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150 LE TOUR DU MONDE.
peu la monotonie du trajet et lafraîcliirent notre pulpe
cérébrale que menaçait de dessécher l'ardeur du soleil. Le
premier jour, dans l'après-midi, une idée quelconque
ayant poussé les rameurs de ma pirogue à côtoyer la berge
au lieu de .suivre le milieu du courant, je les entendais
proférer des clié, desxi,desschisto, interjections qui dans
l'idiome conibo, expriment la surprise à différents degrés
puis rapprocher l'embarcation du bord et sauter vivement
eu terre. Curieux de voir ce qu'ils voyaient, je les
suivis. La plage élevée, de trois ou quatre pieds au-dessus
du niveau de la rivière, était couverte dans un périmètre
de deux cents pas, de carapaces et de plastrons
de tortues, violemment séparés à coups de hache et auxquels
adhéraient encore des lambeaux de chair. Les
ruisseaux de sang qui avaient coulé pendant ce massacre,
dessinaient sur le sable de rougeàtres sillons. Çà
et là, perchés sur les lesludo des malheureux chéloniens,
comme des hiboux sur les lombes d'un cimetière,
des vautours-urubus repus à ne pouvoir voler, se tenaient
cois, le bec posé sur leur jabot dans une attitude de contemplation
digestive. Je parcourus cet étrange champ
de bataille sur lequel étaient restés trois cent dix-neuf
cadavres. Une douzaine de Conibos, parents ou amis de
mes rameurs, avaient fait à eux seuls toute cette besogne,
non pour se nourrir ou s'approvisionner de viande de
tortue, comme on pourrait le croire, mais seulement
pour détacher des intestins de cet amphibie, certaine
graisse jaune et fine qui y est attachée et qui est pour
les Conibos un des articles les plus prisés de leur commerce
avec les missions. Nous reviendrons sur ce genre
do massacre et sur ce trafic, eu trayaul la monographie
de ces indigènes.
Notre visite à ce Waterloo des toi'lues avait duré plus
d'une heure. Nous rentrâmes dans le lit du courant et
fîmes force rames pour rattraper nos compagnons, qu'au
coucher du soleil nous rejoignîmes sur une plage, où
déjà ils avaient allumé le feu du campement. Une troupe
de Conibos étrangers à la caravane, s'y trouvaient avec
eux. L'i'-poque de la ponte des toitues qui était venue,
expliquait la présence de ces indigènes. Pendant deux
heures, ce fut entre nos rameurs et ces inconnus, un
échange de syllabes et de consonnes à nous rendre sourds;
puis comme les affaires de ces derniers les appelaient
ailleurs, ils prirent congé de nous et se rembarquèrent.
Je ne sais si leur rencontre nous porta malheur, mais
la nuit que nous passâmes sur cette plage n'eut rien à
envier à celle de Sintulini qui suivit la mort de fray
Bobo notre aumônier. Les éclairs, la foudre, la pluie,
mêlée aux bouffées d'un vent furieux, éteignirent nos
feux, culbutèrent nos moustiquaires, ébouriffèrent notre
chevelure en tous sens et nous trempèrent jusqu'aux os.
Si nous passâmes cette effroyable nuit à grelotter de
froid et à maudire sur tous les tons le jour qui nous
avait vu naître, en revanche, nous ne sentîmes la piqûre
d'aucun moustique. A quelque ciiosc malheur
mimes en chemin. Sur les onze heures, nous nous arrêtâmes
dans une habitation de Conibos où l'on nous
cuisina dans une grande jarre, un millier d'œufs de tortue
mêlés à des bananes vertes, dont le principal avantage
est de faire un bouillon violet. Ce ragoût d'œufs
(chupé), bien que pesant à l'estomac, nous agréa fort.
dater de cette heure nous ne négligeâmes aucune occasion
de nous approvisionner d'œufs de tortue , ce qui
nous fut d'autant plus facile, que la ponte des chéloniens
qui met en émoi tous les peuples sauvages et civilisés
de ces contrées, avait lieu déjà sur quelques points privilégiés
'.
Dans la maison où nous goûtâmes pour la première
fois de ce mets indigeste, se trouvait un jeune sauvage
d'une dizaine d'années, nu comme un ver, mais le nez
coquettement orné d'une pièce d'argent qui lui cachait
la lèvre supérieure. Les traits de cet enfant, qui rappelaient
le type des Quechuas, des Antis et des Chontaquiros
, contrastaient si fort avec le masque rond
bonasse et souriant des Conibos, que nous nous renseignâmes
sur son compte. On nous dit qu'il était n'é sur
les berges ombreuses de la rivière Tarvita, un afffuent
de droite de l'Apu-Paro et qu'il appartenait à la nation
des Impetiniris. Les Conibos l'avaient pris dans une
razzia faite par eux chez ces indigènes, qu'ils accusaient
d'être venus de nuit leur voler des bananes. Depuis un
an que le jeune Impetiniri vivait sous le toit de ses
maîtres qui le traitaient comme un enfant de leur famille,
il feignait d'avoir oublié le lieu do sa naissance et
ne ])arlait qu'avec dédain des auteurs de ses jours. Le
cholo Aiiaya, à l'instigation du chef de la commission
péruvienne, ayant manifesté le désir d'acheter ce jeune
indigène, les gens de la maison le lui vendirent pour
trois couteaux représentant une valeur de 1 fr. 50 cent.
Le capitaine de frégate fut enchanté de sou acquisition.
Jusqu'à cette heure, le chef de la commission française,
maître d'un Malgache loué à Lima pour la circonstance
et possesseur d'un Apinagé, troqué par lui contre un
vieux fusil dans une traversée de l'Araguay, l'avait secrètement
humilié par ce déploiement de luxe despotique.
Désormais, il allait avoir comme son rival, un
esclave à lui, qui pourrait bourrer et débourrer sa pipe,
accourir à sa voix, se coucher à ses pieds ou le
est bon.
Au petit jour, nous quittâmes cette plage inhospitalière
et, les yeux bouffis par l'insomnie, nous nous re- I d'eau, que vers la tin de septembre.
suivre à
dislance ;
cette idée fut un dictame pour les blessures de
son amour-propre et comme une compensation aux
pertes réelles qu'il avait essuyées.
1. L'avance on le relani dans la crue ou la décroissance des
eaux de rUcayali-Ainaiioue et do ses grands affluents que nous
verrons plus tard, tient au voisinage plus ou moins immédiat des
sources de ces rivières avec les neiges des Andes. De là cette différence
de quinze jours, trois .semaines, nn mois même, observée
dans l'élévation ou l'abaissement de niveau de chacune d'elles. De
là aussi, et selon le cours d'eau, une avance ou un retard dans la
ponte annuelle des toitues et la récolte de leurs œufs par les riverains.
Notre Apu-Paro et la rivière des l'urus, malgré une distance
de plus do trois cents lieues qui sépare leur embouchure,
sont de tous les tributaires du llaut-Aïua/.one coulant du sud au
nord, ceux qui baissent les premiers. Di's le l.^ aoOt, leurs plages
sont à sec et les tortues y déposent leurs œufs, tandis qu'elles no
pondent sur les plages du Javary, du Jurua et autres grands cours
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