mère de deux enfants, se

meurt dans une clinique. Arrêtée pour collusion avec l’OAS, elle a été

atrocement torturée par la police.

On emprisonne pour délit d’opinion, à l’exemple de cet officier de

réserve, que l’on arrête pour avoir parlé, sans aucun doute, trop fort.

Les arrestations auxquelles procèdent les barbouzes peuvent aller très

loin. La police, selon son habitude, est venue perquisitionner au domicile

d’un homme puis, sans préavis, l’a embarqué dans un avion avec d’autres

Européens. Ils sont conduits au camp de Djorf, qui vient tout juste d’être

vidé de ses détenus FLN, désormais ce sont des Français qui doivent

s’installer sur les déjections des autres, dormir sur les paillasses à l’hygiène

désastreuse. Des Français sont retenus prisonniers, par le gouvernement

français, pour le seul mobile, qu’ils sont français, comme l’illustre le

témoignage de J. R. Il s’est retrouvé au camp de Paul-Cazelles.

Son aventure se situe à la fin du mois de mars 1962. Il est tout d’abord

interné quelques jours au château de Holden « qui n’avait de château que le

nom, mais qui était un groupe de baraquements entourés de barbelés avec

de nombreux miradors, où l’on parquait les Français d’Algérie, souvent sur

une simple présomption d’appartenance au mouvement Algérie française :

certains des internés avaient eu le tort de mettre un petit ruban tricolore à la

boutonnière ».

Une nuit, les prisonniers sont réveillés, on leur annonce qu’ils vont être

transférés, sans rien leur dire de la destination. Dès qu’ils sont prêts, des

gardes mobiles les poussent sans ménagement hors des baraques.

« Deux rangées de barbelés ne laissant entre elles qu’un étroit couloir

avaient été disposées, allant de notre porte, jusqu’à l’arrière du camion dans

lequel nous devions prendre place. Derrière chaque haie, les gardes mobiles

se coudoyaient. Au passage, ils nous martelaient les côtes à l’aide de la


crosse de leur mousqueton, pour nous faire avancer plus vite. Dans le

camion où j’arrivais enfin, un camarade eut l’imprudence d’appuyer la tête

contre la bâche. Un coup de crosse lui fut asséné de l’extérieur, lui ouvrant

le cuir chevelu sur sept centimètres. Pansé par nous, il ne fut soigné qu’une

fois arrivé à destination. »

Il ne faut pas moins de deux cents gardes mobiles pour encadrer cent

vingt prisonniers jusqu’au terrain d’aviation de Maison-Blanche, où les

attend un Breguet deux-ponts, qui les transporte dans le Sud-Oranais, à

Paul-Cazelles.

Il s’agit d’un camp d’internement pour fellaghas surnommé « camp

zéro » parce qu’il n’héberge que ceux qui ont du sang sur les mains. En

franchissant les portes, les nouveaux détenus croisent les ex-prisonniers

musulmans que l’on vient de libérer ; ils avaient pourtant été condamnés à

de lourdes peines.

« Rien n’avait été changé, précise J. R., ni nettoyé. Nous n’eûmes qu’à

nous installer aux places toutes chaudes, sur les mêmes immondes

paillasses, les mêmes couvertures crasseuses, et les mêmes punaises qui

pullulaient. »

La première action des prisonniers est de planter un mât au centre de la

cour et d’y arrimer le drapeau français, le considérant interné tout comme

ils le sont. « Matin et soir, nous montions et descendions les couleurs en

chantant La Marseillaise et Les Africains. »

L’administration autorise un seul jour de visite par mois pour les familles.

« Mon épouse et mes enfants, souvent accompagnés d’amis, faisaient

ainsi mille deux cents kilomètres, aller et retour, affrontant les dangers pour

passer quelques heures avec moi. »

Les prisonniers apprennent que le camp de Tefeschoun, situé sur la côte à

quarante kilomètres d’Alger, est vide, et beaucoup plus vivable sur le plan

sanitaire que celui dans lequel ils se trouvent. Après des semaines de

discussions avec la direction, ils finissent par obtenir satisfaction.

« Un convoi impressionnant de GMC, précédé et suivi

d’automitrailleuses de la garde mobile, fut organisé. Chaque camion était

également pourvu de trois gardes mobiles armés. »

La précipitation du départ les empêche de prévenir les familles du

changement. Chacun s’angoisse, et se demande comment s’y prendre pour

qu’ils ne fassent pas ces kilomètres pour rien.


« Un copain, que je nommerai R., eut une idée. Il avait un roman. Nous

prîmes les deux pages de garde, et chacun de nous écrivit : “Prière à la

personne qui ramassera ce papier de bien vouloir envoyer le télégramme

suivant”, puis avaient été établis les noms et les adresses de nos familles. »

Ils décident de jeter les pages, pliées en quatre, dans un des villages

qu’ils doivent traverser, essayant de choisir un endroit où se trouverait le

maximum d’Européens, pour avoir une chance que les messages arrivent

aux destinataires.

« C’est à Oued-el-Alleug que nous les avons jetés. Les trottoirs étaient

noirs de curieux, pour la plupart musulmans, et de quelques Européens. Le

convoi roulait lentement. Nous entendions les petits Arabes dire “Anouk

s’hab louasse” (“Regarde les hommes de l’OAS”) ; mon copain jeta son

papier vers le premier Européen qu’il vit, mais le message tomba aux pieds

d’un musulman, qui le ramassa. “Tu as raté ton coup, lui ai-je dit. À mon

tour.” »

« J’attendis et repérai une Européenne, je le lançai, il atterrit devant elle.

Elle le regarda, hésita, un musulman à son côté, le lui désigna et, gestes à

l’appui, lui fit comprendre de le ramasser. La femme regarda une dernière

fois la feuille pliée à ses pieds, et partit. Ce fut l’homme, le musulman, qui

se baissa, la saisit, et la mit dans sa poche. »

Devant l’échec de leur entreprise, les deux Français sont déçus et

inquiets, car ils imaginent la déception de leurs familles lorsque, le samedi

suivant, après avoir parcouru les mille deux cents kilomètres habituels, elles

ne les trouveront pas au camp.

« Le samedi passa, puis vint le dimanche. Nous eûmes alors l’immense

surprise de voir arriver nos femmes et nos enfants. Ma femme m’expliqua

qu’elle avait reçu mon message, fort heureusement, le vendredi, aux

environs de 18 heures. Ainsi, des musulmans inconnus de nous avaient eu

ce geste d’amitié envers ceux qui, à l’époque, étaient voués aux gémonies.

Ils avaient payé de leurs deniers l’envoi d’un télégramme. Des musulmans

que la propagande officielle présentait comme anti-Français ! Je n’ai jamais

pu savoir le nom de celui qui m’a rendu ce service. S’il lit mon témoignage,

qu’il sache que je lui garde une reconnaissance éternelle. »

Dans un monde qui perd tout contrôle de lui-même, la police arrête

également les adolescents. Une jeune fille de quinze ans a été enlevée au

salon de coiffure où elle était apprentie. Deux policiers sont venus la

chercher, et son patron n’a pas pu prévenir sa famille du lieu où elle serait


retenue. On imagine le cauchemar que vivent ses parents. Heureusement

après vingt-quatre heures, ils reçoivent une lettre de leur fille. Elle se trouve

à la caserne de gardes mobiles, aux Tagarins, et demande un manteau et des

couvertures.

« On croit rêver, déclare Francine Dessaigne. Une fille de quinze ans,

c’est une gosse. Comment peut-on arrêter des enfants ? On se demande les

motifs, on se sent pris d’un vertige, comme au bord d’un gouffre. On vit, les

enfants jouent et, tout près de nous, se font et se dénouent d’horribles

tragédies. Curieux funambules dont le fil est tendu sur des marmites de

sorcières, irons-nous jusqu’au bout, sans tomber 57 ? »


ILS ONT VÉCU LES ENLÈVEMENTS


22

Dans le dernier quart d’heure de la cohabitation, poursuivant la politique

de terreur qu’il a installée en Algérie le 1 er novembre 1954, alors que les

accords d’Évian lui ont livré le pays sur un plateau par la seule volonté de

Charles de Gaulle, pressé de se débarrasser de ce qu’il considérait comme

un boulet, le FLN décide de poursuivre ses actions de terrorisme contre la

population européenne et les harkis.

Le chaos est si préoccupant que le président des États-Unis, John F.

Kennedy, alerté par son ambassadeur à Alger, donne l’ordre à la VI e flotte

de croiser en permanence au large des côtes algériennes avec pour mission

de porter secours à la population.

Le FLN procède à des enlèvements de civils et de militaires à n’importe

quelle heure de la journée ou de la nuit. Le nombre des personnes disparues

atteint un chiffre alarmant. Cinquante ans après la fin du conflit, le dossier

des enlèvements n’a toujours pas été traité par les différents gouvernements

depuis 1962. Cette situation litigieuse n’a jamais trouvé de solution

humaine, ni de règlement diplomatique, et laisse les familles endeuillées par

la disparition d’un ou de plusieurs de leurs membres, comme hébétées

devant l’injustice qui leur est faite et le refus des autorités de considérer ce

drame comme faisant partie des grandes affaires de la nation.

Depuis 1961, le gouvernement français a replié le plus gros de l’armée. Il

ne reste pas suffisamment de présence militaire pour assurer la protection

des civils qui n’ont pas encore quitté le pays. Les militaires sont enlevés à la

sortie des casernes, sans qu’il soit possible à l’armée d’agir ; les civils,

hommes, femmes et enfants sont également enlevés. La police ne peut

intervenir, car l’Algérie est devenue autonome avec les accords d’Évian, et

donc l’armée, et ce qui reste de policiers, sont de facto sur un territoire

étranger, même si aucune structure de celui-ci n’existe encore. Situation

ubuesque, qui fait de l’Algérie un pays de non-droit, autorisant chacun à se

comporter selon ses envies ou ses aspirations, fussent-elles criminelles.

Le FLN ouvre la chasse aux Européens. « On se faisait tirer comme des

lapins, en plein jour et en pleine rue », dit un témoin.


Le médecin et lieutenant Claude Guillemont est ainsi enlevé en plein

jour, alors qu’il vient de quitter le PC de son bataillon. Personne ne l’a revu.

Cinquante soldats français sont enlevés à cinq cents mètres de leur caserne.

Les autorités civiles et militaires françaises restent muettes sur l’événement.

Le 21 juillet 1962, quatre mois après le cessez-le-feu, André Aussignac

sort de la caserne Maison-Carrée. À peine a-t-il fait huit cents mètres, que

des Algériens l’entourent, et le forcent à monter dans une camionnette.

Il se retrouve dans une briqueterie. Seize autres Européens arrivent dans

la journée. Aussignac est emprisonné dans un four éteint avec une

soixantaine de personnes. Ils craignent qu’il soit réactivé.

Le lendemain, les soixante kidnappés sont transportés dans des camions

bâchés, puis débarqués au milieu de nulle part. La colonne marche pendant

des heures. Les prisonniers ne reçoivent ni à boire, ni à manger. Ils ne sont

pas autorisés à communiquer entre eux. Le cortège atteint la mine de

Miliana. Les Algériens font descendre les Français au fond, les obligeant à

se mettre nus, et les font travailler.

La vie dans la mine est un enfer. Un verre d’eau et une poignée de

semoule sont la seule nourriture pour une journée. Les prisonniers souffrent

de la soif. Pour l’apaiser, ils lèchent l’humidité des parois ou boivent leur

urine, qu’ils recueillent dans le creux de la main.

Un ministre algérien en visite donne un coup de pied dans la figure

d’André Aussignac – qui en porte encore la trace – parce qu’il ne s’est pas

levé assez vite. Le rendement faiblit, Aussignac et d’autres sont remontés,

remplacés par une cargaison de Français enlevés depuis peu. La marche

dans le djebel reprend. Aussignac s’évade, il est repris au bout d’un

kilomètre, puis s’évade une seconde fois. Il est torturé atrocement : ongles

des orteils arrachés, et jambes abîmées.

En dépit des blessures, il a le courage de s’évader une troisième fois. Des

Français d’Algérie le recueillent dans un fossé, et le ramènent à Alger. Ils le

font passer en France sur un chalutier.

À compter des accords d’Évian, le FLN, craignant que les irréductibles

de l’Algérie française ne lui fassent perdre les avantages acquis, lance la

consigne d’enlever sept ou huit Européens par jour. L’organisation

nationaliste agit comme souvent sans méthode, en enlevant le premier venu.

Ne possédant pas assez d’hommes dans ses rangs pour accomplir cette

besogne, séquestrer et torturer, le FLN fait appel à des mercenaires, que l’on

trouve dans les basses couches de la société, au sein d’une pègre


accoutumée à vivre brutalement et dangereusement, comme l’explique

l’historien Jean Monneret : « Ces groupes auront tôt fait de comprendre que

leur travail exercé aux frontières des quartiers musulmans a peu de chance

d’attirer la riposte des patrouilles françaises, à l’heure du cessez-le-feu. Seul

le service d’ordre du FLN pourrait s’opposer aux excès, mais eux-mêmes

sont le FLN. Bientôt de véritables bandes s’installent dans une sphère de

non-droit et de non-répression, où elles vont pratiquer l’enlèvement pour

leur propre compte 58 . »

Dès lors, le mobile n’est plus politique. À cause de leur voiture, de leur

appartement, ou de leur femme, des pieds-noirs vont disparaître.

« La nouvelle tactique inaugurée par le FLN, poursuit Jean Monneret, se

dégrade. À Hussein-Dey, au Ruisseau, à Belcourt, à Montpensier, à Maison-

Carrée, à Kouba, les habitants des HLM fuient leurs quartiers où les

enlèvements suscitent l’épouvante. Exposés, ils le sont, tant par leur habitat

que par leur travail. Les ouvriers qui vivent là partent tôt, reviennent tard,

font les trois huit parfois. Gare aux isolés. Les automobilistes rentrant à la

nuit tombée, les travailleurs attendant l’autobus en des lieux peu fréquentés

courent un danger mortel. Rapidement, les quartiers populaires se vident.

Les commandos FLN les occupent et les pillent, car les gens sont partis en

laissant tout sur place 59 . »

Car il va de soi que beaucoup vont y trouver leur compte. Des réseaux de

trafiquants apparaissent : pièces détachées, voitures volées et meubles font

l’objet d’un commerce aussi lucratif qu’illégal. Une économie parallèle

s’installe, le gangstérisme fleurit. Les mots d’ordre du FLN, la lutte contre

l’OAS intéressent moins certains groupes que la rapine et le meurtre. Jean

Chapus, un Européen libéral, ami d’Albert Camus, juge au tribunal pour

enfants, est enlevé boulevard Saint-Saëns. On retrouve son corps mutilé sur

la route moutonnière. Tout indique qu’on l’a tué pour lui voler son véhicule.

Parce qu’il héberge à son domicile un camarade dont il découvre le passé

douteux, Philippe Nouvion est enlevé le 21 juillet 1962.

« Ils me passent les menottes et m’emmènent au commissariat central

d’Alger. Je précise que ce sont des Algériens. Dans la cellule où l’on me

fait entrer se trouvent soixante hommes.

— Cherchez-vous à connaître la raison de votre arrestation ?

— Bien entendu. Il m’est répondu que cela ne me regarde pas ! Les

interrogatoires ont commencé avec la nuit.


— Avez-vous été torturé ?

— À raison de deux ou trois fois par jour. C’étaient des raclées

épouvantables et la gégène sur les testicules, les mains, les pieds. Depuis,

j’ai de gros problèmes neurologiques, parce qu’avec le temps ça se dégrade.

Je suis resté quatre jours sans manger ni boire.

— Que vous voulait-on ?

