Spectrum_06_2021
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CRITIQUES
Ressentir ce qu’on ne voit pas
Les furtifs sont des créatures invisibles, toujours à
la lisière du champ de vision : elles reproduisent ce
dont elles s’imprègnent, imitent animaux, végétaux,
produisent sons et musiques, dans un chant continu
de la vie. Ces créatures, dont la capacité mimétique
est extraordinaire, ne peuvent être vues : les
voir signifie provoquer leur « céramisation » (elles
se figent), dans un acte désespéré de protéger l’espèce.
Étudiées par le Récif, c’est cette organisation
de recherche que rejoint Lorca Varèse dans sa quête
de compréhension. La disparition de sa fille Tishka
à l’âge de quatre ans le ronge, et il reste persuadé
que celle-ci a été enlevée ou a fui avec des furtifs.
Ce drame l’a également séparé de Sahar, sa femme,
qui poursuit son deuil, tandis que lui refuse de lâcher
prise et espère retrouver sa fille...
Les Furtifs aborde des thématiques cruciales comme
la société de contrôle, la perception de la vie, les
enjeux écologiques, ainsi que l’omniprésence de la
technologie : tout citoyen marchant dans la rue est
tracé par la bague qu’il porte, les pubs qu’il croise
s’adaptent selon les données qui y sont stockées
et les rues les plus prisées ne sont accessibles qu’à
travers le paiement d’un forfait plus élevé. La réalité
virtuelle envahit le monde de tout un chacun
et les intelligences artificielles s’interposent dans
toutes les interactions sociales pour offrir un cocon
confortable. Mais il est également question de détourner
cette technologie, de prendre le positif et de
l’adapter, et même de la rendre créative, notamment
dans la désobéissance civile. Les Furtifs offre ainsi un
regard précis et nuancé à travers une histoire passionnante,
pleine de rébellion et de combats idéologiques...
Il s’agit aussi d’un livre impressionnant dans son
exploitation de la langue : Alain Damasio se réapproprie
le français, qu’il tort, fragmente et recompose
dans un jeu permanent, fait de néologismes et
de jeux typographiques. Le lecteur doit néanmoins
accepter qu’une partie du texte lui échappe, tant le
jeu de la langue est poussé. Les longues discussions
philosophiques en milieu de roman risquent également
de fatiguer les lecteur·rice·s qui apprécient
moins ces débats théoriques. Les Furtifs reste cependant
un livre de science-fiction incontournable, où
Damasio explore en profondeur un univers riche et
dense, tout en offrant des réflexions importantes sur
notre société actuelle.
Amélie Gyger
Les Furtifs
Alain Damasio
Roman
688 pages
18 avril 2019
Labyrinthe Onirique
De nos jours, il est devenu assez rare de voir un
film comme Last Night in Soho sortir dans les salles
obscures. Le dernier rejeton cinématographique
du génial Edgar Wright, auteur de la survoltée trilogie
Cornetto et de Scott Pilgrim vs. The world,
convoque en effet une approche du thriller paranoïaque
mâtiné de surnaturel qui semble aujourd’hui
quasiment oubliée. Convoquant les fantômes du
film d’épouvante européen des années 60 et 70,
Edgar Wright en met les codes à jour pour l’une
des expériences sensorielles les plus stimulantes de
l’année. L’histoire suit Eloïse, jeune éprise de culture
60’s et de Swinging London se rêvant styliste. Timide
et introvertie, elle s’apprête à déménager à Londres
après avoir été acceptée dans une prestigieuse école
de mode. Si la perspective est réjouissante, la réalité,
elle, se révèle des plus amères à mesure que la
capitale anglaise ferme son étau sur la jeune nostalgique,
victime de son anxiété sociale et du classisme
de ses camarades londoniennes. Plus troublant encore,
Eloïse semble développer au travers de rêves
étranges un lien avec la chanteuse Sandie - interprétée
par la toujours excellente Anya Taylor-Joy, tout
droit sortie des années 60 - qui, bien des années plus
tôt, débutait dans le clinquant quartier de Soho du
Swinging London.
Rarement a-t-on pu voir un tel niveau de créativité,
de soin et de précision dans tous les aspects de la
confection d’un long-métrage. Tout dans Last Night
in Soho est calculé au millimètre. L’hallucinante mise
en scène et la reconstitution saisissante est entièrement
au service d’un script labyrinthique, aussi
fragmenté que la psychologie de ses héroïnes - c’est
à ce titre pour Edgar Wright définitivement le film
de la maturité. Entretenant un rapport ambigu avec
les années 60, qui semblent ici autant fasciner que
rebuter, Last Night in Soho offre une belle réflexion
sur les dangers de l’idéalisation d’une époque révolue
au travers du personnage d’Eloïse - Thomasin
McKenzie, éblouissante d’ingénuité - qui porte une
admiration aux années 60 à la limite de l’obsession
morbide, aussi piégée dans son fantasme que Sandie
ne l’est de sa condition de playmate disposable méprisée
par son époque. Servi par des interprètes de
haut vol et une bande son atomique, le film contient
de nombreuses séquences qui marqueront au fer
rouge les spectateur.trice.s et leur laisseront dans la
tête des refrains qui les hanteront bien après être
sorti de la salle...
Yvan Pierri
Last Night in Soho
Edgar Wright
116 minutes
29 octobre 2021
28 spectrum 12.21