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LE TOUR DU MONDE 217
M. et Mme 0..., deux aulres dames et leurs maris, une
dame française récemment arrivée à Balavia, et moi.
Nous traversons la partie de la ville nouvelle habitée
par les commeiçants riches ;
je ne me lasse pas d'en
admirer les palais élégants, les pelouses sans pareilles,
les ruisseaux frais et limpides : c'est réellement un séjour
délicieux. Nous laissons à notre droite le beau village
chinois de Tana-bang, dont nous ne voyons que
quelques maisons peintes et sculptées, et nous voilà en
rase campagne.
Rien, en vérité, ne saurait exprimer la magnificence
du pays que nous traversons : de longues lignes de forêts
d'un vert tendre bornent l'horizon des vastes prairies
humides de rosée, à travers lesquelles nos chevaux nous
emporteni ;
çà et là nous rencontrons de larges flaques
d'eau, brillantes et bleues comme le ciel qui s'y mire,
ou quelques grands oiseaux qui se promènent mélancoliquement,
ou bien encore la figure noire d'un Indien,
à demi caché dans les hautes herbes.
Mais la scène change à chaque instant : nous passons
sous des voûtes d'arbres immenses, dans des allées de
gigantesques bananiers. Jamais je n'avais plus vivement
éprouvé l'impression profonde qu'ont toujours
faite sur moi ces splendides dômes de verdure qui,
mieux que les arceaux d'une cathédrale, nous font porter
nos pensées vers le ciel. Puis, nous voici dans les
rizière.s, où la terre et l'eau s'unissent pour la culture
de cet admirable végétal : j'y remarque de bizarres
constructions dont on m'explique l'utilité : quatre bambous,
plantés l'un près de l'autre dans le sol et s'écarlant
à mesure cju'ils s'élèvent, supportent une petite
cabane placée à douze ou quinze mètres de terre : des
échelons, traversant de part en part l'un des quatre
bambous formant les piliers de l'édifice, servent d'escalier.
C'est là cfu'au temps de la maturité du riz, se tient
un gardien, parfaitement à l'abri des tigres, des panthères
et des serpents, et chargé d'agiter les assemblages
de lames de bambou fixés aux quatre coins du toit et
de produire ainsi un bruit qui eflraye les nombreuses
familles d'oiseaux friands de riz. D'autres épouvantails
moins compliqués sont confiés aux brises qui régnent
continuellement dans le pays : ce sont des volants de
bambou, qui tournent au moindre souffle du vent avec
un ronflement semblable à celui d'un tuyau d'orgue
(voy. p. S'il).
Peu à peu, nous nous éloignons des rizières. La route
que nous suivons se rétrécit; les arbres se rapprochent;
un épais tapis de verdure remplace la route et absorbe
le bruit des voitures et des chevaux; les secousses que
nous font éprouver les inégalités du terrain augmentent
de plus en plus, et nous forcent à mettre pied à terre.
Nous gagnons une belle clairière pleine d'ombre, de
mousse et de gazon où, sur des nattes étendues à terre,
nous faisons honneur à nos provisions. Les cruches, décrochées
de dessous les voitures, nous versent une eau
d'une fraicheurdélicieuse, grâce à la rapidité delacourse,
à la porosité de l'argile et au refroidissement résultant de
l'évaporation de la couche d'eau qui transsude.
Nous pénétrons ensuite plus avant dans la forêt, où,
pour la première fois, je vois des arbustes couverts
de la précieuse baie du café ; et, plus loin, une belle
plantation de syri ou bétel {piper belle Linn.) dont la
feuille enduite de chaux vive concourt avec le tabac,
la noix d'arek (pinancj-arcca) , le piment et le gambir
{funls uncatus Kumph.) à iaire ces horribles chiques
qui rendent les dents des Indiens noires comme de
i'ébène et leur salive rouge comme du sang.
Comme notre houblon d'Europe, le syri grimpe et
s'enroule en longues spirales autour d'appuis disposés
à cet efl'et, avec cette difterence que le bambou lustré,
brillant et doré remplace ici nos tuteurs de bois gris
et terne. Mais la plantation régulière de syri n'est
pas, à beaucoup près, aussi pittoresque que ses environs,
envahis aussi par la plante indépendante et vivace : là,
afiranchie de la direcliou de l'homme, elle se livre follement
à tous ses caprices; elle enlace les arbres de ses
guirlandes légères; elle s'étend de tous les côtés, courant
sur le sol ou cherchant un appui.
A un détour de sentier, nous assistâmes aune cutillelle
de syri. Des hommes, des femmes, des enfants réunis
autour des troncs tapissés de la pi'écieuse plante, en coupaient
les feuilles et les appportaient à des femmes accroupies,
qui les rangeaient les unes contre les autres en
cercle concentrique dans de grands plateaux de bambou.
Ces groupes gracieux, ces poses variées, ce soleil qui,
tamisé par le feuillage des grands arbres, ne faisait que
semer ses étincelles d'or sur les tons brillants des costumes
et réveiller les verts de la végétation endormis
dans l'ombre; tout cela formait un tableau plein de
lumière et de gaieté, bien fait pour désespérer et séduire
à la fois le coloriste, mais qui lui laisse les plus
agréables souvenirs (voy. p 2kk).
Tout à l'heure j'avaisdéjà pu remarquerdans la plaine
les arécas, une des variétés du palmier les moins connues
en Europe et de l'aspect ducpiel le dessin, page
236, donnera une idée plus juste que ne pourrait le
faire une description. Le fruit de l'aréca, rond et gros
comme une prune, jaune comme une orange, renferme
la noix d'arek proprement dite, qui entre dans la composition
du bétel, comme je l'ai dit plus haut.
Parmi les surprises que me réservait notre promenade,
je dois mettre au premier rang la visite que nous fimes
d'une habitation indigène. Elle était couverte en chaume.
Si je dis chaume, c'est que la feuille de palmier, desséchée
et pliée en deux dans sa longueur, le rappelle
exactement , si ce n'est qu'elle ne prend aucune
mousse et reste d'un gris parfaitement neutre.
Des femmes malaises viennent à notre rencontre avec
force salutations; des petites filles qui n'avaient jamais
\Ti Batavia contemplent avec des yeux ébahis la toilette
des dames qui nous accompagnent. On nous offre
l'hospitalité la plus franche ;
les enfants étendent des
nattes sur le bali-bali. Une sorte de grande claie en lames
de bambou, peu élevée au-dessus du sol, qui règne
sous la galerie, se retrouve dans la maison et tient
lieu de chaise, de table et de lit. Puis, au moment où