Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
246 LE TOUR DU MONDE.
moi portant des paniers illuminés de lanternes de papier
très-plaisantes. De loin en loin , ils poussent un cri
plaintif, guttural et sur une note très-élevée, non sans
quelque rapport avec le cri de la chouette. J'avais d'ailleurs
remarqué déjà qu'ils ont tous la voix parlée excessivement
haute, très-nazillarde et d'une ténuité toute
particulière.
Tout à coup, en passant sous des arbres, j'entends
dans le feuillage des bruits étranges, des glapissements
comme ceux du renard, rapides, saccadés et se répondant
les uns aux autres. Involontairement je hâte le pas
et je rentre à la maison, où j'apprends que les interlocuteurs
de cette conversation animée, sont les kalongs,
énormes chauves-souris qui ont jusqu'à un mètre et demi
d'envergure, et qui, tous les soirs, à la chute du jour,
traversent invariablement le ciel du nord au sud.
Enfin je vais me mettre au lit, et ma moustiquaire
raccommodée tant bien que mal, me fait espérer une
nuit moins sanglante; mais dormirai-je? J'ai peine à le
croire en écoutant au dehors le vacarme des chauvessouris
et à l'intérieur le chaut de mes camarades de
chambre les lézards, bruit exactement pareil au sifflement
du cocher qui fait partir ses chevaux, et le cri
grave et monotone du Thjiekko'.
Le lendemain, à mon réveil, je tombai dans une mélancolie
profonde et bien facile à concevoir. Pour le
présent, j'étais littéralement percé à jour par les moustiques,
et pour l'avenir, si je considérais le prix énorme
de la vie à l'hôtel des Indes en le comparant à mes ressources,
j'arrivais à ce résultat positif :
» Bankloutt ! » comme disait mon Chinois d'hier.
Je ne tardai pas à faire part de cette dernière préoccupation
à M. 0..., ce négociant français qui m'avait si
bien accueilli la veille, et j'appris jjar lui, avec une surprise
mêlée de joie, que la vie matérielle était peu coûteuse
à Batavia, pourvu qu'on se contentât d'un confort
raisonnable. Lesloyers seuls sontd'un prix un peu élevé,
quoique de beaucoup inférieur à ce que vaudraient en
France de spacieux appartements entourés de jardins et
de dépendances. Avec la moitié de ce que je dépensais à
l'hôtel, je devais trouver à me caser confortablement.
Le soir-même, à cinq heures, je montais en voiture
avec M. et Mme 0...,
et après quelques recherches in-
fructueuses, nous nous arrêtions enfin devant une charmante
maisonnette, blanche et verte, toute souriante, sur
la façade de laquelle se lisaient ces deux mots en grosses
lettres : « Te hurr, » c'est-à-dire, à louer.
Les maisons européennes. — Les rizières. — Le Syri.
— Habitation
malaise aux environs de Batavia. — Les Arecas. — Le
kanipong Djirouk-Maniss.
La maison, que nous fait visiter une vieille Malaise,
est située entre deux jardins qui, malgré la modestie de
leurs proportions, sont réellement délicieux : les fleurs,
les arbustes et les arbres les plus charmants s'y donnent
rendez-vous et attirent mille oiseaux admirables. Je remarque,
dans le second jardin, de longues constructions
basses, garnies de larges auvents en chaume supportés
par une jolie colonnade en bambou : ce sont les dépendances,
cuisine, chambre de bain, logements de domestiques,
écurie, remise, etc. Quant à la maison ellemême,
elle présente une façade semblable à celle de
presque toutes les maisons de Batavia; c'est-à-dire une
colonnade supportant un petit fronton, au-dessus duquel
se dressent des toits que leur élévation rend fort peu pittoresques,
mais qui sont en revanche fort bien appropriés
à la chaleur du pays, comme à ses pluies torrentielles.
Toutes leschambressont vastes, propres, blanchies
à la chaux, et l'on voit que la préoccupation de l'architecte
a été d'établir de nombreux courants d'air : ainsi
les corridors sont sans aucune fermeture, et un grand
châssis à jour placé au-dessus des portes des chambres
à coucher laisse libre carrière à tous les vents des cieux.
Les parquets sont en briques, comme dans le midi de
la France, ; chez les habitants riches, ils sont en marbre
que l'on fait venir d'Europe à grands frais. Toutes les
fenêtres sont protégées contre le soleil par de larges
auvents en feuilles de palmier. Cette agréable habitation
me fut louée moyennant la modeste somme de quarante
roupies (quatre-vingt-dix francs) par mois.
Le lendemain ,
je lis dans l'intérieur du pays une
première excursion. Trois voilures dont les caisses sont
garnies de comestibles et sous lesquelles pendent de
grandes cruches pleines d'eau, tel est le matériel de
l'expédition : six domestiques nous accompagnent. Quant
au personnel blanc, c'étaient mes deiLX nouveaux amis,
1. Je trouve dans une de mes notes la description exacte de cet
autie lézard domestique (lok-kée ou (/y/cA/io).
Son aspect est hideux. Sa couleur est gris-vert, zébré de bleu
p41e et mat, le tout taché de rouille. Il est plus grand, plus gros
et plus ventru que le lézard vert d'Europe. II a la tête plate et
large, l'œil rond, vitreux, de couleur jaune clair; exposée au jour,
la pupille n'est qu une fente de la largeur d'un cheveu. Mais ses
pattes sont surtout remarquables. Chaque doigt, armé d'un ongle
très-aigu qui me parait rentrer dans une sorte de gaine, est de
plus entouré d'une membrane qui s'étale sur le sol et y adhère
facilement. La peau qui recouvre le pied est formée d'écaillcs saillantes,
entaillées en quinconce ; celle qui forme la semelle présente
des écailles lisses, de forme ronde vers l'ongle, et disparaissant
vers l'origine du doigt pour faire place à des écailles parallèles
et égales entre elles, de toute la largeur du doigt et disposées en
travers de sa longueur. (Celte disposition rappelle assez celle de nos
Persiennes.) Le Ihjieckko, malgré son allure habituelle lente et empâtée,
marche et court facilement quand il le veut; il se tient aussi
bien sur le plafond que sur le sol, et grimpe même le long d'uoe I
glace, ce qui s'explique par la façon dont le mouvement du piod
s'exécute. A chaque pas qu'il fait, il
relève d'abord ses vingt doigts
en l'air, et les pose ensuite sur le sol par un mouvement pareil
à celui que nous produisons en ouvrant et en fermant tour à tour
la main posée sur une table, la paume en l'air. La cohésion s'opère
donc ainsi : les lamelles en persienne laissent pénétrer l'air entre
elles sous le pied quand l'animal le relève, elles le chassent quand
il le pose. Quand l'animal marche le dos vers la terre sur des
surfaces moins unies qu'une glace ou un mur stuqué, la griffe joue
aussi son rôle.
Comme l'hirondelle en Europe, le tok-kée est en vénération chez
les Malais; les habitants de la maison où il lui plaît de vivre sont
préserves des maladies, ou bien l'on prétend que, dès qu'il y a un
malade mortellement atteint, le tok-kée se hâte de disparaître.
Cependant, malgré son caractère sacré, la fin du tok-kée est
généralement tragique. Comme parfois il tombe du plafond où il
réside volontiers, et se cramponne alors aux vêtements des Européens
ou sur les chairs nues des Malais, il faut lui casser les reins
pour lui faire Iflcbcr prise.