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Coutumes et moeurs des Corses_Extrait

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C<strong>et</strong> ouvrage a bénéfi cié d’une aide à la traduction de la Collectivité de Corse


Présentation<br />

Il y a deux ans, notre collègue <strong>et</strong> ami Marco CINI de l’Université<br />

de Pise nous a enfin donné une nouvelle édition<br />

<strong>des</strong> Studii critici di Costumi Corsi de Salvatore VIALE,<br />

un ouvrage mal connu car édité seulement en quelques<br />

300 exemplaires à sa sortie, fin <strong>des</strong> années 1850. Depuis, pas<br />

de nouvelle édition <strong>et</strong> une circulation de l’œuvre limitée aux<br />

réseaux de chercheurs <strong>et</strong> d’érudits. La nouvelle publication<br />

de 2018 est sous-titrée « Il processo di modernizzazione della<br />

Corsica nel XIX secolo » <strong>et</strong> s’ouvre sur une analyse fouillée<br />

<strong>des</strong> processus qui entourèrent durant de nombreuses<br />

décennies l’intégration de la Corse dans l’ensemble français.<br />

Marco CINI a consacré une soixantaine de pages<br />

à la présentation <strong>des</strong> conditions socio-économiques de<br />

c<strong>et</strong>te révolu tion dans l’histoire de notre île. C’est un éclairage<br />

capital qui nous invite à rouvrir c<strong>et</strong> ouvrage pour une<br />

meilleure connaissance <strong>des</strong> temps <strong>et</strong> <strong>des</strong> phénomènes<br />

historiques décrits <strong>et</strong> discutés.<br />

Nous avons quant à nous, tenté de répercuter dans la<br />

langue française <strong>et</strong> le style de notre rédaction le climat <strong>des</strong><br />

harangues <strong>et</strong> <strong>des</strong> démonstrations dont ces discours sont à jamais<br />

empreints. Salvatore VIALE y déploie une force de conviction,<br />

une culture <strong>et</strong> une volonté de convaincre où résonne l’atmosphère<br />

du prétoire. Serons-nous parvenu à la rendre également<br />

accessible en français, en imitant la forme rhétorique de c<strong>et</strong>te<br />

défense <strong>et</strong> illustration du peuple corse telle que la développe<br />

5


<strong>Coutumes</strong> <strong>et</strong> mœurs <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

l’auteur ? L’auteur ? Un avocat <strong>et</strong> magistrat devenu critique<br />

pour son plaidoyer patriotique dans sa langue d’héritage <strong>et</strong><br />

de conviction…<br />

VIALE ET SON TEMPS<br />

Salvatore VIALE (1787-1861) est l’un <strong>des</strong> l<strong>et</strong>trés<br />

corses dont la renommée a dépassé les frontières de l’île au<br />

xix e siècle <strong>et</strong> qui a connu, littérairement parlant, un véritable<br />

<strong>des</strong>tin italien.<br />

Attentif au contexte historique caractérisé par de profon<strong>des</strong><br />

mutations, Viale sut interpréter le climat culturel nouveau <strong>et</strong> se<br />

faire le protagoniste actif <strong>des</strong> processus historiques qui investirent<br />

l’Europe de c<strong>et</strong>te période. Les perspectives qui ouvrent aujourd’hui<br />

nos frontières vers l’Europe <strong>et</strong> la Méditerranée rappellent à nos<br />

contemporains la nécessité de r<strong>et</strong>rouver ces itinéraires <strong>et</strong> d’en inventorier<br />

d’autres, à la lumière <strong>des</strong> leçons du passé. Elles requièrent<br />

une connaissance exacte de ce que furent les relations de la Corse<br />

à son environnement le plus proche comme nous en informent la<br />

figure <strong>et</strong> l‘œuvre de Salvatore Viale.<br />

Salvatore Viale naît à Bastia de Maria Nicolai Prelà <strong>et</strong> Paolo<br />

Agostino Viale. C<strong>et</strong>te famille de commerçants de double ascendance<br />

ligure bénéficiait d’appuis importants en Italie. L’influence de<br />

l’oncle maternel Tommaso Prelà, médecin de Pie VII, s’avère déterminante<br />

pour la carrière ou les affaires <strong>des</strong> fils Viale : Salvatore,<br />

Bened<strong>et</strong>to, Michele <strong>et</strong> Luigi.<br />

Après avoir reçu une solide formation de base chez Giuseppe<br />

Maria Santamaria, curé de E Ville di P<strong>et</strong>rabugnu, puis à Bastia<br />

sous la direction de l’abbé Domenico Franceschi, Salvatore part<br />

à Rome où il séjourne de 1803 à 1808 pour y suivre les étu<strong>des</strong> de<br />

médecine auxquelles le <strong>des</strong>tinait son père. Bonaventura Pol<strong>et</strong>ti,<br />

prêtre lui aussi, fut son mentor dans ce séjour romain. Viale y affina<br />

son goût pour les humanités <strong>et</strong> entreprit <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> juridiques qu’il<br />

6


Présentation<br />

préférait à la médecine. Il y développa également son intérêt pour<br />

les étu<strong>des</strong> grecques sous la direction du professeur Giacomo de<br />

Dominici. La mort de son père l’obligea à s’établir <strong>et</strong> à veiller à<br />

l’éducation de ses jeunes frères, en particulier Bened<strong>et</strong>to (qui devait<br />

devenir professeur à la faculté de médecine de Rome) <strong>et</strong> Michele<br />

