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Arrêt <strong>facultatif</strong><br />
Comme un peu de soleil dans l’eau froide.<br />
(<strong>Paul</strong> Eluard. Capitale de la douleur. 1926.)<br />
Elle mangeait avec avidité. Sans s’encombrer des convenances du plus<br />
élémentaire des savoir-vivre.<br />
Elle ne s’arrêta de piocher dans ses spaghettis que pour poser des<br />
questions de façon abrupte.<br />
« T’es en cité U ou tu as une piaule en ville ?<br />
- Je suis en ville. Enfin plutôt en banlieue.<br />
- Tu zones où ?<br />
- Du côté de Saint-Cléophas.<br />
- C’est vers la Croix d’Argent ça ?<br />
- Ouais.<br />
- J’connais. C’est bien comme turne ?<br />
- Neuf mètres carrés chauffés, un lavabo.<br />
- Et interdiction de se faire à bouffer et de recevoir des amis. J’parie que<br />
ta logeuse vote Grasset-Morel, parce que c’est un bon pratiquant.<br />
- Bingo !<br />
- Pas sorcier à savoir. Ici les logeuses sont coulées dans le même moule.<br />
Bigottes, parpaillotes : c’est kif kif. Qu’elles se lavent le cul dans leur bénitier de<br />
prédilection ou se le lèchent mutuellement au Temple, c’est du pareil au<br />
même. C’est bien pour l’hygiène, peut-être, j’dis pas. Mais c’est insuffisant<br />
lorsque l’on prétend aimer son prochain. »<br />
Ils étaient voisins au resto universitaire de l’AG. Hasard de la table.<br />
Puisque table il y avait. En fait de convives ils « bouffaient au rab ».<br />
Bouffer au rab consistait à se glisser au restaurant universitaire sans<br />
ticket. L’exploit n’était pas insurmontable. Entre la cohue et « les matons<br />
distraits », on pouvait toujours faire. Restait ensuite à guetter le départ d’un<br />
rassasié, récupérer assiette et couvert et se diriger vers le rab. À savoir une des<br />
grandes marmites posées presque artistiquement aux quatre coins du resto.<br />
Elles proposaient pour tromper plus d’un appétit frustré des pâtes rougies dans<br />
un semblant de sauce tomate. Parfois, pour varier le menu, donner dans la<br />
diététique, les marmites étaient remplies à ras bord d’épinards bouses de<br />
vaches.<br />
1
« Hier c’était purée et morue. Sans morue… Mais la purée était encore<br />
tiède… »<br />
Fait suffisamment rare pour être souligné par sa voisine !<br />
Elle avait pris l’initiative pour se présenter, faire connaissance.<br />
« Moi c’est Florence Maillet. Flo, quoi… Ici le nom ne dit rien à personne.<br />
Mais à Vaison-la-Romaine tout le monde connaît :<br />
« Ah le dentiste Maillet ?… » qu’ils disent avec le zest de déférence<br />
voulue envers l’auteur de mes jours ! Une célébrité locale. Attention ! réputé<br />
jusqu’en Avignon ! C’est pas rien ! J’te dis pas la gloire ! Bref j’ai un nom et je<br />
voudrais me faire un prénom.<br />
- Dans quel domaine, la peinture, le théâtre, la littérature ?<br />
- Même pas ! je voudrais être moi. C’est tout ! Me voir dans le miroir<br />
au-dessus d’un lavabo et dire : j’suis celle-là. Et toi c’est comment ?<br />
- Manuel Llorens.<br />
- Catalan ?<br />
- Oui. »<br />
C’était une réponse toute prête. Usée à force d’avoir servi. Bêtement,<br />
lâchement, il n’osait dire que ses parents étaient des communistes espagnols,<br />
réfugiés dans le Minervois. Son père s’échinait à sarcler à grands coups de<br />
rabassière des pieds de vignes qui n’étaient pas et ne seraient jamais siens. Sa<br />
mère faisait des ménages chez le maître de chais. Moyennant quoi la famille,<br />
avec deux garçons et deux filles mangeait à sa faim.<br />
« Catalan ? Tu joues au rugby alors ? À treize ou à quinze ?<br />
