De la minoration extrait
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de <strong>la</strong> <strong>minoration</strong> à l’émancipation<br />
19<br />
LE FAIT D’ÊTRE BILINGUE<br />
À ces précédentes remarques s’ajoute un fait essentiel et pourtant peu mis<br />
en avant jusqu’alors : le fait d’être bilingue ou du moins de posséder deux codes<br />
linguistiques (même de manière inégale) quotidiennement mobilisés dans le terrain<br />
d’étude qui a été le nôtre à travers le contexte insu<strong>la</strong>ire corse. Précisons à ce titre,<br />
que tous les corsophones sont également francophones, le contraire n’étant bien<br />
évidemment pas vrai. Pas un seul corsophone ne méconnaît le français comme<br />
<strong>la</strong>ngue usuelle. Nous avons là un fait majeur du déséquilibre sociolinguistique<br />
et de l’aboutissement de <strong>la</strong> domination linguistique. Il est par conséquent difficile<br />
d’« éliminer » une des deux <strong>la</strong>ngues pourtant constitutive de cet être et<br />
société bilingues au profit d’un seul code linguistique. L’honnêteté intellectuelle<br />
commande de dire à quel point le corsophone d’aujourd’hui est particulièrement<br />
pétri par <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française, traversé socialement de toute part par cette dernière<br />
et qu’une position exclusive hic et nunc, d’autant plus instable que non soutenue<br />
par un appareil institutionnel de type étatique, relèverait davantage du désir que<br />
d’une visée politique réelle. La difficulté étant de trouver les moyens politiques et<br />
sociaux de faire coexister deux <strong>la</strong>ngues, si tant est que ce<strong>la</strong> soit réellement possible<br />
sur un temps plus ou moins long. Rappelons que les Cata<strong>la</strong>ns, notamment Aracil,<br />
ont dénoncé dès les années 1960 à quel point le bilinguisme relevait d’un mythe.<br />
Ainsi le déséquilibre social et statutaire entre deux <strong>la</strong>ngues ne peut conduire qu’à<br />
<strong>la</strong> disparition (au moins partielle et comme <strong>la</strong>ngue usuelle) d’une d’entre elles,<br />
même si ce fait s’inscrit parfois sur un temps très long.<br />
Peut-être faut-il dès à présent prolonger cette réflexion autour du bilinguisme<br />
du point de vue de <strong>la</strong> domination radicale à travers le processus initial de colonisation<br />
en rappe<strong>la</strong>nt les propos sans concession et lucides d’Albert Memmi sur <strong>la</strong> question<br />
linguistique et ce qu’il appelle le « bilinguisme colonial ». Ainsi, l’auteur écrit :<br />
Ce déchirement essentiel du colonisé se trouve particulièrement exprimé et symbolisé<br />
dans le bilinguisme colonial. Le colonisé n’est sauvé de l’analphabétisme que pour<br />
tomber dans le dualisme linguistique. […]. Toute <strong>la</strong> bureaucratie, toute <strong>la</strong> magistrature,<br />
toute <strong>la</strong> technicité n’entend et n’utilise que <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue du colonisateur […]. Muni de sa<br />
seule <strong>la</strong>ngue, le colonisé est un étranger dans son propre pays.<br />
Dans le contexte colonial, le bilinguisme est nécessaire. Il est condition de toute<br />
communication, de toute culture et de tout progrès. Mais le bilinguisme colonial<br />
n’est sauvé de l’emmurement que pour subir une catastrophe culturelle, jamais<br />
complètement surmontée.<br />
[L]e bilinguisme colonial ne peut être assimilé à n’importe quel dualisme linguistique.<br />
La possession de deux <strong>la</strong>ngues n’est pas seulement celle de deux outils, c’est<br />
<strong>la</strong> participation à deux royaumes psychiques et culturels. Or ici, les deux univers<br />
symbolisés, portés par les deux <strong>la</strong>ngues, sont en conflit ; Ce sont ceux du colonisateur<br />
et du colonisé.