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LE TOUR DU MONDE. 183
sensibles amants de la belle nature, comme on disait
encore au commencement de ce siècle. Le matin surtout
avait des harmonies à nulle autre pareilles ; à peine le
jour avait-il paru, que les vapeurs nocturnes amoncelées
sur les rivages se déchiraient par lambeaux, flottaient
un moment accrochées aux branches des arbres et disparaissaient
emportées par la brise. Mille bruits charmants,
éclatant alors dans les bois comme une fanfare, saluaient
le réveil de l'astre lumineux. La rivière Ucayali, encaissée
entre deux rangées de sombres verdures, roulait
dans un silence magnifique ses ondes d'un ton d'ccre
pâle, dont l'immobilité contrastait avec le mouvement
des feuillages, des oiseaux et des quadrupèdes. Le soleil
en montant, blondissait leur masse et mettait une aigrette
lumineuse à la cime de chaque flot. Une légion d'êtres
cachés pendant la nuit dans les profondeurs de l'immense
cours d'eau, et que le jour faisait monter à sa
surface, venaient mêler leurs formes étranges aux lignes
calmes ou accidentées du paysage et ajouter à sa grandeur
un caractère de puissante originalité. Les caïmans
rayaient d'obliques sillons le sable des plages ; les lamentins,
tapis dans les roseaux, allongeaient timidement
leur mufle informe pour humer l'atmosphère, saisir une
tige de sara-sara (pseudo-maïs), et rentrer aussitôt dans
leur domaine liquide avec cette double provision d'air
respirable et d'aliments. Dans les baies solitaires, à
l'abri du vent et du sillage des pirogues, les dauphins,
rejetant l'eau par leurs évents, faisaient miroiter leur
cuir lisse et couleur de zinc, nageaient par quatre de
front, comme les chevaux d'un quadrige, ou e.xécutaienl
de folâtres culbutes. Le long du bord, sur des troncs
d'arbres renversés, péchaient de conserve des jaguars,
des loutres, des hérons blancs ou gris, des jabirus et des
phénicoptères. Dans le voisinage de ces animaux, trottait
menu le cultrirostre, appelé paon des roses {ardea
helias); avec son allure de perdrix, sa tête mignonne, son
col mince, ses jambes frêles, sa chape de couleur modeste,
mais plus richement ocellée que les ailes des
sphinx, ce gracieux oiseau l'emportait sur les plus brillants
de ses congénères : sur les couroucous, vêtus de vert
d'or et de carmin; sur les cotingas aux couleurs changeantes
; sur les orioles et les toucans; les perroquets et
les perruches, et sur le grand martin-pêcheur au dos
azuré, aux ailes blanches frangées de noir, qu'on voyait
raser la berge et happer en passant quelque jeune païsl '
échappé de la nageoire maternelle.
Ces lieux charmants où l'églogue et l'idylle régnaient
1. C'est le pira-rocou ùu poisson-rocou des Brésiliens, et le
vastus gigas ou le maïus osteoglossum des iclithyologistes. Ce poisson,
de la taille d'un esturgeon, est cuirassé de magnifiques écailles
de siï centimètres carrés, d'une couleur carmin vif bordé de cobalt.
Il abonde dans les affluents et les lacs du Haut-Amazone. C'est
l'individu que les l'éruviens et les Brésiliens de ces contrées recherchent
de préférence à d'autres, pour en saler la chair qui a quelque
analogie avec celle de la morue. Avec la grande consommation que
font de ce poisson frais les Missions de TUcayali et les villages
de l'Amazone, ils en e.xpédient chaque année, à l'état de salaison,
des quantités considérables dans les provinces voisines et
j usqu'au Para. Les Cocamas sont, de tous les indigènes de notre
connaissance, ceui qui se montrent le plus friands de pirarocou,
poisson dédaigné par les Conibos qui l'aijpellent liuamiH',
en souveraines, étaient souvent témoins de petits cataclysmes,
qui, chaque fois qu'ils se produisaient sous nos
yeux, nous occasionnaient un tressaillement voisin de
la peur. Ces cataclysmes ou ce qu'il vous plaira, c'était
l'écroulement brusque et retentissant dans la rivière,
d'une partie des berges. Ces terrains, composés de sable
et de détritus végétal, sourdement minés par le flot, se
détachaient tout à coup de la terre ferme sur une longueur
d'un ou deux kilomètres, entraînant les arbres
qu'ils avaient nourris et les faisceaux de lianes pareilles
à des câbles, qui liaient entre eux ces colosses. Ces
éboulements qu'on entendait souvent à trois lieues de
distance, ressemblaient à de som'des décharges d'artillerie.
Un épisode singulier qui pouvait tourner au tragique
et me valoir l'honneur d'être décousu comme le beau
chasseur aimé de Cypris, signala une de mes journées
de voyage. C'était entre les rivières Tallaria et Ruapuya,
affluents de droite de l'Ucayali (je ne saurais préciser
autrement le lieu de la scène); il était trois heures de
l'après-midi. Nos compagnons avaient sur moi une
avance d'un quart de lieue. Ma pirogue, montée par trois
Conibos, suivait le fil
de l'eau en rasant la berge pour
avoir un peu d'ombre. Les rameurs au repos échangeaient
de loin en loin quelques paroles qu'ils ponctuaient
d'une écuellée de mazato. Le pilote manœuvrait
seul. Tout k coup notre oreille fut frappée par un bruit
sourd comme celui que pourraient produire cent pioches
excavant à la fois le sol. Ce bruit que les Indiens écoutèrent
avec une attention profonde, semblait sortir de
la forêt dont nous côtoyions la lisière. Las de prêter
l'oreille sans rien comprendre, j'allais demander à un
des rameurs ce que nous écoutions ainsi, quand, devinant
mon intention, il m'imposa silence par un geste
brusque. Après quelques minutes d'audition de ce bruit
qui m'intriguait fort, mais dont les Conibos avaient reconnu
la nature, ils se consultèrent du regard et s'étant
mis à ramer vigoureusement, se rapprochèrent du rivage.
Comme nous abordions, ils se dépouillèrent de
leur sac, prirent leurs arcs et leurs flèches, et nus comme
des vers, sautèrent en terre et s'enfoncèrent dans la
forêt. Je restai seul à garder la pirogue.
Un certain temps s'écoula. Ennuyé d'attendre mes
rameurs et harcelé d'ailleurs par les moustiques, j'amarrai
l'embarcation à une branche et débarquant à
mon tour, j'entrai dans le fourré. Un profond silence
y régnait. Je m'assis sur un tronc renversé et comme
peu connu des Chontaquiros et tout à fait ignoré des Antis, dont
il n'habite pas les rivières trop froides. I.a trouvaille, sur une
plage de TUcayah, d'écaillés et d'arêtes de paisi, suffit aux
tribus riveraines pour leur dénoncer le passage d'une famille ou
d'une troupe de Cocamas. Ce poisson est le seul que nous ayons
vu dans les rivières de cette Amérique, nager entre deu.x eaux en
compagnie de sa progéniture. 11 n'est pas rare de voir, dans les
baies calmes et solitaires, une énorme femelle de païsi escortée
de ses petits au milieu desquels elle a l'air d'un vaisseau à
trois ponts entouré de chaloupes. Les jeunes paisis, longs de
ilouze à quinze pouces et encore sans écailles , sont d'un brun
d'anguille foncé sur le dos. Celte couleur se dégiade en descendant
vers les flancs et s'éteint près du veutie, dont le dessous est
d'un blanc jaunûtre.