— Qui était ce Michel Pierre, le type que j’avais hébergé sur la demande

d’un copain de régiment ? Qu’était-il devenu ? Franchement, je n’en savais

rien. Je ne faisais pas partie de l’OAS, j’avais à m’occuper de notre

exploitation viticole après l’assassinat de mon père, c’était là mon unique

préoccupation. Entre chaque séance de torture, j’écrivais toujours la même

déclaration, sur une vieille machine à écrire. Au bout, d’une semaine de ce

traitement, j’allais de plus en plus mal, ils ont fini par me libérer. Avant de

quitter le commissariat, je leur ai demandé un certificat prouvant mon

arrestation et ma relaxe. Ils me l’ont fait sans opposer la moindre

résistance. »

Des enlèvements à caractère sexuel se produisent. Que les femmes soient

européennes, musulmanes ou juives, elles sont des proies de choix. Leur

enlèvement cache un odieux trafic. Nombreuses sont celles qui alimentent

les réseaux de prostitution, soit en Afrique noire, soit dans les pays arabes.

Comme le rapporte Le Figaro du 22 mai 1962, des femmes sont

kidnappées uniquement pour être violées : « Une jeune très jolie femme

âgée de vingt-cinq ans, Mme G…, avait été enlevée vers 11 h 30, mardi

matin, en se rendant d’Alger à Fort de l’Eau dans sa 203 Peugeot, par trois

musulmans armés qui avaient doublé sa voiture et l’avaient obligée à

stopper. Ils la tinrent séquestrée pendant quarante-huit heures au cours

desquelles elle fut l’objet, jour et nuit, d’odieuses violences… Vendredi, on

lui banda les yeux et elle fut conduite au marché aux bestiaux de Maison-

Carrée puis relâchée… »

Il arrive aussi que des enfants soient victimes de rapts. Le 12 juin 1962,

Le Monde rapporte que cinq Européens, dont une femme et une fillette, ont

été enlevés mercredi matin, vers 9 heures, par les musulmans, dans le

quartier de Belcourt.

Le 27 juillet 1962, entre Mascara et Sidi-Bel-Abbès, un homme est

enlevé. Deux ans plus tard, son cousin, guidé par des bergers, le reconnaît

dans un camp de prisonniers, situé dans la région de Marnia, au lieu-dit

« les Mines ». Il a pu approcher des barbelés. En toute hâte, il va voir le


consul de France. Ce dernier le traite d’imposteur, lui réclame un rapport

écrit et l’incite à quitter l’Algérie au plus vite. L’affaire n’aura aucune suite.

Jean de Broglie, secrétaire d’État aux Affaires algériennes, s’est contenté

d’envoyer une lettre à l’épouse du disparu, la priant de le considérer comme

mort.

À Oran, le 5 juillet 1962, le FLN rafle des Européens. Ils sont enfermés à

l’école Langevin. Un détenu, M. Anton, est libéré le 26, et court informer

les autorités françaises. Celles-ci ne lèvent pas le petit doigt. Le 15 octobre,

l’école redevient un établissement scolaire. Les prisonniers sont transférés

on ne sait où.

Le même 5 juillet 1962, Henry Prud’homme, fonctionnaire à Oran, est

enlevé. Son père réside en métropole. Pendant une année, il reçoit des

lettres de son fils, lequel lui explique sa situation, et lui demande

d’entreprendre une action, pour le sortir de la prison où il est détenu. Du

jour où le père écrit au consul de France à Mostaganem, il ne reçoit plus de

lettres du fils, et les démarches restent sans suite.

À Paris, au Sénat et à l’Assemblée nationale, les sénateurs et les

parlementaires s’indignent et certains s’émeuvent. Ils interpellent le

secrétaire d’État aux Affaires algériennes. Jean de Broglie envoie des

commissions d’enquête. L’une après l’autre, elles font un tour de valse, et

rentrent en France, les dossiers vides. Le gouvernement français et le chef

de l’État, Charles de Gaulle, se taisent, craignant de compromettre les

accords d’Évian et d’engager un bras de fer avec le nouvel État algérien.

Les récents gisements de pétrole dans le désert sont sûrement pour quelque

chose dans ce silence…


ILS ONT VÉCU L’EXODE


23

C’est dans un climat de fin du monde, avec la peur au ventre et la nausée

au bord des lèvres, que les Européens quittent l’Algérie. Les plus

prévoyants ont expédié les enfants en métropole. Cette fuite les a marqués.

Alain Bakouche, dix-sept ans, arrive en France dans un état de choc, après

l’attentat perpétré contre son père. « Un Arabe l’a suivi dans le couloir de la

maison et lui a tiré deux balles dans le dos. Ma première réaction a été

d’aller dans la rue et d’arracher l’arme d’un gendarme qui patrouillait dans

le quartier, pour tuer tous les musulmans. On m’a enfermé chez moi

pendant trois jours, puis on m’a mis dans un avion pour Paris, en plein

milieu de l’année scolaire. »

François-Yves Darmon, dans un témoignage recueilli par la journaliste

Danielle Michel-Chich, raconte que son père l’a fait partir du jour au

lendemain, par crainte qu’il tombe sous l’emprise de l’OAS.

« J’avais quinze ans et demi, et l’organisation secrète tentait de recruter

parmi les jeunes. Il est vrai que nous n’allions plus à l’école au printemps

1962, et que nous étions tous un peu impliqués dans des actions bizarres,

qui relevaient pour nous de l’aventure. C’était une sorte de jeu de piste avec

un extraordinaire goût d’aventure, mais qui pouvait devenir dangereux, ce

qui justifiait l’inquiétude des parents… »

Jacques Fieschi, dans son roman L’Homme à la mer, restitue les derniers

instants avant le départ : « Ce jour-là était comme les autres… À midi, je

suis allé déjeuner chez un ami, lui aussi en classe de troisième. En partant,

je n’ai rien remarqué chez moi d’inhabituel ou de fébrile. En début d’aprèsmidi,

la domestique espagnole qui servait chez mes parents est venue me

chercher. “Rentrez tout de suite à la maison. Vous partez aujourd’hui.” Les

bagages sont prêts, ma mère donne des ordres avec sang-froid, son visage

ne témoigne aucune émotion. Mes affaires sont dans la valise. Nous avons

cinq minutes pour quitter les lieux. Ce n’est pas un déménagement : les

meubles vont rester ainsi que les objets, les livres. Nous seuls partons, nous

sommes indésirables 60 … »

Derrière Jacques Fieschi s’éloigne le lieu où il est né et où il a grandi.

« Je n’ai pas contemplé la ville, la falaise et la baie quand le bateau a quitté


le port. Je leur ai même tourné le dos. […] Je n’ai pas dit adieu à ma ville

natale, puisque je ne suis plus d’ici : on m’a mis en scène parmi d’autres,

dans le grand spectacle du départ, et ma situation de figurant ne m’autorise

pas aux sentiments de premier rôle. Avec les matelas ficelés, les oiseaux

encagés, le portefeuille et les boîtes protégeant des titres de propriété

désormais sans valeur, on m’expédie comme un colis de l’autre côté de la

Méditerranée. Sans le savoir, j’ai renoncé à l’Algérie. Mon passé coule à pic

dans une mer d’huile 61 . »

La folie tourne à plein régime. Des hordes de musulmans parcourent les

rues en tirant en l’air ou en visant les balcons des habitations. Peu importe

qui s’y trouve, le geste doit impressionner, il est celui du vainqueur. Des

pieds-noirs, notamment dans les villes, se cachent jusqu’au départ, par

crainte des représailles. D’autres, dans un mouvement de dépit ou de colère,

jettent par les fenêtres tout ce qu’ils ne pourront pas emporter, c’est-à-dire,

tout leur mobilier.

« C’était très dangereux, se souvient Jean-Marc Lopez, des meubles, des

réfrigérateurs, des machines à laver tombaient des balcons et s’écrasaient au

sol. Il fallait marcher les yeux rivés sur les façades des immeubles. »

Hervé Cuesta, dix-neuf ans, est arrêté par une patrouille de l’Armée de

libération nationale tandis qu’il se rend à son travail. Le chef lit le permis de

conduire d’Hervé à l’envers. Après avoir tenté de le déchiffrer, il se porte

jusqu’au jeune Français et lui assène un coup de crosse de mitraillette.

Comme s’il se fut agi d’un signal, une meute de jeunes, et de moins jeunes,

se rue sur lui, et le tabasse à qui mieux mieux, le frappant à la tête, au

visage tout en le gratifiant d’insultes : « Sale Français… Sale pied-noir…

Tu es de l’OAS. »

« D’habitude, mon scooter ne démarrait pas lorsqu’il était chaud, un

mauvais réglage des vis platinées ; cette fois, il s’est mis à vrombir et m’a

sauvé la vie. Sautant sur le siège, je suis parti comme une furie, les autres

m’ont poursuivi sur quelques mètres et ont fini par abandonner. »

Le climat délétère correspond à l’abandon des instincts sauvages du

vainqueur. Les Européens subissent humiliations et crachats à n’importe

quel moment de la journée.

Des familles sont expulsées d’une minute à l’autre de l’appartement

qu’elles occupent par une famille arabe qui s’installe sous le regard

autoritaire d’un soldat du FLN. L’occupation se fait parfois dans la

violence, comme c’est le cas pour cette femme de quatre-vingts ans, qui


supplie les militaires algériens venus réquisitionner sa maison qu’on lui

laisse le temps de remplir une valise. L’officier refuse.

« Tu dois partir maintenant ! », hurle-t-il. La femme quitte les lieux sans

rien emporter, pas le moindre objet, laissant sur place une vie entière, et des

souvenirs de sa famille qui datent de l’époque du peuplement. Il est d’autres

situations où l’appropriation de l’appartement se fait avec une certaine gêne

de la part du nouvel arrivant… Mais cela ne l’empêche pas de s’y installer.

Partir… Combien sont-ils à vivre ces derniers instants comme des

somnambules ? Ils s’asseyent sur leur balcon, ignorant les balles sifflantes.

Ils sont déjà morts ou agonisants… Partir ? Le mot ne s’imprime pas sous

leur crâne, parce qu’il possède une signification trop cruelle… Il en faut, du

courage, pour éteindre la lumière, et fermer la porte, tourner le dos aux

siens gisant dans le cimetière. Désormais, qui viendra fleurir les tombes ? Il

leur en fallut du courage aux pieds-noirs « pour tourner une dernière fois la

clé dans la serrure », comme l’écrit Danielle Michel-Chich 62 .

« J’ai regardé longuement la maison où mes parents avaient toujours

vécu, confie Roger Duval, et qu’ils nous avaient donnée pour notre

mariage. C’était là que nos enfants étaient nés, où nous avions été heureux.

Je ne pouvais pas me dire que c’était fini, que ce serait la maison d’un autre,

que d’autres y seraient, que cette maison vivrait sans nous. »

De quelle indignité les Français d’Algérie se sont-ils rendus coupables

pour se voir ainsi nier par le pouvoir politique et l’administration

républicaine ? Pas un cordon sanitaire dans les aéroports ni sur les quais du

port d’Alger. Aucun encadrement administratif civil ou militaire n’a été

prévu. Personne ne leur vient en aide. Les représentants de la France ont

disparu… Envolés ! Il appartient au petit peuple de se débrouiller comme il

le peut pour quitter ce pays qui lui est désormais hostile ! De Matignon, de

l’Élysée, la détresse des Français d’Algérie, boat-people de la République,

parvient-elle à émouvoir les hôtes ?

« Nous étions plus de cinq mille à attendre, entassés dans une salle de

l’aéroport, se souvient cinquante ans après avec colère Roger Chennetrier.

À part les religieuses de Saint-Vincent-de-Paul qui nous apportaient un peu

de nourriture, nous n’avions rien. Nous sommes restés ainsi quatre jours et

quatre nuits avant de pouvoir monter dans un avion. »

Roger Duval renchérit : « On a attendu pendant trois jours et trois nuits

des places pour le bateau sur le quai d’Alger. Les gens étaient hagards, usés,

angoissés. Ils n’avaient qu’une valise, et quelques baluchons. Les gosses


hurlaient, il faisait une chaleur étouffante mais, pour rien au monde,

personne ne serait retourné en ville. »

Josyane G. poursuit : « Si on retournait en ville, on perdait évidemment

sa place dans la file d’attente. Il y avait des personnes âgées dans des

fauteuils roulants, des bébés qui pleuraient… Les gens avaient peur d’être

tués, s’ils retournaient en ville – car ils savaient que des règlements de

comptes avaient eu lieu – ou d’être bloqués en Algérie pour toujours… »

Christian Forgerit a réussi à faire partir sa femme dans un avion postal :

« Impossible de me souvenir de la manière dont je m’y suis pris », avoue-til.

De son côté, il se rend au Palais d’été où, lui a-t-on dit, les billets sont

distribués pour l’embarquement sur un bateau.

« Je me présente et je vois une file d’attente qui s’étire sur des mètres, on

aurait un dit un long serpent humain. Un employé me colle un billet violet

entre les mains sur lequel figure le chiffre quatre-vingt mille. Naïvement, je

demande : “À quelle date le départ est-il prévu ?” On me répond : “Fin août

ou au début septembre si tout va bien.” Je décide de quitter la file d’attente

et de me débrouiller par moi-même, sans savoir comment j’allais m’y

prendre. Je me rends sur les quais, traîne un peu, et je vois un cargo qui est

accosté. Je m’engage sur la passerelle et, tandis que je la gravis, soudain,

me revient à la mémoire le nom du chef des dockers. Sur le bateau, je

demande à être reçu par le capitaine. Je lui raconte que je suis un ami de Jo

Castegeon. La référence le rassure et il me propose de m’embarquer, il

réclame cinq francs “pour l’assurance”, précise-t-il. C’est de cette manière

que j’ai pu partir.

— Qu’avez-vous pu emporter ?

— Deux valises et ma Vespa 400. À l’arrivée à Marseille, les dockers

communistes avaient eu la bonne idée d’enlever tout ce qui dépassait, si

bien qu’il m’a fallu racheter phares, poignées des portes, etc. »

Marie Elbe conclut : « Nous avons attendu longtemps sur le quai. J’étais

encore dans la foule en bas, quand j’ai vu mes parents monter sur la

passerelle. Ils avaient l’air vieux, tout d’un coup, et j’ai eu l’impression que

tout était fini pour nous… Que nous n’étions plus rien 63 . »

Ils sont entassés comme du bétail sur le bateau. Ils refont en sens inverse

le trajet qu’avaient accompli leurs aïeux. Est-ce la prédiction d’Abd el-

Kader qui se réalise ? Lorsque le chef rebelle fut vaincu par le maréchal

Bugeaud, il déclara à ce dernier : « Vous ne resterez pas plus de cent trente

ans dans ce pays. »


Ça y est, la sirène mugit, le bateau s’éloigne du quai, laissons à Anne

Lanta le soin de poursuivre :

« Le quai recule, et c’est comme si tout à coup le sol se dérobait et

comme si un léger vertige se creusait dans l’estomac, les terriens tout à

l’heure si proches qu’on leur parlait encore, qu’on les embrassait presque,

rapetissent à vue d’œil, on devine maintenant plus qu’on ne les voit leurs

gesticulations ultimes 64 . »

L’émotion des passagers est palpable.

« Accoudés au bastingage, poursuit Anne Lanta, ils sont pleins de

sanglots : adieu mon pays, je ne te reverrai plus ! Et de raconter en pleurant

leurs souvenirs, la maison de leur enfance et celle des morts qu’ils

abandonnent… et si les tombes étaient profanées ? […] Sur le bateau, les

gens passaient leur temps à faire la liste de ce qu’ils avaient laissé chez eux,

dit Jeanine Moreno, ce qui était interminable, puisqu’ils avaient tout laissé.

Ils évoquaient les objets les plus insolites au regard de la situation : la pelle

à gâteau offerte par une tante ou tel livre. C’est fou ce qu’on accumule dans

une vie 65 … »

Et pour clore cette page douloureuse, faisons appel une dernière fois à la

mémoire de Francine Dessaigne :

« Une partie de ma vie s’est terminée lorsque, du bateau, j’ai vu

s’éloigner les maisons blanches qui bordent la baie, les arcades du

boulevard du front de mer, les grands immeubles de mon quartier. J’ai

voulu tout fixer une dernière fois avant que les lignes ne s’estompent dans

le lointain. En sanglotant, je me suis effondrée contre le bastingage, le

visage enfoui dans mes bras repliés 66 . »


DOCUMENTS

Il est impossible que le 13 mai 1958 ne figure pas dans le présent

ouvrage. Dans le calendrier de la guerre d’Algérie, ce fut une date qui a

marqué d’une façon indélébile les Européens et les Algériens. Jour de

l’espoir, de la fraternité retrouvée, un temps interrompue à cause du

terrorisme du FLN.

