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CRITIQUES

Ressentir ce qu’on ne voit pas

Les furtifs sont des créatures invisibles, toujours à

la lisière du champ de vision : elles reproduisent ce

dont elles s’imprègnent, imitent animaux, végétaux,

produisent sons et musiques, dans un chant continu

de la vie. Ces créatures, dont la capacité mimétique

est extraordinaire, ne peuvent être vues : les

voir signifie provoquer leur « céramisation » (elles

se figent), dans un acte désespéré de protéger l’espèce.

Étudiées par le Récif, c’est cette organisation

de recherche que rejoint Lorca Varèse dans sa quête

de compréhension. La disparition de sa fille Tishka

à l’âge de quatre ans le ronge, et il reste persuadé

que celle-ci a été enlevée ou a fui avec des furtifs.

Ce drame l’a également séparé de Sahar, sa femme,

qui poursuit son deuil, tandis que lui refuse de lâcher

prise et espère retrouver sa fille...

Les Furtifs aborde des thématiques cruciales comme

la société de contrôle, la perception de la vie, les

enjeux écologiques, ainsi que l’omniprésence de la

technologie : tout citoyen marchant dans la rue est

tracé par la bague qu’il porte, les pubs qu’il croise

s’adaptent selon les données qui y sont stockées

et les rues les plus prisées ne sont accessibles qu’à

travers le paiement d’un forfait plus élevé. La réalité

virtuelle envahit le monde de tout un chacun

et les intelligences artificielles s’interposent dans

toutes les interactions sociales pour offrir un cocon

confortable. Mais il est également question de détourner

cette technologie, de prendre le positif et de

l’adapter, et même de la rendre créative, notamment

dans la désobéissance civile. Les Furtifs offre ainsi un

regard précis et nuancé à travers une histoire passionnante,

pleine de rébellion et de combats idéologiques...

Il s’agit aussi d’un livre impressionnant dans son

exploitation de la langue : Alain Damasio se réapproprie

le français, qu’il tort, fragmente et recompose

dans un jeu permanent, fait de néologismes et

de jeux typographiques. Le lecteur doit néanmoins

accepter qu’une partie du texte lui échappe, tant le

jeu de la langue est poussé. Les longues discussions

philosophiques en milieu de roman risquent également

de fatiguer les lecteur·rice·s qui apprécient

moins ces débats théoriques. Les Furtifs reste cependant

un livre de science-fiction incontournable, où

Damasio explore en profondeur un univers riche et

dense, tout en offrant des réflexions importantes sur

notre société actuelle.

Amélie Gyger

Les Furtifs

Alain Damasio

Roman

688 pages

18 avril 2019

Labyrinthe Onirique

De nos jours, il est devenu assez rare de voir un

film comme Last Night in Soho sortir dans les salles

obscures. Le dernier rejeton cinématographique

du génial Edgar Wright, auteur de la survoltée trilogie

Cornetto et de Scott Pilgrim vs. The world,

convoque en effet une approche du thriller paranoïaque

mâtiné de surnaturel qui semble aujourd’hui

quasiment oubliée. Convoquant les fantômes du

film d’épouvante européen des années 60 et 70,

Edgar Wright en met les codes à jour pour l’une

des expériences sensorielles les plus stimulantes de

l’année. L’histoire suit Eloïse, jeune éprise de culture

60’s et de Swinging London se rêvant styliste. Timide

et introvertie, elle s’apprête à déménager à Londres

après avoir été acceptée dans une prestigieuse école

de mode. Si la perspective est réjouissante, la réalité,

elle, se révèle des plus amères à mesure que la

capitale anglaise ferme son étau sur la jeune nostalgique,

victime de son anxiété sociale et du classisme

de ses camarades londoniennes. Plus troublant encore,

Eloïse semble développer au travers de rêves

étranges un lien avec la chanteuse Sandie - interprétée

par la toujours excellente Anya Taylor-Joy, tout

droit sortie des années 60 - qui, bien des années plus

tôt, débutait dans le clinquant quartier de Soho du

Swinging London.

Rarement a-t-on pu voir un tel niveau de créativité,

de soin et de précision dans tous les aspects de la

confection d’un long-métrage. Tout dans Last Night

in Soho est calculé au millimètre. L’hallucinante mise

en scène et la reconstitution saisissante est entièrement

au service d’un script labyrinthique, aussi

fragmenté que la psychologie de ses héroïnes - c’est

à ce titre pour Edgar Wright définitivement le film

de la maturité. Entretenant un rapport ambigu avec

les années 60, qui semblent ici autant fasciner que

rebuter, Last Night in Soho offre une belle réflexion

sur les dangers de l’idéalisation d’une époque révolue

au travers du personnage d’Eloïse - Thomasin

McKenzie, éblouissante d’ingénuité - qui porte une

admiration aux années 60 à la limite de l’obsession

morbide, aussi piégée dans son fantasme que Sandie

ne l’est de sa condition de playmate disposable méprisée

par son époque. Servi par des interprètes de

haut vol et une bande son atomique, le film contient

de nombreuses séquences qui marqueront au fer

rouge les spectateur.trice.s et leur laisseront dans la

tête des refrains qui les hanteront bien après être

sorti de la salle...

Yvan Pierri

Last Night in Soho

Edgar Wright

116 minutes

29 octobre 2021

28 spectrum 12.21

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