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Un art autre et au-delà

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La pratique de Nitsch est empreinte d’une charge rituelle assumée<br />

<strong>et</strong> destinée à produire une réflexion plus générale sur l’individu <strong>et</strong><br />

sur le caractère éphémère de la vie. En eff<strong>et</strong>, le travail pictural de<br />

l’<strong>art</strong>iste est un jeu de tension entre l’idée de la vie <strong>et</strong> celle de la mort,<br />

concrétisées par l’usage constant du pigment rouge tantôt se voulant<br />

symbole du sang, tantôt étant véritablement du sang. Dès 1960, la<br />

couleur rouge devient pour l’<strong>art</strong>iste la clé. C’est à la fois, explique-t-il,<br />

la couleur « de l’agression, de la mort <strong>et</strong> de la démesure mais <strong>au</strong>ssi<br />

celle de la vie la plus intense. Le sang est vital ». Le sang est donc une<br />

substance ambivalente, un carrefour sémantique, comme l’explique<br />

Julia Kristeva, un « lieu propice à l’abjection, où mort <strong>et</strong> féminité,<br />

meurtre <strong>et</strong> procréation, arrêt de vie <strong>et</strong> vitalité se rejoignent ». On<br />

r<strong>et</strong>rouve ici la charge symbolique du Yin <strong>et</strong> du Yang.<br />

Par sa peinture-action puis par son théâtre d’action, <strong>et</strong> à l’instar<br />

du théâtre antique, il souhaite réaliser une œuvre se voulant<br />

être thérapeutique <strong>et</strong> exutoire dans le sens où elle est un moyen<br />

psychologique d’extirper, par l’action, les névroses collectives que<br />

sont la guerre, l’argent, le pouvoir, la peur, <strong>et</strong>c. Ces névroses relèvent<br />

en réalité de constructions sociopolitiques visant à conserver<br />

l’individu dans un état d’aliénation <strong>et</strong> de non maîtrise de sa vie. De<br />

fait, l’ambition de l’<strong>art</strong>iste est d’extraire, par la confrontation visuelle<br />

<strong>et</strong> sensorielle à l’extrême, les refoulements <strong>au</strong>ssi bien individuels<br />

que collectifs <strong>et</strong>, par l’acte vécu ici <strong>et</strong> maintenant, de les rendre<br />

conscients. En d’<strong><strong>au</strong>tre</strong>s termes, il s’agit de se mesurer à l’excès pour<br />

déclencher un choc positif faisant office de catharsis.<br />

Est-ce-que Michel Tapié <strong>au</strong>rait apprécié c<strong>et</strong>te peinture <strong>et</strong> ses<br />

ambitions ?<br />

Il semble que oui.<br />

En eff<strong>et</strong>, lorsque Nitsch évoque le Théâtre, il parle de l’<strong>art</strong> comme<br />

d’une « propagande pour la vie car ÊTRE est une fête. […] Etre, de la<br />

méditation à l’extase sera expérimenté ».<br />

Et c’est précisément de cela dont parle Tapié lorsqu’il définit « l’<strong>art</strong><br />

<strong><strong>au</strong>tre</strong> » comme : « l’exceptionnel, du paroxysme, du magique <strong>et</strong> de la<br />

totale extase ».<br />

Mais qu’est-ce que l’extase ?<br />

C’est être capable « d’ek-stasis » – extase –, de sortir hors de soi<br />

vers ce qui n’est plus ou n’est pas encore : l’absent, le tout <strong><strong>au</strong>tre</strong>, le<br />

mystère.<br />

Ainsi <strong>et</strong> pour conclure, outre le contexte historique évoqué,<br />

l’abstraction lyrique ainsi que les pratiques plastiques qui en<br />

découlent dans ce qu’elles ont d’absolument minimales donnent<br />

accès à l’expérience du sensible. C’est-à-dire qu’un espace sans<br />

présence de la réalité visible ouvre sur le sensible <strong>et</strong> sur ce qui est<br />

absent ou non visible ordinairement : le tout <strong><strong>au</strong>tre</strong>. L’abstraction<br />

ouvre ainsi le champ de l’imagination. Et qu’est-ce que la production<br />

d’un imaginaire ? C’est tout simplement la faculté de se représenter<br />

ce qui est absent. On r<strong>et</strong>rouve ici la vision hégélienne qui impliquerait<br />

l’existence d’un contenu spirituel dans l’<strong>art</strong> qui reste l’occasion, par un<br />

processus phénoménologique d’absence <strong>et</strong> de présence – absence<br />

du réel, présence du tout <strong><strong>au</strong>tre</strong> – d’une expérience du sensible qui<br />

donne à voir la vérité comme phénoménalité. C’est d’ailleurs sans<br />

doute pour sa dimension in fine spirituelle que l’abstraction n’a plus<br />

jamais quitté les pratiques <strong>art</strong>istiques depuis son apparition <strong>au</strong><br />

début du 20ème siècle. Elle perm<strong>et</strong> en eff<strong>et</strong> <strong>au</strong>x <strong>art</strong>istes comme <strong>au</strong><br />

spectateur de faire l’expérience du sensible, d’aller <strong>au</strong>-<strong>delà</strong> du visible,<br />

<strong>au</strong>-<strong>delà</strong> de l’ordinaire <strong>et</strong> à la rencontre du tout <strong><strong>au</strong>tre</strong>.<br />

Bénédicte Maselli<br />

Docteure en histoire de l’<strong>art</strong> contemporain.<br />

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