De la minoration extrait

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12 de la minoration à l’émancipation. itinéraires sociolinguistiques Insistons encore une fois car la chose, pour acquise soit-elle, n’en demeure pas moins essentielle et mérite à ce titre que l’on s’y attarde un instant de plus. L’intérêt scientifique à mener de telles recherches est pour nous majeur, assurément. Cependant, le désir de rendre disponible et mobilisable l’appareillage conceptuel et analytique développé l’est également. Les deux dimensions sont indissociables à tel point que l’une nourrit l’autre. Il ne saurait y avoir dans le cadre qui est le nôtre une recherche asociale, apolitique, aseptisée, décontextualisée et, inversement, il ne saurait y avoir de visée émancipatrice pour une communauté sociolinguistique, sans que celle-ci ne puisse trouver appui, même modestement et partiellement, sur un discours scientifique que l’on veut rigoureux et structuré. La frontière entre ce que la politique et la science ont de plus noble nous apparaît ténue. Nous l’assumons jusqu’à la revendiquer comme telle. UNE SOCIOLINGUISTIQUE PROGRAMMATIQUE, UNE SOCIOLINGUISTIQUE DE LA DÉSALIÉNATION Assurément, faut-il voir dans ces précédentes remarques une des caractéristiques de ce qu’il nous plaît de qualifier régulièrement de « sociolinguistique programmatique », autrement dit, analyser le conflit et intervenir dans la perspective sociale d’un rééquilibrage. Ce qui est recouvert dans le titre de cet ouvrage, à plusieurs reprises dans cette introduction et dans ce livre par le vocable « émancipation ». Aussi le titre de cet ouvrage mérite-t-il une explication notamment au niveau de l’emploi du terme « émancipation ». Une définition simple nous ramène à l’acte, l’action, le processus, à travers lequel il y a un affranchissement d’un état de dépendance. Or, et nous entamions cette introduction en privilégiant ce point précis, l’observation même la plus distanciée et informelle du terrain insulaire, nous conduit rapidement et inlassablement à constater l’épaisseur de l’enveloppe minoritaire et la puissance des mécanismes de domination. Un processus d’aliénation qui a concerné tant de sociétés à partir de l’ère post-industrielle et dont la Corse dans le contexte français a été très largement tributaire. Le résultat, au-delà de la désarticulation sociale et notamment linguistique, est que la langue dominée est devenue, en tout point, dépendante de la langue dominante, ne trouvant qu’un salut très relatif à la marge de celle-ci, avec peu d’autonomie à opposer à ce processus de satellisation, pour employer un terme marcellesien (Marcellesi, 2003a : 167-169, 280-281). Or, nous plaidons avec force pour une sociolinguistique de la désaliénation qui offre une réelle chance au pluralisme où les identités linguistiques peuvent se compléter, sans pour autant être aux sources d’un assujettissement et d’un conflit sans cesse réactivé. Alors oui l’ambition est forte : défendre sans relâche une position théorique normative sur l’émancipation et ce dans un contexte de forte domination et minoration. Cela suppose une visée processuelle et programmatique avec en ligne de mire une abolition des mécanismes de domination et un rééquilibrage des rapports de force sociaux et politiques qui précèdent le fait langagier. Il s’agit bien à travers cette sociolinguistique, que d’aucuns qualifieront d’engagée, de mettre en place un programme permettant une amélioration, ici plus particulièrement liée à l’aspect identitaire et langagier de la vie en société.

de la minoration à l’émancipation 13 DEUX PARADOXES INTERROGÉS Voici donc brièvement présentées quelques raisons qui ont précédé la réunion de ces chapitres. Ajoutons que le travail de relecture préalable de ces articles épars a cependant fait apparaître un premier inconvénient : on retrouve en effet des passages similaires d’un chapitre à l’autre, parfois un paragraphe ou encore telle citation d’auteur ou telle référence bibliographique. Ce qui tout d’abord pouvait nous sembler être d’inutiles doublons nous est apparu finalement comme la manifestation d’une unité éditoriale et au-delà comme la traduction d’une pensée qui d’un texte à l’autre, à travers une même citation ou un même auteur, vient se consolider, se lier, se compléter, se diversifier, se nuancer, s’assembler, tout en marquant une unité face au sujet traité. Il s’agit de cela, nous le croyons tout du moins : une pensée générale et unitaire sur la domination, la minoration et une éventuelle émancipation, prenant la langue sous plusieurs de ses aspects sociaux et non une suite d’idées autonomes parfaitement indépendantes les unes des autres. Ces auteurs et passages parfois répétés d’un texte à l’autre nous sont donc apparus finalement comme les ponts reliant un discours sur la domination qui se veut à la fois unitaire et pluriel. Mais cessons aussitôt cette introspection-ci en laissant le lecteur seul juge et tisseur de liens et en évoquant davantage ce qui pourrait éventuellement apparaître comme un second paradoxe : l’usage du français afin d’analyser la domination sociolinguistique, notamment celle liée au… français. On objectera, incidemment ou non, à cette volonté émancipatrice articulant sa pensée autour d’une « libération » sociale du corse et des langues minorées sans cesse réaffirmée, que le choix du français comme langue d’expression de cet ouvrage est paradoxal. Sans doute ce « paradoxe » mérite-t-il d’être ici discuté. La première raison, et non des moindres, est que la production scientifique est soumise, elle aussi, à ce que Louis-Jean Calvet appellerait la « guerre des langues ». Incontestablement, de cette guerre, certaines langues en sortent davantage victorieuses que d’autres. C’est le cas notamment de l’anglais qui écrase – et de loin – l’ensemble de la concurrence. Pour autant, le français comme langue universitaire et scientifique a supporté – et supportera encore pour quelques années, semble-t-il – une production non négligeable. Le marché scientifique soumet donc, comme tout autre marché, ses consommateurs et producteurs à certaines règles, y compris linguistiques. Tel ou tel chapitre n’aurait pas été préalablement publié s’il avait été rédigé autrement qu’en français ou en anglais par exemple. Mais au-delà de cette première justification, peut-être inutile tant elle relève de l’évidence académique, c’est la question essentielle de la fonction des langues qui est ainsi posée. Autrement dit, le corse doit-il assumer toutes les fonctions langagières pour que ses locuteurs soient satisfaits socialement ? Nous répondrons assurément par la négative, de même pour l’anglais ou pour le français ou pour toute autre langue également. Est-ce anormal que pour certains cadres d’expression précis, ici à visée scientifique internationale, tel canal de communication plutôt que tel autre soit privilégié, toujours dans le respect d’une diversité d’expression ? Nous pensons que non. Privilégier tel support pour tel type de diffusion scientifique ne nous semble pas inconvenant ni même antinomique avec une pensée généreuse concernant la diversité et ferme lorsqu’il s’agit de démocratie culturelle, d’émancipation et de droits linguistiques.

