syndicom magazine No.19

Dossier
Le rapport entre création et dépréciation
de valeur
13
À travers ses souvenirs, l’écrivain Werner Vontobel,
ancien journaliste économique pour le
Tages-Anzeiger, la Sonntagszeitung, la
Weltwoche, entre autres, montre comment
l’externalisation est entrée dans notre vie
quotidienne.
Texte: Werner Vontobel
Lorsque j’ai commencé à travailler pour le Tages-Anzeiger
situé au début des années 70, je savais que tous ceux qui
travaillaient dans ce bâtiment, journalistes, metteurs en
pages, imprimeurs, personnel de cantine, etc. étaient employés
par le «Tagi» et assurés auprès de la même caisse de
pension. Je n’ai fait aucune recherche, mais on pouvait
tout simplement le supposer. C’était le cas à l’époque. Et
comme le «Tagi» gagnait beaucoup d’argent grâce aux
offres d’emploi, nous étions tous très productifs, ce qui se
reflétait en quelque sorte dans les salaires. Cela s’appliquait
également aux livreurs, avec lesquels j’échangeais
parfois un mot après le service du soir. Eux aussi étaient
productifs et sans leur intervention, personne n’aurait lu
nos textes, encore moins les annonces.
Après mon passage à Ringier ou CASH à la fin des années
80, la question de la « shareholder value » avait déjà
fait des ravages. On « savait » ainsi qu’une entreprise est
plus productive lorsqu’elle se limite à sa compétence clé.
Tout le reste, la cantine, l’entretien des bâtiments, la distribution,
etc. devaient être « externalisé » et confiés à des
spécialistes.
C’est à cette époque que j’ai connu personnellement
les premières victimes de l’externalisation: Antonio et sa
femme ont nettoyé nos salles de rédaction de la Badenerstrasse
tous les soirs. C’est ainsi que nous avons commencé
à discuter ensemble. Ils ne figuraient pas sur la
liste des employé-e-s de Ringier, mais ils en faisaient partie
et recevaient un salaire décent.
Lorsque le bailleur, KPMG, a embauché une grande entreprise
de nettoyage qui payait un salaire horaire bien inférieur
à 20 francs, un collègue et moi avons demandé à
parler aux responsables. Nous trouvions anormal que
nous, sans parler des agents fiduciaires et des contrôleurs
de gestion encore mieux payés, réduisions les salaires de
personnes qui gagnaient déjà trois à cinq fois moins que
nous. Antonio et sa femme n’ont pas pu être sauvés. Depuis,
des personnages anonymes en uniforme nettoyaient
nos bureaux.
Plus tard, je me suis lié d’amitié avec un key account
manager de l’un des leaders du facility management. Appelons-le
Peter M. Son travail consistait à négocier de nouveaux
contrats avec de grands clients ou à prolonger les
anciens. Il se battait souvent avec les mêmes arguments:
« vous ne pouvez pas baisser les salaires de gens qui
gagnent déjà beaucoup moins que vous. »
Lorsqu’il s’agissait de ne pas renouveler un contrat, il
attirait leur attention sur les conséquences pratiques.
« Vous avez aussi une responsabilité envers les gens qui
nettoient vos saletés ou qui entretiennent votre chauffage.
» Parfois ces arguments auraient pu fonctionner,
mais seulement parfois.
Auparavant, le chef de la production engageait également
du personnel pour entretenir le bâtiment. Avec l’arrivée
des externalisations, les compétences des services
achats ont été développées. Ils n’achètent plus seulement
des matériaux et des machines, mais aussi des services.
Les performances de ces spécialistes en achats sont mesurées
en fonction des économies réalisées, à chaque nouvel
appel d’offre, chaque année.
Une entreprise spécialisée dans la maintenance des
bâtiments peut développer beaucoup plus de savoir-faire,
former ses employés, leur donner une opportunité de carrière,
contrairement à une conciergerie interne. « Notre »
Antonio et sa femme pourraient donc probablement travailler
beaucoup plus efficacement dans une entreprise
externalisée, spécialisée. Mais ils auraient gagné beaucoup
moins, malgré une productivité plus élevée.
En tant qu’« instrument » de Ringier, Antonio faisait
partie de la chaîne de création de valeur d’une entreprise
lucrative du secteur des médias. Ceci avait joué un rôle
dans la fixation de son salaire. Mais si la même activité est
externalisée, le salaire est déterminé par la concurrencedes
entreprises de nettoyage. La valeur ajoutée d’Antonio
est certes plus importante, mais l’absorption de sa valeur
ajoutée est déterminée par l’offre la plus basse de la
concurrence.
À cette époque
j’ai connu les
premières victimes,
Antonio et son
épouse