27.09.2021 Views

Un art autre et au-delà

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

<strong>Un</strong> <strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> <strong>et</strong> <strong>au</strong>-<strong>delà</strong>


<strong>Un</strong> <strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> <strong>et</strong> <strong>au</strong>-<strong>delà</strong>…<br />

Michel Tapié <strong>et</strong> Rodolphe Stadler lors de<br />

l’exposition du groupe Gutai à la galerie<br />

en 1966<br />

© Archives galerie Rodolphe Stadler –<br />

les Abattoirs Musée-Frac Occitanie Toulouse France<br />

La galerie Stadler en 1962<br />

© Archives galerie Rodolphe<br />

Stadler – les Abattoirs Musée-Frac<br />

Occitanie Toulouse France<br />

L’exposition <strong>Un</strong> <strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> <strong>et</strong> <strong>au</strong>-<strong>delà</strong> souhaite revenir sur les quinze<br />

années de profonde amitié <strong>art</strong>istique entre Rodolphe Stadler <strong>et</strong><br />

Michel Tapié. C’est-à-dire, entre 1955 – date d’ouverture de la galerie<br />

Stadler <strong>au</strong> 51 rue de Seine à Paris – <strong>et</strong> 1970.<br />

Qui sont ces deux hommes, personnages incontournables de l’aprèsguerre<br />

parisien ?<br />

Rodolphe Stadler est Suisse. Il est né en 1927 <strong>et</strong> est issu d’une<br />

grande famille d’industriels. Sa voie semble toute tracée <strong>et</strong> il entame<br />

alors sans grande conviction des études de droit. C’est en faisant des<br />

séjours réguliers à Paris dans l’immédiat après-guerre qu’il découvre<br />

l’<strong>art</strong> de son temps : Pierre Soulages à la galerie de France, Georges<br />

Mathieu chez Pierre Loeb, Nicolas de Staël chez Jeanne Bucher ou<br />

encore Jean Dubuff<strong>et</strong> <strong>et</strong> Jean F<strong>au</strong>trier chez René Drouin. Alors que<br />

son père le presse de trouver un métier, il lance l’idée d’une galerie à<br />

Paris. Son père le prend <strong>au</strong> mot <strong>et</strong> lui achète un fonds de commerce<br />

situé <strong>au</strong> 51 rue de Seine.<br />

C’est ainsi que, lors de ses visites régulières dans les galeries<br />

Drouin <strong>et</strong> Rive Droite il rencontre le critique d’<strong>art</strong> Michel Tapié, dans<br />

lesquelles il est impliqué en tant que conseiller <strong>art</strong>istique.<br />

La galerie Stadler ouvre ses portes officiellement le 7 octobre 1955 <strong>et</strong><br />

la collaboration entre Stadler <strong>et</strong> Tapié durera jusqu’en 1970. Au cours<br />

de c<strong>et</strong>te période, le critique organise des expositions thématiques qui<br />

lui perm<strong>et</strong>tent de développer ses théories sur l’<strong>art</strong>.<br />

Stadler a défendu sans relâche une certaine idée de l’abstraction,<br />

totalement en phase avec les conceptions esthétiques de Tapié.<br />

Pour <strong>au</strong>tant, nous le verrons dans c<strong>et</strong>te exposition, il ne délaisse pas<br />

la figuration, du moment qu’elle est texture, relief <strong>et</strong> se réalise de<br />

manière expressive. C’est le cas par exemple, de la peinture d’Antonio<br />

S<strong>au</strong>ra, dont il organise la première exposition en France en 1959 <strong>et</strong><br />

qu’il défendra pendant quarante ans.<br />

3


C’est ainsi, qu’il dira :<br />

« Je suis très sensible à la matière, à la texture. C’est sans doute pourquoi<br />

on voit en moi un défenseur inconditionnel de l’abstraction. Encore f<strong>au</strong>t-il<br />

qu’une toile soit soutenue par une structure. Ce souci, chez un peintre, est<br />

infiniment plus important à mes yeux que la classification un peu vaine, <strong>et</strong> bien<br />

schématique, entre abstraction <strong>et</strong> figuration. »<br />

La galerie Stadler devient alors l’espace de la diffusion <strong>et</strong> de la<br />

promotion de ce que Tapié définit comme « l’<strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> » dans lequel le<br />

critique assigne un nouve<strong>au</strong> rôle <strong>au</strong>x <strong>art</strong>istes :<br />

« Les créateurs dignes de ce nom savent bien qu’il ne leur est pas possible de<br />

traduire leur inéluctable message hors de l’exceptionnel, du paroxysme, du<br />

magique <strong>et</strong> de la totale extase […] L’<strong>art</strong> s’exerce ailleurs sur un <strong><strong>au</strong>tre</strong> plan de ce<br />

Réel que nous percevons <strong><strong>au</strong>tre</strong>ment : l’<strong>art</strong> est <strong><strong>au</strong>tre</strong> ».<br />

Mais quel est c<strong>et</strong> <strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> dont nous parle Michel Tapié ?<br />

Parce que dans l’histoire de l’<strong>art</strong>, tous les grands changements<br />

esthétiques sont concomitants à de grands changements historiques,<br />

laissez-moi vous rappeler quels contextes historiques <strong>et</strong> intellectuels<br />

fondament<strong>au</strong>x accompagnent c<strong>et</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> <strong>art</strong>.<br />

Après la Seconde Guerre mondiale, dans toute l’Europe, certains<br />

<strong>art</strong>istes abandonnent leurs pratiques d’avant-guerre <strong>et</strong> se tournent<br />

ou se rem<strong>et</strong>tent à l’abstraction. Parce que considérée comme un<br />

<strong>art</strong> dégénéré par l’Allemagne nazie, c’est d’abord une manière de<br />

montrer que malgré le totalitarisme c<strong>et</strong>te pratique n’a pas péri. Dans<br />

c<strong>et</strong>te perspective, de nombreuses expositions ont lieu en France <strong>et</strong> en<br />