(le futur cardinal Viale-Prelà, ami de M<strong>et</strong>ternich <strong>et</strong> archevêque<br />

de Bologne) ; quant à Luigi, il restera à Bastia où il prendra la<br />

succession du père. En 1809 Salvatore passe son diplôme de droit<br />

à Pise <strong>et</strong> s’inscrit comme avocat au barreau de Bastia.<br />

En 1811, Francesco Ottaviano Renucci lui demande de le<br />

remplacer provisoirement à la chaire d’éloquence du collège de<br />

Bastia. De c<strong>et</strong>te expérience de l’enseignement (renforcée de 1844<br />

à 1852 par la charge du cours d’italien au lycée de Bastia) naîtra<br />

son livre Principii delle Belle L<strong>et</strong>tere (1813) <strong>et</strong> se concrétisera une<br />

attention particulière aux questions de l’éducation.<br />

En 1814, l’assemblée populaire réunie à Bastia à la chute<br />

de Napoléon le nomme membre <strong>et</strong> secrétaire du Gouvernement<br />

provisoire de Bastia <strong>et</strong> après c<strong>et</strong> épisode il fait un nouveau séjour<br />

à Rome où son ami Raffaele Lambruschini lui procure un emploi<br />

provisoire.<br />

En 1816, grâce au soutien du comte Colonna d’Istria, il est<br />

rappelé à Bastia comme substitut du procureur du roi, premier pas<br />

dans une carrière parcourue sans interruption jusqu’à la charge de<br />

conseiller à la cour d’appel.<br />

En 1818, il devient secrétaire de la Société Centrale<br />

d’Instruction Publique de la Corse instituée par le préf<strong>et</strong> De<br />

Vignolle. Ce sera l’un <strong>des</strong> foyers d’où rayonnera son influence<br />

intellectuelle.<br />

Son œuvre d’écrivain est dominée par le poème héroïcomique<br />

de la Dionomacchia (1817) qui renferme U Serinatu<br />

di Scappinu, premier texte publié en langue corse. Mais son<br />

7


<strong>Coutumes</strong> <strong>et</strong> mœurs <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

activité littéraire est celle d’un polygraphe : poésie, histoire, théâtre,<br />

nouvelle historique, critique littéraire <strong>et</strong> esthétique, rien de ce<br />

qui définit le champ <strong>des</strong> genres littéraires ne lui a été étranger.<br />

Aussi son rôle fut-il <strong>des</strong> plus importants au sein d’une élite intellectuelle<br />

corse représentée notamment par Vincenzo Biadelli,<br />

Anton Luigi Raffaelli, Luigi Tiberi, Casale, Viale (neveu de<br />

Salvatore), Giovan Vito Grimaldi. Viale impulse <strong>et</strong> guide leurs<br />

réflexions <strong>et</strong> leurs travaux. Il accueille les proscrits italiens <strong>et</strong><br />

favorise leurs travaux sur la Corse (témoin, le dalmate Niccolò<br />

Tommaseo <strong>et</strong> son intérêt pour Paoli <strong>et</strong> les chants populaires<br />

de Corse).<br />

Les itinéraires de Salvatore aboutissent surtout en Toscane,<br />

une fois en Suisse, une autre fois en France. Au centre d’une<br />

correspondance nourrie qu’il entr<strong>et</strong>ient régulièrement avec <strong>des</strong><br />

personnalités d’envergure européenne, se signale l’abondante<br />

collection <strong>des</strong> l<strong>et</strong>tres échangées avec Giovan Pi<strong>et</strong>ro Vieusseux,<br />

le créateur de l’Antologia <strong>et</strong> l’âme du Gabin<strong>et</strong>to scientifico<br />

l<strong>et</strong>terario qui de Florence s’attache à formuler <strong>et</strong> à diffuser les<br />

idées <strong>et</strong> les doctrines nouvelles. Du droit à l’économie, en passant<br />

par les l<strong>et</strong>tres, les arts, l’éducation <strong>et</strong> la morale, celles-ci constituent<br />

la base <strong>et</strong> la référence critique de l’élite européenne de c<strong>et</strong>te<br />

époque. C’est bien c<strong>et</strong>te dimension de Salvatore qui est la moins<br />

connue. Au legs culturel <strong>et</strong> linguistique de la patria italienne <strong>et</strong><br />

son activité infatigable au service du renouveau de sa civilisation<br />

s’ajoute la dimension résolument transfrontalière d’une action <strong>et</strong><br />

d’une réflexion qui inspirèrent ou accentuèrent un double intérêt<br />

chez les élites corses. C’est incontestablement par l’entremise de<br />

Viale <strong>et</strong> de ses correspondants toscans que celles-ci se tournèrent<br />

avec une conscience nouvelle vers les réalités de la Corse <strong>et</strong> de<br />

sa culture propre.<br />

Juriste <strong>et</strong> homme de l<strong>et</strong>tres, infatigable organisateur culturel,<br />

Viale semble rassembler en lui tous les caractères de l’éclectisme<br />

8


Présentation<br />

fécond qui est dans c<strong>et</strong>te période la marque caractéristique <strong>des</strong><br />

classes dirigeantes européennes. Son profil culturel représente<br />

indubitablement le résultat d’une formation politique complexe,<br />

commencée par les universités de Pise <strong>et</strong> de Rome <strong>et</strong> poursuivie<br />

dans les milieux cultivés à travers de nombreux contacts noués lors<br />

<strong>des</strong> voyages qui le portèrent fréquemment en Italie, en Suisse <strong>et</strong><br />

en France continentale. Une formation moderne par consé quent,<br />

une pensée à bien <strong>des</strong> égards cosmopolite <strong>et</strong> qui ne se laissait pas<br />

circonscrire à l’intérieur <strong>des</strong> frontières régionales. C’est par là que<br />

