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LE TOUR DU MONDE. 149
Il y avait trois jours, nous dit-on, qu'une pirogue
montée par une famille d'Indiens Sensis '
s'était arrêtée
à l'endroit du rivage où nous venions d'aborder nousmêmes;
cette famille pour échapper à la mortalité que
la petite vérole exerçait en ce moment parmi les gens de
sa tribu, avait déserté son toit de palmes, et, s'abandonnant
au courant de la rivière Capoucinia, était entrée
dans les eaux de l'Apu-Paro, qu'elle remontait d'aval en
amont, cherchant, comme l'errante Élise de Virgile, un
air pur et un endroit propice pour y édifier un autre
ajoupa. A cette nouvelle, qui nous surprit un peu, mais
dont nos hôtes paraissaient terrifiés, ils ajoutèrent, qu'en
nous voyant venir à eux, vêtus d'habits extravagants et
porteurs de barbes blondes ou noires, ils nous avaient
pris pour des mauvais génies chargés par Yurima, l'esprit
des ténèbres, d'apporter l'épidémie dans la contrée.
Quelque peu flatteur qu'il put nous sembler d'avoir été
pris pour autant de diables, nous ne dîmes rien de désobligeant
à nos hôtes en songeant à la chaude alerte
qu'involontairement nous leur avions causée.
De tous les fléaux qui peuvent assaillir l'indigène, la
petite vérole est celui qu'il redoute le plus. Le danger,
la fatigue, les privations, le trouvent insensible; la
faim même, n'a sur lui qu'une influence secondaire, car
il
la trompe en buvant son épais mazato. Seule, la petite
vérole a le don d'émouvoir sa bile et de fondre la glace
de son naturel ;
à l'annonce de l'épidémie, il prend ses
jambes à son cou, et, sans regarder derrière lui, dévalle
à travers forêts et rivières, comme si le diable l'éperonnaitde
ses ongles crochus. Habituellement, il ne retourne
la tête que lorsqu'il a mis trente ou quarante lieues entre
sa personne et l'endroit où sévit le fléau.
La petite vérole est dans son idée, la sinistre avantcourrière
de la mort. La première pustule que le virus
fait éclore à la surface de sa peau, équivaut au coup de
faux du terrible squelette ;
tant d'individus, de familles,
?Î25=S.
Un massacre de tortues.
de tribus tout entières, sont tombés sous ses yeux, victimes
de ce mal étrange, manifestation de la colère du
Grand-Esprit, qu'il juge parfaitement inutile de le combattre.
Aux premiers symptômes de l'éruption cutanée,
alors que la fièvre brûle son sang, le seul remède, ou
plutôt -le seul palliatif auquel il ait recours pour se débarrasser
d'une insupportable chaleur, c'est de courir à
la rivière, de se plonger dans l'eau jusqu'au menton et
de rester immobile jusqu'à ce que le froid l'ait saisi. On
devine le résultat de ce traitement '.
1. La tribu des Sensis, fraction minime de la grande nation
rano, aujourd'hui éteinte, était autrefois réunie en mission. Elle
habite les alentours de Chanaya-Mana, chainon ouest de la Sierra
de Cuntamana. Nous reviendrons sur ces indigènes en parlant des
missions de l'Ucayali.
2. C'est à la petite vérole, autant qu'aux guerres intestines et
aux ts%ais de civilisation tentés, d'un cûlé par les Péruviens, de
l'autre par les Brésihens
,
qu'on doit attribuer l'extinction totale
ou la diminution sensible des tribus indigènes qui, au dix-huitième
siècle, bordaient encore les rives du HuaUaga,du Maraiion,
Un moment de conversation avec ces Conibos nous
suffit pour les rassurer et dissiper la fâcheuse opinion
qu'ils avaient eue de nous. Grâce à leur changement
d'humeur, nous pûmes nous procurer des poules, une
tortue et des régimes de bananes. La vieille Hébé qui
nous avait ofi'ert son ambroisie locale et à laquelle nous
avions donné quelques perles en verre coloré pour rehausser
ses charmes sexagénaires, courut après nous au
moment où nous nous dirigions vers nos pirogues, et,
avec une affreuse grimace qu'elle croyait être un bienveillant
sourire, nous remit personnellement un petit sac
en jonc aKistement tressé et plein d'arachides grillées.
Durant les cinq jours que nous mimes à atteindre
r embouchure de la rivière Pachitea, il nous échut quelques
distractions à défaut d'aventures, qui rompirent un
de l'Ucayali et du Bas-Amazone. Sur plus de cent vingt peuplades
qu'on y comptait ;\ cette époque, il en reste à peine trente aujourd'hui.