Allemagne afin d’affirmer une volonté de dénazification. En 1946, se tient<br />

le Salon des réalités nouvelles qui regroupe précisément les <strong>art</strong>istes de<br />

c<strong>et</strong>te nouvelle abstraction. Immédiatement les critiques d’<strong>art</strong> parlent de<br />

« lyrisme » pour la qualifier. En eff<strong>et</strong>, contrairement à sa grande sœur<br />

– l’abstraction historique –, l’abstraction lyrique, vous le voyez ici,<br />

privilégie l’expression directe, l’émotion individuelle, la spontanéité<br />

du geste <strong>et</strong> une attention donnée <strong>au</strong>x propriétés physiques, voire<br />

corporelles des matéri<strong>au</strong>x. Ainsi, on parlera également d’<strong>art</strong> informel,<br />

d’expressionisme abstrait, de tachisme ou de matiérisme.<br />

Sans surinvestir à m<strong>au</strong>vais escient, la mémoire de la Seconde Guerre<br />

mondiale, elle est néanmoins à considérer comme un événement<br />

symptôme. En ce sens, elle va déterminer une attitude nouvelle face<br />

à la forme. Attitude que Michel Tapié qualifie « d’un <strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> ».<br />

« Rep<strong>art</strong>ir à zéro comme si la peinture n’avait jamais existé. Ce qui<br />

est une façon de dire que la peinture était morte […] les vieux trucs<br />

étaient dépassés. Ils n’avaient plus de sens. Ils n’avaient plus <strong>au</strong>cun<br />

intérêt dans c<strong>et</strong>te situation de crise morale* » déclare à la fin des<br />

années 1960 l’<strong>art</strong>iste américain Barn<strong>et</strong>t Newman. Ainsi, on constate<br />

que l’<strong>art</strong> figuratif est délaissé <strong>au</strong> profit de l’abstraction <strong>et</strong> ce, dans<br />

c<strong>et</strong>te dynamique de recherche d’un nouve<strong>au</strong> langage plastique.<br />

<strong>Un</strong> langage qui ne reconduit pas la tradition culturelle du passé mais<br />

qui cherche à ouvrir de nouve<strong>au</strong>x espaces de liberté <strong>et</strong> une nouvelle<br />

relation <strong>au</strong> réel. Car, il s’agit bien de cela : reconquérir une liberté<br />

perdue <strong>et</strong> r<strong>et</strong>rouver du sens après l’impensable.<br />

En eff<strong>et</strong>, car ce qui a eu lieu ne peut être ni figuré, ni dit.<br />

En cela, les œuvres de l’abstraction lyrique de l’immédiat après-guerre<br />

semblent accomplir la fonction que le psychanalyste Jacques Lacan<br />

assigne à l’<strong>art</strong>, à savoir que « ce dont l’<strong>art</strong>iste nous livre l’accès, c’est<br />

la place de ce qui ne s<strong>au</strong>rait se voir ** » . Il est ainsi assigné à l’<strong>art</strong> une<br />

sorte de tâche spécifique essentielle, diverses quant <strong>au</strong>x formes qu’elle<br />

peut prendre selon les époques <strong>et</strong> les <strong>art</strong>istes, mais que rien ni personne<br />

d’<strong><strong>au</strong>tre</strong> ne s<strong>au</strong>rait remplir en dehors de lui : représenter l’irreprésentable.<br />

C<strong>et</strong> impensable ou indicible est d’emblée présent dans les titres<br />

choisis par tous ces <strong>art</strong>istes. En eff<strong>et</strong>, ils ne renvoient à rien de<br />

concr<strong>et</strong> <strong>au</strong>quel le spectateur pourrait se rattacher.<br />

Chez Soulages on trouve : Peinture, dimension, date.<br />

Cher H<strong>art</strong>ung : T pour Toile, date, numéro de la toile. Ici, par exemple<br />

T.1981.29 désigne seulement la 29 ème toile peinte en 1981.<br />

Chez Zao Wou-Ki : la date à laquelle la peinture est achevée.<br />

Chez les <strong><strong>au</strong>tre</strong>s, on ne compte plus le nombre de peinture portant la<br />

mention, Sans Titre.<br />

* DE CHASSEY E., RAMOND S., Rep<strong>art</strong>ir à zéro comme si la peinture n’avait jamais existé, Paris,<br />

Hazan, 2008, p. 20.<br />

4<br />

** Ibid, p. 35<br />

5


Dans tous les cas, il s’agit d’un choix fait par les <strong>art</strong>istes qui laisse<br />

le spectateur face à c<strong>et</strong> indicible ou ce réel hors raison avec lequel –<br />

face <strong>au</strong>quel – il doit désormais faire face.<br />

Ainsi, ce n’est pas un hasard si Pierre Soulages, lorsqu’il parle de sa<br />

peinture, dit qu’il ne représente pas mais qu’il présente.<br />

Pierre Soulages dans<br />

son atelier en 1954<br />

© Denise Colomb<br />

De même, c<strong>et</strong> <strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> dont parle Michel Tapié <strong>et</strong> que défend Stadler<br />

comprend une nouvelle attitude par rapport à la forme mais également<br />

par rapport <strong>au</strong> table<strong>au</strong>. En eff<strong>et</strong>, on constate que le plus souvent<br />

les <strong>art</strong>istes cherchent à s’émanciper de la forme traditionnelle du<br />

table<strong>au</strong>. Le hors-champ est en ce sens plus qu’exploité par le geste<br />

pictural. C’est le cas des brous de noix de Soulages qui tous débordent<br />

de la surface. De même, les <strong>art</strong>istes se m<strong>et</strong>tent à peindre <strong>au</strong> sol <strong>et</strong><br />

changent ainsi le rapport traditionnel entre le suj<strong>et</strong> <strong>et</strong> l’obj<strong>et</strong> de la<br />

peinture. Ils entr<strong>et</strong>iennent alors un rapport physique à la toile <strong>et</strong> on<br />

peut véritablement parler d’un corps à corps dans <strong>et</strong> avec l’espace<br />

pictural.<br />

En eff<strong>et</strong>, face <strong>au</strong> silence <strong>art</strong>istique imposé durant la guerre mais<br />