Viale fut à même de lire <strong>et</strong> d’interpréter les processus sociaux,<br />

politiques <strong>et</strong> culturels qui opéraient à c<strong>et</strong>te époque la transformation<br />

du paysage européen.<br />

Avec l’Italie <strong>et</strong> la Toscane en particulier, il noua <strong>des</strong> relations<br />

d’une grande fécondité. Nous le trouvons souvent dans la situation<br />

d’interlocuteur privilégié <strong>des</strong> élites de la culture en Toscane, de<br />

l’éditeur Giovan Pi<strong>et</strong>ro Vieusseux au linguiste Niccolò Tommaseo,<br />

de Gino Capponi à Antonio Benci, hommes de l<strong>et</strong>tres, du poète<br />

<strong>et</strong> dramaturge Giovan Battista Niccolini au pédagogue livournais<br />

Enrico Mayer. La richesse de ces contacts s’appuyait aussi sur<br />

l’importante colonie corse établie à Livourne <strong>et</strong> qu’animaient, pour<br />

ne citer que quelques noms, le libraire Silvio Giannini, Andrea<br />

Padovano, Giovanni Fabrizi, homme de confiance de B<strong>et</strong>tino<br />

Ricasoli lors <strong>des</strong> phases décisives du Risorgimento, contribuant<br />

ainsi à maintenir vivace la relation traditionnelle entre Bastia <strong>et</strong><br />

la città labronica.<br />

Tout aussi significatifs furent les contacts de Viale avec<br />

les milieux milanais, concrétisés par l’amitié qui l’unissait à <strong>des</strong><br />

personnalités prestigieuses telles que le juriste Gian Domenico<br />

Romagnosi <strong>et</strong> l’historien Cesare Cantù.<br />

Ce réseau de relations permit au l<strong>et</strong>tré corse de mener à bien<br />

une véritable entreprise de médiation culturelle entre l’Italie <strong>et</strong> les<br />

cercles bastiais où évoluaient les Francesco Ottaviano Renucci,<br />

9


<strong>Coutumes</strong> <strong>et</strong> mœurs <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

Giuseppe Multedo, Filippo Caraffa <strong>et</strong> d’autres, créant une circulation<br />

d’idées qui diversifia <strong>et</strong> enrichit l’identité culturelle de l’Europe<br />

post-napoléonienne.<br />

Il faut dire que toute c<strong>et</strong>te période se signale par une sorte<br />

d’hésitation, d’oscillation entre <strong>des</strong> voies nombreuses ouvertes par<br />

les mutations profon<strong>des</strong> d’un siècle où se <strong>des</strong>sinent les premières<br />

ébauches de ce qui sera notre époque, mais où se figent <strong>des</strong> courants<br />

anciens <strong>et</strong> se taisent <strong>des</strong> voix que les contemporains croyaient<br />

promises à la durée malgré l’ampleur <strong>des</strong> changements intervenus<br />

depuis la chute de l’Ancien Régime.<br />

Après <strong>des</strong> décennies de conflits <strong>et</strong> de guerre, les <strong>Corses</strong><br />

avaient en grand nombre repris le chemin <strong>des</strong> universités italiennes<br />

<strong>et</strong> l’on dit qu’en 1829 étaient d’origine corse plus de la moitié <strong>des</strong><br />

étudiants étrangers présents à Pise. Ceux d’entre eux qui rentrèrent<br />

dans l’île une fois terminées leurs étu<strong>des</strong> continuaient à répandre<br />

en Corse la connaissance d’une culture italienne illustrée par <strong>des</strong><br />

intellectuels qui avaient été leurs maîtres ou leurs condisciples en<br />

terre italienne.<br />

L’histoire de c<strong>et</strong>te période est incontestablement paradoxale :<br />

en même temps que s’affirme progressivement la présence française,<br />

les liens intellectuels entre l’île <strong>et</strong> la péninsule se resserrent<br />

grâce à l’activité d’une élite insulaire attentive à la vie littéraire<br />

italienne.<br />

Ghjacumu Thiers<br />

10


Présentation<br />

SALVATORE VIALE DANS SON TEMPS<br />

6 septembre 1787 : naissance à Bastia.<br />

1809 : avocat au barreau de Bastia.<br />

1814 : membre du Gouvernement provisoire de Bastia.<br />

1816 : substitut du procureur du roi près la cour de Bastia.<br />

1818 : juge suppléant.<br />

1819 : juge d’instruction.<br />

1828-1852 : conseiller à la cour d’appel de Bastia.<br />

Membre de l’Accademia Tiberina <strong>et</strong> de l’Accademia<br />

dell’Arcadia de Rome.<br />

23 novembre 1861 : mort à Bastia.


Préambule<br />

Parmi les écrivains célèbres <strong>des</strong> nations les plus cultivées<br />

d’Europe nombreux sont ceux qui ont entrepris de décrire les<br />

us <strong>et</strong> coutumes <strong>des</strong> <strong>Corses</strong>. Le plus récent <strong>et</strong> le plus bienveillant<br />

d’entre eux est à notre avis Ferdinand Gregorovius de<br />

Koenisberg, avec l’ouvrage qui a pour titre Corsica, d’autant<br />

que la plupart <strong>des</strong> autres semblent avoir moins voulu être utiles<br />

aux <strong>Corses</strong> que plaire aux lecteurs du Continent. On dirait du<br />

reste qu’ils ont en quelque sorte voulu offrir à leurs lecteurs<br />

une forme du plaisir que les anciens Romains recherchaient<br />

dans les spectacles de gladiateurs.<br />

En traitant du même suj<strong>et</strong> j’ai souhaité pour ma part me<br />

rendre utile à mes compatriotes en contribuant à leur conduite<br />

morale.<br />

C’est bien dans ma pratique <strong>des</strong> tribunaux <strong>et</strong> de l’exercice<br />

