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LE TOUR DU MONDE. 271
vcmeur général toucho, pendanl k's cinq ans de séjour
qu'il fait aux Indes, de supei'bes appointements qu'il
économise ainsi que ses peines. Peu lui importe de rester
quelquefois six ou huit heures de plus qu'il ne faut
pour faire le trajet de sa résidence à Batavia, pourvu
qu'il retourne riche en Hollande. Et puis, voilà deux cent
cinquante ans que cela dure ainsi : cela peut encore
continuer, n
J'allais m'incliner en signe d'assentiment, quand la
voiture s'arrêta tout à coup; nous étions entrés jusqu'aux
essieux dans une fondrière.
Nous y serions sans doute restés, maigi'é les cris et
les coups de fouet, sans une voiture qui nous rejoignit
et nous prêta ses chevaux. Mais un peu plus loin, ce
fut à recommencer; on attela des buffles qui cassèrent
les traits, et nous fûmes obligés de mettre pied à terre
et de décharger les malles pour alléger la voiture;
nous en sortîmes pourtant cette fois encore, mais non
sans peine.
Nous eûmes aussi à faire l'épreuve du caractère des
chevaux de Java, qui ont parfois les lubies les plus singulières
et même les plus dangereuses. L'un des nôtres
se contenta de refuser tout à coup de marcher et se
fit traîner par ses camarades , et ce ne fut qu'après
qu'on l'eût dételé et changé de place, qu'il se décida à
reprendre son allure habituelle
Plus loin, dans une route parallèle à celle des voitures,
nous vîmes des kahars traînés par des buffles qui
s'étaient tellement enfouis dans la boue, que chars et
animaux ne la dépassaient plus que de quelques centimètres.
Ajoutons, pour être juste, que les buffles préfèrent
les routes les plus profondément bourbeuses, malgré le
surcroît de tirage.
Bref, partis de Batavia à six heures du matin, nous
arrivâmes à Boghor à une heure et demie ;
c'est-àdire
que nous avions mis huit heures pour faire dix
lieues. Décidément, le gouvernement hollandais ne fait
rien ou presque rien pour faciliter les communications
avec l'intérieur : il est vrai qu'il a ses raisons pour
cela.
A mon arrivée à l'hôtel Bellevue, je fus cordialement
accueilli par le propriétaire, M. Grenier, et logé dans
un ravissant pavillon qui porte le nom de Villa d'Amore.
Je n'ai pas encore rencontré dans tous les pays que j'ai
parcourus une habitation aussi admirablement située.
De ma fenêtre, j'aperçois en face le groupe du Salac,
couvert jusqu'à ses cimes les plus élevées de la splendide
végétation des tropiques; sur ma gauche, toute la
chaîne des montagnes du Bantam, et, au-dessous, les
croupes veloutées de Tjomas cjui s'abaissent et viennent
baigner leurs pieds dans la belle rivière qui coule au
centre du tableau, à cent mètres au-dessous de moi; à
ma droite, s'élèvent de grands cocotiers par-dessus lesquels
j'aperçois dans le lointain les bases du Pangrangoh
Non-seulement je me déclare impuissant à décrire ce
splendide paysage, mais je ne me suis même jamais
senti le courage d'en faire le dessin. Gomment reproduire
cet ensemble merveilleux ? Comment ne pas perdre,
en le réduisant, le charme infini du détail? Ces
fourrés impénétrables, celte mer a'arbres que le vent
agite sans cesse et que le soleil, dans sa course, fait
changer à chaque instant d'aspect ? Et cette rivière,
tour à tour or, feu, argent, opale, serpentant à travers
les sombres masses de verdure?
Je n'oubherai jamais les heures délicieuses que j'ai
passées, mollement bercé par mon hamac, sur la terrasse
de la Villa d'Amore, à admirer les couchers du
soleil. Chaque soir c'était un nouveau spectacle. Je ne
me lassais pas de regarder ce tableau mouvant, ces vallées
graduellement envahies par les ombres de la nuit,
ces coteaux resplendissants de lumière tout à l'heure et
revêtus maintenant des tons les plus puissants du vert,
enfin tout cet admirable panorama rpii finissait par se
confondre en une masse imposante, riche de détails
perdus, de formes disparues, de tons effacés ! J'oubliais
tout alors, et n'eût été ma pensée, qui suivait avec inquiétude
un navire voguant vers la France, mon bonheur
eût été complet.
Après avoir visité l'établissement de M. Grenier,
j'allai faire un tour par la ville. Bien moins important
que Batavia et que Soërabaija, Boghor diffère essentiellement
de ces deux villes, en ce qu'il est construit
sur les collines qui forment les premières croupes du
groupe du grand Salak, volcan à demi éteint. Sauf le
palais du gouverneur général, un Versailles en petit, je
ne vois aucun monument remarquable; mais par exemple
ce palais possède le plus beau jardin botanique du
monde. Signalons ici les superbes banians c[ui s'y trouvent;
ces arbres, qu'on peut justement appeler multipliants,
étalent au loin leurs branches énormes qui, s'inclinant
vers le sol et y reprenant racine, soutiennent
l'arbre géant de leurs puissants élais. Il y a là une allée,
taillée dans un seul de ces banians, dans laquelle peuvent
passer six voitures de front, pendant six ou huit
minutes, et au trot de leurs chevaux. Notons encore une
collection complète de la famille des palmiers, réunion
certainement unique dans le monde entier.
Les environs de la ville sont véritablement un paradis
terrestre. La végétation est ici plus vivace et plus
vigoureuse encore que dans la plaine de Batavia. Les
mouvements du sol, brusques et imprévus, révèlent facilement
leur origine volcanique et donnent au paysage
un caractère particulier. Ce sont de profondes vallées,
des collines arrondies par endroits, ailleurs déchirées de
profonds ravins, au fond desquels murmurent des eaux
bouillonnantes, dérobées à la vue par de formidables
épaisseurs de plantes de toutes sortes. Du côté de Batavia,
le pays s'ouvre tout à coup et offre à l'œil charmé
de longues perspectives, de larges rivières, des torrents
impétueux.
Je remarque, au-dessus de ces torrents, de merveilleux
ponts suspendus, de l'architecture la plus solide et
la plus ingénieuse, et dont le bambou, le Protée indien,
etf[uelques pierres font lous les frais.