également face <strong>au</strong> silence de l’absence laissée par celle-ci, il y a<br />

urgence absolue à peindre. On peut parler d’un cri métaphorique.<br />

Regardez ces peintures, observez le bruit qu’elles font, qu’entendezvous<br />

devant la peinture d’H<strong>art</strong>ung ou devant celle de Mathieu ?<br />

C’est donc parce qu’il y avait urgence que l’abstraction lyrique se<br />

caractérise par la spontanéité <strong>et</strong> la liberté du geste. <strong>Un</strong> geste réalisé<br />

rapidement – ou donnant l’illusion de la rapidité * – <strong>et</strong> frénétiquement.<br />

Chez certains, dont Mathieu <strong>et</strong> Soulages c’est le corps tout entier qui<br />

est impliqué dans le geste pictural quasi dansé comme chez Kazuo<br />

Shiraga. C’est pourquoi, je parlais plus tôt de corps à corps avec le<br />

table<strong>au</strong>.<br />

Ainsi, à travers leurs peintures, ces <strong>art</strong>istes, tous marqués, à différents<br />

degrés, par la guerre, font entrer l’absence dans la présence <strong>et</strong> c’est<br />

la raison pour laquelle, elles ont conservé jusqu’à <strong>au</strong>jourd’hui leur<br />

intensité tant plastique que théorique.<br />

Rodolphe Stadler,<br />

Michel Tapié <strong>et</strong> Joan Miró lors du vernissage<br />

de l’exposition Antonio S<strong>au</strong>ra<br />

en juin - juill<strong>et</strong> 1967<br />

© Archives galerie Rodolphe Stadler –<br />

les Abattoirs Musée-Frac Occitanie Toulouse France<br />

* J’évoque ici la manière de peindre d’Hans H<strong>art</strong>ung. Nous savons que ce dernier, blessé de<br />

guerre (amputation de la jambe droite), était dans l’incapacité physique de réaliser de grands<br />

formats. Aussi, les traces noires, qui apparaissent totalement spontanées, résultent en fait le<br />

plus souvent de l’agrandissement très précis, par le procédé de la mise <strong>au</strong> carre<strong>au</strong>, de p<strong>et</strong>ites<br />

esquisses travaillées <strong>au</strong> pastel.<br />

7


<strong>Un</strong> <strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> <strong>et</strong> <strong>au</strong>-<strong>delà</strong>…de la guerre<br />

Cependant, si c<strong>et</strong>te forme d’expression plastique s’est développée<br />

d’abord <strong>au</strong> regard de ce contexte historique <strong>au</strong>ssi p<strong>art</strong>iculier que<br />

douloureux, il va néanmoins bien <strong>au</strong>-<strong>delà</strong> de c<strong>et</strong> indicible impensable.<br />

En eff<strong>et</strong>, tous ces <strong>art</strong>istes vont poursuive leurs pratiques de l’informel<br />

bien <strong>au</strong>-<strong>delà</strong> de l’après-guerre. De plus, on constate qu’elles ont<br />

traversé les cultures (occidentales <strong>et</strong> orientales – plus spécifiquement<br />

asiatiques) ainsi que les aires géographiques <strong>et</strong> les époques.<br />

Pourquoi ?<br />

Parce que l’abstraction lyrique porte en elle une dimension<br />

universelle tant dans sa pratique picturale que dans ses aspirations<br />

philosophiques.<br />

À ce titre, même si Michel Tapié n’a pas survécu à toutes les œuvres<br />

présentées ici <strong>et</strong> que de fait, il ne les a pas toutes vues, ils les <strong>au</strong>raient<br />

pourtant toutes validées.<br />

En eff<strong>et</strong>, lorsqu’il dit que « les créateurs dignes de ce nom savent bien<br />

qu’il ne leur est pas possible de traduire leur inéluctable message<br />

hors du magique <strong>et</strong> de la totale extase », que « l’<strong>art</strong> s’exerce ailleurs,<br />

sur un <strong><strong>au</strong>tre</strong> plan de ce Réel » <strong>et</strong> qu’in fine c’est pour c<strong>et</strong>te raison qu’il<br />

est <strong><strong>au</strong>tre</strong>, il évoque ici précisément les aspirations philosophiques de<br />

l’informel.<br />

Si on laisse le contexte historique initial de côté que voit-on ? Des<br />

espaces tantôt vides, tantôt pleins comme <strong>au</strong>tant de zones d’ombres<br />

<strong>et</strong> de lumières qui se chev<strong>au</strong>chent <strong>et</strong> s’<strong>art</strong>iculent sur la toile. Ces<br />

deux notions sont absolument fondamentales tant elles traversent <strong>et</strong><br />

jalonnent les œuvres de l’abstraction lyrique.<br />

Alors allons-y <strong>et</strong> s<strong>au</strong>tons ensemble dans ce vide !<br />

Que nous dit-il <strong>et</strong> quel est-il ?<br />

On a bien compris qu’il pouvait représenter l’absence mais il<br />

représente également <strong><strong>au</strong>tre</strong> chose <strong>et</strong> va <strong>au</strong>-<strong>delà</strong>.<br />

En eff<strong>et</strong>, on sait qu’<strong>au</strong> tournant des années 1950 de nombreux peintres<br />

occident<strong>au</strong>x <strong>et</strong> ce, à travers des voyages en Extrême-Orient <strong>et</strong>/ou<br />