Le récit de ce jour historique, ne s’inscrivant pas dans l’architecture

narrative générale du livre – il en aurait alourdi le rythme –, trouve sa place

à la fin. Place privilégiée finalement pour raconter un moment qui l’était

tout autant et que toute l’Algérie, qui aspirait à poursuivre la concorde, a

vécu le cœur chaviré de bonheur.

Sur le terrain de la guerre, la situation est plus que favorable à la France.

La branche armée du FLN subit des revers tels que les unités algériennes

sont en lambeaux. Les soldats français opérant dans le bled depuis quatre

ans ont fini par se familiariser avec l’environnement et font preuve à chaque

opération d’une redoutable efficacité. La dernière démonstration en est

fournie le samedi 8 février 1958 : des unités des forces aériennes françaises

détruisirent avec une étonnante précision, et un minimum de dégâts, les

objectifs militaires occupés par l’ALN (Armée de libération nationale) à

proximité de la frontière tunisienne de Sakiet Sidi Youssef. « Opération

énergique, écrit Alain de Sérigny dans L’Écho d’Alger, parfaitement

justifiée, à laquelle, au surplus, devait s’attendre le gouvernement tunisien

prévenu des conséquences de sa complicité avec les fellaghas. »

Comment est né le 13 mai, suivi de la visite triomphale de Charles de

Gaulle à Alger, le 4 juin, où il prononça son fameux discours : « Je vous ai

compris… » ?

Ce qui a permis la révolution du 13 découle de la situation politique

catastrophique de la IV e République. La responsabilité en revient à un

parlement entièrement soumis à la pression des partis.

Le 15 avril 1958, la dernière coalition ministérielle dirigée par Félix

Gaillard aura duré six mois. Presque un record de longévité, certains

gouvernements n’ayant pas dépassé une semaine, un jour, voire quelques

heures.


Le 26 avril, une marche silencieuse se déroule à Alger pour appeler à la

formation d’un gouvernement de salut public capable d’enrayer la crise qui

s’amplifie de mois en mois.

Des observateurs disent qu’il est déjà trop tard, que plus rien n’est

envisageable hormis la négociation avec le mouvement nationaliste. Dans le

même temps, à Paris, le chef de l’État, René Coty, charge René Pleven de

trouver une majorité parlementaire. Mais la manifestation qui défile de

l’autre côté de la Méditerranée désavoue toute tentative de ce genre en

réclamant précisément une autre politique.

Un gouvernement voit néanmoins le jour, aux forceps, le 8 mai à 3 heures

du matin. Le lendemain, à 13 heures, les radicaux renoncent à lui apporter

leur soutien. Pleven n’a plus qu’à jeter l’éponge.

Le chaudron algérien semble tout près d’exploser. Si René Coty en est

convaincu, il ne sait quelle décision prendre. Il avouera plus tard avoir une

nouvelle fois résisté à l’idée de recourir au plus illustre des Français :

Charles de Gaulle. Parce que, comme beaucoup, il pense en secret que

l’homme de la France Libre est le dernier recours en cas de péril. Mais le

président Coty n’a jamais dit avec clarté si sa décision n’a pas été entravée

par une question à laquelle l’homme de Colombey s’est toujours refusé de

répondre jusqu’à présent : à quelles conditions accepterait-il de revenir au

pouvoir ?

Pour le savoir, une réunion se tient le 5 mai dans l’appartement du

général Ganeval. Chef de la maison militaire du président de la République,

ce militaire rencontre deux émissaires, Olivier Guichard et Jacques Foccart.

La réponse qui lui est transmise agace le chef de l’État. De Gaulle juge en

effet qu’il est trop tôt pour livrer ses conditions, et trop tôt pour envisager

des concessions. Par voie de conséquence, le président estime qu’il est trop

tôt pour entamer des pourparlers avec lui, et trop tôt – en dépit des

sollicitations dont il est accablé – pour avancer son nom. « Il s’offre encore

le luxe d’un simulacre d’hésitation avant de désigner enfin Pierre

Pflimlin », écrit le journaliste et éditorialiste du Monde, Pierre Viansson-

Ponté.

En Algérie, dès que le nom du nouveau président du Conseil est connu, le

général Salan réagit négativement. Lui et les autres généraux faisant partie

du commandement soupçonnent Pflimlin de vouloir négocier avec le FLN.

Si tel est le cas, il s’agirait d’une politique d’abandon dont ils ne veulent à

aucun prix. Ils n’oublient pas l’avertissement que Robert Lacoste, l’ancien


ministre résident, leur a lancé avant de quitter la province : « N’acceptez

rien contre votre honneur. Attention à un Diên Biên Phu diplomatique. »

Diên Biên Phu résonne comme un glas dans la tête de ces généraux qui ont

tous participé à la campagne d’Indochine. Cela signifie pour eux la défaite,

la honte et surtout la trahison de l’armée par les politiques. Or, en Algérie, à

leurs yeux, la victoire est quasi certaine. Le FLN est défait dans plusieurs

régions, ses unités combattantes sont en lambeaux, les armes lui manquent

et les réseaux sont démantelés. Il suffit d’un ultime coup de force pour lui

faire mettre un genou à terre. Le dernier acte est donc véritablement entre

les mains des politiques. Eux seuls seront responsables devant l’Histoire de

la suite des événements. La position du commandement est claire : l’armée

n’accepte pas la négociation avec l’adversaire ; seulement la reddition

suivie de l’amnistie. Un télégramme rédigé dans ce sens par quatre

généraux et un amiral est adressé au chef de l’État. Raoul Salan tient le

stylo. « L’armée française, dit le télégramme, d’une façon unanime sentirait

comme un outrage l’abandon de ce patrimoine national. On ne saurait

préjuger sa réaction de désespoir… »

Depuis le 20 janvier 1946, le jour où de Gaulle claque la porte du

gouvernement provisoire, la traversée du désert lui semble interminable.

Les médias ne lui sont pas favorables, les déplacements qu’il effectue en

province pour entretenir un électorat sont souvent relégués dans les

dernières pages des journaux ou font tout juste une brève à la radio. Sa

représentation parlementaire s’essouffle, quand elle ne risque pas tout

simplement de sombrer. Aux législatives de janvier 1956, le score dépasse

péniblement les 4 % pour la formation politique qu’il anime. Que faut-il

faire ? Telle est la question qui hante les milieux gaullistes.

Le bourbier algérien va donner à de Gaulle l’occasion de revenir sur le

devant de la scène. Mais, pour y parvenir, encore faut-il trouver l’homme

providentiel qui va organiser le complot.

« Où que je sois, j’œuvrerai pour le retour du Général », aime à dire

Jacques Chaban-Delmas. En 1957, ce dernier profite de sa position, au

ministère de la Défense nationale, pour mettre son vœu en pratique. Pensant

qu’il faut s’appuyer sur l’armée pour réussir l’opération, et puisque la


totalité des troupes se trouve de l’autre côté de la Méditerranée, il installe à

Alger une antenne de son ministère. De cette manière, il est directement

informé des événements et peut court-circuiter les rouages de la IV e

République sans pour autant en être rendu responsable. Ne pouvant agir

seul, et surtout à visage découvert, il recrute Léon Delbecque, trente-huit

ans, fils d’ouvrier, des épaules de lutteur, un accent ch’timi à couper au

couteau, des dons extraordinaires de tribun et, qui plus est, un organisateur

doué.

« C’est aussi une tête politique, écrit Pierre-Albert Lambert. Ce gaulliste

de la Résistance, adjoint au maire de Tourcoing depuis 1947, est le

secrétaire général de la puissante fédération des républicains sociaux du

Nord. Quant à l’Algérie, il en a une bonne expérience, il a servi dans les

“commandos noirs” du général de La Bollardière et du colonel Bérot 67 . »

L’équipe que Delbecque met en place travaille d’arrache-pied. Pas une

association qui ne soit visitée. Préparer les esprits au retour de Charles de

Gaulle est le mot d’ordre. Mais l’argent vient à manquer. Le parrain de

l’opération, Jacques Chaban-Delmas, ne peut débloquer les crédits, ne

trouvant pas à son ministère de ligne budgétaire pour les y inscrire.

Delbecque obtient une aide précieuse du couple Nouvion, et en particulier

de Mme Simone Nouvion, gaulliste issue d’une grande famille, qui lui

ouvre les portes de sa splendide demeure à l’extrémité du balcon Saint-

Raphaël. Là se réunit le gratin mondain d’Alger. On y croise en permanence

Alain de Sérigny, propriétaire du journal L’Écho d’Alger, le général

Jouhaud et Delahaye, gouverneur adjoint de la banque d’Algérie. C’est dans

ce cadre idyllique que se construit le 13 mai.

Cependant, des inquiétudes apparaissent. Gaullistes et activistes avancent

du même pas, poursuivant le même objectif, certes, mais qu’en sera-t-il

quand viendra l’heure de vérité ? Celui que tout le monde craint est Pierre

Lagaillarde, le président des étudiants, qui ne cache pas de vouloir tout

foutre en l’air. Or, Jacques Soustelle ne cesse de mettre Delbecque en garde,

lui répétant que Charles de Gaulle entend recevoir sa légitimité du peuple et

de lui seul.

Alors que l’on complote, par une sorte de fantaisie du destin, la

machination se met en marche. Le plan établi va sa vie, investissant comme

prévu le personnel politique du régime sous le nez duquel on brandit la

menace fatale d’un coup d’État. Du côté de l’Élysée, on entreprend de


convaincre René Coty de rappeler de Gaulle aux affaires. Des milliers de

sacs postaux envahissent le secrétariat, contenant une pétition lancée par

Mme Marie-Madeleine Fourcade, figure emblématique de la Résistance ;

des tracts informent le chef de l’État que les habitants de l’île de Sein, qui

furent les premiers à rejoindre la France Libre en juin 1940, exigent du

président qu’il retourne vers l’homme du 18 Juin. Viennent ensuite les

militaires. Le colonel Gribius, à l’insu de ses supérieurs, se dit prêt à la tête

de ses troupes blindées à occuper militairement un lieu à Paris tenu encore

secret. Le colonel Château-Jobert, dit « Conan », qui commande la demibrigade

stationnée à Bayonne, adhère au complot et annonce qu’il investira

la tour Eiffel. Idem pour les unités stationnées en Algérie et commandées

par Bigeard et Massu, des gaullistes pur jus ; elles sont prêtes à franchir la

Méditerranée et à occuper le Parlement. Les détenteurs du pouvoir savent

que l’armée de métropole n’acceptera jamais d’affronter l’armée d’Afrique.

Et surtout pas les aviateurs dont les escadrilles, depuis quelques jours,

volent en formation de croix de Lorraine dans le ciel de Paris. Quant aux

forces populaires, le Parti communiste est muet, la CGT également, et l’on

apprend que seuls 10 % des ouvriers d’une entreprise se sont déclarés

favorables à une grève générale dans le cas où Charles de Gaulle reviendrait

au pouvoir.

René Coty ne se laisse pas intimider pour autant et maintient la

nomination de Pierre Pflimlin. Sur le plan diplomatique, l’éventualité d’un

débarquement en métropole de forces militaires ou l’arrivée d’unités venues

de province contribue à entretenir l’idée d’un affrontement national. Les

ambassades sont en alerte maximum. Les Américains d’un charter se posant

au Bourget refusent de descendre de leur appareil. Ils déclarent aux hôtesses

médusées : « Nous savons que la révolution vient d’éclater en France. »

Comme on le voit fréquemment en période de crise, les ménagères

dévalisent les magasins d’alimentation et font des stocks d’huile, de café, de

sucre et de conserves. Pierre Pflimlin, qui se veut étranger à l’agitation, ne

quitte plus son bureau ; il y dort et y prend tous ses repas, avec une

apparente sérénité, pour préparer son gouvernement.

Le 10 mai, Alain de Sérigny prend parti à son tour. Dans l’avion qui

revient de Paris, il écrit l’éditorial qui tient en une phrase et paraîtra le

lendemain dimanche dans L’Écho d’Alger : « Je vous en conjure, parlez,

parlez vite, mon Général ! »


Dans l’Algérois, les activistes de tout poil, les comploteurs de toutes

tendances piaffent d’impatience. Finalement, de peur que Paris ne leur joue

un mauvais tour – un de plus, pensent certains –, une manifestation de

masse est prévue le 12 mai. À la demande des gaullistes, la date est

repoussée au 13 pour rendre hommage aux trois soldats français fusillés par

le FLN à la frontière tunisienne, quelques semaines auparavant, après une

détention de plusieurs mois. L’autre raison est purement symbolique : c’est

le jour de l’investiture de Pierre Pflimlin à l’Assemblée nationale. Laissons

Pierre Viansson-Ponté, qui a vécu cette étrange journée riche en

rebondissements, nous raconter l’entrée au Parlement du nouveau président

du Conseil :

« La séance évoque une caricature des pires habitudes parlementaires,

comme si cette chambre qui va mourir voulait noircir encore son image

pour laisser moins de regrets. Après la lecture, selon le rite de la déclaration

ministérielle, les orateurs défilent à la tribune. Une voix s’élève dans

l’hémicycle, celle de Charles Hernu, député mendésiste.

« — Un Comité de salut public est installé à Alger. Il y aurait autre chose

à faire que de vous écouter !

« Le président, M. Le Troquer, s’agite et intervient :

« — Allons, laissez l’orateur poursuivre son exposé comme il l’entend.

« Il faudra encore un quart d’heure de vains et stupéfiants propos pour

que ce simulacre de débat soit enfin interrompu, sous les cris des

communistes qui proclament selon leur habitude : “Le fascisme ne passera

pas !” Tandis que la droite réplique : “Algérie française 68 !” »

À Alger se tient une réunion d’urgence à laquelle participe tout le gratin

militaire et civil, dont Pierre Lagaillarde, président des étudiants. Que fautil

faire ? C’est une question qui va souvent revenir. Salan téléphone à Félix

Gaillard, toujours président du Conseil par intérim en attendant que Pierre

Pflimlin soit officiellement investi. Près de l’ex-chef de gouvernement se

trouve Robert Lacoste, l’ancien ministre résident, arrivé depuis peu d’Alger.

Félix Gaillard propose à ce dernier de repartir et, compte tenu du capital de

sympathie qu’il possède là-bas, de trouver une solution à la crise. Robert

Lacoste répond : « Retourner en Algérie ? Mon cul ! »

L’affolement gagne du terrain de chaque côté de la Méditerranée.

La machination s’emballe, puis échappe à ses auteurs. À Paris, par pure

précaution et surtout pour impressionner la population, tous les accès aux

aéroports et aérodromes sont gardés. Il serait impossible à un avion de se


poser sans être immédiatement arraisonné. À Matignon, le président du

Conseil par intérim propose à Raoul Salan d’être investi de tous les

pouvoirs civils et militaires. Celui-ci raccroche et se précipite au balcon

pour annoncer la nouvelle aux Algérois, qui le huent. Dépité, le Général

retrouve les siens et les interroge du regard : que faire ? Pierre Lagaillarde

propose la création d’un Comité de salut public. Nouvelle conversation

avec Paris. Gaillard approuve l’initiative et propose cette fois à Jacques

Massu, qui a les faveurs des pieds-noirs (il est le vainqueur de la bataille

d’Alger), de lui confier les pleins pouvoirs. Massu exulte. Sur le coin d’une

table, on échafaude le comité.

« Les personnes présentes ne savent s’il s’agit de la constitution du futur

gouvernement de l’Algérie détachée de la métropole ou l’état-major de

l’insurrection 69 », ironise Pierre Viansson-Ponté. Massu en est le président.

D’autorité, il fait figurer tous les colonels des régiments qui se trouvent

sous son commandement. Puis on inscrit les activistes présents. Vient le

tour des gaullistes, celui de Pierre Lagaillarde, bien entendu, et enfin celui

des pieds-noirs dont l’un, comme on lui demande quel groupe il représente,

répond par un geste magnifique en direction de la fenêtre : la foule !

Tout le monde se réunit sur le balcon. En bas, c’est un caviar de têtes.

