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LE TOUR DU MONDE 283
1ères peut faire une morsure profonde. Ce serpent, qui
est certainement le plus beau de tous, est vert et velouté
et traversé dans toute sa longueur, de chaque côté du
ventre, d'une longue bande d'or. Il est long d'un mètre
environ, admirablement proportionné, et sa tête offre le
type le plus parfait de la tête du reptile. Sa forme gracieuse
et sa merveilleuse couleur eraient pâlir les plus
beaux émaux de Palissy. Je le tenais ordinairement renfermé
dans un bocal; mais quelquefois je le lâchais sous
ma galerie; il montait alors sur les tables, tantôt en
s'enroulant autour des pieds, tantôt en se dressant sur
sa colonne vertébrale, comme les serpents danseurs,
jusqu'à ce qu'il eût posé sa tête sur le rebord du meuble,
pour s'enlever ensuite d'un seul efl'ort.
Je veux raconter sa fin qui fut tragique.
J'avais élevé à la maison un jeune chat pour m'assurer
d'une singularité particulière aux chats du pays qui
ont tous la queue nouée naturellement, difformité que
j'avais d'abord attribuée à quelque torture infligée à ces
animaux pendant leur enfance. Un jour mon chat, ayant
rencontré mon serpent qui faisait sa promenade ordinaire,
se mit à le taquiner avec sa patte. Le reptile, irrité
de cette agression, s'enroule aussitôt sur le parquet
en forme de huit, pour donner à ses reins plus d'élasticité
et de force, et attaque vigoureusement le chat : dans
ses mouvements précipités, de vert qu'il était, il
devient
peu à peu zébré de gris et de noir. Ce phénomène, que
je m'expliquai plus tard, provient de ce que l'extrémité
extérieure de ses écailles est verte, celle qui touche la
peau, grise, et que l'animal, en s'étirant, laisse voir
l'écaillé tout entière; ce qui produit les singulières zébrures
en question. Voyant que la lutte devenait plus
sérieuse, le chat s'était assis sur son derrière et, écartant
ses pattes de devant, envoyait de terribles soufflets à son
rampant adversaire. La colère de celui-ci devint alors
tellement violente que ses écailles s'étant hérissées et
laissant voir sa chair à nu, il changea encore une fois
de couleur et devint rouge brique ; comme il était ainsi
dans un bien plus grand danger et que le chat l'avaii
déjà griflé plusieurs fois, je voulus le soustraire à une
mort certaine et le remettre dans son bocal : mais mes
Indiens s'y opposèrent en me disant qu'il était très-dangereux
de le toucher en ce moment. Un instant après,
le chat, d'un coujj de patte vigoureusement asséné, lui
avait coupé la tête.
La pointe c[ue j'avais faite dans les pays vierges m'avait
mis en goût, et tout ce qu'on me racontait du pays
des Préhangans me travaillait l'esprit de telle façon
que je résolus de me remettre en route. M. Abels voulut
bien m'accompagner dans cette nouvelle e.\-cursion qui
devait durer plusieurs jours. Notre itinéraire était de
nous rendre à Tjiandjioor cpje nous devions adopter
comme quartier général, et de rayonner de là dans les
contrées voisines. Mais les pluies, qui régnent constamment
dans toutes les contrées sur lesquelles le soleil
passe à pic, écourtèrent encore ce voyage. Nous entrâmes
toutefois fort avant dans le pays, et nous y vîmes
plusieurs choses intéressantes.
Nous partîmes de Boghor à deux heures du matin, à
cheval et accompagnés, comme la première fois, de
coolies qui portaient quelques provisions et nos fort
légers bagages. Nous devions avoir dépassé le Maga-
Meudong avant le lever du jour et nous avions une
forte traite à fournir. La nuit, sans lune, absolument
noire, comme je l'ai décrite, ne nous permettait pas de
voir les oreilles de nos chevaux, et, à bien plus forte
raison, de diriger leur marche. Ils suivaient je ne sais
trop comment notre guide, mais, de temps en temps, ils
tressaillaient d'une étrange façon, et avec de brusques
écarts qui me faisaient craindre de perdre les arçons.
I De rpioi donc ces animaux ont-ils peur? demandaije
à notre guide.
— Sans doute des Malais qui se reposent dans les
fossés, me répondit-il, et peut-être aus.si des serpents
qui traversent la route et s'enfuient à notre approche. »
Une heure après, nous étions dans les hautes forêts
où la nuit était encore plus obscure. Je ne voyais plus
du tout mon cheval, et quoique je sentisse tous ses mouvements,
il me semblait que je cheminais à reculons :
sensation que, dans mon enfance, je me procurais en
fermant les yeux lorsque je me trouvais en voiture.
Au petit jour, nous étions sur le point culminant du
Maga-Meudong et nous avions à trois cents mètres derrière
nous les barrières qui ferment le pays des Préhangans
et qu'on ne peut franchir sans une indispensable
permission. Les raisons de celte sévérité sont faciles à
comprendre, sinon excusables. Ce merveilleux pays
produit par excellence le café, l'indigo, la cochenille, le
thé, le girofle, le poivre, la cannelle et la muscade, qui
font la fortune de la Compagnie des Indes-Néerlandaises ;
il
est peuplé de deux millions d'Indiens qui travaillent
uniquement à la culture de ces épices, et les vendent
avix agents de la Compagnie à des prix insignifiants.
Ainsi l'administration paye le café aux cultivateurs à
raison de six roupies le picoul, et encore cette somme,
qui passe par les mains de plusieurs fonctionnaires indigènes,
ne parvient-elle au vendeur que considérablement
diminuée. L'administration vend le café sur le
pied de trente-six à quarante roupies le picoul, de sorte
qu'elle gagne sur ce seul article six ou huit fois plus que
le producteur. Un tel état de choses ne peut durer que
grâce à la profonde ignorance de la valeur de leur travail
dans laquelle on entretient les indigènes, une indiscrétion
pouvant compromettre la richesse de la Compagnie.
De là découlent deux faits très-graves : d'abord
le petit nombre d'employés européens et de soldats chargés,
les uns de la direction des afl'aires civiles, les autres
du maintien de l'ordre public, et ensuite l'implacable
sévérité que l'on déploie à propos des moindres peccadilles
des indigènes. Ainsi on leur défend l'usage du
café, et, dans ce pays où celte précieuse boisson est aussi
nécessaire que le vin à nos cultivateurs, la moindre
contravention à cette loi inique est punie de dix à vingtcinq
coups de roting. Le lecteur sait déjà ce qu'est ce
supplice.
Au lever du soleil, nous étions installés sous le pondok