<strong>au</strong> contact de peintres asiatiques se sont intéressés <strong>au</strong> bouddhisme<br />

zen <strong>et</strong> <strong>au</strong> taoïsme. De même, c’est durant l’entre-deux-guerres que<br />

s’intensifient les séjours d’<strong>art</strong>istes chinois en Occident. En eff<strong>et</strong>, le<br />

déclin sans précédent de la Chine, avait convaincu les intellectuels<br />

réformistes <strong>et</strong> les <strong>art</strong>istes de la nécessité de rompre avec avec<br />

l’<strong>au</strong>tosuffisance culturelle héritée de l’empire du Milieu. Ainsi, des<br />

étudiants chinois vont suivre le modèle précurseur des Japonais<br />

qui s’étaient ouvert <strong>au</strong> monde occidental bien plus tôt. Ainsi, il est<br />

important de bien comprendre qu’il y a un réel échange, intellectuel,<br />

philosophique <strong>et</strong> spirituel <strong>et</strong> ce, bien avant 1946.<br />

Ainsi, Georges Mathieu avant même c<strong>et</strong>te rencontre avec l’Extrême-<br />

Orient publie en 1947 son premier écrit sur l’<strong>art</strong> intitulé La liberté<br />

c’est le vide <strong>et</strong> j<strong>et</strong>te ainsi les base d’une métaphysique du vide. Puis,<br />

il rencontre c<strong>et</strong> ailleurs lors d’un séjour avec Michel Tapié <strong>et</strong> les<br />

membres de Gutai – introduis en France par Tapié <strong>et</strong> Stadler – <strong>au</strong><br />

Japon en 1957 durant lequel il entre en contact avec la calligraphie<br />

<strong>et</strong> la tradition japonaise. En 1959, peu après ce séjour <strong>au</strong> Japon,<br />

Georges Mathieu écrit sur la vitesse <strong>et</strong> de l’inspiration personnelle<br />

des calligraphes extrême-orient<strong>au</strong>x :<br />

« La calligraphie extrême orientale improvise sur des caractères donnés, — il<br />

est vrai — mais en toute liberté selon l’inspiration personnelle <strong>et</strong> la vitesse<br />

intervient de même qu’un certain état d’“extase”. Étant <strong>au</strong> Japon l’année<br />

dernière j’ai pu voir des maîtres calligraphes faire des signes gigantesques en<br />

quelques secondes. Il ne serait venu à personne de leur dénier toute qualité<br />

<strong>art</strong>istique sous prétexte que ceux-ci étaient faits en quelques secondes.<br />

J’ajouterai à ces conditions de vitesse <strong>et</strong> d’improvisation celle de nécessité d’un<br />

état second : à la fois une concentration d’énergies psychiques en même temps<br />

que l’état de vacuité le plus total* » .<br />

Ici on r<strong>et</strong>rouve exactement les termes de Michel Tapié : « état<br />

<strong><strong>au</strong>tre</strong> » <strong>et</strong> « extase » dans lesquels les vides <strong>et</strong> les pleins se<br />

construisent <strong>et</strong> s’assemblent pour ne former qu’un tout. Mathieu<br />

ajoute également que les calligraphes peignent des formes à<br />

p<strong>art</strong>ir de références desquelles ils ne s’éloignent pas mais par<br />

rapport <strong>au</strong>xquelles ils sont libres par la vitesse <strong>et</strong> l’improvisation.<br />

* in Georges Mathieu, De l’abstrait <strong>au</strong> possible — Jalons pour une exégèse de l’<strong>art</strong> occidental, Éd. du<br />

Cercle d’Art Contemporain à Zurich, 1959, p.38.<br />

8 9


Ainsi, est-il un créateur <strong>et</strong> non un reproducteur.<br />

L’œuvre de Soulages présente – depuis le dép<strong>art</strong> – une qualité<br />

méditative <strong>et</strong> l’<strong>art</strong>iste a toujours revendiqué son intérêt pour le zen<br />

<strong>et</strong> les cultures orientales. En eff<strong>et</strong>, en 1952, Pierre Soulages réalise<br />

son premier voyage <strong>au</strong> Japon avec son épouse Col<strong>et</strong>te <strong>et</strong> rencontre<br />

calligraphes <strong>et</strong> intellectuels. C’est un choc esthétique <strong>et</strong> intime. Dans<br />

ses peintures des années cinquante, les bruns sont très présents car<br />

il emploie souvent le brou de noix à c<strong>et</strong>te époque. La recherche paraît<br />

plus s’attacher à la transparence <strong>et</strong> <strong>au</strong>x rythmes. On pourrait presque<br />

parler de musicalisme abstrait. A nouve<strong>au</strong>, observer la sonorité que<br />

dégage les toiles de Soulages. Si Mathieu fait du bruit, je trouve que<br />

Soulages nous plonge dans le calme <strong>et</strong> la sérénité.<br />

Là où certains peintres « remplissent » leur table<strong>au</strong>, ajoutent, ajoutent<br />

encore <strong>et</strong> encore jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à ajouter, Soulages,<br />

simplifie de plus en plus jusqu’<strong>au</strong> moment où ne reste plus que<br />

l’essentiel. Sa démarche est une méditation <strong>et</strong> ses pleins comportent<br />

des vides. <strong>Un</strong> à un il élimine tout ce qui pourrait nous distraire pour<br />

ne laisser apparaître que l’ultime signe qui résume l’ensemble.<br />

Il dira d’ailleurs en ce sens : « plus les moyens sont limités, plus<br />

l’expression est forte ».<br />

Mais que signifie ce vide dans la pensée extrême orientale ?<br />

« Par le Vide, explique l’écrivain <strong>et</strong> calligraphe François Cheng, le cœur de<br />

l’Homme peut devenir la règle ou le miroir de soi-même <strong>et</strong> du monde, car<br />

possédant le Vide <strong>et</strong> s’identifiant <strong>au</strong> vide originel, l’Homme se trouve à la<br />

source des images <strong>et</strong> des formes. Il saisit le rythme de l’Espace <strong>et</strong> du Temps ; il<br />

maîtrise la loi de la transformation ».<br />

L’association « vide/plein » est en eff<strong>et</strong> un aspect du couple « Yin/<br />