Une exclamation de joie ponctue l’énoncé de chaque nom.

« Nous vous rendons compte, dit Jacques Massu, de la création d’un

Comité de salut public civil et militaire à Alger, présidé par moi, général

Jacques Massu. »

À Paris, à la même heure, une horde de trois cents jeunes filles et garçons

descend l’avenue des Champs-Élysées en criant : « Députés à la Seine ! »

Le monôme est rapidement dispersé par les forces de l’ordre parquées

autour du Palais-Bourbon. Un peu plus tard, sur les mêmes Champs-

Élysées, une autre centaine de manifestants défile aux cris de « Massu au

pouvoir ! ». Place de la République, des militants communistes, cette fois,

défilent à leur tour en scandant : « Massu au poteau ! »

Mettons en suspens pour un instant les politiques, les militaires, les

comploteurs et les manifestants pour faire une plongée parmi les Algérois.

Depuis le 12 mai circule un tract édicté par le Comité de vigilance

(mouvement gaulliste) qui invite les Algérois à se considérer en état de

mobilisation générale et à refuser toute investiture venant de la capitale,

qualifiée à l’avance d’inacceptable. Les Européens d’Algérie veulent sortir

de la crise en s’opposant aux décisions unilatérales prises à Paris. Le peuple


pied-noir, dans sa grande majorité, ignore qu’il participe malgré lui au

complot qui vise à faire revenir le général de Gaulle au pouvoir.

Devant les remous, les ménagères ont la même réaction que les

Parisiennes. Elles se précipitent dans les magasins et achètent plus que de

coutume, craignant que la grève générale décrétée par toutes les

organisations et autres comités ne se prolonge au-delà du délai prévu.

Revenons à la cérémonie organisée devant le monument aux morts :

« Tous les ferments, raconte Marie Elbe qui a vécu cette journée, sont en

place pour donner à la journée du 13 mai 1958 une dimension folle,

inattendue, vertigineuse et faire de cette manifestation de masse une

incroyable fiesta et, de cette fiesta, une révolution comme le peuple les

aimait à Alger, c’est-à-dire insouciante, chaleureuse, qui passait plus par le

cœur que par la raison, par les sentiments plus que par l’analyse. »

Par précaution, les prisons où sont détenus les terroristes du FLN sont

gardées par des parachutistes. Le colonel Godard redoute qu’un élan né du

désir de vengeance ne porte la foule excitée vers les établissements

pénitentiaires et qu’un massacre n’ait lieu. Il fait aussi placer des unités

devant les entrées de la Casbah pour éviter que des ordres incontrôlables

incitent aux règlements de comptes avec la population musulmane accusée

de venir en aide aux terroristes, même si ce n’est pas exact.

Des autocars déversent des ruraux venus de la Mitidja, du Sahel et du

Haut Chélif. Aux gens du bled se mêlent des délégations des musulmans.

Pour la majorité d’entre eux, ce sont d’anciens combattants, des hommes

fidèles à la France. Lorsqu’ils débarquent devant le monument aux morts,

ils sont acclamés par les Européens. L’air vibre comme si l’événement allait

s’inscrire dans l’Histoire. On arrive de partout à pied, à vélo, à scooter, en

bande ou en famille. Les jeunes filles ont le teint hâlé de la dernière séance

de bronzage sur la plage ; elles portent d’amples jupes à fleurs et des

ballerines chaussent leurs pieds, pour qu’ils ne soient pas trop endoloris par

la longue marche qui les attend.

Le soleil est de la partie et tisse sur la ville un dais soyeux d’un bleu

incomparable. La joie se lit sur les visages, les militaires plaisantent avec

les adolescentes. Elles ont vu les trottoirs maculés de sang à l’heure des

attentats. Si elles ne peuvent mesurer l’importance du moment qu’elles sont

en train de vivre, par-dessus tout, elles ont une folle envie de s’amuser.

Lagaillarde apparaît vêtu d’une tenue de camouflage, coiffé d’un béret

rouge, escorté par quatre harkis à l’air farouche. La foule impressionnée


leur ouvre le passage. Il grimpe sur la stèle du monument aux Morts et,

dominant le rassemblement, déploie un immense drapeau tricolore. Aussitôt

parmi les manifestants fleurit une forêt de fanions, tandis que tous

entonnent à pleine poitrine l’hymne national. Ayons recours une fois encore

à la mémoire de Marie Elbe, laquelle nous restitue avec émotion cet instant

magique :

« La masse éclatante du monument sous un ciel bleu de lin, rayonnant, la

foule à perte de vue, avec ses couleurs d’été, la floraison des drapeaux bleublanc-rouge,

dans les mains, aux fenêtres, aux balcons, sur les façades, sur

les toits et dans le poing de Lagaillarde. C’est un spectacle inouï auquel il

faut assister en laissant au vestiaire scepticisme et intellectualité. Sinon, les

Algérois perçoivent quelque chose de nouveau. Cette fois, on ne va plus se

contenter de brailler La Marseillaise et d’agiter des mouchoirs depuis un

quai, ni se tourner désespérément vers Paris. Cette fois, il me semble

qu’Alger va prendre les choses en main, jusqu’au bout, et ce barbu à la

tenue camouflée et au verbe sonore ne se contentera pas de discours. »

Le reste s’inscrit dans la folie des hommes lorsque l’impatience fait le lit

de l’action. Les grenades lacrymogènes lancées d’un hélicoptère par les

CRS n’arrêtent pas la détermination des manifestants. Lagaillarde poursuit

un objectif : il veut prendre les gaullistes de vitesse, et pour cela investir le

premier le bâtiment du gouvernement général. Il est animé de la même

fougue que possédaient ses aïeux lorsqu’ils prirent la Bastille à Paris. En

franchissant les grilles, après qu’elles ont été enfoncées avec l’aide d’un

camion militaire prêté par les parachutistes, il dit : « J’ai l’impression de

renverser un système. » Apprenant qu’il s’est rendu maître du bâtiment,

Pierre Maisonneuve, l’ancien directeur de cabinet de Robert Lacoste, se rue

sur le téléphone et appelle son ex-patron à Paris.

« C’est l’émeute, monsieur le ministre, faut-il faire tirer ?

— Pas question ! », hurle Lacoste après avoir interrogé Félix Gaillard du

regard.

Par les fenêtres du gouvernement général volent les dossiers de cent

trente ans de présence française ; le passé de l’Algérie européenne est

soudain réduit à néant.

Pendant ce temps, à Paris, Pierre Pflimlin fait une déclaration aussitôt

relayée à Alger par les journaux et les radios.

« L’Algérie restera française. C’est une façon injuste que de me prêter

l’intention de l’abandonner. » Puis il annonce la constitution du vingt-et-


unième gouvernement de la IV e République, mais il ne se fait aucune

illusion : noyée dans l’effervescence, sa voix ne sera pas écoutée. L’Algérie

française n’est plus en état de s’intéresser à des discours redondants

fabriqués à Paris. Une nouvelle page de l’histoire de ce vieux pays et de sa

province africaine est en train de s’écrire.

Au milieu du tohu-bohu, les organisateurs du complot gaulliste

s’aperçoivent que le plus important n’a pas été accompli. La manifestation

principale, traversée par des courants et des revendications différents, n’a

pas permis d’atteindre l’objectif initial : que le peuple appelle Charles de

Gaulle d’une voix unie au secours de la république vacillante. Les

dirigeants du Comité de salut public comprennent que les événements leur

filent entre les doigts. Après une longue concertation, on décide d’envoyer

un télégramme au président René Coty (c’est un mode de communication

très prisé), signé par Raoul Salan, qui ne fait plus de doute sur la nécessité

de réclamer la présence de l’homme de la France Libre à la tête de la

nation. Mais c’est un cas de conscience pour Salan, qui n’a jamais été

gaulliste. Une âpre discussion s’engage, au terme de laquelle il obtient de

ses amis que le nom de Charles de Gaulle ne figure pas dans le texte et soit

remplacé par « arbitre national ». Au moment d’apposer sa signature, il

soupire : « Je risque ma peau dans cette affaire. » La missive est envoyée au

général Ely qui a été chargé par les comploteurs de la porter au chef de

l’État :

« Comme suite à ma communication téléphonique et devant les troubles

graves qui menacent l’unité nationale en Algérie et qui ne peuvent plus être

arrêtés sans risquer de faire couler le sang, les autorités militaires

responsables estiment l’impérieuse nécessité de faire appel à un arbitre

national afin de constituer un gouvernement de salut public en mesure de

rassurer l’opinion algérienne.

« Un appel au calme de cette haute autorité affirmant la volonté formelle

de conserver l’Algérie française est seul capable de rétablir la situation et

implique une décision immédiate, dès cette nuit si possible. Je vous

demande de porter ce télégramme de toute urgence à la connaissance du

président de la République, du président du Conseil, de M. Lacoste, des

présidents des assemblées, et de M. Montel, président de la Commission de

la Défense nationale. »

Ce n’est pas suffisant. Léon Delbecque, organisateur du Comité de

vigilance, suggère à Salan de s’adresser à la foule. Il faut que de Gaulle, qui


fait semblant de s’intéresser aux rosiers de jadis à Colombey-les-Deux-

Églises, entende les Algérois scander son nom. Raoul Salan, micro en main,

ne se sent pas très à l’aise. Il n’oublie pas que, quelques heures auparavant,

il a été hué.

« La victoire, c’est la seule voie de la grandeur française, dit-il, je suis

avec vous, avec vous tous. Vive la France ! Vive l’Algérie française ! »

Léon Delbecque comprend que Salan recule : il ne va pas prononcer la

phrase qui est la clé de voûte du complot et que tous attendent. Se trouvant

en retrait dans le dos du général, il le pousse. Celui-ci, comme réveillé, se

racle la gorge et lance un sonore : « Vive de Gaulle ! » Le tour est joué, des

manifestants sortent les banderoles préparées d’avance et où figure le nom

du Général.

À Paris, panique et colère. L’appel à de Gaulle est considéré comme un

véritable coup de force. Félix Gaillard prend des mesures de représailles. Le

blocus de l’Algérie est décrété. Plus de téléphones ni de télex, sauf pour les

télégrammes officiels. Interdictions aux avions de décoller pour Alger. Les

navires reçoivent l’ordre de se dérouter. À 1 h 20 du matin, alors que la

foule occupe encore le Forum, l’Assemblée nationale accorde l’investiture

au gouvernement de Pierre Pflimlin par 280 voix contre 126 et 135

abstentions. « Elle ignore qu’elle vient d’accoucher d’un mort-né », écrit le

journaliste Francis Attard.

Le lendemain, en fin d’après-midi, l’homme de Colombey, qui attendait

cette minute avec un calme feint, prend la pose devant les photographes et

les journalistes. À la manière d’un œnologue cherchant à deviner le fruité

d’un vin, il roule avec suavité dans sa bouche les premiers mots de sa

déclaration :

« La dégradation de l’État entraîne infailliblement l’éloignement des

peuples associés, le trouble de l’armée au combat, la dislocation nationale,

la perte de l’indépendance. Depuis douze ans, la France, aux prises avec des

problèmes trop rudes pour le régime des partis, est engagée dans ce

processus désastreux. Naguère le pays, dans ses profondeurs, m’a fait

confiance pour le conduire tout entier jusqu’à son salut. Aujourd’hui,

devant les épreuves qui montent de nouveau vers lui, qu’il sache que je me

tiens prêt à assumer les pouvoirs de la République. »

Tout est dit sur ce qu’il va faire dans l’avenir, mais le nom de l’Algérie

n’a pas été prononcé.


Le putsch des généraux, le 21 avril 1961, est un autre point fort de la

guerre d’Algérie, d’autant qu’il intervient une semaine après la fin des

barricades. Avec la prise en main du pouvoir par les militaires, c’est

l’Algérie euro-africaine qui se retrouve au coude à coude pour forger enfin

l’avenir de la province. Les intellectuels à Paris n’ont vu dans le

soulèvement qu’une action fascisante ; n’ayant jamais eu la curiosité de se

rendre sur place, ils ne pouvaient comprendre qu’il s’agissait d’une action

historique. En effet, pour la première fois en cent trente-deux ans, la

province décidait de prendre son destin en mains. Autonome, mais liée à la

mère patrie ; le vieux rêve de Ferhat Abbas se réalisait. Vu sous cet angle,

on comprend mieux l’immense espoir que la rébellion planta dans le cœur

de chaque individu dans les deux camps, car elle renouait aussi avec le

mouvement des Jeunes algériens du début du XX e siècle qui, rappelons-le,

luttaient pour la même autonomie sans rien défaire cependant de l’attelage

avec la France.

Dans la nuit du 21 avril 1961 donc, un véritable séisme ébranle la

République. Des généraux ont pris le pouvoir à Alger. Ils contrôlent

entièrement la ville. Après la semaine des barricades, voilà une nouvelle

action qui défie le pouvoir gaulliste en affirmant la volonté des plus hauts

responsables militaires de conserver la province dans le giron de la France

tout en lui assurant son autonomie.

L’affaire trouve son origine dans l’allocution que le chef de l’État a

prononcée le 4 novembre 1960, au cours de laquelle il a évoqué une Algérie

algérienne. La déception est immense parmi ceux qui, le 13 mai 1958, ont

favorisé son retour au pouvoir en étant persuadés qu’il n’emprunterait

jamais la voie du désengagement.

À compter de janvier 1961, deux groupes se sont formés. L’un est animé

par le général Maurice Challe, autour duquel se trouvent Georges Bidault,

Jacques Soustelle (l’ancien gouverneur général), le député Marc Lauriol

ainsi que les généraux Zeller et Vailly. Les réunions ont lieu à

Fontainebleau. L’autre groupe est mené par Godard, lequel fut très actif le

13 mai, avec Lacheroy, Vaudrey, Gardes, Blignières et le général Faure. Ils

se rassemblent une fois par semaine à l’École militaire. Dans les deux

groupes, l’avenir de l’Algérie est le sujet central des conversations. Pour


tous ces généraux et officiers supérieurs qui ont été mutés en métropole

après les barricades, l’urgence est de renouer avec l’esprit du 13 mai 1958,

en suscitant un soulèvement qui, légitimé par le peuple, permettrait

d’éliminer de Gaulle du pouvoir.

Tous sont conscients qu’un tel soulèvement ne s’improvise pas. Une

personnalité doit en prendre le commandement. Quels sont les patrons de

l’armée qui seraient capables d’assumer des responsabilités à la tête du

grand coup, se demandent-ils, et quels sont les régiments qui suivront,

faisant ainsi basculer l’armée tout entière dans le camp révolutionnaire ?

On avance des noms. Raoul Salan ? Il accepterait, ne serait-ce qu’au nom

de son antigaullisme. Mais, comme il est peu apprécié des officiers, l’armée

risque de ne pas le suivre. Jacques Massu ? « Je suis d’accord, avait-il

répondu, s’il s’agit d’un baroud d’honneur. Mais si c’est pour prendre le

pouvoir, je n’y crois pas. Je n’en suis pas et je n’en serai jamais. » Le héros

de la bataille d’Alger reste fidèle à de Gaulle. Le vieux maréchal Juin ?

Pour sauvegarder l’unité de l’armée, il serait capable de se jeter à l’eau

mais, pour l’action, mieux vaut ne pas y penser. Un seul nom fait alors

l’unanimité, celui de Maurice Challe.

Rugissant d’impatience d’en découdre avec le locataire de l’Élysée,

Jouhaud coince Challe au mariage d’un ami, et lui met le marché entre les

mains. « Il faut que tu partes pour l’Algérie ce soir, je vais me débrouiller

pour te trouver un avion. Le 1 er régiment étranger de parachutistes rentre

d’opérations, tu vas te mettre à sa tête pour sauver l’Algérie française. »

Challe se montre réticent. Son expérience de militaire lui commande de

mieux connaître les forces avec lesquelles il va devoir compter.

« Je ne marche pas, répond-il. Le 1 er REP, c’est bien joli, mais pas

suffisant. Je veux savoir de quels moyens je peux disposer. »

Sentant qu’il ne peut aller plus loin, Jouhaud lui propose un rendez-vous

dans trois jours à Paris. Lors de cette nouvelle rencontre, il montre à son

camarade une liste impressionnante de colonels qui se déclarent prêts à

participer à l’aventure.