de la magistrature que j’ai recueilli la plupart <strong>des</strong> observations<br />

que j’ai en partie consignées dans l’ensemble de ces chapitres.<br />

J’étais bien sûr conscient que c<strong>et</strong>te pratique <strong>et</strong> c<strong>et</strong> exercice ne nous<br />

montrent dans un peuple que ce qu’on pourra appeler ses imperfections<br />

<strong>et</strong> ses anomalies. Mon proj<strong>et</strong> n’étant donc pas de représenter<br />

en général les mœurs de mes compatriotes, je ne voudrais pas<br />

que l’on s’appuie sur l’exposé de quelques exceptions morales<br />

tirées du tribunal <strong>des</strong> crimes <strong>et</strong> que saisissant c<strong>et</strong>te occasion, on<br />

en fasse un argument pour en tirer <strong>des</strong> jugements alarmants <strong>et</strong><br />

r<strong>et</strong>ors à propos de l’ensemble du peuple corse. En examinant<br />

dans ces essais critiques les tristes eff<strong>et</strong>s <strong>des</strong> clans dans la société,<br />

<strong>des</strong> inimitiés familiales <strong>et</strong> de la vend<strong>et</strong>ta entre particuliers, de l’abus<br />

13


<strong>Coutumes</strong> <strong>et</strong> mœurs <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

<strong>des</strong> traités de paix <strong>et</strong> de ce que l’on nomme banditisme, j’ai seulement<br />

voulu caractériser les causes, plus particulières chez nous, de<br />

certaines calamités publiques du passé, afin d’en préserver autant<br />

que possible nos contemporains. Mon intention était également<br />

d’indiquer que nos anciens malheurs trouvent leur origine <strong>et</strong> leur<br />

violence initiale dans l’abus d’un principe pourtant de bon aloi,<br />

comme le sentiment de l’amour <strong>et</strong> du courage individuels, l’amour<br />

de la famille <strong>et</strong> de la patrie chez nos contem porains. Je crois aussi<br />

qu’en lisant c<strong>et</strong> ouvrage <strong>et</strong> comparant de c<strong>et</strong>te manière le présent au<br />

passé, les lecteurs corses, plutôt que d’en rougir, auront grandement<br />

raison de se réjouir, tant est importante <strong>et</strong> bienvenue l’amélioration<br />

qui se fait jour depuis quelques années dans les mœurs populaires.


I.<br />

Les factions<br />

Nous nous proposons de traiter <strong>des</strong> factions sociales <strong>des</strong><br />

<strong>Corses</strong>, <strong>et</strong> pour ce faire nous commencerons par dire que le<br />

bon sens <strong>et</strong> l’instinct de son espèce apprennent à l’homme<br />

comment l’union fait la force, alors que, lorsqu’il se sent<br />

moins protégé par l’autorité publique, il s’en va chercher la<br />

protection dans <strong>des</strong> clans privés. À c<strong>et</strong>te différence près qu’en<br />

Corse, certaines raisons particulières expliquaient tantôt plus<br />

tantôt moins la présence de l’esprit de parti. Dans certaines<br />

pieve du Pumonti où il reste dans l’ensemble prédominant,<br />

c<strong>et</strong> esprit semble une conséquence, un vestige de l’ancien<br />

statut féodal de c<strong>et</strong>te province, c’est-à-dire de l’assuj<strong>et</strong>tissement<br />

<strong>des</strong> anciens vassaux à tel seigneur ou à tel autre. Des<br />

lieux où dans <strong>des</strong> villages de montagne du Cismonte isolés les<br />

uns <strong>des</strong> autres, la raison principale résidait dans l’amour de la<br />

famille, ou comme nous le disons, de « la race », un eff<strong>et</strong> de<br />

la puissance paternelle ou de l’autorité de l’homme âgé sur sa<br />

propre <strong>des</strong>cendance. Or l’histoire <strong>des</strong> peuples les plus anciens<br />

<strong>et</strong> les moins civilisés nous apprend que c<strong>et</strong>te autorité naturelle<br />

grandissait avec les divers groupes devenus <strong>des</strong> tribus. À cela<br />

s’ajoutait chez nous le morcellement de la propriété agraire<br />

<strong>et</strong>, par voie de conséquence au sein de chaque famille, l’exiguïté<br />

ou la rar<strong>et</strong>é <strong>des</strong> fonds d’où provenait d’un côté l’ambition,<br />

l’envie, le conflit entre propriétaires, <strong>et</strong> de l’autre, chez<br />

les gens le besoin de moyens plus aptes à resserrer la parenté<br />

<strong>et</strong> constituer, comme nous le disons, un seul tout.<br />

15


<strong>Coutumes</strong> <strong>et</strong> mœurs <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