Yang » de la pensée taoïste. C’est pourquoi je propose ici une brève<br />

présentation des notions de Dao, Yin, Yang, de vides (il y en a plusieurs)<br />

<strong>et</strong> de plein ainsi que de leurs applications concrètes dans la peinture.<br />

Le taoïsme s’appuie sur des pratiques de types chamaniques proches<br />

des « mystères » <strong>et</strong> est <strong>au</strong>ssi fondé sur la recherche de l’immortalité<br />

<strong>et</strong> l’alchimie. C<strong>et</strong>te école de pensée est née de la notion de Dao qui<br />

possède les différents sens de : voie, doctrine, dire <strong>et</strong> conduire.<br />

Yin <strong>et</strong> Yang ont pour premier sens le côté ombragé (ubac) <strong>et</strong> le côté<br />

éclairé (adr<strong>et</strong>) d’une colline. Ils désignent également tous les couples<br />

opposés tels que froid/ch<strong>au</strong>d, sombre/clair, femelle/mâle, humide/<br />

sec, vide/plein, <strong>et</strong>c.<br />

Ce qui est intéressant <strong>et</strong> essentiel, c’est avant tout leur<br />

complémentarité <strong>et</strong> leur conjugaison, « leur alternance plutôt que leur<br />

opposition »*.<br />

En simplifiant be<strong>au</strong>coup : le Tao d’origine est conçu comme le Vide<br />

suprême d’où émane l’<strong>Un</strong>, qui n’est <strong><strong>au</strong>tre</strong> que le Souffle primordial.<br />

Celui-ci engendre alors le Deux, incarné par les deux Souffles vit<strong>au</strong>x<br />

que sont le Yin <strong>et</strong> le Yang.<br />

Toute c<strong>et</strong>te conception d’un univers dynamique engendré par le<br />

Souffle primordial <strong>et</strong> sans cesse en devenir puisque perpétuellement<br />

travaillé par le Vide, la peinture chinoise va le reprendre à son compte<br />

<strong>et</strong> en fera même le fondement. Au sein d’un table<strong>au</strong>, il n’est jamais<br />

une présence inerte car c’est lui qui anime tout l’ensemble, lui qui est<br />

à l’œuvre dans l’espace. En eff<strong>et</strong>, car le Vide est Souffle, il traverse<br />

tous les traits <strong>et</strong> rend manifeste la tension qui court d’un trait à<br />

l’<strong><strong>au</strong>tre</strong> sans jamais se relâcher. L’<strong>art</strong> d’apprivoiser le Vide <strong>et</strong> d’en<br />

capter l’impalpable présence, va donc mobiliser le geste des peintres<br />

soucieux de donner à voir, à travers le moins que figure le Vide ce<br />

Plus inaccessible que la perception ordinaire persiste à se refuser.<br />

Ainsi, le Vide est finalement totalité ou unité.<br />

Si l’on regarde Mathieu <strong>et</strong> Soulages, inspirés, nous l’avons vu, par la<br />

philosophie zen <strong>et</strong> la calligraphie ou Zao Wou-Ki <strong>et</strong> Kazuo Shiraga<br />

respectivement chinois <strong>et</strong> japonais, on remarque tout simplement<br />

qu’ils sont l’exacte illustration des propos ci-dessus.<br />

* Marcel Gran<strong>et</strong>, La pensée chinoise, Albin Michel, Paris 1968, p. 124.<br />

10 11


Michel Tapié <strong>et</strong> Georges Mathieu en 1959<br />

© Archives galerie Rodolphe Stadler –<br />

les Abattoirs Musée-Frac Occitanie Toulouse France<br />

Le vide chez ses peintres laisse en eff<strong>et</strong> l’espace libre à l’action pure<br />

<strong>et</strong> dynamique, <strong>au</strong> mouvement, <strong>au</strong> changement. On peut donner deux<br />

illustrations à c<strong>et</strong>te idée. Ce vide perm<strong>et</strong> une respiration visuelle,<br />

dans la peinture chinoise par exemple. Celle-ci ne remplit pas la toile<br />

pour laisser <strong>au</strong> spectateur de l’espace pour qu’il fasse lui-même<br />

son propre chemin. François Cheng dans son traité sur la peinture<br />

chinoise intitulé Vide <strong>et</strong> plein explique ainsi : « Le Vide (xu) vise la<br />

plénitude. Le Plein (shi) fait le visible de la structure, mais le vide<br />

structure l’usage ».<br />

Ainsi, quand Zao Wou-Ki déclare qu’il vit en France, mais qu’en<br />

pensée il se sent profondément chinois, on comprend que toute c<strong>et</strong>te<br />

philosophie habite profondément sa peinture <strong>et</strong> c’est le cas. Ce vide<br />

