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LE TOUR DU MONDE. 335
de les éviter; mais telle était l'élasticité du terrain sur
tout notre parcours, que la calèche bondissait comme si
elle eût roulé sur du caoutchouc, s'enfonçant quelquefois
assez pour qu'il fallût les efforts de six cavaliers pour
nous tirer du bourbier.
« Des vapeurs blanches , sorties du sein de la terre,
donnaient un aspect fantastique à nos postillons : on eût
dit des ombres noires, d'uno taille fjigantesque, montées
sur des chevaux transparents et microscopiques. Nous
nous amusions de ce mirage grotesque, Mme de Baluseck
et moi, quand notre attention fut attirée par un
phénomène plus bizarre encore : le soleil , en se levant
et en chassant devant lui les brouillards vaporeux du
matin, nous fit apercevoir le capitaine Bouvier caché jusque-là
dans la brume et qui galopait à une centaine de
pas en avant de la voiture ; il était devenu triple, c'est-àdire
que de chaque côté de lui un autre lui-même
avait pris place , imitant fidèlement ses mouvements
et ses gestes ; suivant que notre voiture s'éloignait
ou se rapprochait de lui, ces sosies mystérieux et insaisissables,
quoicjTie parfaitement distincts, changeaient
aussi de place , tantôt précédant ou suivant le cavalier,
tantôt rejjrenant leur première position à droite
et à gauche de lui. Je dois chre ,
pour être vraie, que ce
mirage disparaissait aussitôt que nous levions nos voiles
i[ui, cependant, n'étaient pas bien épais. Je ne me rappelle
pas avoir jamais vu pareil phénomène, et je laisse
à plus savant que moi le soin de décider quelle loi d'optique,
quelle décomposition de la lumière le produisait à
nos yeux étonnés.
<t Nous venons de rencontrer, en arrivant à Nara,
toute une tribu, émigrant et emportant avec elle, vers de
jilus gras pâturages, tout ce qu'elle possédait. Les hommes
et les femmes à cheval poussent devant eux leurs
troupeaux; les plus petits enfants, suspendus dans des
paniers aux flancs des chameaux, sont arrangés symétriquement
d'après leur poids et leur âge; au-dessus d'eux
sont entassés les tapis et les couvertures en feutre, avec
les bois formant la carcasse des tentes ;
des grils en fer,
des armes, des marmites de cuivre pour faire bouillir le
thé; enfin, des sacs de farine d'orge. Je remarque, sur
un vigoureux chameau qui passe plus près de nous, deux
gros bébés tout nus au milieu du fouillis pitytoresque des
ustensiles de ménage ;
de l'autre côté, et comme équivalent,
se trouvent une fillette de six ans et un pot de fer.
Les pauvres petits voyageurs jouent et rient comme s'ils
étaient à leur aise parmi ce cliquetis efiroyable de ferrailles
qui menacent leurs tètes à chaque cahot. Les
Mongols, comme tous les peuples pasteurs, ont plus
d'égards et de soins pour leurs animaux que pour leurs
enfants. Ce sont les gens les plus simples, les plus
pauvres et les plus sales que j'aie encore rencontrés; la
seulo chose qui leur fasse honneur, c'est l'état de prospérité
de leurs bœufs, de leurs chevaux, de leurs moutons,
de leurs chèvres, encore faut-il en tenir compte à
la nature qui a produit spontanément ces magnifiques
pâturages, et j'en conclus que la Mongolie est un pays
qui convient à tous les animaiu, excepté à riiomme.
a Je ne sais vraiment pas comment j'ai le courage c'e
plaisanter. Le climat affreux de cet affreux pays détruit
chaque jour ma santé que j'avais restaurée à Pékin; il
n'y a qu'à force d'énergie que je supporte la fatigue de
chaque jour; si je me laisse aller au découragement,
comment pourrai-je gagner la frontière de Sibérie, distante
encore de deux cents lieues? Ce doit être bien
triste d'être gravement malade dans ces déserts, loin de
ses habitudes, de son pays, sans savoir ce qui vous attend
et ce que Dieu voudra bien décider de vous! »
C'est à iXara'^ qu'on peut vraiment placer la limite du
grand désert de Gobi. Les prairies redeviennent aussi
belles que dans la terre des Herbes, mais le sol est
moins pierreux et plus accidenté. Des coteaux plantes de
saules rabougris et de genévriers succèdent aux vallons
herbeux. De nombreux troupeaux, des hordes de cerfs,
d'antilopes animent ce paysage plantureux. En repartant
d'Enderlab, au moment de la ]ilus grande chaleur, le
passage des voitures effaroucha une bande d'hémiones
qui étaient couchées dans les roseaux d'un pelit étang,
et partirent au galop, non sans retourner la tète et en
poussant des cris élranges d'une sonorité retentissante,
auxquels répondirent à l'unisson les hennissements des
chevaux; ces animaux élégants ne sont pas rares dans
ces régions, à ce qu'assura Gomboë. Il y en a deux espèces
: l'une grise avec une raie noire, qui estl'hémionc
des savants; l'autre, plus petite, à longs poils, d'une
couleur plus brune, qui parait être voisine du dziggetai
du Turkestanetdu Thibet. Gomboë prétendait aussi que
ce désert était habité par des chameaux sauvages, el
qu'il en avait vu de ses propres yeux. Faul-il en conclure
que cet animal, dont l'origine se perd dans la nuit des
temps, existe encore à l'état de nature dans les plaines
du plateau central de l'Asie, ou plutôt que quelques
chameaux domestiques se sont échappés et y vivent en
liberté comme les chevaux sauvages des pam-pas de
l'Amérique du Sud?
Cependant, à mesure ([u'on avance, les vallons à leur
tour deviennent des vallées et les coteaux se changent en
collines élevées. Avant de descendre à Djirgalanlou
il faut traverser une véritable chaîne de montagnes,
ramification des monts Koukou - Daba qui s'élendenl
en demi- cercle de l'est à l'ouest à travers le pays des
Kbalkhas.
Au versant , coule dans un profond ravin une rivière
torrentielle large de plus de cent mètres et grossie parla
fonte des neiges : l'eau écume et se précipite en tourbillonnant
au milieu des rochers qui encombrent son
cours. L'assurance des postillons mongols, qu'un semblable
obstacle ne semble embarrasser que médiocrement,
ne rassure qu'à demi les voyageurs ; il faut passer
pourtant. Il n'y a pas de chances que l'eau baisse à
cette époque; elle croit même de minute en minute. On
1. Mme (le Bouiboiilon ayant cessé depuis Nara jusiiu'à son arrivée
en Sibérie de prendre des notes à
cause du mauvais élut de
sa santé, nous regrettons de remplacer par un simple récit les épisodes
intéressants que nous avons empruntés à son carnet d<; route
et qui ont lait voyager le lecteur avec elle dans le désert do Gobi.