Quant à c<strong>et</strong> amour de la famille il est certain que, provenant<br />

du premier lien qui unit <strong>et</strong> multiplie l’espèce humaine, le mariage,<br />

il faut le considérer comme l’élément premier de la communauté<br />

civile. Et lorsqu’il est très important à l’intérieur d’un peuple <strong>et</strong><br />

devient une force stable <strong>et</strong> utile, c’est un solide point d’appui pour<br />

de bons gouvernements, parce que comme les hommes passent<br />

<strong>et</strong> les familles restent, c’est sur elles que pour un peuple repose<br />

principalement la réalité de son existence.<br />

Que l’amour de la famille représente au sein du peuple un<br />

principe de résistance contre les mauvais gouvernements s’est<br />

vu pendant les guerres <strong>des</strong> <strong>Corses</strong> au xvi e siècle <strong>et</strong> celles qu’ils<br />

ont livrées jusqu’à plus de la moitié du siècle dernier. Ceux qui<br />

gouvernent <strong>et</strong> les gens du peuple doivent donc considérer c<strong>et</strong><br />

attachement au groupe comme une bonne chose <strong>et</strong> un atout.<br />

L’autorité publique doit pourtant le modérer <strong>et</strong> le corriger dans la<br />

mesure où il se transforme plus facilement en esprit partisan ; ce<br />

qui arrive presque fatalement dans les États où les familles sont<br />

de condition égale, car dans c<strong>et</strong>te situation l’esprit partisan occupe<br />

vraiment, pour le dire ainsi, la place du patriciat qu’instituent les<br />

lois <strong>et</strong> supplée à c<strong>et</strong>te carence par le mépris <strong>et</strong> la <strong>des</strong>truction <strong>des</strong><br />

lois elles-mêmes.<br />

La République de Gênes avait arrêté <strong>et</strong> aboli l’aristocratie<br />

en Corse depuis les temps anciens <strong>et</strong>, par la suite, du fait de sa<br />

faiblesse ne pouvant réprimer les partis, décida de les bouleverser<br />

en favorisant tantôt l’un tantôt l’autre à cause de c<strong>et</strong>te incapacité<br />

même, <strong>et</strong> en m<strong>et</strong>tant en pratique la devise du diviser pour régner.<br />

La domination française qui vint se surajouter à celle de<br />

Gênes avait vraiment la force d’étouffer entre nous l’esprit de<br />

parti <strong>et</strong> y aurait réussi sans peine si n’étaient pas intervenus pour<br />

le raviver les partis politiques qui surgirent en France après la<br />

Révolution de 1789 <strong>et</strong> les gouvernements incertains <strong>et</strong> caducs<br />

qui lui succédèrent. Pour éteindre ce germe malfaisant chez nous,<br />

16


Les factions<br />

le gouvernement certes puissant de notre célèbre compatriote,<br />

mais bref <strong>et</strong> trop tourné vers les conquêtes, ne suffit pas non plus.<br />

Mais il est vrai que l’esprit de faction multiplie, pour ainsi<br />

dire le courage <strong>et</strong> la force chez chaque individu, développe l’esprit<br />

militaire <strong>et</strong> stratégique <strong>et</strong> la prudence civile qui fait <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

d’habiles combattants, voire de bons chefs d’État. Je concède aussi<br />

que ce talent martial leur fait souvent rej<strong>et</strong>er la tyrannie <strong>et</strong> lutter<br />

contre elle. D’autre part certains actes auxquels pousse l’amour de<br />

parti ont pour les peuples civilisés du Continent un je ne sais quoi<br />

de légendaire <strong>et</strong> d’héroïque de nature à éveiller leur curiosité <strong>et</strong><br />

favoriser l’inspiration <strong>des</strong> romanciers <strong>et</strong> poètes, mais cela n’entre<br />

nullement dans notre propos. C’est pourquoi nous exposerons de<br />

manière prosaïque les dommages gravissimes dont pâtit la société<br />

civile. À ce propos, j’ai voulu en premier lieu montrer qu’à la différence<br />

<strong>des</strong> partis politiques, les partis de chez nous ont toujours un<br />

but contraire à la vie en société. Ils tiennent en eff<strong>et</strong> leur origine de<br />

l’intérêt particulier, de l’égoïsme familial pour lequel un chef de<br />

faction rapporte tout à sa personne, ou – disons-le – à son foyer, à<br />

l’endroit où une faction religieuse ou politique se propose d’œuvrer<br />

pour l’utilité publique, ou du moins le prétend. Du reste les nombreux<br />

maux qui en découlent en Corse sont presque tous ceux que nous<br />

avons exposés ou que nous exposerons dans ce recueil d’étu<strong>des</strong>, car<br />

dans le cas d’espèce c’est là que se situent en grande partie la cause<br />

<strong>et</strong> l’origine de l’ensemble de ces difficultés. À défaut de considérer<br />

dans le présent chapitre l’esprit partisan en lui-même, nous en résumerons<br />

les tristes eff<strong>et</strong>s sur deux points principaux.<br />

Premièrement, chez l’homme l’esprit partisan altère <strong>et</strong><br />

trouble les idées du droit <strong>et</strong> de la justice ; <strong>et</strong> en second lieu, en<br />

perpétuant <strong>et</strong> en faisant place aux haines privées, il tend irrémédiablement<br />

à se répandre jusqu’à en affaiblir l’État <strong>et</strong> à en<br />

menacer l’existence même. Sur le premier point il est indubitable<br />

que devenu, comme cela se produit toujours, passion dominante,<br />

17


<strong>Coutumes</strong> <strong>et</strong> mœurs <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

l’attachement partisan habitue l’esprit de l’homme à voir de travers<br />

<strong>et</strong> à regarder n’importe quel principe ou système politique <strong>et</strong> moral<br />

dans le sens le plus favorable à l’opinion <strong>et</strong> à l’intérêt de sa clique,<br />

à appeler bien le mal, vérité le mensonge <strong>et</strong> vice versa. À ce propos<br />

on ajoutera, en guise d’exemple, que dans une inimitié les chefs de<br />

partis ne peuvent avoir tous les deux raison. Dans ce cas celui qui a<br />

tort, voire celui qui pour défendre son droit a recours à de sombres<br />

expédients, doit faire valoir auprès de ses séi<strong>des</strong> le tort pour la raison<br />

