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118 LE TOUR DU MONDE.
Quand la dernière porte du dernier bâtiment s'ouvre,
le coup de théâtre est indescriptible. Une jeune dame
anglaise au bras de son mari , me précédait d'un pas ;
elle perdit tout flegme et poussa un cri où s'entre-choquaient
l'admiration et l'horreur! Des deux rives de la
Tamina , large au plus de quarante pieds ,
jaillissent
des roches formidables qui paraissent en mouvement :
celles de droite se précipitent sur celles de gauche
qui s'inclinent pour fuir, mais n'échappent pas, çà et
là, aux rudes assauts de leurs ennemies : c'est une
bataille de géants dans le Ténare. Ces roches ont, par
endroits, la blancheur blafarde des spectres : sur leurs
anfractuosités légèrement estompées, pas un brin
d'herbe, pas une mousse. Une impression instinctive
porte à reculer de quelques pas, de crainte de les voir
s'écrouler. L'espèce de voûte inégale, crénelée, déchiquetée,
que forment leurs rudes arêtes est d'une
hauteur prodigieuse. De distance en distance, quelques
échancruresy laissent apercevoir le bleu du ciel, de rares
l'ayons de soleil semblables à des lames d'or, des arbrisseaux
paisibles : le contraste l'ait frissonner; on voudrait
être transporté tout à coup là haut. Les oreilles
ne sont pas moins terriliées que les yeux. La Tamina
se débat avec rage entre les fragments écroulés : ses
cascades furibondes, ses flots tour à tour blanchissants ou
sombres s'élancent en tumulte hors de l'abîme infernal.
A travers ce désordre et ce vacarme, on fait quelques
centaines de pas sur une sorte de plancher étroit, humide
,
échafaudé tant bien que mal le long des rochers
de gauche, et on arrive à un point où l'on aperçoit
au-dessus de soi dans la voûte un plus grand espace de
verdure à découvert. On est devant un petit mur percé
de deu.x portes basses, d'où sort une vapeur épaisse :
l'une de ces portes introduit à la source principale, la
Chaudière, le Kessel. Avant d'entrer, il faut se dévêtir
en partie pour ne pas s'exposer à être inondé de sueur,
et se faire précéder d'une lumière. Le couloir est trèsétroit.
A cinquante pas, on s'arrête au seuil d'une
grotte à stalactites , d'un diamètre de six à huit pieds
et pleine de l'eau de la source dont la chaleur est de
trente-sept degrés centigrades. L'autre porte mène à une
petite niche où l'on peut vérifier sur les chifl'res d'une
échelle la hauteur variable du niveau de la source. Deux
énormes tuyaux, semblables à des serpents, sortent du
rocher et vont porter l'eau, l'un au couvent, l'autre à
]Iof-Ragaz.
Les voyageurs qui se rencontrent dans ce sombre séjour
sont graves et muets. C'est autre chose, en efi'et,
(|u'une décoration d'opéra. La Suisse n'a rien de plus
terrible. Certaine anecdote qu'on se dit à l'oreille ajoute
encore à l'émotion.
11 y a plusieurs années, un homme respectable,
M. Schwaiz, sa femme et ses enfants, s'avançaient dans
la direction de la source, sur la plate-forme en bois qui
contourne les rochers. Ils étaient neuf et divisés en deux
groupes. Une des jeunes filles pressait le pas pour passer
du dernier de ces groupes au premier. Tout à coup
de la voùle une pierre se détache et tombe sur sa tète.
Le père s'élance, saisit le corps au moment ou il
allait rouler
dans le torrent, et l'emporte sanglant sur son épaule
jusqu'à la grande salle de l'établissement : hélas ! aucun
secours n'était plus nécessaire... La jeune fille est ensevelie
au cimetière de Ragaz, près du vieux Schelling.
Cette aflreuse histoire me poursuit, tandis qu'au sortir
du couvent je monte aux escarpements voisins. Curieux
de marcher sur ces voûtes formidables, je m'avance
sur un petit sentier vertigineux qui menait autrefois au
village de Pfafers, et, voyant quelques pierres rouler
devant mes pieds, je m'étonne qu'en ces lieux, comme
en beaucoup d'autres de Suisse, il n'y ait pas plus de
malheurs à déplorer. Des arbres ont grandi au bord
de ces précipices, et leurs racines s'enlacent aux fi'agments
du rocher. Qu'il
survienne de grandes pluies et
des vents furieux, la terre détrempée ne doit-elle pas
laisser tomber dans l'abime des pierres descellées et
rompues? Cependant les vieillards assurent que la mort
de cette jeune fille est le seul événement tragique dont
ils
aient jamais entendu parler.
Au retour, le sommelier de Hof-Ragaz (où je prends
mes repas) me demande si j'ai vu le village de Pfafers.
Un village? Non.— Il m'en montre la position sur la carte,
et après diner je m'engage dans un joli chemin qui serpente,
derrière l'hôtel, au flanc de la montagne, parmi
les ombrages. A mesure que l'on s'élève, la vue s'étend
de tous côtés sur la large vallée du Rhin. Près du sommet,
on peut se reposer sous les murs ruinés d'une
ancienne tour. Le village n'est pas loin : il y a là encore
un ancien couvent de bénédictins, converti en asile
d'aliénées. Comme je passais, cinq ou six pauvres folles
debout aux fenêtres, derrière les barreaux, ont jeté
de ces éclats de rire stridents qui font mal : puis tout à
coup elles ont disparu en silence. Le village descend
l'autre versant de la montagne. Je me suis assis un
moment sous la tonnelle de l'auberge du Pigeon, et là
j'ai joui en paLv des dernières heures du jour. Je ne
suis revenu à Ragaz qu'à la nuit : le paysage avait un
aspect
solennel.
Aujourd'hui, j'ai visité sur l'autre rive du Rhin le
village de Maienfeld, et au delà le défilé de Luziensteig,
puis la forteresse qui marque sur ce point la limite entre
le canton de Saint-Qall et la principauté de Lichtenstein.
Du sommet voisin, sur le Flœscherberg, on a une
vue immense et l'on peut marcher à l'aise assez loin
sur la crête. Un sou.s-officier m'a salué eu italien; il
m'a aidé à me reconnaître dans le panorama qui s'étendait
à perte de vue autour de nous. Il m'a désigné et
m'a nommé toutes les cimes entre Claris et Coire. Je
suis revenu par Balzers, j'ai traversé le Rhin en bac, et
le convoi de Zurich, en passant à Triilihach, m'a pris et
ramené à Ragaz.
C'est une journée bien remplie et un exercice aussi
salutaire que peuvent l'être les eaux de la source.