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<• Au
330 LE TOUR DU MONDE.
« En arrivant à Djil-IIoiin[/ol il y avait foule pour
prendre les relais; en un clin d'œil nous avons d'angé
de chevaux et nous sommes repartis au galop. Chaque
voiture avait quatre postillons. Quels admirables cavaliers
! solidement assis sur leur petite selle, les pieds
d'aplomb dans leurs larges et massifs étriers, ils semblent
ne faire qu"iin avec leur fongueuse monture; souvent
ils trottent debout, et le corps à demi penché, regardant
à riiorizon comme s'ils voulaient percer les
brumes mystérieuses de la steppe; d'autres fois ils se
penchent jusqu'à terre et par un miracle d'équilibre ils
rattrapent le licol de leurs chevaux qui mal attaché
traîne sans cesse dans leurs jambes de devant. C'est îi
qui luttera de force, d'adresse et d'agilité, et ce tournoi
de nos postillons en distrayant nos yeux nous fait trouver
la route moins longue. En revanche, s'ils sont excellents
cavaliers, les Mongols sont bien disgracieux
quand il leur faut marcher, exercice qu'ils prennent le
moins souvent possible; leur démarche est pesante et
lourde, leursjambes sont arquées, leurbuste est penché
en avant, leur regard ordinairement vif et brillant devient
terne et hébété. Ces nouveaux centaures ne peuvent
se passer de leurs chevaux.
« Il nous a semblé ce matin reconnaître parmi nos
postillons une femme à ses longues tresses brunes qui
se sont déroulées .sur ses épaules par suite des ruades
mullipliées. de sa monture. Go^fioe, l'interprète mongol
de Mme de Haluseck nous a assuré qu'il y en avait souvent
qui faisaient ce pénible et périlleux service pour
remplacer leurs jières ou leurs maris absents. Ces malheureuses
créatures sont tellement semblables aux
hommes par leur costume, leur démarche et leur voix,
que nous ne nous en étions pas encore aperçus.
départ ce matin il gelait rudement ; le thermomètre
était sous zéro. Quatre heures après, à Ilévê-
Mouliot, où nous sommes passés h midi, il y avait trente
degrés de chaleur ! Ces brusques variations ont lieu chaque
jour, et mettent nos poitrines à une rude épreuve.
Pour la nuit et le matin il faut avoir des fourrures et
des couvertures de laine ; h chaque heure, à mesure que
le soleil monte h l'horizon, il fautôterun vêtement, puis
quand la nuit revient il faut les reprendre. Malgré ces
j)récautions, nous sommes tous enrhumés. La température
dépend des sautes de vent; au printemps, au mois
d'avril et même en mai , les Mongols nous ont assuré
qu'il n'est pas rare de rencontrer des voyageurs morts
de froid dans le désert pour n'avoir pas pris des précautions
suffisantes contre ces retours instantanés des
grandes gelées.
" A liùulaii, où nous passons lanuit, on a préparé par
l'ordre de notre mandarin mongol une vaste lente qui
pourra nous servir de salon commun, et où nous ferons
la veillée. C'est là que j'écris ces lignes. Jusqu'ici nous
avons échappé à un danger qui me fait frémir : nos demeures
mobiles n'ont pas encore été visitées par certains
insectes qui abondent parmi ces braves gens, peu habitués
h se laver, à se peigner, et encore moins à changer
leurs peaux de mouton (jui en recèlent des milliers !
Mme de Baluseck me donne à ce sujet des détails effrayants
pour la fin de l'été et l'automne. Heureusement
les chaleurs n'ont pas encore donné naissance à
cette hideuse vermine, la lèpre des nomades.
<t Je viens de m'assurer que mon petit lit de fer commence
à se démantibuler, et sera bientôt hors de service;
il y a déjà plusieurs jours que mon mari est réduit
à se coucher par terre; je serai bientôt forcée d'en faire
autant. Rien ne peut résister aux atroces cahots de cette
course désordonnée dans les charrettes chinoises qui ne
sont pas suspendues. Quelque soin qu'on mette aux
emballages, tout se brise, tout s'use. Nous semons la
roule des débris de notre garde-robe et de linges déchirés;
enfin Augus'e, qui prétendait que la monnaie contenue
dans les caisses se broyait par le frottement, vient
de nous prouver sa véracité en nous apportant une poignée
de limaille d'argent; une pile de piastres que
nous avons trouvée dans un coffre est rognée comme
par la lime, et si ce voyage dure encore longtemps,
tout arrivera en poussière. Je m'étonne que nos organes
puissent y résister, et que la machine hymaine
soit assez solidement construite pour ne pas être détraquée
par la violence et la continuité de semblables
secousses.
<i Uotnoutch, le l^juin. — Nous nous sommes levés
ce matin à trois heures et demie le capitaine Bouvier el
moi, résolus à parcourir à cheval l'étape entre ISoulau et
Soudji-Doulark; l'officier d'escorte nous a donné deux
bons petits chevaux et à cinq heures nous étions en
selle.
C'est le seul moyen qui me reste pour me délasser
des cahots ;
mais j'ai mal pris mon temps : la route étant
assez plane, les voitures sont parties à grande vitesse, et
il a fallu pour les suivre courir pendant trente-deux
verstes au triple galop. J'étais exténuée de fatigue et
j'ai retrouvé la calèche avec plaisir.
« Il y a un arbre un peu avant d'arriver à Soudji-
Boulack, une sorte d'aune tortueux et décharné, chétif
produit de quclqite graine apportée par le vent ou par
les oiseaux dans une brèche du grand plateau de pierre
r[ui forme le sol. Nous nous sommes arrêtés un moment
pour regarder cette merveille de la steppe.
« Le désert se civilise; son aridité devient plus grande,
on n'aperçoit plus un brin d'herbe, mais les chemins
sont meilleurs; nous avons quitté la région des pierres;
et nous roulons sur un gravier fin qui rapjjclle les allées
d'un parc bien entretenu... Je me suis trop empressée
de faire mes compliments au désert : quelques verstes
avant ToU-Boidack, toutes les voitures se sont arrêtées
devant im fossé à pic de deux mètres de profondeur sur
un mètre de large. Cette brèche, qui sert à l'écoulement
des eaux pluviales, s'élend à perte de vue et sans interruption
au levant comme au couchant. Nous sommes
tous descendus et nos Mongols se sont lancés au grand
galop pour franchir l'obstacle; à force d'efforts ils sont
parvenus à faire sauter les voitures et à leur laire remonter
le talus à pic et glissant. On en a été quitte pour
quelques chevaux boiteux, quelques cavaliers jetés à
terre, des brancards et des barres d'attelage brisés, mais,