« Malgré toutes ces assurances, écrit le journaliste Yves Courrière, il

décide d’attendre la prochaine allocution de Charles de Gaulle. Il doit parler

de l’avenir de l’Algérie. »

Le 11 avril 1961 à 15 h 15, le chef de l’État évoque l’Algérie dans ces

termes : « Cet État sera ce que les Algériens voudront. Pour ma part, je suis


certain qu’il sera souverain au-dedans et au-dehors. Et encore une fois la

France n’y fait aucun obstacle. »

Plus que jamais, et définitivement, le Général s’engage dans la voie de

l’indépendance. Le 12 avril, Challe annonce à ses camarades et amis : « Je

suis d’accord pour me mettre à la tête du mouvement, puisque de Gaulle

jette l’Algérie par-dessus les moulins, on ne peut se laisser étriper. »

Le coup s’organise très vite, mais Challe s’inquiète : deux mille hommes

pour faire une révolution, c’est tout de même un peu maigrelet.

Heureusement, Denoix de Saint-Marc, patron par intérim du 1 er REP,

débarque dans son bureau.

« Hélie Denoix de Saint-Marc est au courant du putsch depuis plusieurs

jours, rapporte Yves Courrière, il est de ceux qui ont une confiance aveugle

en Challe et qui se méfient des “politicaillons” et des Européens excités. »

Les deux hommes mettent au point la philosophie de l’entreprise. Faire

un putsch, prendre le pouvoir en Algérie, gagner la guerre rapidement puis,

entouré d’un commandement exceptionnel dont Saint-Marc sera l’un des

fleurons, se tourner vers la métropole et lui dire : « Alors, cette fois, pas

d’objection ? On reste ! »

L’heure H est fixée dans la nuit du vendredi 21 avril à 2 heures du matin.

Les parachutistes devront se rendre maîtres de dix-neuf objectifs algérois.

« Et les civils ? s’inquiète Saint-Marc.

— Recrutés par Godard, Robin et Bayt, répond Challe, ils serviront de

guides à vos camions pour vous mener au pied des dix-neuf objectifs. »

Yves Courrière écrit : « Cette fois l’affaire doit marcher. On se retrouve

seulement entre militaires, entre gens de confiance, entre gens d’honneur. Et

ils sont si nombreux à avoir donné leur accord et l’affaire est si bien

préparée que rien ne peut désormais arrêter la machine 70 . »

En effet, à 3 heures du matin, le régiment de parachutistes contrôle les

dix-neuf points stratégiques de la ville. À l’aube, les Algérois s’aperçoivent

que le pouvoir a changé de mains et retrouvent avec plaisir les paras, leurs

enfants chéris. Pour Maurice Challe, cependant, les déceptions

commencent. Des généraux et des officiers qui l’avaient assuré de leur

participation reculent. Le général Gouraud, commandant le Constantinois –

la région où sont stationnées les troupes d’élite –, est le premier de la liste.

En Kabylie, le général Simon refuse d’appuyer le mouvement rebelle. Il

précise à Challe :


« Je vous obéirai opérationnellement, mon général, mais

administrativement, je continuerai à dépendre de Paris.

— Mais enfin, s’insurge Challe, ce n’est pas logique ! Ou vous êtes avec

moi ou vous êtes contre moi ! »

Simon sera contre lui. D’heure en heure, le plan qui semblait des

semaines auparavant si solide se délite et se trouve sur le point de sombrer.

Car il est quelque chose que ces généraux factieux n’ont pas pris en compte

dans l’analyse de l’opération, c’est l’aspect humain. La plupart des officiers

sont mariés et, quoi qu’on en dise, font une carrière. Or, les épouses

retiennent les maris avec des objections simples.

« Dans quelle aventure te lances-tu ? Qu’est-ce que tu vas devenir ? Et

nous ? Pense à ta femme, à tes enfants, à ta carrière ! »

Ni les uns ni les autres n’ont envie de mettre en péril une situation bien

souvent obtenue au prix de mille sacrifices. S’ajoutent à cela les actions

désordonnées de l’Organisation armée secrète (OAS) naissante. Ses

membres parcourent la ville et pillent les commissariats, se conduisent en

miliciens et arrêtent le premier venu pour peu qu’il soit jugé libéral ou, pis

encore, gaulliste.

Pour Maurice Challe, l’arrivée d’Espagne de Raoul Salan, flanqué de

Jean-Jacques Susini, le dialecticien de l’OAS, n’arrange rien. Il craint qu’il

ne fasse basculer l’équilibre désormais précaire de l’opération par des

déclarations intempestives. Les deux hommes se saluent sans effusion.

Les défections des officiers continuent, le gros des unités ne suit pas.

Jusqu’au bout, ce sont les légionnaires à béret vert, les « étrangers », qui

seront le fer de lance et le service d’ordre du putsch. Et puis de Gaulle

parle : « Un quarteron de généraux en retraite… Un groupe d’officiers

partisans, ambitieux et fanatiques… »

La troupe, c’est-à-dire les appelés du contingent, ne suit pas non plus.

Toute cette agitation ne concerne pas la jeunesse de France que l’on a

contrainte de participer à une guerre pour laquelle elle ne se sent pas la

moindre motivation. Challe constate par lui-même la mauvaise volonté des

appelés, qu’ils soient intellectuels, techniciens ou gradés ; il lui faut en effet

un temps infini pour obtenir la plus petite information dactylographiée, la

moindre note de service. Alors, la mort dans l’âme, il réunit les chefs qui lui

sont restés fidèles.

« Messieurs, rentrez dans vos garnisons avec vos unités. L’affaire est

finie. Nous avons échoué. Il faut maintenant en tirer les conséquences. Je ne


vous laisserai pas payer tout seuls, rassurez-vous, ce n’est pas mon genre. »

Après le départ pour la clandestinité des uns et des autres, Challe se

tourne vers Saint-Marc et lui dit : « Vous êtes jeune, Saint-Marc, on va

payer cher. Laissez-moi me livrer seul. Qu’il y en ait un de plus ne servira à

rien. »

Hélie Denoix de Saint-Marc se raidit : « Mon général, vous n’avez pas

voulu abandonner vos troupes et les laisser payer pour vous, permettez que

j’en fasse autant avec les miennes. »

« Cette fois, le putsch est fini, écrit Yves Courrière. Il a duré quatre jours

et cinq nuits. L’armée d’Algérie en sort à jamais brisée. Désormais, il y a

ceux qui ont été pour le putsch, ils sont diminués, et puis les autres : la

majorité. Pour ceux-là, tout ce qui peut arriver n’a plus d’importance,

vraiment plus aucune importance, l’Algérie sera indépendante sous

peu 71 . »

Les témoignages de Francine Dessaigne et de Jacques Marçais illustrent

le désarroi des Algérois après l’échec du putsch, et la façon dont le pouvoir

central à Paris traite le citoyen européen en Algérie.

Le mardi 25 avril 1961, Francine Dessaigne entend à la radio le message

de la Résistance, qui invite les auditeurs à se rendre au plus vite au Forum.

« C’est la voix très grave du général Jouhaud, marquée par l’accent

d’Oran. Peu après, une voix jeune, angoissée, nous dit : Algérois, tous au

Forum, tous au Forum. Il était 22 heures environ. L’appel est répété,

haletant, inquiétant. Tout à coup, de mon balcon, je vois les immeubles se

vider, les gens courir, finissant à la hâte de boutonner leurs vêtements. Et

c’est l’hallucinant défilé des voitures dévalant le boulevard du Télemly, au

son des notes célèbres lancées maintenant comme un cri d’alarme. Je suis

clouée sur mon balcon, par ce bruit, ce flot continu. Un tremblement me

gagne, je n’y tiens plus. Je descends et stoppe une voiture conduite par une

femme.

« C’est une jeune femme de trente ans. Son visage est inondé de larmes.

Elle m’a fait monter sans me voir et continue en prenant à témoin des

litanies égrenées quand elle était seule.

« — Vous avez entendu, madame, cet appel ? Je suis sûre qu’il y a un

malheur ! Oh ! Mon Dieu ! N’avons-nous pas assez souffert ? Notre Père,

protégez-les, protégez-nous !… Que vous faudra-t-il, ô mon Dieu, pour

nous donner cette paix ?


« J’essaie de la calmer, je me sens dérisoire et ma propre voix me

choque. Elle agite les mains, serre le volant, récite des prières, me raconte :

“Je suis sage-femme, j’habite Diar-El-Mahçoul avec ma mère. Tout allait

bien au début. Maintenant nous avons peur. Dès quatre heures nous nous

barricadons. Mon métier m’oblige à sortir tard, ma mère ne vit plus. En

décembre, ce fut horrible. Ils ont hurlé sous les fenêtres, manifesté, attaqué

des logements, molesté des locataires. Nous avons été délivrés par l’armée.

Beaucoup d’Européens ont changé de quartier, mais nous pensions que ça

s’arrangerait. Il y a si longtemps que nous vivions avec eux. Mon Dieu quel

malheur ! Sept ans, madame, sept ans ! Dieu nous a abandonnés !”

« Son angoisse m’envahissait et me rappelait celle d’une bonne indigène

à Mascara. Elle avait dit un jour : “Dieu tenait dans sa main un Arabe et un

Européen. Ils sont devenus tout à coup si méchants qu’il a ouvert la main et

les a jetés.” Qu’allons-nous devenir ? Je sentais mes dents claquer. Nous

sommes arrivées à l’extrémité du boulevard qui aboutit au-dessus du

Forum. D’un seul coup, le drame nous a saisies, compact, physique,

palpitant. Il est impossible de décrire une foule écrasée. Des gens

pleuraient, d’autres restaient hébétés sur le trottoir, d’autres enfin

cherchaient des renseignements. Sur l’amorce du boulevard de Lattre, la

masse sombre des automitrailleuses avec les gardes immobiles, casqués,

faisant corps avec la ferraille, impassibles devant une marée humaine

hurlant à leurs pieds les injures de l’impuissance.

« Je cours vers un lieutenant de parachutistes qui est assis sur le regard

d’un petit pont. Mâchoires serrées, mitraillette en main, il dit sa rage et son

désespoir : “Ces salauds ont repris la ville. Nous sommes perdus. Ça va

tirer, vous feriez mieux de rentrer chez vous.”

« Désemparée, gagnée par la peur, j’erre sur les trottoirs où les gens sont

encore agglutinés. Les mots haine, traquenard, trahison circulent : les

généraux sont en fuite ; Salan s’est suicidé… Et l’affolement commence à

gagner. Je pense un moment descendre vers le Forum. Je me heurte à une

foule compacte d’où émergent quelques camions chargés de paras. “Le

Forum et le gouvernement général sont repris par la garde !”, hurlent les

militaires.

« Bouleversée, je retourne en courant vers mon boulevard. J’ai plus de

deux kilomètres à faire pour rentrer chez moi. Je ne sais pas que je pleure,

que je parle, que je parle, et je m’aperçois tout à coup qu’un homme marche

près de moi et fait comme moi. Nous cheminons sans doute depuis


longtemps, puisqu’il me quitte près de chez moi sur un “au revoir, madame,

je suis arrivé”. La nuit dissout son visage dont ma mémoire ne garde aucune

trace. Quelques mètres plus loin, une voiture est arrêtée. Deux personnes

écoutent la radio. Le chauffeur est affalé sur le volant. J’entends : “Ici

France V. Nous reprenons nos émissions…” Je passe près d’eux. “C’est

Alger, madame, ils ont repris Alger !”

« Ce “ils” sera repris souvent, chargé tour à tour de mépris ou de haine.

J’arrive chez moi et m’écroule sur le lit.

« Et c’est le lendemain qu’ils entreprirent de mater la ville 72 . »

Mardi soir, 25 avril 1961. Jacques Marçais et son frère sont plongés dans

leurs manuels, ils sont en terminale et le bac approche.

« Difficile cependant de se concentrer. Un mouvement de rébellion

militaire, un putsch, se déroule autour de nous. Nous savons que notre

avenir dépend de son issue. Des nouvelles alarmantes ont commencé à

circuler de façon insistante. Nous avons donc laissé la radio allumée et c’est

vers elle que notre attention se porte, beaucoup plus que sur les subtilités

des coniques ou autres morceaux de choix de la mathélem. C’est alors que

le pathétique appel est lancé sur les ondes : “Tous au Forum, vite, arrivez !

Tous au Forum !”

« Quelques secondes plus tard, nous voici tous deux dans la pénombre

(couvre-feu) de la rue Clauzel, marchant à grandes enjambées en direction

du carrefour de l’Agha. La rue est vide, tout est calme. Aurions-nous mal

entendu ? Nous obliquons sur la gauche en direction de la rue Michelet.

D’étranges passants y circulent déjà, silencieux, l’air grave. Ils se dirigent

rapidement vers le boulevard Laferrière. Des camions militaires passent en

trombe, ce sont de gros GMC couleur sable, chargés de soldats en tenue

camouflée et coiffés d’un béret vert.

« Nous remontons le boulevard et arrivons bientôt sur le Forum. Une

petite foule s’y est déjà formée ; elle grossit rapidement, le Forum est

obscur, nous voilà loin des festivités du 13 mai 1958.

« Dans l’obscurité, nous découvrons Jef, un bon copain de Gautier. Il est

accompagné de son père et d’un cousin. Nous resterons ensemble pendant

les longues semaines de notre internement. Nous sommes là, à attendre dans

le noir quand, au bout d’une heure, nous apercevons au loin des lumières

sur le Télemly. Nous découvrons des blindés manœuvrant pour prendre

position autour du Forum.


« Un micro est branché et une voix nous dit de rentrer chez nous. Tout est

terminé, le putsch a échoué. Des protestations s’élèvent de la foule, des

hommes demandent des armes ; une femme pleure. La foule, à contrecœur,

quitte lentement l’esplanade.

« Nous partons aussi et nous descendons les grands escaliers qui mènent

à la rue Berthezène et nous arrivons en vue de la rue Michelet. Des blindés

légers sont en poste. La foule les entoure et invective les occupants. Des

hommes se sont hissés et frappent de leurs poings sur l’acier des tourelles.

Il n’y a rien que nous puissions faire et ces manifestations désespérées ne

peuvent mener à rien. Nous devinons que les militaires ont reçu l’ordre de

mater l’Algérois dans le sang et la mitraille. Nous préférons partir… Nous

ne nous faisons plus aucune illusion sur le chef de l’État.

« Une étrange agitation attire notre attention lorsque nous atteignons le

bas du boulevard Laferrière. Des gens sortent d’un immeuble les bras levés.

Autour d’eux s’agite une bande de CRS. Les CRS sont pâles, nerveux et

parfois excités ; ils crient, s’agitent, courent dans tous les sens, leurs

mitraillettes constamment braquées dans la direction des civils qui ont les

bras levés.

« À peine avons-nous pris conscience de la scène que nous sommes

nous-mêmes mis en joue, et sommés de rejoindre le groupe de prisonniers.

« Informées de l’existence d’une permanence de l’OAS à cet endroit, les

autorités restées fidèles au gouvernement avaient envoyé des CRS pour

effectuer une descente dès l’annonce de l’échec du putsch. Arrivés sans

doute trop tard, les CRS avaient trouvé le local vide de ses occupants. Pour

ne pas rentrer bredouilles, en gens de ressources et d’initiatives, ils avaient

arrêté des passants qui revenaient du Forum, les avaient fait entrer dans le

local, puis les avaient fait ressortir. Entre-temps, ils étaient devenus de

dangereux membres de l’OAS ; le quota ne devait pas être atteint, puisqu’ils

avaient arrêté les passants que nous étions sans même nous faire visiter le

local.

« Nous voici plongés dans un tourbillon peuplé de scènes surréalistes,

lesquelles ne nous paraîtront cocasses que beaucoup plus tard.

— Lève les bras ! Plus haut ! Plus haut ! hurle le CRS à un pauvre bougre

qui, en désespoir de cause, se met à sautiller sur place, sur la pointe des

pieds, les bras tendus vers le ciel.

