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LE TOUR DU MONDE 1864 viaje a españa

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118 LE TOUR DU MONDE.

Quand la dernière porte du dernier bâtiment s'ouvre,

le coup de théâtre est indescriptible. Une jeune dame

anglaise au bras de son mari , me précédait d'un pas ;

elle perdit tout flegme et poussa un cri où s'entre-choquaient

l'admiration et l'horreur! Des deux rives de la

Tamina , large au plus de quarante pieds ,

jaillissent

des roches formidables qui paraissent en mouvement :

celles de droite se précipitent sur celles de gauche

qui s'inclinent pour fuir, mais n'échappent pas, çà et

là, aux rudes assauts de leurs ennemies : c'est une

bataille de géants dans le Ténare. Ces roches ont, par

endroits, la blancheur blafarde des spectres : sur leurs

anfractuosités légèrement estompées, pas un brin

d'herbe, pas une mousse. Une impression instinctive

porte à reculer de quelques pas, de crainte de les voir

s'écrouler. L'espèce de voûte inégale, crénelée, déchiquetée,

que forment leurs rudes arêtes est d'une

hauteur prodigieuse. De distance en distance, quelques

échancruresy laissent apercevoir le bleu du ciel, de rares

l'ayons de soleil semblables à des lames d'or, des arbrisseaux

paisibles : le contraste l'ait frissonner; on voudrait

être transporté tout à coup là haut. Les oreilles

ne sont pas moins terriliées que les yeux. La Tamina

se débat avec rage entre les fragments écroulés : ses

cascades furibondes, ses flots tour à tour blanchissants ou

sombres s'élancent en tumulte hors de l'abîme infernal.

A travers ce désordre et ce vacarme, on fait quelques

centaines de pas sur une sorte de plancher étroit, humide

,

échafaudé tant bien que mal le long des rochers

de gauche, et on arrive à un point où l'on aperçoit

au-dessus de soi dans la voûte un plus grand espace de

verdure à découvert. On est devant un petit mur percé

de deu.x portes basses, d'où sort une vapeur épaisse :

l'une de ces portes introduit à la source principale, la

Chaudière, le Kessel. Avant d'entrer, il faut se dévêtir

en partie pour ne pas s'exposer à être inondé de sueur,

et se faire précéder d'une lumière. Le couloir est trèsétroit.

A cinquante pas, on s'arrête au seuil d'une

grotte à stalactites , d'un diamètre de six à huit pieds

et pleine de l'eau de la source dont la chaleur est de

trente-sept degrés centigrades. L'autre porte mène à une

petite niche où l'on peut vérifier sur les chifl'res d'une

échelle la hauteur variable du niveau de la source. Deux

énormes tuyaux, semblables à des serpents, sortent du

rocher et vont porter l'eau, l'un au couvent, l'autre à

]Iof-Ragaz.

Les voyageurs qui se rencontrent dans ce sombre séjour

sont graves et muets. C'est autre chose, en efi'et,

(|u'une décoration d'opéra. La Suisse n'a rien de plus

terrible. Certaine anecdote qu'on se dit à l'oreille ajoute

encore à l'émotion.

11 y a plusieurs années, un homme respectable,

M. Schwaiz, sa femme et ses enfants, s'avançaient dans

la direction de la source, sur la plate-forme en bois qui

contourne les rochers. Ils étaient neuf et divisés en deux

groupes. Une des jeunes filles pressait le pas pour passer

du dernier de ces groupes au premier. Tout à coup

de la voùle une pierre se détache et tombe sur sa tète.

Le père s'élance, saisit le corps au moment ou il

allait rouler

dans le torrent, et l'emporte sanglant sur son épaule

jusqu'à la grande salle de l'établissement : hélas ! aucun

secours n'était plus nécessaire... La jeune fille est ensevelie

au cimetière de Ragaz, près du vieux Schelling.

Cette aflreuse histoire me poursuit, tandis qu'au sortir

du couvent je monte aux escarpements voisins. Curieux

de marcher sur ces voûtes formidables, je m'avance

sur un petit sentier vertigineux qui menait autrefois au

village de Pfafers, et, voyant quelques pierres rouler

devant mes pieds, je m'étonne qu'en ces lieux, comme

en beaucoup d'autres de Suisse, il n'y ait pas plus de

malheurs à déplorer. Des arbres ont grandi au bord

de ces précipices, et leurs racines s'enlacent aux fi'agments

du rocher. Qu'il

survienne de grandes pluies et

des vents furieux, la terre détrempée ne doit-elle pas

laisser tomber dans l'abime des pierres descellées et

rompues? Cependant les vieillards assurent que la mort

de cette jeune fille est le seul événement tragique dont

ils

aient jamais entendu parler.

Au retour, le sommelier de Hof-Ragaz (où je prends

mes repas) me demande si j'ai vu le village de Pfafers.

Un village? Non.— Il m'en montre la position sur la carte,

et après diner je m'engage dans un joli chemin qui serpente,

derrière l'hôtel, au flanc de la montagne, parmi

les ombrages. A mesure que l'on s'élève, la vue s'étend

de tous côtés sur la large vallée du Rhin. Près du sommet,

on peut se reposer sous les murs ruinés d'une

ancienne tour. Le village n'est pas loin : il y a là encore

un ancien couvent de bénédictins, converti en asile

d'aliénées. Comme je passais, cinq ou six pauvres folles

debout aux fenêtres, derrière les barreaux, ont jeté

de ces éclats de rire stridents qui font mal : puis tout à

coup elles ont disparu en silence. Le village descend

l'autre versant de la montagne. Je me suis assis un

moment sous la tonnelle de l'auberge du Pigeon, et là

j'ai joui en paLv des dernières heures du jour. Je ne

suis revenu à Ragaz qu'à la nuit : le paysage avait un

aspect

solennel.

Aujourd'hui, j'ai visité sur l'autre rive du Rhin le

village de Maienfeld, et au delà le défilé de Luziensteig,

puis la forteresse qui marque sur ce point la limite entre

le canton de Saint-Qall et la principauté de Lichtenstein.

Du sommet voisin, sur le Flœscherberg, on a une

vue immense et l'on peut marcher à l'aise assez loin

sur la crête. Un sou.s-officier m'a salué eu italien; il

m'a aidé à me reconnaître dans le panorama qui s'étendait

à perte de vue autour de nous. Il m'a désigné et

m'a nommé toutes les cimes entre Claris et Coire. Je

suis revenu par Balzers, j'ai traversé le Rhin en bac, et

le convoi de Zurich, en passant à Triilihach, m'a pris et

ramené à Ragaz.

C'est une journée bien remplie et un exercice aussi

salutaire que peuvent l'être les eaux de la source.

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