<strong>et</strong> ce plein complémentaires, il en parle d’ailleurs très justement<br />

lorsqu’il déclare :<br />

Kazuo Shiraga dans son atelier en 1960<br />

© Amagasaki Cultural Center<br />

« Je peins ma propre vie mais je cherche <strong>au</strong>ssi à peindre un espace invisible,<br />

d’un lieu où l’on se sent toujours en harmonie, même dans des formes agitées<br />

de force contraires ».<br />

C’est un <strong>art</strong>iste qui va, tout comme Mathieu, fusionner la gestuelle<br />

de l’abstraction lyrique <strong>et</strong> la liberté du pince<strong>au</strong> chinois. Le vide<br />

n’est donc pas l’absence occidentale mais bien le souffle qui vient<br />

structurer l’œuvre.<br />

Enfin, la liberté du pince<strong>au</strong> chinois, va venir s’incarner dans le<br />

corps de Kazuo Shiraga puisque le pince<strong>au</strong> c’est lui. En eff<strong>et</strong>, il a<br />

une pratique performative de la peinture. L’<strong>art</strong>iste se suspend <strong>au</strong>dessus<br />

de ses toiles, il se balance d’avant en arrière, s’élance dans<br />

le vide <strong>et</strong> vient peindre la toile avec ses pieds recouverts de peinture.<br />

On est alors dans un rapport corporel encore plus intense que chez<br />

Mathieu. Il y a davantage de charge émotionnelle puisque le corps est<br />

impliqué avec davantage d’engagement physique. Se dégage ainsi<br />

une certaine forme de violence tant dans la pratique picturale que<br />

dans le rendu plastique. La peinture de Shiraga ouvre donc en ce<br />

sens sur les pratiques actionnistes <strong>et</strong> corporelles à venir.<br />

13


<strong>Un</strong> <strong>art</strong> <strong><strong>au</strong>tre</strong> <strong>et</strong> <strong>au</strong>-<strong>delà</strong>… de l’abstraction lyrique<br />

L’abstraction lyrique se pose en eff<strong>et</strong>, comme une fenêtre ouverte sur<br />

l’<strong>art</strong> corporel <strong>et</strong> à l’<strong>art</strong> action.<br />

On sait qu’en 1970, Michel Tapié rompt ses rapports avec la galerie<br />

Stadler. C<strong>et</strong>te rupture coïncide avec le moment où le galeriste se<br />

rapproche du critique d’<strong>art</strong> François Pluch<strong>art</strong> <strong>et</strong> devient la vitrine<br />

à l’Art corporel français – Michel Journiac <strong>et</strong> Gina Pane – mais<br />

également d’<strong><strong>au</strong>tre</strong>s mouvements tels que l’Actionnisme viennois.<br />

Stadler exprimera en ce sens :<br />

« Parmi les remises en c<strong>au</strong>se qui suivent Mai 68, l’Art corporel est bien celle<br />

qu’il me semblait ne pas pouvoir laisser passer. D’abord parce qu’un travail qui<br />

“sort des tripes” m’a toujours plus attiré qu’une peinture froide. Je r<strong>et</strong>rouvais,<br />

d’une certaine manière, dans les “actions” une gestualité, un engagement de<br />

l’<strong>art</strong>iste, que j’avais toujours défendu »<br />

Et c’est bien de cela dont il s’agit dans la peinture d’Hermann Nitsch.<br />

Hermann Nitsch bien que rattaché à la performance historique n’a<br />

jamais abandonné la pratique picturale <strong>et</strong> elle fait même p<strong>art</strong>ie<br />

intégrante de son œuvre, le Théâtre des Orgies <strong>et</strong> des Mystères<br />

communément nommé OMT pour sa dénomination germanique<br />

d’Orgien Mysterien Theater. Sa pratique est protéiforme, faisant appel<br />

à de nombreux médiums tels que : bien sûr la peinture <strong>et</strong> l’action mais<br />

<strong>au</strong>ssi l’installation, l’opéra, la composition musicale, le dessin <strong>et</strong> la<br />

gravure tous constitutifs du Théâtre, qui se veut être une œuvre d’<strong>art</strong><br />

totale selon le concept wagnérien de Gesamtkunstwerk. Cependant,<br />

dans sa conception initiale <strong>et</strong> pour être compl<strong>et</strong>, le Théâtre devait<br />

se dérouler le temps de six jours <strong>et</strong> six nuits consécutives. Pour des<br />

raisons pratiques <strong>et</strong> financières, il n’a pas été possible de m<strong>et</strong>tre en<br />

œuvre un tel proj<strong>et</strong> <strong>et</strong> c’est seulement en août 1998 qu’a finalement<br />

eu lieu c<strong>et</strong>te grande action.<br />

Hermann Nitsch, Michel Journiac, Urs<br />

Lüthi, Gina Pane, François Pluch<strong>art</strong><br />

<strong>et</strong> Kl<strong>au</strong>s Rinke lors du vernissage de<br />

l’exposition L’Art corporel en janvier -<br />

février 1975<br />

© Archives galerie Rodolphe Stadler –<br />

les Abattoirs Musée-Frac Occitanie Toulouse France<br />

Performance O.M. Theater -<br />

Action N°48 d’Hermann Nitsch à la FIAC<br />

le 29 janvier 1975<br />

14<br />

© Archives galerie Rodolphe Stadler –<br />

les Abattoirs Musée-Frac Occitanie Toulouse France


D’<strong><strong>au</strong>tre</strong> p<strong>art</strong>, on sait qu’il a été très influencé par les <strong>art</strong>istes de<br />

l’informel. En eff<strong>et</strong>, en 1959, il assiste à l’exposition « Junge Maler der<br />

Gegenw<strong>art</strong> » à la Künstlerh<strong>au</strong>s de Vienne, dans laquelle sont présentés<br />

des œuvres de l’<strong>art</strong> informel <strong>et</strong> de l’expressionisme abstrait américain.<br />

On y r<strong>et</strong>rouve entre <strong><strong>au</strong>tre</strong>s pour ne citer qu’eux les œuvres de Georges<br />

Mathieu <strong>et</strong> de Jackson Pollock à propos desquelles Nitsch déclarera:<br />