« À côté, je reconnais Minolta, une connaissance de Gautier. Il est pâle,

terrorisé et fixe le CRS qui pointe son arme dans sa direction.


— Baisse les yeux ! lui crie le CRS.

« Minolta, tétanisé, ne parvient pas à détourner le regard du danger. Il

garde les yeux de plus en plus ouverts.

— Mais baisse les yeux, ou je te flingue ! s’égosille le policier.

« L’instinct de conservation étant le plus fort, Minolta finit par baisser les

yeux.

« Nous sommes maintenant une bonne trentaine, peut-être quarante, les

bras levés. Le chef des CRS a dû juger qu’il avait fait le plein, on nous

ordonne de nous mettre en marche en file indienne en direction du

boulevard Baudin. Autour de nous, les CRS continuent à s’agiter et à faire

claquer leurs mitraillettes. Font-ils claquer les chargeurs ou une autre pièce

de l’arme ? Je n’en sais rien, mais leur énervement m’inquiète.

« Nous arrivons rue Monge. Un cordon de bérets rouges la barre. Des

bérets rouges ! L’infanterie de marine. Tout pied-noir identifie

immédiatement un béret rouge comme étant un ami, plus même : un

protecteur. Nous ne pouvons imaginer que les bérets rouges laissent les

amis que nous sommes entre les mains d’une horde de CRS surexcités,

partir vers un destin qui semble bien incertain. Il suffirait que les soldats qui

forment le cordon s’écartent légèrement, pour que nous puissions nous

échapper. Passant près d’eux, nous leur lançons à mi-voix, pour ne pas être

entendus de nos gardiens : “Laissez-nous passer ! Laissez-nous passer, ces

types sont fous, ils vont nous tuer.”

« Les soldats sont visiblement très mal à l’aise. Ils échangent des regards

entre eux, hésitent, ils sont prêts à flancher… Leur chef a senti le danger. Il

va de l’un à l’autre, il les invective, crie des ordres. Nous passons, il peut

être satisfait, le cordon a tenu bon, pas la moindre brèche par laquelle l’un

d’entre nous aurait pu s’évader. Je vois des larmes sur le visage d’un

marsouin (nom donné aux soldats de l’infanterie de marine).

« Nous atteignons le boulevard Baudin. Une voiture passe en trombe. Un

CRS lui adresse un geste qui signifie que le conducteur doit s’arrêter. Le

véhicule poursuit son chemin, claque une rafale, clouant la voiture sur

place. Nous ne connaîtrons pas la suite, on nous intime l’ordre de traverser.

Notre destination semble être le commissariat central.

« Le changement de direction se révèle une excellente opportunité pour

s’échapper, voir ailleurs si l’air est plus agréable à respirer. Je baisse les

bras tout en continuant mon chemin droit devant moi. Le père de Jef a eu la

même idée, et nous nous enfonçons sous les arcades, malgré tout le dos


crispé. Encore quelques mètres, et nous serons hors de portée de vue des

CRS. Un claquement métallique dans notre dos nous fige sur place.

— Où allez-vous ?

— Eh bien, dis-je, on rentre chez nous.

— Faites pas les cons ! Dans les rangs avec les autres.

« Nous comprenons qu’il est inutile de résister. La mort dans l’âme, nous

réintégrons la file indienne des prisonniers, le club des bras levés.

« Nous voici arrivés au commissariat central. L’endroit m’est familier, j’y

ai déjà fait un court séjour l’année passée à la suite de la commémoration

du 11 Novembre, qui avait été mouvementée.

« L’entrée donne sur un patio avec, tout autour, une allée plongée dans le

noir. En son centre, une fontaine et, autour, des espaces plantés d’arbustes.

De l’autre côté, un porche éclairé donne à voir les cellules. Nous sommes

obligés de rester dans le patio et d’attendre. Je m’assieds sur un banc. Un

homme essaie de parlementer avec les CRS. Il plaide son cas en disant qu’il

n’est pas pied-noir, mais métropolitain. Il emploie l’expression pathos

utilisée par les Européens d’Algérie, qui sert à désigner un individu né en

France. Le policier le renvoie sans ménagement reprendre sa place dans le

groupe. Nous apprendrons plus tard qu’il est le gérant du Coq Hardi, un

café connu à Alger. Il venait de fermer son établissement et rentrait lorsqu’il

fut arrêté.

« La porte s’ouvre avec violence. Trois hommes sont poussés dans le

patio. L’un d’entre eux a reçu des coups, il a le visage en sang.

« Des CRS se sont installés à une table, et se sont engagés dans une

partie de cartes. Deux autres nous tiennent en joue.

« Une heure s’est écoulée, un petit vent frais s’est levé, un des

prisonniers se hasarde. Il informe un des gardiens qu’il a besoin de se

soulager.

— Non, tu ne pisses pas ! répond l’un des CRS.

« Passent les minutes, il réitère la demande. La réponse ne varie pas. Les

heures défilent et deviennent douloureuses pour les vessies. Mon voisin,

assis sur le banc et auquel je n’ai pas adressé un mot, se lève, s’enfonce

dans la pénombre, retire sa chaussure, et après avoir uriné, il la vide contre

le mur. Le système a l’avantage de ne pas faire de bruit, on n’entend pas le

jet. Il nous expliquera qu’il a été fait prisonnier par les Allemands pendant

la Seconde Guerre mondiale, et qu’il n’est pas impressionné par ces coulos


de CRS. Ironie du sort, le voici maintenant entre les mains de Français pour

lesquels il s’est battu jadis.

« Il doit être environ 5 heures. Une pâle lueur a envahi le ciel. On nous

fait mettre en rang et nous embarquons dans un convoi de cars de CRS, les

fameux cars sombres et bleus aux fenêtres grillagées. J’éprouve des

difficultés à marcher, mon pied dans la chaussure humide glisse. J’ai fini

par imiter mon voisin. “Destination danger !”, lance un CRS en rigolant. Il

s’installe à côté de moi sur le siège.

« Le convoi traverse les rues vides. Alger doit avoir le réveil douloureux

en ce moment. Nous sommes arrivés à destination après un parcours qui

aura duré une petite trentaine de minutes. J’aperçois des soldats par les

fenêtres du car ; ce doit être un camp militaire. Bientôt, le véhicule

s’immobilise, on nous fait descendre. La vision du camp qui s’offre à nous

est préoccupante. Une première file de prisonniers a pris place le long d’un

hangar. Devant elle, à une dizaine de mètres environ, lui fait face une autre

file de soldats – il y a autant de militaires que de prisonniers –, l’arme aux

pieds. Les occupants de mon car sont alignés à un mètre devant la première

file. La nuit s’est levée, il fait jour. J’admire les valeureux combattants en

face de nous. C’est le contingent. Certains tiennent leur fusil comme s’ils

avaient un balai entre les mains. Je me dis : “Si ces gavatchos nous

fusillent, ce sera l’humiliation finale.” Un nouveau convoi fait irruption. Il

est composé d’une vingtaine de jeunes gens. Les policiers les alignent près

de nous.

« L’histoire de ces nouveaux mérite qu’elle soit contée. Persuadées que la

cité universitaire était un nid d’activistes, les autorités policières avaient

décidé d’y monter une opération dès la fin du putsch. Sur place, les CRS

avaient trouvé des écriteaux dans les couloirs sur lesquels figuraient les

indications suivantes : “Pour trouver la mitraillette, suivez les flèches.” Ou :

“Pour la bombe : suivez les flèches rouges.” En fins limiers, ils avaient

suivi les indications et, après avoir arpenté les couloirs, ils s’étaient

retrouvés devant un placard qui, une fois ouvert, montrait un balai ou un

objet quelconque. Plutôt hermétiques à l’humour potache, ils avaient

embarqué tous ceux qui n’avaient pas eu la présence d’esprit de fuir.

« Nous ne serons pas fusillés, on nous fait entrer dans le hangar. Les

heures passent. Nous tombons de sommeil, n’ayant pas fermé l’œil de la

nuit. Nombreux de mes compagnons se tiennent le bas-ventre, à cause de


leur vessie, qu’ils ne peuvent soulager. C’est le moment que choisit un petit

sous-officier pour venir parader entre nos rangs, droit sur ses ergots.

— Redressez-vous ! lance-t-il à ces pauvres malheureux que leur vessie

oblige à se tenir pliés. C’est ça l’armée de l’OAS ? Eh bien ! Vous ne faites

plus les fiers.

« Ce type nous prend pour ce que nous ne sommes pas. À l’époque,

l’OAS était encore peu connue. Pour ma part, j’avais vu le sigle tracé sur

les murs mais je n’avais pas encore lu de tract ou lu des consignes

particulières. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas membre de cette armée

secrète, j’estime qu’il y a donc urgence à mettre les choses au point le plus

rapidement possible. Qu’on me laisse partir et mes compagnons également,

qui sont dans la même situation que la mienne.

« Remue-ménage parmi les troufions. Un gradé coiffé d’un képi vient

d’entrer. Ce doit être un personnage important à voir avec quel

empressement s’agite le petit sous-officier. J’apprendrai qu’il s’agit du

colonel Debrosse. Ce type s’est rendu tristement célèbre en torturant des

Européens. Bien évidemment, il a été récompensé, il a été nommé général.

Son nom n’est jamais cité, à chaque fois que la torture est évoquée en

Algérie. Moi, c’est toujours à lui que je pense.

« Debrosse donc se plante devant moi, me fixe avec insistance. Dans des

circonstances normales, un tel manque de respect aurait mérité de la part

d’un Algérois un avertissement en bonne et du forme, dans le genre du

langage imagé dont nous sommes devenus les spécialistes. Mais la situation

ne m’étant pas favorable, il valait mieux contrôler mes réflexes. Je décide

malgré tout de lui décocher un rictus, histoire de ne pas être resté sans rien

faire.

« La riposte du colonel ne se fait pas attendre :

— Un pas en avant !

« Les questions s’enchaînent : “Comment t’appelles-tu ? Quel âge as-tu ?

Et qu’est-ce que tu fais ? Ah ! étudiant. Tu ferais mieux d’étudier avec tes

bouquins, plutôt qu’avec une mitraillette.”

« Il me laisse abasourdi. Il croit que je suis un membre de l’OAS. Je

comprends que mon aventure ne fait que commencer 73 . »


ANNEXES

I

LES DIRIGEANTS DE L’ALGÉRIE DE 1830 JUSQU’À 1955

– Commandant en chef de l’armée d’expédition d’Afrique : comte Louis

de Chaisne, lieutenant général, puis maréchal de France (11 avril 1830).

– Commandant en chef de l’armée d’Afrique : comte Bertrand Clauzel,

lieutenant général (12 août 1831).

– Commandant de la division d’occupation d’Afrique : René Savary, duc

de Rovigo, lieutenant général (6 décembre 1831) ; Antoine Avizard, général

par intérim (5 mars 1833) ; Théodore Voirol, lieutenant général, par intérim

(29 avril 1833).

– Gouverneurs généraux des possessions françaises dans le nord de

l’Afrique : comte Jean-Baptiste Drouet d’Erlon, lieutenant général (27

juillet 1834) ; comte Bertrand Clauzel, maréchal de France (8 juillet 1835) ;

comte Charles Denys de Damrémont, lieutenant général (12 février 1837) ;

comte Sylvain Valée, lieutenant général, puis (31 juillet 1843) maréchal de

France ; Thomas-Robert Bugeaud de La Piconnerie, lieutenant général, puis

maréchal de France, duc d’Isly (29 décembre 1840 pour sa nomination de

gouverneur).

– Gouverneurs généraux de l’Algérie : Thomas-Robert Bugeaud de La

Piconnerie, duc d’Isly, maréchal de France (15 avril 1845) ; Christophe

Juchault de La Moricière, lieutenant général, par intérim (1 er septembre

1845) ; Alphonse Bedeau, lieutenant général, par intérim (6 juillet 1847) ;

Henri d’Orléans, duc d’Aumale, lieutenant général (11 septembre 1847) ;

Eugène Cavaignac, général de division (29 avril 1848) ; Gérald Marey-

Monge, comte de Péluse, général, par intérim (juillet 1848) ; baron Viala

Charon, général de division (22 octobre 1850) ; Amable de Pélissier,

général de division, par intérim (10 mai 1851) ; comte Alexandre Randon,

général de division, puis maréchal de France (11 décembre 1851).


– Ministres de l’Algérie et des colonies : prince Napoléon Bonaparte,

général de division (24 juin 1858) ; comte François de Chasseloup-Laubat

(24 mars 1859).

– Gouverneurs généraux de l’Algérie : Amable de Pélissier, duc de

Malakoff, maréchal de France (24 novembre 1860) ; Édouard de

Martimprey (1864) ; Patrice de Mac-Mahon, duc de Magenta, maréchal de

France (1 er septembre 1864) ; baron Louis Durrieu, général de division, par

intérim (23 octobre 1870).

– Gouverneur général civil des trois départements de l’Algérie : Henri

Didier, procureur de la République de la Seine, n’est pas entré en fonction

(24 octobre 1870).

– Commissaires extraordinaires de la République : Charles du Bouzet,

préfet d’Oran (16 novembre 1870) ; Alexis Lambert, préfet d’Oran (8

février 1871).

– Gouverneurs généraux : comte Louis de Gueydon, vice-amiral (29

mars 1871) ; Antoine Chanzy, général de division (10 juin 1873) ; Albert

Grévy, vice-président de la Chambre des députés (à titre de mission

temporaire, le 15 mars 1879) ; Louis Tirman, conseiller d’État (26

novembre 1881) ; Jules Cambon, préfet du Rhône (18 avril 1891) ; Auguste

Loze, ambassadeur à Vienne (Autriche), n’a pas accepté (25 septembre

1897) ; Louis Lépine, préfet de police (1 er octobre 1897) ; Édouard

Laferrière, vice-président du Conseil d’État (26 juillet 1989) ; Célestin

Jonnart, député du Pas-de-Calais, à titre de mission temporaire (3 octobre

1900) ; Paul Revoil, ministre plénipotentiaire (18 juin 1901) ; Maurice

Varnier, secrétaire général du gouvernement par intérim (11 avril 1903) ;

Charles Lutaud, préfet du Rhône (22 mai 1911) ; Célestin Jonnart, député

du Pas-de-Calais, à titre de mission temporaire (21 janvier 1918) ; Jean-

Baptiste Abel, député du Var, à titre de mission temporaire (31 juillet

1919) ; Théodore Steeg, sénateur de la Seine, à titre de mission temporaire

(19 mai 1925) ; Pierre Bordes, préfet d’Alger (19 novembre 1927) ; Jules

Cardes, gouverneur général des colonies (3 octobre 1930) ; Georges Le

Beau, préfet de la Seine-Inférieure (21 septembre 1935) ; Jean Abrial,

amiral (10 juillet 1940) ; Maxime Weygand, général d’armée (16 juillet

1941) ; Yves Chataigneau, ministre plénipotentiaire (8 septembre 1944) ;

Marcel-Edmond Naegelen, ministre de l’Éducation nationale (15 février

1948) ; Roger Léonard, préfet de police (11 avril 1951) ; Jacques Soustelle,


ancien ministre, nommé par le président du Conseil Pierre Mendès France

(31 janvier 1955).

II

REPÈRES CHRONOLOGIQUES

1830 : prise d’Alger par les Français. Fin de la domination ottomane.

1840-1847 : guerre de conquête.

1865 : les Algériens sont reconnus français s’ils renoncent à leur statut civil

musulman.

1870 : décret Crémieux donnant la nationalité française aux juifs d’Algérie.

1881 : Code de l’indigénat, applicable aux musulmans citoyens français et

découpage de l’Algérie en trois départements (Alger, Oran,

Constantine).

1889 : loi de naturalisation, qui permet l’intégration des Espagnols et des

Italiens.

1936 : abandon du projet Blum-Viollette qui donne le droit de vote aux

musulmans francisés.

1937 : création du Parti populaire algérien (PPA) de Messali Hadj.

1943 : Manifeste du peuple algérien de Ferhat Abbas, modéré.

1945 : émeutes et répression sanglante de Sétif.

1946 : création du parti nationaliste modéré UDMA (Union démocratique

du Manifeste algérien).

1947 : statut de l’Algérie créant une assemblée paritaire ; la réforme ne

passera pas dans les faits.


