Spectrum_02_2022
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DOSSIER
Texte Alison Eugénie Bender
Illustration Wikimedia Commons
Le darwinisme social : la loi du
plus fort comme seule loi
Il existe de nombreuses théories infâmes et répugnantes cherchant à
justifier la haine d’autrui ou l’indifférence assumée vis-à-vis des plus
« faibles » que soi. Les personnes qui prônent les discriminations les
justifient souvent à l’aide de la récupération scientifique . La théorie
de l’évolution initiée par Charles Darwin n’y a pas fait exception.
La théorie de l’évolution est un ensemble
de concepts relativement complexes et
entremêlés, et ce déjà au temps de Darwin.
Cependant certaines formules simplistes
ont très vite tenté de la résumer, sans nécessairement
le faire avec de mauvaises
intentions. Ainsi, on a résumé la sélection
naturelle par « les plus fort.e.s survivent »
ou « les plus performant.e.s survivent », ou
par leurs formulations négatives telles que
« les plus faibles mourront » ou « ne se reproduiront
pas ». Au-delà de la part d’informations
complexes ou des moqueries qui en
ont résulté, certaines personnes y ont vu des
justifications naturelles et objectives de leur
mode de pensée. Les doctrines appliquant
les concepts évolutionnistes aux sociétés
humaines sont regroupées par leurs opposant·e·s
sous le nom du “darwinisme social”.
En effet le terme semble apparaître pour la
première fois dans l’espace public dans la
bouche d’Eduard Oscar Schmidt, un zoologiste
allemand dénonçant dans une conférence
en 1877 la récupération des idées
scientifiques, dont celles de Darwin, à des
fins de justification politique. Depuis, le terme
est resté connoté négativement. L’anarchiste
Émile Gautier apporta d’ailleurs cette
terminologie dans le monde francophone au
travers d’un tract en 1880 à Paris.
Le darwinisme social présente deux points
de vue généraux très différents : le refus
d’intervenir dans une sélection naturelle
qui agirait dans les sociétés humaines ou au
contraire la justification d’une accélération
de cette sélection.
Dichotomie idéologique
Le refus d’intervenir se caractérise par un
laissez-faire économique et social, interprétant
l’intervention de l’État ou de la société
"A Venerable Orang-outang", une caricature de
Charles Darwin, 1871
comme contraire à la loi naturelle qui devrait
permettre la domination des fort.e.s
sur les faibles – les fort.e.s et les faibles en
question variant selon l’idéologie prônée,
comme les hommes et les femmes, les riches
et les pauvres, l’élite cultivée et la plèbe, telle
ethnie contre une autre, tel pays contre son
voisin et ainsi de suite… Ainsi certain·e·s
refusent toute aide dédiée aux misérables,
comme l’économiste Thomas Malthus qui
voyait en la charité une potentielle exacerbation
des problèmes sociaux, idée que le
darwinisme social reprendra parfois. Francis
Galton, un polymathe anglais, pensait,
lui, que la qualité morale des individus relevait
aussi de l’hérédité et qu’il fallait donc
éviter que les éléments faibles de l’humanité
ne se reproduisent trop. Pour ce faire, il suggérait
de limiter l’aide sociale ou la création
d’asiles psychiatriques.
Il n’y a alors qu’un pas pour préférer l’action
au laissez-faire. Viennent ainsi pêle-mêle
l’eugénisme, l’autoritarisme, le fascisme ou
encore le nazisme qui récupèrent ces idées
pour justifier une sélection plus proactive,
allant de la discrimination systématique aux
massacres et guerres en tout genre. Tous ont
en commun un rejet de plusieurs groupes
humains, pour des motifs racistes, politiques
ou classistes, au profit d’un autre groupe
naturellement prédisposé à régner, à savoir
eux-mêmes, invoquant systématiquement
une certaine « qualité génétique ». Ce sont
ces idéologies et en particulier les dégâts
qu’elles causeront durant le XXe siècle ainsi
que l’avancée de la recherche scientifique
qui réduiront la popularité du darwinisme
social et le rendra quasiment inaudible.
Récupérer la science
Il faut bien relever que ces partisan·e·s
n’ont jamais compris – ou voulu comprendre
– ce qu’était la théorie de l’évolution et
les concepts qui lui sont liés. Ces individus
ont manifestement interprété les théories
scientifiques à l’aune de leurs propres croyances.
D’ailleurs, les théories scientifiques
tendraient plutôt à montrer que l’évolution
semble avoir eu un rôle clef dans l’émergence
de comportements tels que l’empathie ou
l’entraide dans le monde animal, humains y
compris, de même pour l’altruisme ou le
sens du sacrifice. La science et ses découvertes
ne sont pas là pour plaire à nos esprits,
alors veillons autant que possible à ce
qu’elle reste ce qu’elle doit être : une quête
de connaissance pour mieux comprendre
notre monde, et non pas le modeler à notre
guise. P
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