Gina Pane lors de l’action Autportrait(s),<br />

le 11 janvier 1973<br />

© Archives galerie Rodolphe Stadler – les Abattoirs<br />

Musée-Frac Occitanie Toulouse France<br />

« J’ai vu Mathieu <strong>et</strong> les Américains <strong>et</strong> je me suis dit : ce que font ces peintres,<br />

c’est pareil pour moi avec le théâtre. J’ai rassemblé tout mon courage <strong>et</strong> j’ai<br />

recommencé à peindre dans le sens où j’ai concrétisé sur la surface du table<strong>au</strong><br />

les idées que j’avais eu pour mon théâtre, renversant de la peinture rouge sur<br />

la toile, organisant une peinture actionniste en renversant de la peinture fluide<br />

ou épaisse sur le sol dans des pièces entières. »<br />

Ainsi, la découverte des actions painting françaises <strong>et</strong> américaines<br />

eurent chez Nitsch un eff<strong>et</strong> déclencheur car elles concrétisent par le<br />

geste <strong>et</strong> l’action frénétique de peindre ce qu’il ambitionnait pour son<br />

théâtre : un <strong>art</strong> thérapeutique <strong>et</strong> exutoire.<br />

C’est d’ailleurs l’importance du geste que r<strong>et</strong>iendra Nitsch <strong>et</strong> qu’il m<strong>et</strong>tra<br />

en œuvre en novembre 1960 à l’occasion de sa première Malaktion ou<br />

peinture-action <strong>au</strong> Techniches Museum de Vienne. Nitsch place dès<br />

lors le corps en action <strong>au</strong> cœur de sa pratique picturale. Les table<strong>au</strong>x<br />

de l’<strong>art</strong>iste se présentent sur de grands formats qu’il nomme Rinnbild<br />

(table<strong>au</strong> où la peinture coule sur la toile) <strong>et</strong> Shuttbild (table<strong>au</strong> où la<br />

peinture est proj<strong>et</strong>ée sur la toile). Il travaille avec des pince<strong>au</strong>x, des<br />

éponges ou directement avec ses mains ainsi qu’avec toute la surface de<br />

son corps. Les éléments sont imbibés de peinture rouge, de sang, d’e<strong>au</strong><br />

tiède <strong>et</strong> de vinaigre qu’il frotte, presse <strong>et</strong> fait gicler violement laissant leur<br />

trace sur la toile <strong>et</strong> entr<strong>et</strong>enant un rapport physique, charnel <strong>et</strong> sensuel<br />

avec la matière. Ce corps-à-corps avec la toile, <strong>au</strong>-<strong>delà</strong> de son évidente<br />

intensité, est pour l’<strong>art</strong>iste chargé d’une symbolique propre :<br />

Rodolphe Stadler <strong>et</strong> Hermann Nitsch<br />

lors du vernissage de l’exposition d’Hermann<br />

Nitsch : Le théâtre du mystère <strong>et</strong><br />

des orgies en mars 1985<br />

© Archives galerie Rodolphe Stadler – les Abattoirs<br />

Musée-Frac Occitanie Toulouse France<br />

« Le déversement <strong>et</strong> l’aspersion, la pression d’éponges, battre, tacher, souiller<br />

<strong>et</strong> rouler ne sont pas à comprendre comme une bataille actionniste des<br />

matéri<strong>au</strong>x, mais en tant que rituel shamanique dans lequel les actions qui<br />

symbolisent la naissance <strong>et</strong> la mort, tuer <strong>et</strong> expier sont performées dans un<br />

processus d’<strong>au</strong>to-découverte. »<br />

17


La pratique de Nitsch est empreinte d’une charge rituelle assumée<br />

<strong>et</strong> destinée à produire une réflexion plus générale sur l’individu <strong>et</strong><br />

sur le caractère éphémère de la vie. En eff<strong>et</strong>, le travail pictural de<br />

l’<strong>art</strong>iste est un jeu de tension entre l’idée de la vie <strong>et</strong> celle de la mort,<br />

concrétisées par l’usage constant du pigment rouge tantôt se voulant<br />

symbole du sang, tantôt étant véritablement du sang. Dès 1960, la<br />

couleur rouge devient pour l’<strong>art</strong>iste la clé. C’est à la fois, explique-t-il,<br />

la couleur « de l’agression, de la mort <strong>et</strong> de la démesure mais <strong>au</strong>ssi<br />

celle de la vie la plus intense. Le sang est vital ». Le sang est donc une<br />

substance ambivalente, un carrefour sémantique, comme l’explique<br />

Julia Kristeva, un « lieu propice à l’abjection, où mort <strong>et</strong> féminité,<br />

meurtre <strong>et</strong> procréation, arrêt de vie <strong>et</strong> vitalité se rejoignent ». On<br />

r<strong>et</strong>rouve ici la charge symbolique du Yin <strong>et</strong> du Yang.<br />

Par sa peinture-action puis par son théâtre d’action, <strong>et</strong> à l’instar<br />

du théâtre antique, il souhaite réaliser une œuvre se voulant<br />

être thérapeutique <strong>et</strong> exutoire dans le sens où elle est un moyen<br />

psychologique d’extirper, par l’action, les névroses collectives que<br />

sont la guerre, l’argent, le pouvoir, la peur, <strong>et</strong>c. Ces névroses relèvent<br />

en réalité de constructions sociopolitiques visant à conserver<br />

l’individu dans un état d’aliénation <strong>et</strong> de non maîtrise de sa vie. De<br />

fait, l’ambition de l’<strong>art</strong>iste est d’extraire, par la confrontation visuelle<br />