- À quinze, à quinze ! À treize ce n’est pas du rugby c’est un jeu qui utilise<br />
un ballon ovale…<br />
- Désolée, j’voulais pas offenser… Promis, j’le dirai plus… Tous les<br />
Catalans que je connais ne jurent que par l’USAP. Toi aussi ?<br />
- Oui. Mais je ne pratique qu’à un niveau relativement moyen.<br />
- Où ça ?<br />
- J’ai signé pour deux ans au Stade Piscénois »<br />
Là encore il n’osait dire que le rugby, au-delà du plaisir, était un de ses<br />
gagne-pain. Il en retirait toujours, le dimanche, la prime de match en cas de<br />
victoire et un repas sans aucune commune mesure avec le rata du rab. Sans<br />
compter la douche. Important ça, la douche ! quand toute la semaine on se<br />
décrasse dans un lavabo de la villa « Mon rêve » quartier Saint-Cléophas.<br />
Flo s’était levée pour aller une nouvelle fois taper dans le rabiot de<br />
spaghettis. Revenue avec sa précieuse cargaison, elle attaquait avec entrain sa<br />
deuxième assiettée.<br />
Manuel la regardait manger. Où pouvait-elle bien faire passer toute cette<br />
bouffe ?…<br />
2
Un mètre soixante. Cinquante kilos en sortant de la baignoire, des seins<br />
d’adolescente enfouis dans un pull informe, pantalons fuseaux et ballerines. Le<br />
tout empaqueté dans un duffle-coat gris anthracite.<br />
- Putain, merde ! c’est froid maintenant. Fait chier !<br />
Elle venait de repousser son assiette et jeter sa fourchette. Comme un<br />
manager jette l’éponge sur un ring pour épargner son boxeur saoulé de coups<br />
douteux.<br />
Elle avait de très beaux yeux pers, des cheveux auburn coupés courts<br />
coiffés à la diable, un nez mutin et un gentil sourire de petite fille de bonne<br />
famille peu en rapport avec le langage ordurier qu’elle affectait.<br />
- Tu reluques toujours les filles comme ça ?<br />
- Seulement lorsqu’elles sont jolies.<br />
Elle préféra ignorer la réponse pour demander :<br />
- T’as pas une clope ?<br />
- Je ne fume pas. Je ne bois pas non plus.<br />
- Tu baises j’espère ?<br />
- Je veux bien.<br />
Elle éclata de rire.<br />
- C’était pas une invitation ! Pas pour cette fois en tous cas.<br />
- Dommage pour moi. J’attendrais. Mais je vais me languir.<br />
- T’es brave toi comme ils disent par ici.<br />
- J’aurai pas mieux dit pour me définir : je suis un authentique gentil.<br />
- Avec tout le monde ?<br />
- Pas toujours, ça dépend. Faut parfois montrer les dents pour marquer<br />
son désaccord.<br />
- Ça dépend de quoi ?<br />
- Ben si on ouvre la boite à gifles et qu’on m’en offre je rends la politesse.<br />
Question d’éducation.<br />
- J’aime bien ton expression, « la boite à gifles ».<br />
- Oh elle n’est pas de moi !<br />
- Et à part truander le resto U et draguer des pauvresses affamées tu fais<br />
quoi dans la vie ?<br />
- Médecine. Première année. Et je cherche à gagner tous les mois les<br />
trois ronds nécessaires pour payer ma piaule. Et toi ?<br />
- Dentaire. Deuxième année.<br />
- C’est bien.<br />
- Bien ? J’m’fais chier, oui !<br />
- Alors pourquoi le fais-tu ?<br />
- Parce que mon père m’en fait assez baver pour.<br />
- Il a menacé de te couper les vivres ?<br />
3
- Quoi ? Manquerait plus que ça ! Putain j’m’emmerde comme un rat<br />
mort pour lui faire plaisir ! Non il casque tout.<br />
- Me dis pas que tu manges au rab par amour de la grande cuisine ?<br />
- Non. Mais arrivée au quinze du mois j’ai déjà claqué tout mon pognon.<br />
Enfin, son fric. Alors, parfois, j’attends une rallonge. J’suis pas en souci. Elle<br />
arrive toujours. Mais l’attente m’agace.<br />
