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Le poète maudit<br />
Un mauvais vent, compère froid, commère pluie, griffent <strong>de</strong> gerçures le visage du marcheur<br />
s’immisçant sous ses maigres guenilles jusque la peau, proie <strong>de</strong> prédilection pour les<br />
morsures <strong>de</strong>s éléments re<strong>de</strong>vables <strong>de</strong> rien à personne.<br />
Il va, son malheur en bandoulière, par le lacis noir <strong>de</strong>s ruelles désertes vers les quartiers<br />
rebuts retrouver sa grise soupente <strong>de</strong>s combles aux vieilles tuiles déchaussées sous un toit<br />
d'immeuble éprouvé.<br />
Mains dans les poches percées d'un vieux froc élimé, pieds trempés <strong>de</strong> godillots troués,<br />
l'estomac aux talons – la vache enragée est une pitance peu nourrissante – la tête<br />
enflammée d'une vilaine fièvre, grelottant, le réprouvé ne songe, au prix <strong>de</strong> sa santé, qu'à<br />
préserver <strong>de</strong>s dégoulina<strong>de</strong>s pluvieuses un petit carnet tenu serré contre sa cuisse gauche. En<br />
l'enfance fleurie il contenait <strong>de</strong>s rêveries, à l'adulte meurtri c’est une litanie <strong>de</strong> cauchemars.<br />
Il se souvient : en contrebas <strong>de</strong> la maison, dans la prairie, il s'extasiait aux promesses <strong>de</strong>s<br />
fleurs papillonnées, <strong>de</strong>s chapeaux champignons chapiteaux <strong>de</strong> gnomes, chants d'oiseaux aux<br />
cimes majestueuses d’arbres cabanes, petits animaux sautillant, vol air libre libellule, les<br />
gouters pain d’épices, les livres <strong>de</strong> conte...<br />
Les plantes ont viré carnivores, amanites vénéneuses, les oiseaux mauvais augure, les<br />
branches <strong>de</strong>s gibets, sur le règne animal règnent les factions <strong>de</strong> cafards, blattes, mites et<br />
poux. Ses sensations du mon<strong>de</strong> ont noirci, mythes oxydés <strong>de</strong>nts cariées aux rages d’infinies<br />
douleurs, au fur à mesure qu'il démêle la pelote du réel révélé par l'entremise suspecte <strong>de</strong>s<br />
mots. Et les livres…<br />
C'est une chose <strong>de</strong> voir sous la crasse le factice <strong>de</strong>s faux ongles peints, une autre cette<br />
incapacité à s'empêcher d'écrire cette vision, <strong>de</strong> lâcher ses <strong>de</strong>rnières pièces aux arrhes<br />
usurières d'un imprimeur <strong>de</strong> tracts qu'il consente une plaquette d'à peine sa trentaine <strong>de</strong><br />
feuilles.<br />
La plupart <strong>de</strong> ces natures taciturnes se sacrifiant aux révélations, recevant salaire d’une<br />
musculeuse volée <strong>de</strong> bois vert et, en guise <strong>de</strong> logement <strong>de</strong> fonction, une turne <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rnières<br />
bauges à coupe-gorge, dénégations, dénonciations, quolibets. Par quelle malédiction, ces<br />
êtres indispensables, sont-ils frappés, pauvres réprouvés, sensibilité fleur <strong>de</strong> peau, pour ainsi<br />
se saboter la vie à dénouer les pelotes ?<br />
Demain, épuisé, affamé, il sillonnera la ville sans relâche, <strong>de</strong> librairie en librairie, proposer un<br />
dépôt à 50% <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux ou trois exemplaires du recueil. Une acceptera, lui avançant trois sous,<br />
<strong>de</strong>ux d'accord pour le dépôt-vente ; les autres argueront un sincère regret mais, manque <strong>de</strong><br />
place, ouh la la les offices, ouh la pression <strong>de</strong>s distributeurs... Sortant, les bouquins qu'il<br />
verra trôner en vitrine lui flanqueront un nouveau sale coup <strong>de</strong> gourdin sur la tronche. Une<br />
vilaine envie <strong>de</strong> meurtre...