<strong>et</strong> sensorielle à l’extrême, les refoulements <strong>au</strong>ssi bien individuels<br />

que collectifs <strong>et</strong>, par l’acte vécu ici <strong>et</strong> maintenant, de les rendre<br />

conscients. En d’<strong><strong>au</strong>tre</strong>s termes, il s’agit de se mesurer à l’excès pour<br />

déclencher un choc positif faisant office de catharsis.<br />

Est-ce-que Michel Tapié <strong>au</strong>rait apprécié c<strong>et</strong>te peinture <strong>et</strong> ses<br />

ambitions ?<br />

Il semble que oui.<br />

En eff<strong>et</strong>, lorsque Nitsch évoque le Théâtre, il parle de l’<strong>art</strong> comme<br />

d’une « propagande pour la vie car ÊTRE est une fête. […] Etre, de la<br />

méditation à l’extase sera expérimenté ».<br />

Et c’est précisément de cela dont parle Tapié lorsqu’il définit « l’<strong>art</strong><br />

<strong><strong>au</strong>tre</strong> » comme : « l’exceptionnel, du paroxysme, du magique <strong>et</strong> de la<br />

totale extase ».<br />

Mais qu’est-ce que l’extase ?<br />

C’est être capable « d’ek-stasis » – extase –, de sortir hors de soi<br />

vers ce qui n’est plus ou n’est pas encore : l’absent, le tout <strong><strong>au</strong>tre</strong>, le<br />

mystère.<br />

Ainsi <strong>et</strong> pour conclure, outre le contexte historique évoqué,<br />

l’abstraction lyrique ainsi que les pratiques plastiques qui en<br />

découlent dans ce qu’elles ont d’absolument minimales donnent<br />

accès à l’expérience du sensible. C’est-à-dire qu’un espace sans<br />

présence de la réalité visible ouvre sur le sensible <strong>et</strong> sur ce qui est<br />

absent ou non visible ordinairement : le tout <strong><strong>au</strong>tre</strong>. L’abstraction<br />

ouvre ainsi le champ de l’imagination. Et qu’est-ce que la production<br />

d’un imaginaire ? C’est tout simplement la faculté de se représenter<br />

ce qui est absent. On r<strong>et</strong>rouve ici la vision hégélienne qui impliquerait<br />

l’existence d’un contenu spirituel dans l’<strong>art</strong> qui reste l’occasion, par un<br />

processus phénoménologique d’absence <strong>et</strong> de présence – absence<br />

du réel, présence du tout <strong><strong>au</strong>tre</strong> – d’une expérience du sensible qui<br />

donne à voir la vérité comme phénoménalité. C’est d’ailleurs sans<br />

doute pour sa dimension in fine spirituelle que l’abstraction n’a plus<br />

jamais quitté les pratiques <strong>art</strong>istiques depuis son apparition <strong>au</strong><br />

début du 20ème siècle. Elle perm<strong>et</strong> en eff<strong>et</strong> <strong>au</strong>x <strong>art</strong>istes comme <strong>au</strong><br />

spectateur de faire l’expérience du sensible, d’aller <strong>au</strong>-<strong>delà</strong> du visible,<br />

<strong>au</strong>-<strong>delà</strong> de l’ordinaire <strong>et</strong> à la rencontre du tout <strong><strong>au</strong>tre</strong>.<br />

Bénédicte Maselli<br />

Docteure en histoire de l’<strong>art</strong> contemporain.<br />

18 19


Œuvres


GEORGES MATHIEU (1921 – 2012)<br />

Nouvelles armoiries de Madame Marguerite de Flandre, 1957<br />

huile sur toile<br />

97 x 195 cm<br />

22


PIERRE SOULAGES (né en 1919)<br />

Peinture 100 x 81 cm, 16 avril 1975<br />

huile sur toile<br />

100 x 81 cm<br />

24


PIERRE SOULAGES (né en 1919)<br />

Peinture, 130 x 162 cm, 28 Juill<strong>et</strong> 1971<br />

huile sur toile<br />

130 x 162 cm<br />

26


ZAO WOU-KI (1920 - 2013)<br />

12.12.68, 1968<br />

huile sur toile<br />

95 x 105 cm<br />

28


HANS HARTUNG (1904 – 1989)<br />

T1963-U22, 1963<br />

huile sur toile<br />

81 x 65 cm<br />

30


JEAN-PAUL RIOPELLE (1923 – 2002)<br />

Sans titre, 1958<br />

huile sur toile<br />

114 x 146 Cm<br />

32


SAM FRANCIS (1923 – 1994)<br />

Sans titre, 1987<br />

acrylique sur toile<br />

122.2 x 91.4 cm<br />

34


KAREL APPEL (1921 – 2006)<br />

Head with Flower, 1967<br />

huile sur toile<br />

106 x 101.6 cm<br />

36


ANTONIO SAURA (1930 – 1998)<br />

Infanta, 1962<br />

huile sur toile<br />

162.5 x 130 cm<br />

38


ANTONI TÀPIES (1923 – 2012)<br />

Vagues bleues sur rouge, 1971<br />

technique mixte sur toile<br />

115 x 145 cm<br />

40


TOSHIMITSU IMAI (1928 – 2002)<br />

Sans titre, 1962<br />

huile sur bois<br />

60 x 43.8 cm<br />

42


KAZUO SHIRAGA (1924 – 2008)<br />

Sans titre, 1962<br />

huile sur toile<br />

97 x 130 cm<br />

44


HERMANN NITSCH (né en 1938)<br />

S_11_003_95, 1995<br />

technique mixte sur toile<br />

200 x 300 cm<br />

46


Remerciements :<br />

Les Abattoirs Musée-Frac Occitanie Toulouse France<br />

Nitsch Museum<br />

Coordinateurs :<br />

Jordan Lahmi, Marielle Blanc, Natasha Selce, Sarah H<strong>au</strong>ariki<br />

Auteur :<br />

Bénédicte Maselli<br />

Imprimeur :<br />

Atar Roto Presse SA, Genève<br />

Graphisme :<br />

Esma Mobs<br />

Place de Longemalle 10-12, 1204 Genève, Suisse<br />

T: +41 (0) 22 318 5770 | geneve@operagallery.com<br />

www.operagallery.com

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!