de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />

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DEUX PARADOXES INTERROGÉS<br />

Voici donc brièvement présentées quelques raisons qui ont précédé <strong>la</strong> réunion<br />

de ces chapitres. Ajoutons que le travail de relecture préa<strong>la</strong>ble de ces articles épars<br />

a cependant fait apparaître un premier inconvénient : on retrouve en effet des<br />

passages simi<strong>la</strong>ires d’un chapitre à l’autre, parfois un paragraphe ou encore telle<br />

citation d’auteur ou telle référence bibliographique. Ce qui tout d’abord pouvait nous<br />

sembler être d’inutiles doublons nous est apparu finalement comme <strong>la</strong> manifestation<br />

d’une unité éditoriale et au-delà comme <strong>la</strong> traduction d’une pensée qui d’un texte à<br />

l’autre, à travers une même citation ou un même auteur, vient se consolider, se lier,<br />

se compléter, se diversifier, se nuancer, s’assembler, tout en marquant une unité face<br />

au sujet traité. Il s’agit de ce<strong>la</strong>, nous le croyons tout du moins : une pensée générale<br />

et unitaire sur <strong>la</strong> domination, <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> et une éventuelle émancipation, prenant<br />

<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue sous plusieurs de ses aspects sociaux et non une suite d’idées autonomes<br />

parfaitement indépendantes les unes des autres. Ces auteurs et passages parfois<br />

répétés d’un texte à l’autre nous sont donc apparus finalement comme les ponts<br />

reliant un discours sur <strong>la</strong> domination qui se veut à <strong>la</strong> fois unitaire et pluriel. Mais<br />

cessons aussitôt cette introspection-ci en <strong>la</strong>issant le lecteur seul juge et tisseur de<br />

liens et en évoquant davantage ce qui pourrait éventuellement apparaître comme un<br />

second paradoxe : l’usage du français afin d’analyser <strong>la</strong> domination sociolinguistique,<br />

notamment celle liée au… français.<br />

On objectera, incidemment ou non, à cette volonté émancipatrice articu<strong>la</strong>nt<br />

sa pensée autour d’une « libération » sociale du corse et des <strong>la</strong>ngues minorées sans<br />

cesse réaffirmée, que le choix du français comme <strong>la</strong>ngue d’expression de cet ouvrage<br />

est paradoxal. Sans doute ce « paradoxe » mérite-t-il d’être ici discuté. La première<br />

raison, et non des moindres, est que <strong>la</strong> production scientifique est soumise, elle aussi,<br />

à ce que Louis-Jean Calvet appellerait <strong>la</strong> « guerre des <strong>la</strong>ngues ». Incontestablement,<br />

de cette guerre, certaines <strong>la</strong>ngues en sortent davantage victorieuses que d’autres.<br />

C’est le cas notamment de l’ang<strong>la</strong>is qui écrase – et de loin – l’ensemble de <strong>la</strong><br />

concurrence. Pour autant, le français comme <strong>la</strong>ngue universitaire et scientifique a<br />

supporté – et supportera encore pour quelques années, semble-t-il – une production<br />

non négligeable. Le marché scientifique soumet donc, comme tout autre marché, ses<br />

consommateurs et producteurs à certaines règles, y compris linguistiques. Tel ou tel<br />

chapitre n’aurait pas été préa<strong>la</strong>blement publié s’il avait été rédigé autrement qu’en<br />

français ou en ang<strong>la</strong>is par exemple. Mais au-delà de cette première justification,<br />

peut-être inutile tant elle relève de l’évidence académique, c’est <strong>la</strong> question essentielle<br />

de <strong>la</strong> fonction des <strong>la</strong>ngues qui est ainsi posée. Autrement dit, le corse doit-il<br />

assumer toutes les fonctions <strong>la</strong>ngagières pour que ses locuteurs soient satisfaits<br />

socialement ? Nous répondrons assurément par <strong>la</strong> négative, de même pour l’ang<strong>la</strong>is<br />

ou pour le français ou pour toute autre <strong>la</strong>ngue également. Est-ce anormal que pour<br />

certains cadres d’expression précis, ici à visée scientifique internationale, tel canal<br />

de communication plutôt que tel autre soit privilégié, toujours dans le respect d’une<br />

diversité d’expression ? Nous pensons que non. Privilégier tel support pour tel type<br />

de diffusion scientifique ne nous semble pas inconvenant ni même antinomique avec<br />

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