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LE TOUR DU MONDE.
Depuis, j'ai fait plusieurs ascensions aux cimes des
environs, et des excursions par le chemin de fer à Coire,
où j'ai acheté quelques livres italiens, — à Wallenstadt,
où j'ai eu plaisir à -contempler le lac des heures entières,
— à Glaris (Glarus) l'une des villes les plus pittoresques
du monde, située au pied d'un mont géant,
détaché et isolé comme le Righi. Aucune de ces promenades
ne m'a pris plus d'un jour.
On éprouve un bien-être indicible dans les piscines :
cette eau de Pfâfers a la douceur du lait.
Ce matin j'ai rendu visite au vénérable abbé Fédérer,
doyen de Ragaz.
On reconnaît sa maison, éloignée de l'église, à une
grille en bois et à une petite allée bordée de vignes,
qui conduit à la porte d'entrée, cintrée et de couleur
rouge pâle . A droite et à gauche deux petits aloës, indices
du voisinage de l'Italie, couronnent deux piliers sans
art; au-dessous, des fuchsias et deux figuiers. Je tirai un
anneau de cuivre, et à une petite fenêtre du premier
étage parut la tête d'une bonne femme bien âgée, qui
me fit en patois allemand une question plus facile à deviner
qu'à comprendre. — Je désire, répondis-je, parler
à M. le doyen. — Aussitôt la porte s'ouvrit. La bonne
femme descendit prestement l'escalier et me fit signe de
le remonter avec elle. Puis elle se retira en m'indiqtiant
du doigt, avec respect, une porte au fond du corridor
dont les murs blanchis sont ornés de quelques pauvres
estampes religieuses.
La porte de la chambre était ouverte. Le doyen écrivait
sur un registre; il se leva dès qu'il m'aperçut et
vint au-devant de moi.
C'est un petit vieillard, à figure un peu épaisse, mais
où l'intelligence et la bonté respirent. Il n'a point de
tonsure : ses cheveux gris sont séparés au milieu par une
raie. Il jiarle avec beaucoup de sens et de sensibilité ; ses
yeux, sous ses lunettes, se mouillent aisément de larmes.
Il était vêtu de noir : sa redingote m'a paru bien usée.
Après l'avoir prié d'accepter, en guise de carte de
visite, quelque peu d'or pour ses œuvres de charité, je
lui avouai qu'un sentiment de curiosité peut-être indiscret
m'avait surtout amené vers lui.
«J'ai vu, lui dis-je, dans le cimetière un monument
de marbre élevé à la mémoire de Schelling. Avant de
mourir, s'était-il donc converti au catholicisme ?
— Non, me répondit le doyen. Les protestants ne sont
pas encore nombreux à Ragaz. Il est vrai que ce sont les
plus riches de la commune , les aubergistes, les marchands
et les industriels, et qu'un temps viendra, sans
doute, où ils auront leur temple et leur cimetière : mais
jusqu'à ce jour, ils portent leurs morts à la terre sainte
des catholiques. J'assiste, de leur consentement, à la dernière
cérémonie et je prononce quelques paroles d'adieu
qui sont toujours bien écoutées. Voilà comment il
se fait
que nous avons la tombe de Schelling à côté des nôtres.
Le célèbre professeur était depuis un mois ici. 11 avait
près de (juatre-vingts ans; on espérait que les eaux
prolongeraient encore quelque temps sa vie. Son ami,
le jurisconsulte Savigny et sa famille, et aussi Brentano,
l'avaient accompagné. Mme Savigny, qui est catholique
ainsi qu'un de ses fils, aurait bien voulu me faire
admettre près de Schelling, mais cela n'a pas été possible
: il nous aurait répugné d'user d'aucune surprise.
» Avez-vous remarqué, ajouta-t-il, parmi les ornements
de la grille qui entoure la fosse, des faisceaux
semblables à ceux qu'on figure d'ordinaire sur les monuments
funèbres des généraux? Ce sont les armes du
canton. L'Etat a voulu ainsi faire honneur au grand philosophe
et au roi de Bavière qui a élevé la tombe. Il y a
deux ans, le roi est venu à Ragaz', il est cathobque.
Dès son arrivée il est allé seul devant le tombeau de
son ancien maître, s'est agenouillé le chapeau sous le
bras, et a prié longtemps. Ensuite il est venu me visiter
et m'a demandé le nom de la personne qui avait si
bien pris soin d'orner de verdure et de fleurs la tombe
de son ancien maître. Je lui nommai ma sœur (c'est
elle que vous avez dû voir en entrant). Il me pria de la
faire venir et il la remercia bien poliment.
m Quelques mois après, il m'envoya.... mais permettez-moi
d'ouvrir cette armoire. »
Il tira d'une boîte un petit bénitier , haut d'environ
trente centimètres, orné d'une jolie peinture
en émail,
représentant Jésus et la Vierge. Derrière est une inscription
en allemand: «Présent du roi de Bavière,
« Maximilien, à Elisabeth Fédérer, pour les soins qu'elle
I donne au tombeau de Schelling. »
<t Ce n'est pas tout, ajouta le doyen. Le roi avait
remarqué un de mes défauts, ma mauvaise habitude de
priser. Il n'en avait rien dit, mais voyez. »
Et il me montra une belle tabatière d'or, portant eu
relief les initiales du nom royal couronnées.
« Vous ne paraissez pas vous en servir habituellement,
dis-je en souriant.
— De l'or! non, monsieur. Je suis fils de paysan, ma
sœur Elisabeth est une paysanne, et presque tous mes
paroissiens sont des paysans. j>
Il me donna quelques autres détails au sujet de
Schelling. Toutes ses paroles étaient pleines de tolérance
et de douceur.
Ce bon prêtre est h. Ragaz depuis longtemps.
a II y a vingt ans, me disait-il, toutes les maisons
ici étaient semblables à celle que vous voyez devant la
mienne. (Et il me désignait de la main une pauvre maisonnette
en bois dont l'on défendait assez mal la toiture
contre les violences du vent en l'écrasant sous le poids de
grosses pierres). Depuis, on a construit plus de soixante
belles maisons, sans compter les hôtels, et le nombre
s'en accroît chaque année. »
M. le doyen Fédérer m'a parlé avec satisfaction des
conditions morales de la commune. Jusqu'ici les étrangers
qui viennent prendre les bains sont d'honnêtes
Allemands qui n'apportent jias avec leur argent le luxe et
la corruption.
1. Joseph Maximilien II, roi de Bavii-re, mort il y a peu de
temps.