You also want an ePaper? Increase the reach of your titles
YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.
,
LE TOUR DU MONDE. 43
virons de Pékin, qui avaient été arrêtés tout récemment,
et dont l'exécuiion remontait seulement à la veille de
notre promenade. On avait fabriqué des cages neuves
pour l'e.xposition de ces tètes humaines qui, n'ayant
subi aucune atteinte de décomposition, n'e.vbalaient encore
aucune odeur fétide.
« Quelques jours auparavant, à ce qu'on m'a raconti'
depuis, un des jeunes gens de la Légation avait passé par
ce carrefour, et avait été obligé de fuir devant l'odeur
empestée qui s'échappait des débris humains en putréfaction!
Les cages pourries s'étaient disloquées et disjointes.
Quelques têtes pendaient accrochées aux barreaux
par leur longues queues , d'autres étaient tombées
à terre au pied des mâts.
,
<r Tel est l'usage impitoyable de la loi chinoise, indigne
d'un peuple aussi avancé en civilisation. Mais ces
barbares coutumes remontent aux temps les plus éloignés:
elles sont passées dans les mœurs, et les Chinois
vaquent tran([uillement à leurs affaires
au moment des
exécutions. Tandis que nous fuyions ce sinistre spectacle,
la foule affairée des acheteurs et des revendeurs criait,
se disputait, marchandait, sans même daigner jeter un
coup d'œil à ces têtes de mort suspendues au-dessus
des leurs.
« Je respirai enfin quand nous eûmes mis quelques
centaines de pas entre nous et le carrefour des exécutions.
« J'avais hâte, toutefois, de rentrer à la Légation, et
nous tournâmes à gauche pour éviter de faire un grand
détour, en allant rejoindre la Grande Avenue du milieu
de la Ville Chinoise par le carrefour qu'elle forme avec
celle de Cha-Coua, dans laquelle nous nous trouvions.
« Cette rue, dont j'ai oublié le nom, va aboutir à la
Grande Avenue, près de la porte de Tien-Men, mais elle
est tellement étroite, tellement encombrée de gens et
d'animaux, et elle fait tant de détours, que nous mîmes
beaucoup plus longtemps à la parcourir, que si nous
avions suivi tout droit par les avenues.
o: A moins d'avoir du temps à perdre et de vouloir
faire un voyage de découverte, ce qu'il y a de mieux à
Pékin , c'est de ne pas quitter les larges chaussées qui
sillonnent la ville aux quatre points cardinaux. Dans le
cas contraire, on sait quand on part, m,ais on ne peut
jamais prévoir cjuand on arrivera.
« La rue que nous venions de prendre, et rpie j'appellerai
la rue des Birabeloliers ou des Libraires, à cause
du genre de commerce auquel se livrent ses habitants,
est une de celles où la circulation est le plus difficile : à
chaque pas, nous rencontrions des processions, des mariages,
des enterrements, une foule pressée de badauds
entourant des faiseurs de tours, des sorciers, des médecins
ou des revendeurs au rabais.
« Les maisons, à un seul étage, sont toutes formées d'un
magasin avec une arrière-pièce servant de logement; on y
voit des livres empilés dans des rayons ou à terre, des
estampes pendues au plafond, des peintures et des cartes
de géographie en rouleaux , des caricatures et des affiches
collées au châssis de la devanture; dans ces boutiques
de libraires, on vend et on loue des journaux,
entre autres la Gazelle de Pékin; dans cpielques-unes
on remarque à la place d'honneur de vieux livres coloriés
ou des peintures sur feuilles d'arbres; ces peintures
qui sont toujours d'un prix très-élevé, s'obtiennent,
en faisant macérer les feuilles pour en enlever la partie
compacte, après quoi on les couvre d'un enduit en poussière
de talc, et, quand le tout est bien séché et bien
homogène, on y trace des dessins colorés d'une manière
très-vive et très-agréable à l'œil.
i Les boutiques de bimbelotiers et de merciers exposent
des verroteries, des petits bijoux, des boutons,
des épingles, des bracelets en jade, delà mercerie et
tous les objets à bon marché rpii servent aux gens du
peuple.
« Mais C[uelle est cette bruyante musique qui se fait
entendre? Ce charivari de flûtes, de trompes, de tamtams
et d'instruments à cordes a lieu pour célébrer les
funérailles d'un des plus riches marchands du quartier!
ï Voici sa porte devant laquelle l'administration des
pompes funèbres (il y en a une à Pékin) a établi un arc
de triomphe avec une carcasse de bois, recouverte de
vieilles nattes et de pièces d'étoffes. La famille a installé
les musiciens à la porte pour annoncer sa douleur, en
écorcbant les oreilles des passants.
« Nous pressons le ))as pour ne pas nous trouver arrêtés
au milieu de l'interminable cortège d'un enterrement
: le plus beau jour de la vie d'un Chinois, c'est le
jour de sa mort ; il économise, il se prive de toutes les
aisances de la vie, il travaille sans repos ni trêve pour
avoir un bel enterrement.
« Nous ne sortirons pas de celle maudite rue ! Voici
un grand rassemblement qui nous barre le passage: on
vient de placarder des affiches à la porte du chef de la
police du quartier; on les lit à haute voix, on les déclame
sur un ton ampoulé, pendant que mille commentaires,
plus satiriques, plus impitoyables que le texte, se
produisent au milieu des éclats de rire.
1 Qu'a fait ce malheureux pour provoquer la vindicte
populaire '?
« Cette liberté de la moquerie, de la pasquinade, de
la caricature, appliquée aux mandarins et aux dépositaires
de l'autorité est un des côtés les plus originaux
des mœurs chinoises; dans ce pays où un magistrat quelconque
dispose si facilement de la vie de ses administrés,
sous un prétexte de haute trahison ou de lèse-majesté,
il lui est impossible de se soustraire à la satire populaire,
qui le poursuit jusque dans sa maison, dans ses
habitudes , dans son costume , dans ses mœurs.
a En Chine, on est libre d'imprimer et d'écrire ce que
l'on veut; beaucoup de gens ont chez eux des presses
mobiles, dont ils ne se font pas faute défaire usage,
quand ils en veulent à quelque fonctionnaire. Les rues
sont littéralement tapissées d'affiches, de réclames, de
sentences philosophiques. Un poète a-t-il rêvé la nuit
quelque strophe fantastique, vite il l'imprime, en gros
caractères, sur du )}apier bleu ou rouge, et il l'expose
.'i sa porte, c'est un moyen ingénieux de se passer d'é-