Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
!
242 LE TOUR DU MONDE.
Thouann
— Tiens, regarde comme tu balayes bien la chambre,
tu y laisses des lézards ! »
Ahmatt suit mon geste, ouvre une large bouche, me
montre une double rangée de dents noires et m'indique
du doigt le plafond où je vois avec horreur mgt autres
lézards.
'! « Et on habite avec tout ce monde Ghasse-moi cela
bien vite !
Thouann !
— Mais tu m'impatientes avec ton thouann ! thouann !
Chasse-moi ces vilaines bêtes-là et va-t'en au diable ! »
Ahmatt, qui étoufle de rire, prend tranquillement les
lézards dans sa main et les jette par la fenêtre. Mais ils
sont immédiatement remplacés par d'autres, qui le seraient
par d'autres encore si je les faisais expulser. Je
vais donc m'endormir dans cette ménagerie.... Hélas!
m'y réveillerai-je demain?
Quelle nuit ! Je comprends maintenant le supplice de
saint Laurent et de Guatimozin ! Je n'ai pas une place
sur le corps qui ne soit cuisante et douloureuse ! Vite,
un bain ! Mais au prix que coûtent ici toutes les choses,
ce doit être fort cher? surprise! j'apprends précisément
qu'on ne le paye pas aux Indes.
Les chambres de bains de l'hôtel ressemblent à celles
d'Europe ;
seulement un gros robinet de cuivre, placé
au-dessus de la baignoire en marbre, in\ite à la douche.
Il va sans dire que l'eau n'est pas chauffée; l'idée
d'un bain chaud est impossible dans ce pays brûlant,
tandis que celle d'une pluie fraîche y est toute naturelle.
Dès le matin, j'avais vu mes voisins s'acheminer au
bain en jaquettes de calicot blanc et en pantalon à coulisses.
Ce costume n'est certes pas beau, mais il permet
de se vêtir et de se dévêtir sans fatigue, et de ne pas
perdre en mouvements inutiles le bénéfice du repos et
de la fraîcheur que le bain procure. Aussi l'adopteraije
dès aujourd'hui, ainsi que ces pantoufles sans quartier
dont je comprends la commodité.
Après avoir déjeuné ,
comme la veille , de thé, de
beurre et de fromage, je vais en ville remettre rpielques
lettres et faire des visites indispensables. Selon l'usage
du pays, je dois avoir tout terminé avant dix heures du
matin, et il en est déjà sept.
Je ^is dans cette ])romenade plusieurs habitations
européennes; c'est l'idéal et le triomphe du confortable.
J'appréciai, comme ils le méritent, ces appartements
spacieux, aérés, où règne la propreté la plus parfaite;
ces meubles si bien appropriés au pays, et où le cuir et
le roting remplacent la soie et le velours ; et surtout
ces jardins si bien ratissé.s, peignés et brossés, qu'ils
paraîtraient monotones peut-être, s'ils n'étaient plantés
de ces arbres immenses sans analogues en France, et
h côté desquels notre cèdre du Jardin des plantes et
notre marronnier du 20 mars paraîtraient rabougris et
mesquins.
Dans mes courses à travers les rues de la nouvelle
Batavia, si l'on peut appeler rues de grandioses avenues,
je ne trouvai que fort peu d'eniroits où les maisons
fussent voisines l'une de l'autre ; c'est moins une
ville qu'une succession de maisons de campagne. Je
citerai, entre autres, la résidence du gouverneur frénéral,
représentant Sa Majesté néerlandaise aux Indes
,
palais
assez petit relativement au titre et à l'importance de
celui qui l'habite, mais, au demeurant, fort convenable,
et entouré, comme toutes les autres habitations, de
splendides jardins.
Devant le West-Kammer (chambre des Orphelins),
administration spécialement chargée de régler les successions,
et dont les bâtiments sont situés au bord de
la rivière, en face de l'hôtel Cressonnier, j'examinai avec
intérêt un de ces ponts construits, comme ils le sont
tous ici, par des ouvriers chinois, et qui conservent,
dans leur architecture solide et légère, quelque chose
de chinois en effet; ces ponts ont du reste un inconvénient,
celui d'être si fort cintrés qu'ils raleutissent la
marche des chevaux au point d'inspirer de vives inquiétudes
à celui qui les traverse en voiture (voy. p. 237).
La visite que je fis ensuite à M. G..., un des plus
riches Français établis à Bata\"ia et chez lequel je fus
parfaitement accueilli, me donna l'occasion de voir la
seule rue proprement dite de la Batavia européenne.
Autour de l'habitation de ce riche industriel, se trouvent
réunis une caserne d'artillerie, un des cercles les
plus importants de la ville et les maisons de plusieurs
riches négociants (voy. p. 240).
Cependant, tandis que je fais mes visites, l'heure
s'avance et avec elle augmente la chaleur; la chaleur
étouffante, insupportable, mortelle pour les Européens,
si j'en juge par ceux que je vois passer devant moi, pâles,
mornes, affaissés sur les coussins de leur voiture,
et faisant un si pénible contraste avec la foule indigène
,
qui s'agite et déploie partout une étourdissante
activité. Aux brumes qui ce matin rafraîchissaient
l'atmosphère et estompaient tous les contours, a succédé
une lumière éblouissante et d'une intensité telle
que tous les objets qu'elle frappe en prennent le caractère
et perdent, pour ainsi dire, leur ton propre.
Quant à la température, je ne puis mieux la définir
qu'en disant que je suis dans une fournaise, que je
respire du feu ; la sueur qui ruisselle sur mon front
et sur mes mains et transperce mes vêtements, me
rend presque honteux ; une soif horrible me dévore, soif
qui redouble quand on la satisfait, désir dont on se corrige
vite. Je ne vois pas de poussière, il est vrai, mais
j'ai bien tort de m'en réjouir; car ce phénomène n'a pas
d'autre cause que l'extrême humidité du sol, si funeste
pour le pays, produite d'abord par les rosées matinales,
plus fortes que nos pluies ordinaires, et aussi par
l'infiltration des eaux qui ne sont pas à plus de deux ou
trois mètres de profondeur.
L'impression de fatigue et de découragement que fait
sur moi ce chmat torride ne m'empêche pas d'observer
avec le plus vif intérêt la foule des Malais constamment
lenouvelée sous mes yeux. Ces types, ces costumes
d'une originalité sans pareille me préoccupent
par-dessus tout. Quelles que soient, en effet, la beauté