LE TOUR DU MONDE 1864 viaje a españa
6 LE TOUR DU MONDE.la veste. Sa forme varie peu : le manche en bois estrecouvert d'une plaque de cuivre ornée de quelques gravuresrudimentaires, et percé çà et là de quelques troussous lesquels brille une feuille de paillon. La lame, trèsallongéeet pointue comme une aiguille, est renflée parle milieu et rappelle assez bien la forme de certainspoissons: quelques cannelures, creusées parallèlementdans le sens de la longueur, sont peintes en rouge sangde bœuf.Les lames d'Albacete, faites d'un fer très-grossier,n'ont aucun rapport avec les fameuses lames de Tolède;mais, en revanche, on y voit les inscriptions les plus pittoresquesgravées à l'eau-forte, et accompagnées d'arabesquesd'un style à demi oriental. Quelquefois on y litune devise empruntée au.x anciennes armes castillanes,comme celle-ci, qui ne manque pas d'une certainegrandeur :cNo me saques sin razon,« No me embaines sin honor. »t Ne me tire pas sans raison , ne me rengaine pas sanshonneur, iAssez souvent l'inscription contient une menace fortpeu rassurante pour l'adversaire :« Si esta vivora te pica," No hay remédie en la botica. »t Si cette vipère te pique, il n'y a pas de reml'de à lapharmacie. »C'est sans doute cette devise, employée de préférenceà toutes les autres, qui a faitdonner à certaines navajasle nom de navajas del santolio, plaisanterie funèbrequi signifie : couteaux de rextréme-onction.D'autres fois la devise n'a qu'une signification purementdéfensive :Ou bien encore :« Soy defensa del honor de mi dueno. »Les navajas sont ordinairement pourvues d'un trèslongressort en fer; de nombreu.\ crans, ménagés au talonde la lame , viennent happer ce ressort qtfand onouvre l'instrument, ce qui produit un petit bruit sec àpeu près semblable à celui que fait un fusil ou un pistoletqu'on arme, mais beaucoup plus prolongé, puisqu'oncompte quelquefois jusqu'à douze et quinze crans sur lesgrandes navajas : il n'est pas rare d'en voir dont la longueurdépasse un mètre ; il est vrai que celles-là ne sontque des objets de pure fantaisie , dont on ne fait pasusage : la longueur des navajas ordinaires ne dépasseguère une média vara , ou quarante- cinq centimètresenviron, ce qui est déjà bien honnête pour un couteau.Les Espagnols leur donnent plaisamment le nom de cortaplumas,canif, de mondadientes, cure-dent, ou d'oZ/î/tr,qui signifie simplement une épingle.L'art de manier la navaja a ses principes et ses règles,tout comme l'escrime , et compte des maîtres trèsrenommés,principalement à Cordoue. Nous eûmes unjour la curiosité de prendre dans cette ville quelquesleçons d'un professeur, d'un diestro; il nous démontrason art au moyen d'un simple jonc, qui remplaçait pournous le fleuret démoucheté. Le principal coup, le coupclassique, consiste à faire sur la figure de l'adversaireune ou deux balafres avant de lui porter un coup d'estocde bas en haut : de cette manière, si on manque son ennemi,on a du moins la consolation de lui peindre unchebek, pinlar un javcque , expression qui vient sansdoute de ce que la cicatrice est longue et effilée commela voilure de ce bâtiment méditerranéen. Il n'est pasrare de voir de ces balafres sur la figure des charranesou barateros, gens de la classe la plus infime. Quandnous arriverons à l'Andalousie, nous aurons l'occasionde revenir sur ce sujet avec plus de détails.On tire donc en Espagne la navaja, comme chez nouson tire l'épée, et ces duels sont souvent des plus terribles: il arrive parfois que deux barateros se défient,s'enferment dans une cour étroite, et , n'ayant d'autredéfense que la veste placée sur le bras gauche, se portentdes coups jusqu'à ce que l'un des deux reste surle terrain.Le punal espagnol ressemble beaucoup au poignardcorse : quelquefois la lame est percée à jour et muniede petits crans, aimable précaution qui a pour but dedéchirer la plaie et de rendre la blessure plus dangereuse.Ici se présente une bien grave question : les Espagnolesportent-elles , suivant l'antique réputation qu'onleur a faite, le poignard à la jarretière? On parlait bienautrefois de manolas armées de la sorte, et on les appelaitmême las del cuchillo en la liga, littéralement :celles au couteau dans la jarretière. Je possède un petitpoignard fort mignon, un puiialico, qui porte pourf Soy defensora de mi dueno solo, y viva ! »devise :« Sirvo a una dama. »seulement l'inscription n'est pas assez explicite pournous apprendre si le poignard servait à une darne pourcet usage si intéressantl'amour de la couleur locale !Espérons-le cependant, pourD'Albacete à Alicante. — Le marquis de Villena. — Alicante. —Une noce à la pnsada. — Elche et sa foret de palmiers. — Lesdattes et les palmes.Après avoir fait à Albacete uns ample provision depunales, de navajas et de cucliillos, en ayant soin dechoisir ces armes de la forme la plus féroce, et ornées desinscriptions les plus pittoresques, il ne nous restait plusrien à voir dans le Chàtellerault de l'Espagne; aussi,nous empressâmes-nous de regagner la station pour prendrele train express venant de Madrid, et nous rendre àAlicante. Nous avons conservé la. souvenir d'Albacetecomme de l'un des plus alTreux cloaques où il soit possiblede s'embourber : à vrai dire, ce ne sont pas des rues, maisplutôt des rivières de boue liquide, pendant la saison pluvieuse: à l'époque des chaleurs et de la sécheresse, laboue est remplacée par une poussière blanche et épaisse.
