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LE TOUR DU MONDE. 239
plaisant dans leur lar-niente font la sourde oreille jusqu'à
ce que mes offres d'argent aient atteint un taux qui
leur paraît satisfaisant.
Enfin nous partons, et, contre mon attente, au triple
galop. Malgré les cahots de la voiture, le pays que
je parcours est si beau, si pittoresque, si merveilleusement
complet, que je n'en trouvai pas moins ma promenade
délicieuse. C'étaient partout des arbres gigantesques
et des pelouses d'un vert introuvable en Europe.
Après avoir traversé un pont dont le tablier reproduit le
mouvement de la voûte, j'entrai dans une allée de tamarins
séculaires, au bout de laquelle je vis avec inquiétude
une grande porte blanche à soubassement noir flanquée
de plusieurs piliers blancs reliés entre eux par une palissade
noire, semblable enfin à une porte de cimetière. Je
crus que j'allais passer au milieu des tombeaux des Européens
morts à Batavia. Mais ce funèbre monument
était la porte même de la ville : la couleur blanche,
c'est de la peinture à la chaux, et le noir, pas autre chose
que du goudron destiné à garantir de l'humidité les bois
et les murs qui avoisinent le sol. De l'autre côté de la
porte, l'allée d'arbres continue et aboutit à une vaste
place au fond de laquelle se trouve un monument que
je reconnais de suite pour un hôtel de ville. Je commence
à voir ç"a et là quelques maisons chinoises. Puis
c'est une large rue, où tous les styles d'architecture
semblent s'être donné rendez-vous : une quantité de
riches voitures y circulent au milieu d'une foule de
coolies, de marchands ambulants et de marchandises
amoncelées devant des magasins sans vitrine, sans étalages,
sombres à l'intérieur. Contraste étrange! Partout
des Chinois pressés, actifs, affairés: partout aussi des
Indiens indolents, rieurs et flânant à l'ombre.
Cette ville, c'est l'ancienne résidence portugaise que
les Hollandais ont consacrée exclusivement au commerce.
Là, sont les entrepôts des produits du pays, la
banque, les bureaux de la haute administration, les
comptoirs des négociants. Les habitations de ces messieurs
sont à deux lieues dans l'intérieur, à Weltewreden,
et c'est dans la ville
des Indes, où je me rends.
nouvelle que se trouve l'hôtel
Je laissai bientôt derrière moi le vieux Batavia.
Lancé à fond de train sur une route large et blanche,
mais sans poussière, j'ai, à ma gauche, une rivière jaune
qui coule lentement entre ses berges vertes : au delà
de l'eau, une autre route, puis de grands arbres qui
abritent des maisons arabes, chinoises et indiennes ;
à
ma droite, ce sont tantôt des habitations hollandaises
entourées de jardin, tantôt de longues files de magasins
chinois, avec leurs toits plats et allongés, couronnés
d'arêtes en maçonnerie gracieusement recourbées. A
chaque pas je rencontre des groupes de Chinois, parasol
en main, des Indiens à larges chapeaux peints et dorés,
affectant les formes les plus amusantes, des convois de
coolies qui portent leurs fardeaux répartis en deux
charges suspendues k une flexible branche de bambou
posée sur l'épaule.
Les chevaux vont toujours ventre à terre, et je passe
devant une suite de superbes maisons de campagne.
J'en admirais les jardins spacieux, parfaitement tenus,
pleins de ces plantes équatoriales d'un aspect féerique,
quand tout à coup ma voiture tourne brusquement
à droite, entre dans une grande cour, ménagée
au centre de longs corps de logis invisibles de la route,
et s'arrête en face d'un pavillon entouré de larges galeries
sous lesquelles je reconnais la plupart des passagers
du Nicolas.
Toutes ces maisons de plaisance , ces parcs , ces
massifs, ces allées ombreuses, ne sont autre chose que
ma future résidence, Weltewreden, la nouvelle Batavia;
je suis à l'hôtel des Indes.
Après m'avoir laissé me rafraîchir autant que l'on
peut le faire dans un four ardent, M. Cressonnier, le
maître de la maison, me conduisit dans un fort bel appartement,
qui, disait-il, m'élait destiné : immense galerie
couverte, salon dans les mêmes proportions, deux
chambres à coucher. Je trouvais tout cela bien vaste pour
moi, mais on m'avait tellement vanté, en France, les
habitudes des Indes, que je me résignai assez facilement
à mon sort. Mes coolies de la douane étaient arrivés
presque en même temps que moi, et j'avais déjà procédé
à mon installation, lorsqu'un monsieur habillé de blanc
des pieds à la tête, vint m'annoncer d'un air profondément
embarrassé qu'il y avait erreur, et que l'appartement
que j'occupais avait été retenu la veille par un
autre voyageur.
Or, une chambre retenue étant chose sacrée , même
de l'autre côté de la Ligne, il fallut déménager. Après
être descendu du premier étage où je me trouvais, et
avoir longé un interminable corps de bâtiment garanti
du soleil par un large avant-'oit, supporté par des piliers
et formant galerie, nous arrivâmes ainsi tout à côté
de la grande route. Là est situé mon nouveau domicile,
composé d'une grande pièce sur le devant et d'une
chambre à coucher y attenante, mais sur le derrière ; le
tout au rez-de-chaussée. Mon mobilier est représenté,
dans le salon, par une table écloppée, deux fauteuils
boiteux, une glace rouillée et un meuble indéfinissable,
une sorte de voltaire indien, laid, baroque, disgracieux;
et, dans la chambre à coucher, par un lit avec
sa moustiquaire trouée, rapiécée et retrouée en mille
endroits, un lavabo crotté, un portemanteau branlant
et une chaise dont le siège en roting présente un dédale
pareil à celui d'un piano dont toutes les cordes auraient
sauté, et enfin par un vieux miroir brisé dont
les mille facettes reproduisent mille fois mon image.
Mes deux pièces blanchies à la chaux, ornées de plafonds
en nattes peintes en gris, étaient en outre décorées
d'un tapis en roting si usé, si déchiré, si hérissé
que j'y trébuchais k chaque pas.
Je m'informai prudemment du prix, et l'on me fit
savoir que moyennant deux cent cinquante roupies par
mois, c'est-à-dire plus de cinq cents francs de notre
monnaie, je jouirais paisiblement de cette écurie d'Augias
et de ces meubles invalides, de la nourriture sans
le vin toutefois, de l'usage d'une voiture, pourvu que je