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234 LE TOUR DU MONDE.
plemousses et de noix de coco, des centaines d'oranges
et de citrons dans des cabas tressés à jour et faits
d'une seule feuille de palmier; des grappes de poulets
et de canards attachés par les pattes, de grands paniers
d'œufs roses et presque ronds, des cages pleines
d'oiseaux, des singes gris et noirs, des perroquets violets,
rouge sang et verts, des kakatoès capucine et des
huppes blanches à crête jaune.
Bientôt nous sommes pris à l'abordage. De toutes
parts sautent sur le pont des figures bizarres, brunes à
reflets d'or comme le bronze, à demi couvertes de costumes
éclatants qui blessent l'œil et l'enchantent à la
fois. De tous côtés déjà on marchande, on vend, on
achète, on échange ; on élève la voLx comme si on devait
se faire mieux comprendre, on se sert des doigts pour
compter, on montre son argent ou l'objet qui doit le
remplacer. Le capitaine achète trois cents mandarines
pour dis francs ; un indigène donne au lieutenant huit
cocos pour une vieille chemise, tandis qu'un autre
prend celle que je lui propose et ne me donne rien en
retour. L'aspect sauvage de ces hommes, leurs mouvements
de chat, la timidité de leur démarche, les éclairs
qui jaillissent de leurs yeux d'un noir de charbon, la
mobilité de leur physionomie,leur langage inintelligible
pour nous, me causent une surprise mêlée d'un peu
d'effroi. Je me sens comme abandonné dans cet orient
mystérieux, à l'extrême limite de la civilisation. Ici, plus
rien de l'Europe, plus rien de la France ! On n'y est
plus protégé par la force pacifique des lois et la puissance
des usages sociaux. Ici doivent régner en souverains
les instincts naturels, les ruses félines, les vengeances,
les haines, les jalousies! Un pas de plus dans
ces pays qui bornent l'horizon et je pourrais ramasser
à mes pieds un couteau à scalper encore tout sanglant
ou aspirer les tièdes vapeurs d'un repas de chair
humaine 1
Vers deux heures, nous passons devant Anjers dont
nous voyons le phare, la douane, les habitations malaises
rangées avec la symétrie d'un camp, les bois de
cocotiers, et les navires qui profitent de son mouillage,
l'un des plus sûrs de la côte. Sur la grève, un homme
haie un filet, et dans une crique voisine une accumulation
de canots fait deviner une nombreuse population de
pêcheurs. Un peu plus loin, sous des arbres merveilleux,
des maisons en bambou, couvertes de chaume, se dérobent
aux ardents rayons du soleil. Les embarcations
nous ont quittés comme elles étaient venues, isolément
et les unes après les autres. Un vent léger qui touche
nos hautes voiles et laisse la mer unie comme une
glace, nous fait avancer doucement. Nous côtoyons une
île où se succèdent de déhcieux paysages ; d'abord une
gorge étroite au fond de laquelle des arbres tombés de
vieillesse, amoncelés dans le désordre le plus incroyable,
forment un chaos de branches, de racines et de
troncs déchirés, privés par places de leurs écorces et
laissant voir à nu leurs chairs rouges, jaunes, brunes
ou noires : au-dessus de ce gigantesque bûcher, une
nouvelle végétation, la plus vivace, la plus fraîche, la
plus touffue qu'on puisse rêver. On y trouve toutes les
";
nuances du vert puis des arbres presque noirs, des
arbres plus que gris, des tons métalliques, des tons
d'une tendresse de jeune pousse, le printemps et l'été
à la fois. Plus loin ,
un promontoire boisé s'avance
gracieusement dans la mer ; les rameaux des ai'bres
inclinés sur l'eau forment des voûtes naturelles de
verdure ;
et sur la rive de gros rochers couverts de
mousses, de plantes rampantes et d'innombrables racines
se groupent en grottes pittoresques, qui se reflètent
dans les eaux sombres Oh! débarquer ici, y bâtir
une maison, y vivre du produit de ma chasse et de
ma pêche, des fruits que je cultiverais, y vivre de la vie
primitive et naturelle, en face de la nature et de ses
splendides spectacles, et, Robinson volontaire.... Folle
imagination ! le capitaine vient de me dire que les reptiles,
les insectes et les fièvres m'y auraient tué avant
un mois.
Le lendemain, 11 avril, nous voilà dans la merde
Java, en face de la baie de Bantam, sur les bords de laquelle
s'élevait autrefois une cité puissante 'et riche,
aujourd'hui réduite à quelques chétives cabanes. A neuf
heures et demie du matin, nous passons entre le grand
Kombongset Poulo-Tjidong, dont les terres, composées,
dit-on, de madrépores et de corail blanc, sont cependant
couvertes de la plus riche végétation. Nous découvrons
ensuite la pointe de Houtong-Java et la rade de
Batavia; nous sommes à la lettre dans un jardin anglais
dont les sentiers sont des rivières. On me montre,
entre autres choses curieuses, un arbre qui ressemble
parfaitement à un mât de navire garni de ses vergues.
C'est une variété du cotonnier que les indigènes nomment
Kapook et dont les graines fournissent la matière
dont on fait aux Indes les matelas et les coussins.
A deux heures et demie, nous apercevons les navires
en rade de Honrust. Les côtes s'abaissent de plus en
plus : ceux cpii connaissent Batavia en distinguent la
position ;
pour moi, je ne vois qu'une immense forêt
sans aucune trace de ville. Enfin à sL\ heures précises,
nous sommes en rade, le commandement d'arrivée, le
cri Mouille, se fait entendre ;
l'ancre plonge dans la
mer, les chaînes courent sur le pont, les voiles se carguent,
le navire décrit une courbe gracieuse et vient se
ranger à côté de l'Alphonse César, un compatriote, et,
grâce à Dieu, nous voici arrivés à Batavia, après quatrevingt-seize
jours de mer et plus de six mille cinq cents
lieues de route.
En rade
BATAVIA.
de Batavia. — Débarquement. — Le grand canal. — I.a
douane. — Les voilures de louage et les coolies. L'ancienne
ville de Batavia. — Aspect de la ville nouvelle. — L hOtel des
Indes.
— Première nuit à terre.
La nuit descendait rapidement : il fallut remettre
notre débarquement au lendemain. Dès la pointe du
jour, le Nicolas était entouré d'une multitude de praôs
et de tambanganes ;
chaque patron malais s'évertuait à
nous prouver par ses cris la supériorité de sa barque et