<strong>et</strong> les mauvaises actions pour de bonnes, <strong>et</strong> il doit non seulement<br />

imprimer ces idées tordues dans l’esprit de ses partisans mais aussi<br />

par leur entremise les accréditer dans l’opinion du public <strong>et</strong> doit se<br />

faire, c’est l’expression que j’emploierai, l’apôtre du mal. On s’apercevra<br />

ensuite comment les différentes factions, agissant chacune pour<br />

son propre intérêt, ne se reconnaissent pas de droit commun ni de<br />

lois générales <strong>et</strong> positives. Au lieu de cela, elles contestent parfois<br />

les lois ou les surmontent <strong>et</strong> l’on verra comment l’esprit de parti<br />

trouble bien souvent <strong>et</strong> confond les idées du droit <strong>et</strong> de la justice.<br />

En outre comme elles m<strong>et</strong>tent les citoyens en état de guerre les uns<br />

contre les autres, <strong>et</strong> qu’il n’y a dans les guerres proprement dites<br />

<strong>et</strong> encore moins dans les guerres civiles aucun syndicat suprême<br />

<strong>et</strong> tout moyen paraissant bon pourvu qu’il atteigne son but, c’est<br />

ainsi qu’en donnant à une inimitié privée le caractère d’une guerre<br />

formelle, les haines partisanes font paraître légitimes la violence<br />

injuste, le mensonge <strong>et</strong> la tromperie pourvu qu’ils nuisent à l’ennemi.<br />

Il peut même arriver parfois que l’homme de parti comm<strong>et</strong>te contre<br />

son ennemi <strong>des</strong> actes de provocation <strong>et</strong> d’injustice d’autant plus<br />

éhontés que ceux-ci dénotent chez lui une grande hardiesse <strong>et</strong> une<br />

confiance totale dans les forces de son camp. À cela vient s’ajouter<br />

l’abnégation de sa volonté propre <strong>et</strong> de son intérêt individuel, un<br />

sentiment qui se trouve chez tout partisan, <strong>et</strong> c<strong>et</strong>te absence personnelle<br />

d’égoïsme semble parfois autoriser les actes les plus graves ou<br />

les faire paraître excusables. Il en résulte qu’il arrivera au partisan,<br />

18


Les factions<br />

dans l’intérêt de ses partenaires ou celui de son chef, d’accomplir<br />

sans remords – pour ne pas dire avec plaisir-, les actes criminels que<br />

d’autres personnes n’accompliraient pas pour elles-mêmes, <strong>et</strong> nous<br />

voyons chez de nombreux membres <strong>et</strong> chefs de partis deux attitu<strong>des</strong><br />

pour ainsi dire opposées : ces gens sont honnêtes, loyaux, généreux<br />

avec leurs amis <strong>et</strong> les personnes étrangères à leurs clans, mais sans<br />

foi, pitié ni conscience envers leurs ennemis. Ces comportements<br />

contraires dans une seule <strong>et</strong> même personne se r<strong>et</strong>rouvent même<br />

chez <strong>des</strong> hommes de certaines sectes religieuses ou politiques.<br />

Comme nous l’avons observé, c<strong>et</strong>te dépravation morale se<br />

transm<strong>et</strong> presque obligatoirement du chef de parti à ses affidés, puis<br />

de ces derniers à d’autres. Ainsi, la force matérielle <strong>et</strong> le pouvoir<br />

<strong>des</strong> richesses <strong>et</strong> du crédit se réunissant dans les factions de famille<br />

en vue d’un but unique <strong>et</strong> d’un intérêt particulier, il en résulte que<br />

deux ordres de choses extrêmes, le haut <strong>et</strong> le bas, qui sont comme<br />

les deux piliers sur lesquels repose l’État, se corrompent p<strong>et</strong>it à<br />

p<strong>et</strong>it <strong>et</strong> se pervertissent à leur tour. Voilà pourquoi afin de se rendre<br />

puissants <strong>et</strong> craints en enrôlant dans leur entourage les individus<br />

les plus vulgaires, provocateurs <strong>et</strong> dominateurs les seigneurs, <strong>et</strong><br />

les hommes du peuple qui en dépendent deviennent séditieux,<br />

scélérats <strong>et</strong> capables, comme on a l’habitude de dire, de composer<br />

un bouqu<strong>et</strong> fait de mauvaises herbes.<br />

Par rapport aux grands qui deviennent chefs de partis, plus<br />

d’un ambitionne vraiment la majorité ou s’en prévaut pour protéger<br />

les innocents <strong>et</strong> les faibles de la domination <strong>des</strong> puissants. Mais<br />

dans un état bien ordonné ceux qui ont le plus grand besoin d’une<br />

protection permanente, ne sont plus les bons, mais les mauvais<br />

citoyens, ennemis de l’autorité publique <strong>et</strong> <strong>des</strong> lois. Or de ce<br />

point de vue, l’homme ne peut d’ordinaire obtenir c<strong>et</strong>te première<br />

place sans devenir le chef, ou je le dirai ainsi : le champion qui les<br />

fascine. Il s’ensuit dans ce cas que chef de parti ou, comme on dit<br />

homme influent <strong>et</strong> chef de gredins sont une seule <strong>et</strong> même chose.<br />

19


<strong>Coutumes</strong> <strong>et</strong> mœurs <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

