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LE TOUR DU MONDE. 383
Le roi finit par consentir; sur quoi Ginès Ferez, qui
raconte cette dramatique histoire, s'écrie : « Grenade
infortunée, quels malheurs t'attendent; tu ne pouiras
te
relever de ta chute, ni recouvrer ta grandeur et ta richesse
! i>
Le roi ne put dormir de toute la nuit : « Malheureux
Abdilli, roi de Grenade, s'écria-t-il, tu es sur le point
de te perdre, toi et ton royaume. »
Le jour arrivé, il se rendit dans une salle de l'Alhambra
où l'attendaient beaucoup de seigneurs zégris,
gomélès et maças; tous se levèrent de leurs sièges, et
saluèrent le roi, en lui souhaitant une heureuse journée.
A ce moment, entra un écuyer qui apprit au roi que
Muça et d'autres seigneurs abencerrages étaient arrivés
pendant la nuit de la Vega, où ils avaient combattu les
chrétiens avec succès, et qu'ils rapportaient deux drapeaux
espagnols, et plus de trente tètes.
Le roi parut se réjouir de cette nouvelle ; mais d'autres
pensées le préoccupaient, et ayant appelé à part un
des Zégris, il lui ordonna de faire venir dans la Cour des
Lions trente des siens bien armés, et un bourreau avec
tout ce qu'il fallait pour ce qui avait été convenu.
Le Zégri sortit et exécuta ponctuellement les ordres
du roi, qui se rendit à la Cour des Lions, où il trouva
trente cavaliers zégris et gomélès bien armés, et avec eux
le bourreau. Aussitôt il ordonna à son page d'appeler
Abencarrax, son alguazil mayor, qui devait être la première
victime ;
au moment où il entra dans la Cour des
Lions, les conjurés se saisirent de lui sans qu'il pût
faire aucune résistance, et lui tranchèrent la tête audessus
d'un grand bassin de marbre. Ensuite fut appelé
Halbinhamad, celui qui était accusé d'adultère avec la
reine, et il partagea le même sort. Trente-quatre seigneurs
abencerrages, la fleur de la noblesse de Grenade,
furent ainsi égorgés un à un, sans qu'on entendit le
moindre bruit. Les Abencerrages avaient toujours traité
les chrétiens avec humanité, et on assure que plusieurs
d'entre eux déclarèrent au moment suprême qu'ils mouraient
chrétiens.
Les autres seigneurs durent la vie à la présence d'esprit
d'un petit page, qui entra, sans qu'on fit attention à
lui, au moment même où son maître était égorgé; frappé
d'épouvante envoyant tant de cadavres, il put cependant
s'échapper par une porte secrète au moment où on
faisait
entrer un autre Abencerrage. A peine sorti de l'enceinte
de l'Alhambra, il aperçut, près de la fontaine, le
seigneur Malique Alabez avec Abenamar et Sarrazino,
qui se rendaient au palais, où le roi les avait appelés
comme les autres :
K Ah 1 seigneurs, leur dit le page en pleurant, par
Allah ! n'allez pas plus loin, si vous ne voulez mourir
assassinés !
— Que veux -tu dire ? répondit Alabez.
— Sachez, seigneur, que dans la Cour des Lions on a
massacré un grand nombre d'Abencerrages, parmi lesquels
mon malheureux maître, que j'ai vu décapiter;
Dieu a permis qu'on ne fit pas attention à moi, et j'ai pu
m'échapper furtivement. Par Mahomet, seigneurs, soyez
en garde contre la trahison! »
Les trois cavaliers mores restèrent pétrifiés, se regardant
et ne sachant s'ils devaient croire le page. Enfin
ils redescendirent, se consultant sur ce qu'ils devaient
faire. Au moment où ils allaient entrer dans la rue de
los Gomélès, ils rencontrèrent le capitaine Muça accompagné
d'une vingtaine de cavaliers abencerrages : c'étaient
ceux qui avaient été combattre les chrétiens dans
la Yega, et ils venaient trouver le roi pour lui rendre
compte du combat.
1 Seigneurs, leur dit Alabez aussitôt qu'il les aperçut,
un grand complot a été tramé contre nous; » et il
leur raconia ce qui se passait.
Ils se rendirent tous à la place d; Bibarrambla, et
Muça, qui était capitaine général des hommes de guerre,
fit
sonner les ahafdes (trompettes moresques) pour appeler
ses partisans à la vengeance. Bientôt l'Alhambra
fut assailli ; les portes massives, qui résis'aient aux coups,
furent brûlées, et les Abencerrages entrèrent dans le
palais comme des lions furieux, et se précipitèrent sur
les traîtres : plus de cinq cents Zégris, Gomélès et Maças
périrent sous leurs poignards ;
pas un seul ne fut
épargné.
Un romance oli complainte populaire, qu'on chanta
longtemps à Grenade, rappelle le souvenir d i massacre
des Abencerrages :
D^ns les tours de l'Alhambra
S'élevait une grande rumeur,
Et dans la ville de Grenade
Grande était la désolation ,
Parce que, sans raison, le roi
Ordonna d'égorger un jour
Trente-six Abencerrages
Nobles et de grande valeur.
Que les Zégris et les Gomélès
Accusaient de trahison.
Nous allons quitter ce merveilleux Patio de los Leones,
si riche en poétiques légendes
;
quelques-unes des plus
belles salles de l'Alhambra s'ouvrent sous ses portiques,
notamment la^a/a deJusticia, celle de las dos Hermanas
(des deux sœurs), et celle des Abencerrages; c'est dans
cette dernière que nous allons pénétrer, et nous y retrouverons
encore le souvenir du dramatique événement que
nous venons de raconter.
(La suite à la prochaim' livraison.)
Ch. Davillier.