1 er novembre 1954 : un groupe d’activistes du PPA crée le FLN (Front de

libération nationale) qui lance symboliquement l’insurrection armée

marquant le début de la guerre d’indépendance.

Avril 1955 : état d’urgence.

Mai 1956 : pouvoirs spéciaux au gouvernement.

1957 : bataille d’Alger. L’armée française expulse le FLN d’Alger.

Mai 1958 : arrivée du général de Gaulle au pouvoir ; début de la

pacification.

Janvier 1960 : barricades d’Alger ; la population européenne se révolte

contre la perspective d’abandon de l’Algérie.

Avril 1961 : putsch des généraux ; actions de l’OAS en métropole

Mai 1961 : début des négociations d’Évian.

19 mars 1962 : accords d’Évian entérinés par le référendum du 8 avril

donnant l’indépendance au 1 er juillet.

Juin 1962 : exode des Européens. Création du secrétariat d’État aux

Rapatriés.

III

GOUVERNEMENTS FRANÇAIS DE LA GUERRE D’ALGÉRIE

IV e RÉPUBLIQUE

Présidents du Conseil sous le mandat de René Coty

Pierre Mendès France (18 juin 1954 - 5 février 1955).

Edgar Faure (23 février 1955 - 2 décembre 1955).

Guy Mollet (31 janvier 1956 - 21 mai 1957).


Maurice Bourgès-Maunoury (12 juin 1957 - 30 septembre 1957).

Félix Gaillard (6 novembre 1957 - 15 avril 1958).

Pierre Pflimlin (14 mai 1958 - 28 mai 1958).

Charles de Gaulle (1 er juin 1958 - 21 décembre 1958).

V e RÉPUBLIQUE

Charles de Gaulle (président de la République).

Michel Debré (Premier ministre, 9 janvier 1959 - 14 avril 1962).

IV

LES « NEUF » CHEFS HISTORIQUES DU FLN

Hocine AÏT-AHMED.

Ahmed BEN BELLA.

Mustapha BEN BOULAÏD, chef de la zone 1 (Aurès-Némentcha).

Mohamed Larbi BEN M’HIDI, chef de la zone 5 (Oran).

Rabah BITAT, chef de la zone 4 (Alger).

Mohamed BOUDIAF, délégation extérieure du FLN au Caire.

Belkacem KRIM, chef de la zone 3 (Kabylie).

Didouche MOURAD, chef de la zone 2 (Nord-Constantinois).

Mohammed BEN YOUSSEF KHIDER.

V

GOUVERNEMENT PROVISOIRE DE LA RÉPUBLIQUE

ALGÉRIENNE

19 septembre 1958 : création du GPRA (Gouvernement provisoire de la

République algérienne), président : Ferhat Abbas.

Décembre 1959 - janvier 1960 : second GPRA ; président : Ferhat Abbas.

27 août 1961 : président Benkhedda.


VI

CHRONOLOGIE DES FAITS

1954

23 mars : naissance du CRUA (Comité révolutionnaire d’unité et d’action).

5 avril : au Caire, constitution d’un comité de libération du Maghreb.

7 mai : chute de Dîen Biên Phu (Indochine).

10 octobre : à Alger, réunion des « six chefs historiques » présents en

Algérie, qui décident de passer à l’action armée. Ultime réunion le

23 octobre.

17 octobre : François Mitterrand en Algérie (« La présence française sera

maintenue dans ce pays »).

31 octobre : le général Morin déclare que « le bled est tranquille ».

Nuit du 31 octobre au 1 er novembre : déclenchement de l’insurrection

algérienne. Attentats simultanés sur l’ensemble du territoire.

Premiers soldats du contingent tués.

6-8 novembre : colonnes de blindés et bataillons de paras dans les Aurès.

C’est la guerre.

12 novembre : à l’Assemblée nationale, le président du Conseil Pierre

Mendès France déclare que « les départements d’Algérie constituent

une partie de la République française. Ils sont français depuis

longtemps et d’une manière irrévocable. Jamais la France, aucun

gouvernement, aucun parlement français ne cédera sur ce principe

fondamental ».

Novembre-décembre : opération « Fellagha » (1 908 armes rendues, 2154

soumissions).


Décembre : ratissage des Aurès.

22 décembre : opération « Orange amère ».

Décembre : Messali Hadj crée le MNA (Mouvement national algérien).

1955

Janvier : premières opérations militaires d’envergure (« Aloès »,

« Véronique », « Violette » ).

25 janvier : Jacques Soustelle est nommé gouverneur général.

25 février : Soustelle déclare que « le destin de l’Algérie est français. Cela

signifie qu’un choix a été fait par la France. Ce choix s’appelle

l’intégration ».

31 mars : vote de la loi instituant l’état d’urgence sur une partie du territoire

algérien.

1 er avril : appel de l’ALN au peuple algérien.

15 avril : Ferhat Abbas proclame à Djidjelli que « l’Algérie est

algérienne ».

18-24 avril : conférence afro-asiatique de Bandoeng. Condamnation du

colonialisme. Internationalisation du conflit algérien. Demande au

gouvernement français de trouver une solution pacifique immédiate.

30 avril : le général Parlange investi de pouvoirs exceptionnels dans les

Aurès-Némentcha. Début de la pacification.

13 mai : Bourgès-Maunoury déclare « qu’il n’y a pas d’interlocuteur pour

l’Algérie, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur. Ce sont trois

départements français. La répression sera impitoyable ».

19 mai : rappel des disponibles. Envoi de renforts en Algérie. « Tout rebelle

pris les armes à la main doit être tué » (Jacques Soustelle).


29 juillet : l’Assemblée nationale prolonge l’état d’urgence en Algérie.

20 août : violente offensive du FLN dans la wilaya 2. Massacre de

Philippeville : 123 morts dont 71 Français. La répression sanglante

rendra la population solidaire du FLN (plus de 500 rebelles tués, 70

blessés, plus de 1 000 prisonniers).

23 août : rappel du contingent libéré en avril 1955. Maintien du premier

contingent appelé en 1954.

30 août : état d’urgence étendu sur tout le territoire algérien.

11 septembre : à Paris, devant la gare de Lyon, première manifestation de

rappelés qui empêchent le départ du train pour Marseille.

12 septembre : dissolution du Parti communiste algérien.

26 septembre : déclaration de 61 musulmans à l’Assemblée algérienne

(« La politique algérienne est dépassée »).

11 octobre : débat sur l’Algérie à l’Assemblée nationale. « L’intégration est

le contraire de la désintégration » (Bourgès-Maunoury).

Novembre : création des SAS (Sections administratives spécialisées,

Soustelle-Parlange).

8 novembre : « Votre présence en Algérie évitera la guerre », Bourgès-

Maunoury, ministre de l’Intérieur, s’adressant aux rappelés.

25 novembre : l’Assemblée générale de l’ONU renvoie la discussion sur

l’Algérie.

2 décembre : dissolution de l’Assemblée nationale qui entraîne la

suppression de l’état d’urgence.

10 décembre : Paris décide de surseoir aux élections législatives du 2

janvier 1956 en Algérie.


1956

2 janvier : élections législatives en France. Victoire du Front républicain

qui axe sa campagne sur la paix en Algérie. Guy Mollet élu

président du Conseil.

6 février : Guy Mollet conspué à Alger (Journée des tomates).

9 février : Robert Lacoste nommé ministre résident en Algérie.

12 février : les oulémas rejoignent le FLN.

16 février : « La France doit rester en Algérie, elle y restera » (Guy Mollet).

28 février : appel de Guy Mollet aux Algériens pour un cessez-le-feu.

2 mars : indépendance du Maroc.

12 mars : l’Assemblée nationale vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet.

20 mars : indépendance de la Tunisie.

11 avril : rappel massif sous les drapeaux des disponibles. Prise des « trois

décrets ». Pour renforcer le contingent, 70 000 rappelés débarquent

à Oran et Alger malgré de violentes manifestations en métropole.

12 avril-1 er mai : au Caire, échec des contacts Gorse-Khidder. Le FLN

pose comme préalable à tout cessez-le-feu la reconnaissance du fait

national algérien.

21 avril : Ferhat Abbas se rallie au FLN.

8 mai : attaque par l’ALN de 40 postes militaires dans le Nord-

Constantinois.

18 mai : à Palestro, une patrouille du 9 e RIC tombe dans une embuscade.

19 soldats du contingent sont tués, 1 seul rescapé (Pierre Dumas).


26 juin : le pétrole jaillit à Hassi-Messaoud.

1 er juillet : les « Combattants de la libération » sont intégrés au FLN.

Juillet : extension de la guérilla urbaine.

10 août : première bombe dans la Casbah d’Alger posée par des contreterroristes

(70 morts).

20 août : congrès clandestin du FLN dans la vallée de la Soummam

(Kabylie).

25 septembre : à l’ONU, mise à l’ordre du jour de la question algérienne.

30 septembre : premières bombes du FLN à Alger (cafétéria et Milk Bar).

Octobre : tentative de réforme agraire. 82 000 hectares appartenant à de

grandes sociétés sont transférés à la Caisse d’accession à la

propriété.

16 octobre : arraisonnement en mer de l’Athos-II transportant des armes

pour l’ALN.

22 octobre : détournement de l’avion se rendant de Rabat à Tunis. Cinq

chefs du FLN sont arrêtés. Ben Bella, Boudiaf, Aït-Ahmed,

Lacheraf, Khider sont transférés en France.

30 octobre-6 novembre : à Suez, expédition contre l’Égypte (Israël, Grande-

Bretagne, France).

8 novembre : découverte de gaz à Hassi-R’Mel.

15 novembre : l’ONU inscrit la question algérienne à son ordre du jour.

15 novembre : Raoul Salan nommé commandant en chef en Algérie.

24 novembre : l’Assemblée générale de l’ONU enjoint la France, la

Grande-Bretagne et Israël d’évacuer les territoires occupés.


28 décembre : Amédée Froger, maire de Boufarik, président de

l’Interfédération des maires d’Algérie, est tué au cours d’un attentat.

1957

7 janvier : le général Massu reçoit tous les pouvoirs civils et militaires dans

l’agglomération algéroise.

8 janvier : opération quadrillage lancée par Massu dans la Casbah. Début de

la bataille d’Alger.

16 janvier : attentat contre le général Salan. Son chef de cabinet, le

commandant Rodier, est tué.

28 janvier-4 février : grève générale lancée par le FLN. L’armée ouvre les

boutiques de force. Discussion de l’affaire algérienne devant

l’Assemblée générale de l’ONU.

18 février : le général Pâris de La Bollardière, grand officier de la Légion

d’honneur, s’élève contre les méthodes d’interrogatoires, demande à

être relevé de son commandement en Algérie.

26 février : Larbi ben M’hidi, l’un des neuf chefs historiques, est arrêté. Il

sera retrouvé pendu dans sa cellule.

23 mars : suicide de M e Ali Boumendjel, arrêté par les paras du 2 e RPC.

28-30 mai : à Melouza, massacre de Mechta Casbah, 301 villageois placés

sous contrôle du MNA sont massacrés par le FLN.

3 juin : bombes FLN à Alger dans les lampadaires proches des arrêts

d’autobus (8 morts).

9 juin : bombes FLN sous l’orchestre du casino de la Corniche (9 morts, 85

blessés).


11-12 juin : à Alger, arrestation de Maurice Audin et d’Henry Alleg (la

Question : la torture).

20-28 août : au Caire, 1 er congrès du CNRA.

13 septembre : 280 kilomètres de barrage électrifié posés le long de la

frontière tunisienne (la ligne Morice).

Septembre : arrestation de Yacef Saadi, chef des commandos poseurs de

bombes, et de sa compagne Zohra Drif.

7 octobre : mort d’Ali la Pointe (adjoint de Yacef Saadi). C’est la fin de la

bataille d’Alger. Bilan : 3 024 disparus, selon Teitgen, secrétaire

général de la préfecture d’Alger. Dans le bled, la guerre continue.

2 novembre : Mohammed V et Bourguiba offrent leurs bons offices à

l’Algérie.

29 novembre : vote d’une loi-cadre. Elle ne sera jamais appliquée.

Décembre : première livraison du pétrole d’Hassi-Messaoud.

1958

8 février : arguant de son droit de suite, l’aviation française bombarde

Sakiet Sidi Youssef en Tunisie (69 morts, 130 blessés).

23 avril : maintien sous les drapeaux de la 561/B.

9 mai : trois soldats français prisonniers de l’ALN sont passés par les

armes. Il s’agit de René Ducourtreix, Robert Richomme, Jacques

Feuillebois.

13 mai : à Alger, prise du pouvoir par l’armée. Formation d’un Comité de

salut public présidé par le général Massu, qui fait appel au général

de Gaulle. Constitution d’un comité identique en Corse.

16 mai : la fraternisation.


19 mai : « Moi, seul, je peux sauver la France » (général de Gaulle).

1 er juin : le général de Gaulle investi par l’Assemblée nationale.

4 juin : « Je vous ai compris » (de Gaulle à Alger).

6 juin : « Vive l’Algérie française » (de Gaulle à Mostaganem).

10 juin : appel du FLN qui demande à l’ALN de « continuer sa lutte

impitoyable ».

1 er -5 juillet : première tournée de popotes du général de Gaulle en Algérie.

Service militaire porté à vingt-sept mois pour les soldats, trente mois

pour les officiers et sous-officiers.

20-28 août : « L’évolution de l’Algérie doit s’accomplir dans le cadre

français » (Charles de Gaulle en Afrique).

19 septembre : au Caire, construction du 1 er GPRA (Gouvernement

provisoire de la République algérienne) présidé par Ferhat Abbas.

28 septembre : référendum constitutionnel. Le « oui » à la V e République

l’emporte avec 80 % des voix.

23 octobre : de Gaulle propose la « paix des braves ». Le FLN la rejette.

23-30 novembre : élections législatives en France. Raz-de-marée de l’UNR

(Union nationale pour la république, la formation politique qui

soutient l’action de Charles de Gaulle).

12 décembre : nouvelle organisation des pouvoirs en Algérie. Paul

Delouvrier nommé délégué général, directement sous l’autorité du

Premier ministre. Il est assisté par un officier général, le général

d’armée aérienne Maurice Challe – commandant en chef des forces

armées en Algérie. Le général Salan est nommé inspecteur général

de la défense.


24 décembre : de Gaulle élu président de la V e République.

1959

8 janvier : de Gaulle prend officiellement ses fonctions de président de la

République et nomme Michel Debré au poste de Premier ministre.

8 février : Michel Debré est accueilli en Algérie aux cris « d’Algérie

française » et « Fusillez Ben Bella ».

25 mars : conférence de presse du général de Gaulle. Il parle de ce que fait

et veut faire la France en Algérie pour que celle-ci trouve sa

« nouvelle personnalité ».

28 mars : à Djebel Tsameur, mort d’Amirouche, chef de la wilaya 3.

30 avril : « L’Algérie de papa est morte » (de Gaulle, L’Écho d’Oran).

7-10 mai : à Bourges, lors d’une tournée en province, le chef de l’État

évoque la « pacification de l’Algérie ».

4 juin : voyage officiel du général de Gaulle en Auvergne : « J’ai une

confiance entière dans l’avenir commun de l’Algérie et de la

France. »

15 juin : M. Triboulet, ministre des Anciens Combattants, annonce la

création d’une « médaille de la pacification ». Vastes opérations

militaires (plan Challe).

9 juillet : opération « Jumelles ». Bilan au 27 septembre : 2 805 tués parmi

l’ALN, 1 652 armes saisies.

27-30 août : « Les Algériens feront leur destin eux-mêmes » (de Gaulle en

Algérie).

16 septembre : « L’autodétermination une fois la pacification terminée »

(de Gaulle).


29 septembre : à Tunis, le GPRA se déclare favorable à

l’autodétermination.

15 octobre-27 septembre : mission du Comité international de la Croix-

Rouge en Algérie.

16 décembre-8 janvier : à Tripoli, réunion du CNRA. Formation du second

gouvernement Ferhat Abbas. Houari Boumediene est nommé chef

d’état-major de l’ALN.

1960

1 er janvier : indépendance du Cameroun.

