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LE TOUR DU MONDE 1864 viaje a españa

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LE TOUR DU MONDE. 183

sensibles amants de la belle nature, comme on disait

encore au commencement de ce siècle. Le matin surtout

avait des harmonies à nulle autre pareilles ; à peine le

jour avait-il paru, que les vapeurs nocturnes amoncelées

sur les rivages se déchiraient par lambeaux, flottaient

un moment accrochées aux branches des arbres et disparaissaient

emportées par la brise. Mille bruits charmants,

éclatant alors dans les bois comme une fanfare, saluaient

le réveil de l'astre lumineux. La rivière Ucayali, encaissée

entre deux rangées de sombres verdures, roulait

dans un silence magnifique ses ondes d'un ton d'ccre

pâle, dont l'immobilité contrastait avec le mouvement

des feuillages, des oiseaux et des quadrupèdes. Le soleil

en montant, blondissait leur masse et mettait une aigrette

lumineuse à la cime de chaque flot. Une légion d'êtres

cachés pendant la nuit dans les profondeurs de l'immense

cours d'eau, et que le jour faisait monter à sa

surface, venaient mêler leurs formes étranges aux lignes

calmes ou accidentées du paysage et ajouter à sa grandeur

un caractère de puissante originalité. Les caïmans

rayaient d'obliques sillons le sable des plages ; les lamentins,

tapis dans les roseaux, allongeaient timidement

leur mufle informe pour humer l'atmosphère, saisir une

tige de sara-sara (pseudo-maïs), et rentrer aussitôt dans

leur domaine liquide avec cette double provision d'air

respirable et d'aliments. Dans les baies solitaires, à

l'abri du vent et du sillage des pirogues, les dauphins,

rejetant l'eau par leurs évents, faisaient miroiter leur

cuir lisse et couleur de zinc, nageaient par quatre de

front, comme les chevaux d'un quadrige, ou e.xécutaienl

de folâtres culbutes. Le long du bord, sur des troncs

d'arbres renversés, péchaient de conserve des jaguars,

des loutres, des hérons blancs ou gris, des jabirus et des

phénicoptères. Dans le voisinage de ces animaux, trottait

menu le cultrirostre, appelé paon des roses {ardea

helias); avec son allure de perdrix, sa tête mignonne, son

col mince, ses jambes frêles, sa chape de couleur modeste,

mais plus richement ocellée que les ailes des

sphinx, ce gracieux oiseau l'emportait sur les plus brillants

de ses congénères : sur les couroucous, vêtus de vert

d'or et de carmin; sur les cotingas aux couleurs changeantes

; sur les orioles et les toucans; les perroquets et

les perruches, et sur le grand martin-pêcheur au dos

azuré, aux ailes blanches frangées de noir, qu'on voyait

raser la berge et happer en passant quelque jeune païsl '

échappé de la nageoire maternelle.

Ces lieux charmants où l'églogue et l'idylle régnaient

1. C'est le pira-rocou ùu poisson-rocou des Brésiliens, et le

vastus gigas ou le maïus osteoglossum des iclithyologistes. Ce poisson,

de la taille d'un esturgeon, est cuirassé de magnifiques écailles

de siï centimètres carrés, d'une couleur carmin vif bordé de cobalt.

Il abonde dans les affluents et les lacs du Haut-Amazone. C'est

l'individu que les l'éruviens et les Brésiliens de ces contrées recherchent

de préférence à d'autres, pour en saler la chair qui a quelque

analogie avec celle de la morue. Avec la grande consommation que

font de ce poisson frais les Missions de TUcayali et les villages

de l'Amazone, ils en e.xpédient chaque année, à l'état de salaison,

des quantités considérables dans les provinces voisines et

j usqu'au Para. Les Cocamas sont, de tous les indigènes de notre

connaissance, ceui qui se montrent le plus friands de pirarocou,

poisson dédaigné par les Conibos qui l'aijpellent liuamiH',

en souveraines, étaient souvent témoins de petits cataclysmes,

qui, chaque fois qu'ils se produisaient sous nos

yeux, nous occasionnaient un tressaillement voisin de

la peur. Ces cataclysmes ou ce qu'il vous plaira, c'était

l'écroulement brusque et retentissant dans la rivière,

d'une partie des berges. Ces terrains, composés de sable

et de détritus végétal, sourdement minés par le flot, se

détachaient tout à coup de la terre ferme sur une longueur

d'un ou deux kilomètres, entraînant les arbres

qu'ils avaient nourris et les faisceaux de lianes pareilles

à des câbles, qui liaient entre eux ces colosses. Ces

éboulements qu'on entendait souvent à trois lieues de

distance, ressemblaient à de som'des décharges d'artillerie.

Un épisode singulier qui pouvait tourner au tragique

et me valoir l'honneur d'être décousu comme le beau

chasseur aimé de Cypris, signala une de mes journées

de voyage. C'était entre les rivières Tallaria et Ruapuya,

affluents de droite de l'Ucayali (je ne saurais préciser

autrement le lieu de la scène); il était trois heures de

l'après-midi. Nos compagnons avaient sur moi une

avance d'un quart de lieue. Ma pirogue, montée par trois

Conibos, suivait le fil

de l'eau en rasant la berge pour

avoir un peu d'ombre. Les rameurs au repos échangeaient

de loin en loin quelques paroles qu'ils ponctuaient

d'une écuellée de mazato. Le pilote manœuvrait

seul. Tout k coup notre oreille fut frappée par un bruit

sourd comme celui que pourraient produire cent pioches

excavant à la fois le sol. Ce bruit que les Indiens écoutèrent

avec une attention profonde, semblait sortir de

la forêt dont nous côtoyions la lisière. Las de prêter

l'oreille sans rien comprendre, j'allais demander à un

des rameurs ce que nous écoutions ainsi, quand, devinant

mon intention, il m'imposa silence par un geste

brusque. Après quelques minutes d'audition de ce bruit

qui m'intriguait fort, mais dont les Conibos avaient reconnu

la nature, ils se consultèrent du regard et s'étant

mis à ramer vigoureusement, se rapprochèrent du rivage.

Comme nous abordions, ils se dépouillèrent de

leur sac, prirent leurs arcs et leurs flèches, et nus comme

des vers, sautèrent en terre et s'enfoncèrent dans la

forêt. Je restai seul à garder la pirogue.

Un certain temps s'écoula. Ennuyé d'attendre mes

rameurs et harcelé d'ailleurs par les moustiques, j'amarrai

l'embarcation à une branche et débarquant à

mon tour, j'entrai dans le fourré. Un profond silence

y régnait. Je m'assis sur un tronc renversé et comme

peu connu des Chontaquiros et tout à fait ignoré des Antis, dont

il n'habite pas les rivières trop froides. I.a trouvaille, sur une

plage de TUcayah, d'écaillés et d'arêtes de paisi, suffit aux

tribus riveraines pour leur dénoncer le passage d'une famille ou

d'une troupe de Cocamas. Ce poisson est le seul que nous ayons

vu dans les rivières de cette Amérique, nager entre deu.x eaux en

compagnie de sa progéniture. 11 n'est pas rare de voir, dans les

baies calmes et solitaires, une énorme femelle de païsi escortée

de ses petits au milieu desquels elle a l'air d'un vaisseau à

trois ponts entouré de chaloupes. Les jeunes paisis, longs de

ilouze à quinze pouces et encore sans écailles , sont d'un brun

d'anguille foncé sur le dos. Celte couleur se dégiade en descendant

vers les flancs et s'éteint près du veutie, dont le dessous est

d'un blanc jaunûtre.

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