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LK TOUR IJU MONDE 95
est la fille de, l'empereur détrôné vient exposer ses chagrins
;
elle sacglotte à fendre le cœur, elle s'arrache les
cheveux, et ne veut pas être consolée. Les actrices paraissent
fort jolies et cependant ce sont des jeunes gens,
car l'empereur Hien-long a défendu aux femmes de paraître
sur la scène, la profession de comédien étant regardée
comme déshonorante. Ils sont si Lien frisés, si
bien habillés, ils trébuchent si naturellement sur leurs
pieds chaussés du brodequin de théâtre qu'il est impossible
de ne pas se faire illusion. Voici le prince chinois
(l'inévitable amoureux) qui s'est introduit furtivement
dans le palais pour enlever sa fiancée ! Surprise, duo d'amour
moitié chanté, moitié parlé; la princesse, s'approchant
de la rampe et mettant la main sur son cœur,
exprime sa joie par une psalmodie monotone, qui se termine
en une noteaigué qu'elle conserve sur le même ton
et sans respirer pendant quelques minutes. Ce tour de
force musical hautement apprécié par les connaisseurs
excite un enthousiasme indescriptible ;
les spectateurs se
lèvent; on entend sortir de toutes les bouches l'exclamation
/iao (bon), et en même temps on frappe de grands
coups sur les tables avec les tuyaux des pipes; c'est la
manière d'applaudir. Mais, ô trahison ! le conquérant
tartare se précipite dans la salle suivi de ses gardes! il
voit tout, il sait tout! il roule des yeux furieux, brandit
un sabre d'une main, une hache de l'autre, et marche à
grandes enjambées alternatives comme les traîtres de nos
mélodrames. La princesse sejette à ses genoux; il la repousse
brutalement et fait charger de chaînes le prince
amoureux, son rival. Le conquérant tartare s'est fait une
figure efl'royable; il a des sourcils hérissés comme des
poils de sanglier, et une barbe noire en soie tressée qui
tombe en anneaux sur sa vaste poitrine. Les costumes
sont magnifiques, éclatants d'or, d'argent et de broderies,
et imitent avec une exactitude rigoureuse ceux de
l'époque où s'est passé le drame qu'on représente. Mais
je ne continuerai pas cette énumération des scènes,
d'autant plus que, ne sachant pas le chinois, et l'intrigue
allant toujours en se compliquant, je finis par en
perdre le fil : il me parait seulement que, méprisant la
règle des trois unités, l'auteur fait entre deux scènes
franchir à ses personnages plusieurs années de leur
existence. Enfin au dénoûment l'usurpateur étianger
vainqueur de tous ses ennemis vient mettre sa gloire et
sa couronne aux pieds de la fille de l'empereur chinois
qu'il avait détrôné, et celte dernière, oublieuse de son
amour et du sang de son père qui crie vengeance, accepte
la main et la moitié du trône ofl'ertes par le galant
vainqueur, consacrant ainsi le pouvoir impérial dans une
nouvelle dynastie.
K La pièce s'était jouée sans interruption ni entr'actes :
dès qu'elle fut finie,
le directeur de la troupe nous récita
une moralité historique, dans laquelle il annonça au
milieu de l'approbation générale qu'il avait voulu démontrer
dans ce drame la légèreté et l'inconstance des
femmes dont tout citoyen sensé doit se défier.
<i Dans la seconde pièce , allégorie du mariage de
l'Océan et do la Terre, les acteurs ont tous des masques
plus ou moins singuliers. Il y a des diables, des génies,
des licornes, deshi|)pogriffes,des poissons; les figurants
changés en plantes marines ont caché leurs têtes sous
des enveloppes de carton peint représentant des fleurs
de licn-iva et de nénuphar avec les corolles ouvertes
; d'autres, portant les flots de la mer en guise de
tête, exécutent à un moment donné une danse de caractère
en s' agitant en mesure scus leurs surtouts de
carton, tandis que l'orchestre gronde; c'est l'Océan en
courroux.
« Mais la journée s'avançait; la foule se retira avec
un ordre et une décence admirables, sans bruit, sans
disputes. La nuit est faite pour dormir, a dit le législateur
chinois, et aucun théâtre ne doit rester publiquement
ouvert après le coucher du soleil.
y> Cette représentation chez Tchoung-louen est analogue
à celles que j'ai dt-jà vues dans les maisons de
thé à Tien-tsin : là, on paye cent sapèques d'enti'ée
(environ un franc), mais on a le droit de consommer un
certain nombre de tasses de thé, de petits gâteaux et de
fruits secs. Le théâtre est moins luxueux, mais la salle
est entourée de vastes galeries où vont se placer en
dehors de la foule les lettrés et les riches négociants. »
Outre les théâtres véritables, il y a à Pékin quantité
de bateleurs , de saltimbanques , d'escamoteurs , des
troupes d'acrobates, des danseurs et danseuses de corde,
et enfin des hippodromes ambulants.
Certains industriels montrent les marionnettes qui sont
absolument semblables à celles d'Europe, l^cquel des
deux peuples a enseigné à l'autre cette invention singulière?
Le mot d'ombres chinoises dont nous nous servons
semblerait prouver que les Chinois ont eu la priorité.
Le bateleur qui met les poupées en mouvement, monté
sur un tabouret, est enveloppé jusqu'à la cheville du
pied dans de larges draperies de cotonnade bleue. Une
boite représentant un petit théâtre est appuyée sur ses
épaules et s'élève au-dessus de sa tête; ses mains agissent
sans qu'on devine le moyen mécanique qu'il emploie,
pour imprimer des allures de comédie à de trèspetits
automates.
Les marchés de Pékin ne présentent rien d'extraordinaire
aux recherches d'un amateur européen. Dans les
derniers temps du séjour de M. et de Mme de Bourboulon,
l'immense curiosité c{ui les avait accueillis à
leur arrivée s'étant émoussée peu à peu, il leur devint
facile de parcourir toute la ville en voiture et à cheval,
et de pénétrer plus en détail les mœurs intimes des
habitants. Une vieille Galloise, femme de charge du
ministre d'Angleterre, allait chaque jour en charrette
faire ses emplettes au marché, disputant et criant après
les marchands, au milieu d'une population paisible et
courtoise. Elle y fut plus d'une fois ^-ictime de l'astuce
des vendeurs qui dépasse tout ce qu'on voit en ce genre
dans les marchés européens : un jambon de magnifique
apparence n'était souvent qu'un morceau de bois enveloppé
d'une terre grasse et rouge artistement recouverte
d'une peau de cochon, des volailles empaillées avec soin
avaient en ])la<'i' de chair de l'étoupe et des lailloux.