23 janvier : le général Massu relevé de son commandement.

24 janvier- 1 er février : semaine des barricades à Alger. 19 tués, 141

blessés.

13 février : à Reggane (Sahara), explosion de la première bombe atomique

française.

3-5 mars : septième voyage du général de Gaulle en Algérie. Tournée des

popotes : « Il faut que l’armée achève le rétablissement de l’ordre. Il

n’y aura pas de Diên Biên Phu en Algérie. L’insurrection ne nous

mettra pas à la porte. » Plus tard : « Je crois que les Algériens se

prononceront pour une Algérie algérienne liée à la France. »

4-6 avril : à Tripoli, réunion du GPRA. L’objectif est d’internationaliser le

conflit.

10 juin : Si Salah (wilaya 4) reçu discrètement à l’Élysée.

20 juin : indépendance du Mali. Le GPRA accepte d’envoyer des délégués

à Paris.

25 juin : arrivée à Orly des émissaires du GPRA, Boumendjel et Ben Yahia.


26 juin : indépendance de la République malgache.

29 juin : échec des pourparlers engagés à la préfecture de Melun.

6-10 juillet : voyage officiel du général de Gaulle en Normandie. À Rouen,

il fait allusion à un État fédéral algérien. « Ce sera une Algérie

algérienne, mais il faudra que toutes les communautés, en particulier

la communauté française, aient leur place dans ses institutions, ses

gouvernants, sa justice, ses assemblées. »

4 septembre : Manifeste des 121 intellectuels pour le droit à l’insoumission.

5 septembre-1 er octobre : procès du réseau Jeanson devant le tribunal

militaire de Paris.

27 septembre : le général Salan, interdit de séjour en Algérie, s’exile en

Espagne et prend la tête du réseau Algérie française, premier pas

vers la constitution de l’OAS.

1 er octobre : le premier tanker de pétrole brut d’Edjele (gisement découvert

en 1956) quitte la Skhirra à destination de la France.

3 octobre : à Paris, manifestation des partisans de l’Algérie française sur les

Champs-Élysées.

6 octobre : Manifeste des 200 intellectuels pour l’Algérie française.

27 octobre : journée nationale d’action CGT, CFTC, Fen, Unef pour la paix

en Algérie. Débrayages et manifestations. Toute manifestation étant

interdite à Paris, l’UNC-AFN insiste pour qu’elle soit autorisée afin

de pouvoir en découdre en organisant une contre-manifestation.

4 novembre : « Une Algérie algérienne existera un jour » (de Gaulle).

28 novembre : indépendance de la Mauritanie.

9-13 décembre : de Gaulle en Algérie. Manifestations de musulmans.

Journée sanglante à Alger. Les Européens tirent sur les musulmans


qui défilent avec le drapeau du FLN (120 morts dont 112 Algériens).

19 décembre : à l’ONU, résolution par 63 voix contre 8 et 27 abstentions

reconnaissant au peuple algérien le droit à l’autodétermination et à

l’indépendance.

1961

8 janvier : référendum sur le principe de l’autodétermination et

l’organisation des pouvoirs publics en Algérie. En France, le « oui »

emporte 75,29 % des suffrages exprimés. En Algérie 69,09 % des

suffrages.

20 février : entretiens secrets entre Bruno de Leusse, Pompidou et

Boumendjel, Dalhab, Boulharouf à Neufchâtel (Suisse).

21 février : constitution de l’OAS.

30 mars : Paris et Tunis confirment l’ouverture de pourparlers entre la

France et le GPRA pour le 7 avril à Évian.

31 mars : Camille Blanc, maire d’Évian, est assassiné par l’OAS.

Mars-avril : multiplication des attentats au plastic par l’OAS.

10 avril : « La future république algérienne sera un État souverain en

dedans et en dehors » (conférence de presse du général de Gaulle).

Nuit du 21 au 22 avril : à Alger, putsch militaire organisé par Challe,

Jouhaud, Zeller et Salan.

24 avril : le contingent ne marche pas. En France, grève générale d’une

heure suivie par douze millions de travailleurs.

26 avril : « L’ordre et la légalité sont restaurés » (Radio-Alger).

20 mai : première conférence France-FLN à Évian (suspendue le 13 juin).

Le gouvernement français annonce une trêve unilatérale d’un mois.


5 juillet : à l’instigation du GPRA, journée nationale contre la partition (80

morts et 266 blessés chez les musulmans).

18-22 juillet : sanglants affrontements à Bizerte. Les relations

diplomatiques sont rompues entre la Tunisie et la France.

20-27 juillet : reprise des pourparlers France-GPRA.

5 septembre : de Gaulle parle de désengagement en Algérie et accepte le

principe du Sahara algérien.

8 septembre : attentat manqué contre de Gaulle à Pont-sur-Seine.

5 octobre : à Paris, le préfet de police Maurice Papon décrète le couvre-feu

pour les musulmans entre 20 heures et 5 h 30.

17 octobre : à Paris, dès 20 heures, puissante manifestation organisée par la

Fédération de France du FLN contre le couvre-feu de Papon.

Violente répression policière. Nombreux morts et disparus (au

moins 60 cadavres de Nord-Africains repêchés dans la Seine ou

retrouvés dans les fossés des bois de la banlieue). De nombreuses

anomalies et contrevérités ont été mises au jour.

8 décembre : dissolution de l’OAS-Unef. 22 décembre : 16 e session de

l’Assemblée générale de l’ONU. Résolution invitant la France et le

GPRA à reprendre les négociations adoptée par 62 voix pour et 38

abstentions.

1962

10 février : aux Rousses, rencontre secrète entre Louis Joxe, Robert Buron,

Jean de Broglie et des membres du GPRA.

7 mars : à Évian, ouverture officielle des négociations.

18 mars, 17 h 40 : conclusion des accords d’Évian.


19 mars, 12 heures : application du cessez-le-feu sur tout le territoire

algérien.

26 mars : massacre de la rue d’Isly (80 morts et plus de 130 blessés).

8 avril : par référendum, le cessez-le-feu est approuvé à 90,75 %.

17 juin : accords FLN-OAS.

1 er juillet : en Algérie, référendum d’autodétermination. L’indépendance

est votée à 99,72 % des suffrages exprimés.

3 juillet : le général de Gaulle reconnaît officiellement l’indépendance de

l’Algérie.

5 juillet : à Oran, les unités de Houari Boumediene massacrent plus de 3

000 civils français et algériens favorables à la France. Aucune

réaction de Paris.

Juillet : exode des Français d’Algérie.

25 septembre : Ferhat Abbas, nommé président de la première Assemblée,

proclame la République démocratique populaire algérienne.

29 septembre : formation du premier gouvernement présidé par Ahmed Ben

Bella, président de la République algérienne.

8 octobre : l’Algérie devient membre de l’ONU.

VII

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

ÉTUDES

AGERON Charles-Robert, Histoire de l’Algérie contemporaine, « Que saisje

? », Presses universitaires de France, 1969 ; 1999.


BACRI Roland, Trésors du pataouète, Belin, 2000.

DELPARD Raphaël, Les Oubliés de la guerre d’Algérie, Michel Lafon,

2002.

DELPARD Raphaël, Les Souffrances secrètes des Français d’Algérie,

Michel Lafon, 2007.

GRIESSINGER Charles, Bulletin Algérianiste, n° 42, juin 1988.

MICHEL-CHICH Danielle, Déracinés, Calmann-Lévy, 1990.

MONNERET Jean, La Phase finale de la guerre d’Algérie, L’Harmattan,

2000.

MONTOUCHET Monique, L’Assainissement de la Mitidja, 19 e Congrès

géologique international, Alger, 1952.

ROSSI Edmond, Un peu d’histoire de Saint-Laurent-du-Var, Éditions Alan

Sutton, 2009.

SIMON Jacques, Messali Hadj (1898-1974). La passion de l’Algérie libre,

Éditions Tirésias, 1998.

STORA Benjamin, DAOUD Zakya, Ferhat Abbas, une autre Algérie,

Denoël, 1995.

TÉMOIGNAGES

DESSAIGNE Francine, Journal d’une mère de famille pied-noir, Éditions

France-Empire, 1972.

GAUTIER Simone, Le Plateau des Glières. Alger, lundi 26 mars 1962, Top

Offset, 2007.

LAFFONT Pierre, L’Expiation, de l’Algérie de papa à l’Algérie de Ben

Bella, Plon, 1968.


LAFFONT Pierre, L’Algérie des Français, Bordas, 1981.

SÉRIGNY Alain de, La Révolution du 13 mai, Plon, 1958.

SOUSTELLE Jacques, La Vérité sur l’Algérie, Les Conférences des

Ambassadeurs (André David, dir.), 1956.

SUSINI Jean-Jacques, Histoire de l’OAS, La Table Ronde, 1961.


REMERCIEMENTS

Que mon éditeur soit ici remercié de la confiance qu’il m’a témoignée en

me proposant de le composer et, à travers ce livre, de m’avoir permis, une

fois de plus, de faire entendre la souffrance des Français d’Algérie et de

leurs frères harkis.

Pour leur confiance et le temps qu’ils m’ont consacré, que les témoins

acceptent mes remerciements, et l’expression de ma gratitude. Gratitude

aussi à certaines personnes interrogées pour avoir accepté de rouvrir

d’anciennes blessures. Un amical merci au fidèle René Cangémi pour la

clarté et la pertinence de ses observations.


CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Jean-Louis Levet/Mourad Preure

FRANCE-ALGÉRIE : LE GRAND MALENTENDU

Le 18 mars 1962, les accords d’Évian mettent fin aux « événements

d’Algérie » et conduisent, le 5 juillet, à l’indépendance d’une nouvelle

nation. Après un demi-siècle d’émotions et de malentendus, vient

aujourd’hui le temps de la mémoire, mais surtout du dialogue et de l’amitié

entre deux pays passionnément liés par l’Histoire.

Pour la première fois, deux enfants d’Algérie, un fils de pied-noir et un fils

de moudjahid, un économiste et un spécialiste de géostratégie, engagent un

dialogue sans tabou ni nostalgie, croisent leurs souvenirs et leurs points de

vue. Au-delà des controverses encore vives sur le bilan de cent trente ans de

présence française, les déchirements d’une guerre qui ne voulait pas dire

son nom, ou encore l’accueil indigne réservé aux « rapatriés », ils évoquent

la terre de leur jeunesse, l’importance du lien franco-algérien et le devenir

de ces deux pays au sein de l’« Euroméditerranée ». Sans laisser de côté des

sujets aussi cruciaux que le terrorisme, l’immigration ou la place de l’islam.

À rebours des idées reçues, ils montrent que l’Algérie et la France ont une

trajectoire commune à dessiner et proposent un ensemble d’orientations

fortes pour un partenariat privilégié.

Jean-Louis Levet, économiste, est né à Sétif en 1955. Ancien conseiller

industriel à Matignon, il a exercé des esponsabilités dans les secteurs

public et privé. Actuellement conseiller du commissaire général à

l’Investissement, ses essais animent régulièrement le débat public : Sortir la

France de l’impasse (1997, couronné par l’Académie des sciences morales

et politiques), Pas d’avenir sans industrie (2006).

Mourad Preure, né en 1952 dans la Casbah d’Alger, a été à la tête de la

stratégie de la Sonatrach, le principal groupe énergétique et industriel


algérien. Ancien membre du bureau exécutif du Conseil national consultatif

de la PME algérienne, il enseigne la géopolitique de l’énergie, la stratégie

et la prospective et préside le cabinet Emergy International Strategic

Consulting, spécialisé dans le conseil en stratégie et études énergétiques.

ISBN 978-2-80980-616-8 / H 50-8789-5 / 336 pages / 21 €


1 Éditions Alan Sutton, 2009.

2 René Mayer, Algérie : mémoire déracinée, L’Harmattan, 1999.

3 Ibid.

4 Maurice Wahl, L’Algérie, Éditions de l’Atlanthrope (sans date).

5 Anne Lanta, Algérie, ma mémoire, préface de Gilles Perrault,

Bouchène, 1999.

6 Pierre Laffont, L’Expiation, Plon, 1968.

7 Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, « Que

sais-je ? », Presses universitaires de France, 1969 ; 1999.

8 Ch.-R. Ageron, op. cit.

9 Jean Lacouture, L’Algérie algérienne, Gallimard, 2008.

10 Ch.-R. Ageron, op. cit.

11 Ibid.

12 Les citations de Ferhat Abbas proviennent de deux ouvrages

fondamentaux : Jeune Algérie (rééd. Garnier, 1980) et La Nuit coloniale

(Julliard, 1962), ainsi que des articles publiés dans L’Entente ou Jeune

Algérie. Cf. Benjamin Stora et Zakya Daoud, Ferhat Abbas, Denoël, 1995.

13 Yves Courrière, Historia Magazine, n° 208, 29 décembre 1971.

14 L’Entente, 23 février 1936.

15 Jean Lacouture, op. cit.

16 Fernand Carreras (ancien directeur de la page sportive de L’Écho

d’Alger), Historia Magazine, n° 196, 6 octobre 1971.

17 Ch.-R. Ageron, op. cit.

18 Cité par P. Laffont, op. cit.

19 Raoul Girardet, L’Idée coloniale en France, La Table Ronde, 1972 ;

Hachette Littératures, « Pluriel », 2005.

20 Xavier Yacono, Histoire de la colonisation française, PUF, 1992.

21 Ibid.


22 Yves Benot, Massacres coloniaux 1944-1950 : la IV e République et la

mise au pas des colonies françaises, La Découverte, 2000.

23 Yves Courrière, op. cit.

24 Ibid.

25 Claude Berger, Historia Magazine, n° 208, 29 décembre 1971.

26 Claude Paillat, Dossier secret de l’Algérie, Presses de la Cité, 1974.

27 Ibid.

28 Ibid.

29 François Attard, Historia Magazine, 1972.

30 Ibid.

31 F. Dessaigne, Journal d’une mère de famille pied-noir, L’Esprit

nouveau, Lagny-sur-Marne, 1962 ; France-Empire, 1972.

32 A. Lanta, op. cit.

33 F. Dessaigne, op. cit.

34 Ibid.

35 A. Lanta, op. cit.

36 Ibid.

37 Claude Yann Bicaïs-Siben, journal intime, communiqué par son

épouse.

38 Régis Guillem, récit manuscrit inédit.

39 Reine Moutot, témoignage oral.

40 Bernard Coll, témoignage oral.

41 Jean-Paul Sartre, préface à Frantz Fanon, Les Damnés de la terre,

Maspero, 1961.

42 Albert-Paul Lantin, Historia Magazine, n° 212, spécial Algérie, 26

janvier 1972.

43 Marie Elbe, Historia Magazine, n° 202, 18 novembre 1971.


44 Roger Trinquier, La Guerre moderne, La Table Ronde, 1961.

45 A. Lanta, op. cit.

46 Jacques Soustelle, L’Espérance trahie, Éditions de l’Alma, 1962.

47 Ibid.

48 F. Dessaigne, op. cit.

49 Ibid.

50 Ibid.

51 Ibid.

52 Ibid.

53 F. Dessaigne, op. cit.

54 Témoignage enregistré le 30 mars 1962 à l’hôpital Mustapha d’Alger.

55 Éditions Mémoire de notre temps, prix du Cercle algérianiste 2007,

mention « Témoignage ». Avec la permission de l’auteur.

56 F. Dessaigne, op. cit.

57 Ibid.

58 Jean Monneret, La Phase finale de la guerre d’Algérie, L’Harmattan,

2000.

59 Ibid.

60 Jacques Fieschi, L’Homme à la mer, Lattès, 1990.

61 Ibid.

62 Danielle Michel-Chich, Déracinés, Calmann-Lévy, 1990.

63 M. Elbe, op. cit.

64 A. Lanta, op. cit.

65 Ibid.

66 F. Dessaigne, op. cit.

67 Pierre-Albert Lambert, Historia Magazine, n° 312, 1973.

68 Pierre Viansson-Ponté, Historia Magazine, n° 410, janvier 1981.


69 Ibid.

70 Yves Courrière, op. cit.

71 Ibid.

72 F. Dessaigne, op. cit.

73 Jacques Marçais, récit manuscrit inédit.

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