Vente Christie's - 27 juin 2018

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Qu’est-il arrivé au « Buste de la prêtresse » ? Pourquoi ces fersimplantés le long du nez, ces orifces de part et d’autre de la bouche ?Elle a reçu un coup de machette sur le front ; c’est également uninstrument métallique qui lui a tranché la bouche, comme le montre lapatine lisse du bois à cet endroit. C’est peut-être même ce coup, venud’en bas, qui, en arrachant la fbre du bois l’a privée de son nez : à laracine de ce dernier, il y a entre les deux yeux une petite incision fneet délicate qui n’a pas été faite de façon violente. Est-ce l’efigie d’unereine punie, hypothèse qu’a envisagée Christian Merlo en 1966, uneprêtresse du culte de Yéwé, comme le pensait Carl Einstein en 1930, ouun botchio, comme le considère Suzanne Preston Blier en 1995 ?C’est une joie et un privilège que de pouvoir tenir sa petite tête dansla main et de la faire tourner à loisir. Christian Merlo dit ainsi : « Pour quia pu la manier, la pièce apparaît sufisamment lourde, galbeuse, patinée,s’insérant bien dans la paume de la main et que les doigts peuvent retenirpar l’échancrure gracile du cou. Sous l’ongle, le bois se révèle extrêmementdur ; les fbres en sont serrées, l’érosion ayant éliminé les parties tendres. »Ce bois très dur laisse apparaître ses pores, qui fgurent à s’y méprendreun grain de peau d’une subtile fnesse, d’autant que le mouvement desfbres suit le modelé du visage, du front, des pommettes et du menton,de la nuque, de la chevelure, des épaules, de la poitrine, et rendent cetteefigie vibrante d’une vie naturelle et surnaturelle tout à la fois. ChristianMerlo écrit encore : « On dira – nous avons entendu exprimer cet avis –que ce buste n’est plus qu’un débris, beau, certes, mais débris tout demême, reliquat de ce qui fut une œuvre d’art. Telle n’est pas l’opinion descritiques que nous avons cités, et telle n’est pas la nôtre. Nous dironsmême davantage : les mutilations, l’érosion, les fers ajoutent peut-êtreplus qu’ils ne retirent à une œuvre qui, demeurée intacte, eût pu paraîtreplus lourde par l’épatement du nez et l’avancée des lèvres, et trop étroited’épaules par rapport à la tête. » Il ajoute même : « Détail remarquable :les deux clous fchés dans la face sont rabattus suivant les axes majeursde l’arête du nez et de la narine. Ils les évoquent comme auraient pu fairedeux fbres plus épaisses du bois dont ils ont pris la patine. Ils sont, malgrél’intrusion qu’ils constituent, les moins étranges possible. Il y aurait eurisque grave à les extraire, la mutilation pouvant en paraître plus manifesteet plus choquante, par l’absence complète de relief qui en aurait résulté. »Et de conclure : « C’est par son style, qui est l’esprit de la forme, qu’elleest humaine, et si totalement humaine que tous les hommes qui pensentet qui sentent peuvent reconnaître en elle la femme, gracieuse et grave,attentive et attentionnée, génitrice et sacerdotale, modèle éternel detoutes les civilisations, de toutes les religions, de l’Homme et de l’Esprit.C’est en produisant de pareils chefs-d’œuvre que la civilisation nègre peutexposer au festival de l’art universel. » Avec ses yeux mi-clos, totalementrepliée sur elle-même, proche et pourtant si lointaine, présente et absente,elle est un bloc compact de vie intérieure à l’état pur ; elle EST, et ce quis’exprime à travers elle, c’est le sentiment de l’existence à l’état originelcomme il peut frémir au cœur de tout être vivant, même le plus démuni :c’est de l’ordre de ce « Je suis celui qui suis », par lequel, Y.HE.V.HEse défnit à Moïse sur le Sinaï. La parenté phonétique avec ce Yéwédahoméen au culte, duquel la jeune nonne serait dévouée, serait-elle unesimple coïncidence ? Cette œuvre qui cristallise tous les éléments les pluscaractéristiques des objets que nous aimons est [...] une icône de notrecollection ; c’est pourtant, mais n’est-ce pas logique, l’une des dernièresvenues : totalement humaine, elle est d’un classicisme absolu.Liliane et Michel Durand-Dessert94

Qu’est-il arrivé au « Buste de la prêtresse » ? Pourquoi ces fers

implantés le long du nez, ces orifces de part et d’autre de la bouche ?