En outre un chef de parti tend toujours à prendre l’avantage<br />

sur un parti opposé. Aussi est-il presque nécessairement conduit<br />

à augmenter sa propre domination <strong>et</strong> d’en abuser à l’encontre de<br />

l’adversaire, c’est-à-dire de l’humilier <strong>et</strong> de le rabaisser : au point<br />

que, pour résister <strong>et</strong> se rétablir, les vaincus ont recours aux méfaits<br />

grâce auxquels ils acquièrent leur supériorité <strong>et</strong> obligent ensuite leurs<br />

opposants à pratiquer le même comportement, c’est-à-dire à mal<br />

se conduire soit pour se défendre soit pour r<strong>et</strong>rouver la supériorité<br />

perdue, ou pour la force de l’exemple, à défaut d’autre chose. À ce<br />

motif qui exige <strong>des</strong> deux factions qu’elles rivalisent dans l’exercice<br />

du mal s’en ajoute un autre car lorsqu’un homme riche obtient la<br />

primauté dans une communauté ou une pieve, il en devient d’ordinaire<br />

le tyran. C<strong>et</strong>te tyrannie tient toute la population soumise ou y<br />

déclenche une résistance <strong>et</strong>, dans ce cas, émerge un homme indépendant,<br />

qui bénéficie du crédit <strong>des</strong> autres <strong>et</strong> se fait une gloire de<br />

résister. S’instaurant alors chef d’un parti d’opposition ou, comme<br />

on le dit toujours depuis l’origine, du bon parti, il se donne alors le<br />

nom <strong>et</strong> la réputation, dangereuse pour lui <strong>et</strong> d’autres, de libérateur<br />

<strong>et</strong> d’émule de Brutus. Parfois c’est la vertu même d’un homme qui<br />

attirant sur lui l’estime <strong>et</strong> l’affection <strong>des</strong> habitants peut le faire devenir<br />

malgré lui chef de parti ; <strong>et</strong>, s’il accepte d’endosser ce patronage il se<br />

m<strong>et</strong> dans une dangereuse alternative : ou voulant conserver sa vertu<br />

il subit alors l’oppression du parti adverse le plus horrible <strong>et</strong> de ce<br />

fait plus fort que lui, ou il veut le combattre à armes égales devenant<br />

alors aussi abominable que lui <strong>et</strong> lui succède parfois comme tyran<br />

du village. Je pourrais apporter ici bien <strong>des</strong> exemples d’hommes au<br />

statut, à la vertu <strong>et</strong> à la position recommandables, principalement<br />

<strong>des</strong> magistrats, d’anciens militaires <strong>et</strong> médecins s’étant trouvés<br />

pour c<strong>et</strong>te raison diffamés <strong>et</strong> malheureux en même temps que leurs<br />

familles. L’un d’entre eux, médecin d’une fine compétence <strong>et</strong> d’une<br />

conscience intègre, devenu maire de sa commune à l’époque de la<br />

haute police, opposa un zèle peut-être intempestif <strong>et</strong> certainement<br />

20


Les factions<br />

inutile aux manœuvres de concussion publique <strong>et</strong> d’intimidation<br />

<strong>des</strong> magistrats <strong>et</strong> administrateurs de sa pieve. Devenu de ce fait la<br />

cible de la jalousie <strong>et</strong> du ressentiment <strong>des</strong> mauvaises gens, il les<br />

trouva tous ligués contre lui. Ainsi transformé lui-même en chef de<br />

faction, après de nombreuses vend<strong>et</strong>te <strong>et</strong> d’abus <strong>des</strong> deux côtés, il<br />

fut contraint d’abandonner son village <strong>et</strong> sa patrie <strong>et</strong> vit les familles<br />

de ses partisans <strong>et</strong> de ses ennemis attaquées de la même manière<br />

<strong>et</strong> détruites.<br />

Et ici se présente à propos un fait qui m’a été rapporté par un<br />

voyageur français qui comprenait assez bien la langue italienne. C<strong>et</strong><br />

homme s’était trouvé là au moment où un prélat perché sur un autel<br />

dressé sur la place de Valle è Mezzana célébrait avec une messe<br />

pontificale la paix qu’il avait pu conclure entre deux partis de P…<br />

<strong>et</strong> <strong>des</strong> C… À c<strong>et</strong>te cérémonie s’étaient rendues <strong>et</strong> rassemblées les<br />

populations <strong>des</strong> deux paroisses voisines. Après que fut chanté le<br />

Te Deum <strong>et</strong> que dans une brève allocution le célébrant eut exhorté<br />

le peuple à persévérer dans la paix, apparut sur la prédelle de l’autel<br />

en habits de fête un séculier d’allure <strong>et</strong> de contenance nobles, mais<br />

à la mine si mal soignée que le français ne put tout d’abord s’empêcher<br />

de rire. L’homme n’avait qu’un œil, sa bouche était tordue,<br />

<strong>et</strong> sa difformité était accentuée par une balafre sur une joue <strong>et</strong> un<br />

pansement sur l’autre, mais notre voyageur vit que bien <strong>des</strong> gens<br />

dans l’assistance ver saient <strong>des</strong> torrents de larmes en r<strong>et</strong>rouvant<br />

dans ces blessures les marques d’un atroce attentat. « Mes chers<br />

compatriotes, dit le notable en bégayant, mais en bon italien, j’étais<br />

bien connu de vous tous, mais maintenant, défiguré tel que vous<br />

me voyez, <strong>et</strong> mutilé jusque dans ma langue je ne puis vous dire que<br />

mon nom : je suis le Docteur Stefano P…, venu par ma présence<br />

assurer mes ennemis <strong>et</strong> ceux qui m’ont offensé de mon pardon <strong>et</strong><br />

de celui de tous mes parents <strong>et</strong> amis. » Tout en prononçant ces<br />

mots il tendit à son principal ennemi une main amputée de deux<br />

doigts <strong>et</strong>, après qu’ils eurent juré tous deux la paix de leurs mains<br />