LE TOUR DU MONDE.Quoi qu'il eu soit, boue ou poussière, les roues des voituresen ont jusqu'au moyeu, en sorte qu'on se trouveexposé à ces deux alternatives également désagréables :d'être noyé l'hiver ou asphyxié l'été.Nous avons remarqué qu'il en est de même de la plupartdes petites villes d'Espagne : les routes qui les traversentsont dans l'état le plus pitoyable, tandis qu'audehors elles sont passablement entretenues. Ce fait]s'expliquefacilement : l'entretien des routes est à la chargede l'État, tandis que celui des tronçons qui traversent lesvilles regarde la municipalité; et les ayuntamientosn'ont pas l'habitude de faire des folies pour cette partiede leur budget.Le train venait de quitter Albacete : nous saluâmesde nouveau, au passage, le château mauresque de Chinchilla,la pyramide élevée au milieu du champ de batailled'Almanza, et nous ne tardâmes pas à dépasser laventa de la Encina (l'auberge du Chêne vert), où se bifurquentles deux lignes, laissant sur notre gauchel'embranchement qui se dirige vers Valence.Après avoir passé la station de Caudete, éloignée d'unelieue de la petite ville de ce nom, nous nous arrêtâmes^kcelle de Villena. Villena fut le berceau d'une célèbrefamille espagnole qui joua un très- grand rôlp au quinzièmesiècle, et dont le souvenir est très-populaire dansle pays. Le premier marquis de Villena laissa de nombreusespoésies, dont il n'est resté que fort peu dechose : de son vivant, il passait pour être quelque peusorcier et magicien ; aussi après sa mort, le roi de Castillefit brûler par un moine dominicain deux chariotsnéanmoins sa captivité ne le mit pas à l'abri de la jalousiepleins de livres, dont une partie était composée par lui,enfermé dans le château d'Arjoncilla, non loin de Jaën;dant la guerre de succession et pendant celle de lindé-et qu'on regardait comme des ouvrages traitant dede son rival qui, un jour, l'ayant entendu chantermagie.C'est à l'histoire de don Enrique de Villena que sequelques strophes à la louange de sa dame, le perça desa lance à travers les barreaux de la prison.rattache celle du fameux Irovador Juan Macias, gentilhommede sa suite, dont les aventures ont été si souventLe romancero espagnol est rempli d'aventures de cegenre ; celles de Juan Macias ont inspiré Lope de Vega,chantées par les poètes espagnols. Juan Macias s'était qui y a puisé le sujet d'une de ses innombrables piècesépris d'une jeune fille de la maison du grand maître de intitulée : Porfiar hasta morir, c'est-à-dire : PersisterCalatrava, et avait obtenu d'elle la promesse de sa main. jusqu'à la mort; depuis, la même histoire a servi dePendant une absence que fit le fiancé, le marquis donna thème à un autre drame : El Espanol mas amante, yla jeune^I^B en mariage à un autre gentilhomme. QuandMacias fut de retour, il apprit avec désespoir la trahisondesgraciado Macias.La petite ville de Villena, aux rues étroites et tortueuses,de sa fiancée; cependant celle-ci, quiavaitété contrainte,conserve encore quelques vieilles maisons dontne tarda pas à se justifier. Le mari irrité se plaignit à l'aspect est bien en harmonie avec ces légendes dudon Enrique de Villena, qui ordonna que Macias fût moyen âge ; son château, qui a joué un certain rôle pen-
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la veste. Sa forme varie peu : le manche en bois est
recouvert d'une plaque de cuivre ornée de quelques gravures
rudimentaires, et percé çà et là de quelques trous
sous lesquels brille une feuille de paillon. La lame, trèsallongée
et pointue comme une aiguille, est renflée par
le milieu et rappelle assez bien la forme de certains
poissons: quelques cannelures, creusées parallèlement
dans le sens de la longueur, sont peintes en rouge sang
de bœuf.