Elle a reçu un coup de machette sur le front ; c’est également un

instrument métallique qui lui a tranché la bouche, comme le montre la

patine lisse du bois à cet endroit. C’est peut-être même ce coup, venu

d’en bas, qui, en arrachant la fbre du bois l’a privée de son nez : à la

racine de ce dernier, il y a entre les deux yeux une petite incision fne

et délicate qui n’a pas été faite de façon violente. Est-ce l’efigie d’une

reine punie, hypothèse qu’a envisagée Christian Merlo en 1966, une

prêtresse du culte de Yéwé, comme le pensait Carl Einstein en 1930, ou

un botchio, comme le considère Suzanne Preston Blier en 1995 ?

C’est une joie et un privilège que de pouvoir tenir sa petite tête dans

la main et de la faire tourner à loisir. Christian Merlo dit ainsi : « Pour qui

a pu la manier, la pièce apparaît sufisamment lourde, galbeuse, patinée,

s’insérant bien dans la paume de la main et que les doigts peuvent retenir

par l’échancrure gracile du cou. Sous l’ongle, le bois se révèle extrêmement

dur ; les fbres en sont serrées, l’érosion ayant éliminé les parties tendres. »

Ce bois très dur laisse apparaître ses pores, qui fgurent à s’y méprendre

un grain de peau d’une subtile fnesse, d’autant que le mouvement des

fbres suit le modelé du visage, du front, des pommettes et du menton,

de la nuque, de la chevelure, des épaules, de la poitrine, et rendent cette

efigie vibrante d’une vie naturelle et surnaturelle tout à la fois. Christian

Merlo écrit encore : « On dira – nous avons entendu exprimer cet avis –

que ce buste n’est plus qu’un débris, beau, certes, mais débris tout de

même, reliquat de ce qui fut une œuvre d’art. Telle n’est pas l’opinion des

critiques que nous avons cités, et telle n’est pas la nôtre. Nous dirons

même davantage : les mutilations, l’érosion, les fers ajoutent peut-être

plus qu’ils ne retirent à une œuvre qui, demeurée intacte, eût pu paraître

plus lourde par l’épatement du nez et l’avancée des lèvres, et trop étroite

d’épaules par rapport à la tête. » Il ajoute même : « Détail remarquable :

les deux clous fchés dans la face sont rabattus suivant les axes majeurs

de l’arête du nez et de la narine. Ils les évoquent comme auraient pu faire

deux fbres plus épaisses du bois dont ils ont pris la patine. Ils sont, malgré

l’intrusion qu’ils constituent, les moins étranges possible. Il y aurait eu

risque grave à les extraire, la mutilation pouvant en paraître plus manifeste

et plus choquante, par l’absence complète de relief qui en aurait résulté. »

Et de conclure : « C’est par son style, qui est l’esprit de la forme, qu’elle

est humaine, et si totalement humaine que tous les hommes qui pensent

et qui sentent peuvent reconnaître en elle la femme, gracieuse et grave,

attentive et attentionnée, génitrice et sacerdotale, modèle éternel de

toutes les civilisations, de toutes les religions, de l’Homme et de l’Esprit.

C’est en produisant de pareils chefs-d’œuvre que la civilisation nègre peut

exposer au festival de l’art universel. » Avec ses yeux mi-clos, totalement

repliée sur elle-même, proche et pourtant si lointaine, présente et absente,

elle est un bloc compact de vie intérieure à l’état pur ; elle EST, et ce qui

s’exprime à travers elle, c’est le sentiment de l’existence à l’état originel

comme il peut frémir au cœur de tout être vivant, même le plus démuni :

c’est de l’ordre de ce « Je suis celui qui suis », par lequel, Y.HE.V.HE

se défnit à Moïse sur le Sinaï. La parenté phonétique avec ce Yéwé

dahoméen au culte, duquel la jeune nonne serait dévouée, serait-elle une

simple coïncidence ? Cette œuvre qui cristallise tous les éléments les plus

caractéristiques des objets que nous aimons est [...] une icône de notre

collection ; c’est pourtant, mais n’est-ce pas logique, l’une des dernières

venues : totalement humaine, elle est d’un classicisme absolu.

Liliane et Michel Durand-Dessert

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