21


<strong>Coutumes</strong> <strong>et</strong> mœurs <strong>des</strong> <strong>Corses</strong><br />

droites réunies sur le missel, l’autre reprit la parole. Lui se déclara<br />

innocent de toutes les fautes dont on l’avait chargé <strong>et</strong> confessa<br />

comme seule faute de sa part d’avoir malgré lui donné à un parti<br />

son nom <strong>et</strong> une occasion d’exister. Son expérience de l’art médical<br />

<strong>et</strong> son naturel spontané lui avaient attiré l’affection de nombre de<br />

ses concitoyens faisant ainsi augmenter dans un parti l’énergie <strong>et</strong><br />

le pouvoir <strong>et</strong> dans l’autre la rancœur <strong>et</strong> l’envie.<br />

On peut tirer de ce bref récit l’utilité d’un autre enseignement.<br />

Lorsqu’un homme devient chef de parti ; quand il a<br />

manifesté ou laissé deviner en lui l’ambition de dominer dans<br />

sa commune <strong>et</strong> d’en représenter, pour ainsi dire, le factotum,<br />

tout ce qui arrive, en bien comme en mal, lui est attribué. Selon<br />

l’opinion fausse <strong>et</strong> abusive de ses concitoyens, ceux-ci l’en croient<br />

morale ment <strong>et</strong> effectivement responsable, ou bien, comme le bouc<br />

expiatoire, c<strong>et</strong> homme doit supporter les péchés <strong>et</strong> les plaintes de<br />

tous. Comme par exemple, si une personne appartenant au parti<br />

d’opposition gagne un procès, sans que lui-même, par honnêt<strong>et</strong>é<br />

ou réserve n’ait fait aucune démarche ou sollicitation auprès <strong>des</strong><br />

magistrats, le parti vainqueur lui montre de la haine en même<br />

temps que du mépris, croyant ou feignant de croire que sa propre<br />

puissance <strong>et</strong> ses propres sollicitations ont prévalu sur celle de<br />

l’adversaire. En attendant, le plaignant condamné, tout en sachant<br />

que son protecteur n’a pas fait de démarche, ni manifesté d’opposition<br />

aux démarches d’autrui, nourrit du ressentiment contre<br />

lui. Aussi dans ce cas l’homme de parti qui respecte la justice<br />

ne se range ni du côté du gagnant ni de celui du perdant, chose<br />

qui dénote encore un autre eff<strong>et</strong> déplorable de ce vice moral,<br />

c’est-à-dire la défiance <strong>des</strong> partis face à la droiture du citoyen <strong>et</strong><br />

l’impartialité du magistrat 1 .<br />

1. C<strong>et</strong>te défiance universelle à l’encontre de la justice est toujours un indice d’immoralité<br />

publique. Elle renvoie aussi dans le peuple à la progression, à la diffusion <strong>des</strong><br />

eff<strong>et</strong>s partisans, dont il est question plus loin.<br />

22


Les factions<br />

Un chef de parti s’expose à un autre risque pour ce qui<br />

relève de la morale. Qu’il ait ou non un rôle d’autorité publique,<br />

qu’il soit ou non en contact avec <strong>des</strong> hommes d’autorité, il doit<br />

souvent intriguer <strong>et</strong> s’employer de toutes ses forces à ce que soient<br />

accordées à ses partisans <strong>des</strong> fonctions publiques, <strong>et</strong> parfois à ceux<br />

d’entre eux qui ont le moins de qualités <strong>et</strong> de services requis, ou<br />

le moins de mérite. D’ordinaire ces individus-là sont en eff<strong>et</strong> les<br />

demandeurs les plus ambitieux <strong>et</strong> plus insistants. Leur incompétence<br />

<strong>et</strong> leur méchanc<strong>et</strong>é les prédisposent d’autant plus à s’activer<br />

dans c<strong>et</strong>te nouvelle tâche pour satisfaire leur patron à qui ils vouent<br />

une reconnaissance sans limite car ils lui sont redevables de tout,<br />

sans rien devoir à un mérite qu’ils n’ont pas. Et ce patron peut les<br />

dire ses protégés au sens propre ; ou, comme ils disent en France,<br />

ses créatures. C’est pour la même raison que nous voyons lors<br />

<strong>des</strong> révolutions politiques les fonctions publiques accordées par<br />

les chefs populaires à <strong>des</strong> hommes de basse condition dont les<br />

uns sont incompétents <strong>et</strong> les autres pervers. L’inaptitude rend les<br />

premiers aveuglément dévoués à la volonté <strong>des</strong> chefs qui les ont<br />

promus. Quant aux vices <strong>des</strong> seconds, ils les relient à la racaille<br />

du peuple à qui ils inspirent de l’affection. Ils sont aussi un bon<br />

prétexte pour le chef de secte qui les manipule comme il veut ;<br />

alors que les chefs de bande ont au contraire l’habitude de dire, à<br />

propos <strong>des</strong> gens honnêtes, qu’on ne sait par quel bout les prendre !<br />

Quant à ceux qui accueillent dans leur parti <strong>des</strong> gens abjects <strong>et</strong><br />

égarés, il faut remarquer qu’en promouvant de telles personnes<br />

à <strong>des</strong> fonctions publiques, ils s’exonèrent eux-mêmes de toute<br />

imputation judiciaire ou de tout danger en cas de prévarications<br />

commises en faveur du parti. Et quand ils n’ont pas expressément<br />

conseillé la prévarication, ils se croient vraiment exempts de toute<br />

imputabilité morale.<br />

Pour voir comment la dépravation morale passe aussi <strong>des</strong><br />

hommes de parti à leur chef qu’il suffise d’observer, comme nous<br />

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