Les lames d'Albacete, faites d'un fer très-grossier,
n'ont aucun rapport avec les fameuses lames de Tolède;
mais, en revanche, on y voit les inscriptions les plus pittoresques
gravées à l'eau-forte, et accompagnées d'arabesques
d'un style à demi oriental. Quelquefois on y lit
une devise empruntée au.x anciennes armes castillanes,
comme celle-ci, qui ne manque pas d'une certaine
grandeur :
c
No me saques sin razon,
« No me embaines sin honor. »
t Ne me tire pas sans raison , ne me rengaine pas sans
honneur, i
Assez souvent l'inscription contient une menace fort
peu rassurante pour l'adversaire :
« Si esta vivora te pica,
" No hay remédie en la botica. »
t Si cette vipère te pique, il n'y a pas de reml'de à la
pharmacie. »
C'est sans doute cette devise, employée de préférence
à toutes les autres, qui a fait
donner à certaines navajas
le nom de navajas del santolio, plaisanterie funèbre
qui signifie : couteaux de rextréme-onction.
D'autres fois la devise n'a qu'une signification purement
défensive :
Ou bien encore :
« Soy defensa del honor de mi dueno. »
Les navajas sont ordinairement pourvues d'un trèslong
ressort en fer; de nombreu.\ crans, ménagés au talon
de la lame , viennent happer ce ressort qtfand on
ouvre l'instrument, ce qui produit un petit bruit sec à
peu près semblable à celui que fait un fusil ou un pistolet
qu'on arme, mais beaucoup plus prolongé, puisqu'on
compte quelquefois jusqu'à douze et quinze crans sur les
grandes navajas : il n'est pas rare d'en voir dont la longueur
dépasse un mètre ; il est vrai que celles-là ne sont
que des objets de pure fantaisie , dont on ne fait pas
usage : la longueur des navajas ordinaires ne dépasse
guère une média vara , ou quarante- cinq centimètres
environ, ce qui est déjà bien honnête pour un couteau.
Les Espagnols leur donnent plaisamment le nom de cortaplumas,
canif, de mondadientes, cure-dent, ou d'oZ/î/tr,
qui signifie simplement une épingle.
L'art de manier la navaja a ses principes et ses règles,
tout comme l'escrime , et compte des maîtres trèsrenommés,
principalement à Cordoue. Nous eûmes un
jour la curiosité de prendre dans cette ville quelques
leçons d'un professeur, d'un diestro; il nous démontra
son art au moyen d'un simple jonc, qui remplaçait pour
nous le fleuret démoucheté. Le principal coup, le coup
classique, consiste à faire sur la figure de l'adversaire
une ou deux balafres avant de lui porter un coup d'estoc
de bas en haut : de cette manière, si on manque son ennemi,
on a du moins la consolation de lui peindre un
chebek, pinlar un javcque , expression qui vient sans
doute de ce que la cicatrice est longue et effilée comme
la voilure de ce bâtiment méditerranéen. Il n'est pas
rare de voir de ces balafres sur la figure des charranes
ou barateros, gens de la classe la plus infime. Quand
nous arriverons à l'Andalousie, nous aurons l'occasion
de revenir sur ce sujet avec plus de détails.
On tire donc en Espagne la navaja, comme chez nous
on tire l'épée, et ces duels sont souvent des plus terribles
: il arrive parfois que deux barateros se défient,
s'enferment dans une cour étroite, et , n'ayant d'autre
défense que la veste placée sur le bras gauche, se portent
des coups jusqu'à ce que l'un des deux reste sur
le terrain.
Le punal espagnol ressemble beaucoup au poignard
corse : quelquefois la lame est percée à jour et munie
de petits crans, aimable précaution qui a pour but de
déchirer la plaie et de rendre la blessure plus dangereuse.
Ici se présente une bien grave question : les Espagnoles
portent-elles , suivant l'antique réputation qu'on
leur a faite, le poignard à la jarretière? On parlait bien
autrefois de manolas armées de la sorte, et on les appelait
même las del cuchillo en la liga, littéralement :
celles au couteau dans la jarretière. Je possède un petit
poignard fort mignon, un puiialico, qui porte pour
f Soy defensora de mi dueno solo, y viva ! »
devise :
« Sirvo a una dama. »
seulement l'inscription n'est pas assez explicite pour
nous apprendre si le poignard servait à une darne pour
cet usage si intéressant
l'amour de la couleur locale !
Espérons-le cependant, pour
D'Albacete à Alicante. — Le marquis de Villena. — Alicante. —
Une noce à la pnsada. — Elche et sa foret de palmiers. — Les
dattes et les palmes.
Après avoir fait à Albacete uns ample provision de
punales, de navajas et de cucliillos, en ayant soin de
choisir ces armes de la forme la plus féroce, et ornées des
inscriptions les plus pittoresques, il ne nous restait plus
rien à voir dans le Chàtellerault de l'Espagne; aussi,
nous empressâmes-nous de regagner la station pour prendre
le train express venant de Madrid, et nous rendre à
Alicante. Nous avons conservé la. souvenir d'Albacete
comme de l'un des plus alTreux cloaques où il soit possible
de s'embourber : à vrai dire, ce ne sont pas des rues, mais
plutôt des rivières de boue liquide, pendant la saison pluvieuse
: à l'époque des chaleurs et de la sécheresse, la
boue est remplacée par une poussière blanche et épaisse.