- Et quand tu n’as vraiment pas de quoi, tu es à la rue ?<br />
- Oh ! ça va pas la tête ! La fille de monsieur le dentiste Maillet, à la rue ?<br />
j’te dis pas le scandale à Vaison-la-Romaine ! T’imagines même pas le séisme.<br />
Non, je loge à l’année universitaire dans un hôtel, vers la rue Maguelonne. Mon<br />
père paye au mois. Chèque adressé à la direction. Il préfère. La confiance en sa<br />
fille unique et préférée ne règne pas vraiment. Au début de l’année dernière il<br />
m’avait placée en pension dans un foyer pour jeunes filles catholiques. J’ai<br />
réussi à être virée en quinze jours.<br />
- Chapeau ! Là tu m’étonnes !<br />
Elle le regarda, incrédule, avant de partir d’un nouvel éclat de rire. Puis<br />
elle avoua dans une grimace :<br />
- Putain j’ai encore faim. Je mangerais bien des brioches.<br />
- J’ai rien contre. Mais j’ai surtout rien pour. J’ai pas le rond. Je peux tout<br />
juste t’offrir un café chez Bibal.<br />
- Jour de veine ! J’ai rencontré un gentleman. Ok pour le café. On prend<br />
ma vespa.<br />
- Parce que tu as un scooter ?<br />
- Normal non ? Je suis la fille de monsieur Maillet, tu sais bien…<br />
dentiste… Vaison-la-Romaine…<br />
- Ok, Ok, vu ! Mais pas besoin de vespa pour monter chez Bibal. Allons à<br />
pinces. C’est meilleur pour digérer lorsqu’on a bouffé au rab. »<br />
Il fut tout étonné de la voir se ranger à son avis et plus encore,<br />
désarçonné, lorsqu’elle s’accrocha à son bras pour remonter la rue de la Loge<br />
en direction de la préfecture.<br />
De dix jours il ne revit pas Flo. C’était dans l’ordre des choses.<br />
Ils s’étaient quittés au coin de l’Institut Bouisson-Bertrand sur un au<br />
revoir sans promesses.<br />
« À un de ces jours… Au rab… »<br />
Au sortir de chez Bibal elle n’avait pas repris son bras. Ils avaient marché<br />
côte à côte. Sans but précis.<br />
Le vent du nord s’était levé.<br />
« Tu fais quoi cet aprèm ?<br />
4
- J’ai deux heures à tuer, répondit Manuel.<br />
- J’aime pas tuer les heures.<br />
Il la regarda en souriant.<br />
Elle ne lui rendit pas son sourire et ajouta.<br />
- Un jour ou l’autre on se repentira de ces heures assassinées. »<br />
Manuel ne trouva rien à répondre. À cet instant, il eut tout simplement<br />
envie de prendre dans ses bras cette drôle de petite fille gâtée qui, à dix-neuf<br />
ans, confessait son angoisse à la pensée qu’un jour viendrait où le temps lui<br />
serait compté.<br />
Plus tard il se reprocha toujours de ne pas avoir esquissé un geste vers<br />
elle. Pourquoi cette lâcheté de plus à mettre à son passif ?<br />
Pourtant le désir était là. Non pas un désir charnel. Mais un besoin<br />
soudain de protéger un chaton qui, victime des contorsions de ses congénères,<br />
venait d’être expulsé sans ménagement du couffin capitonné où ils jouaient.<br />
Il ne savait que dire. Là où il n’était pas nécessaire de parler. Il n’en aligna<br />
pas moins d’autres banalités.<br />
« Tu as un programme ?<br />
- Non.<br />
- Mais tu as cours ?<br />
- Oui.<br />
- De quoi ?<br />
- J’sais plus. Physio, je crois. Mais j’irai pas.<br />
- Pas sérieux ça.<br />
- C’est vrai.<br />
Ni bravade ni repentir dans ces mots. Mais plutôt une résignation qui le<br />
toucha. Une fois de plus.<br />
- Qu’est-ce que tu vas faire ?<br />
- Rentrer à mon hôtel et me fourrer sous une couette. Et toi ?<br />
- En attendant le cours d’anat je vais aller à la bibliothèque de la Fac.<br />
J’espère qu’il y aura de la place. L’endroit est si bien chauffé… »<br />
Les deux premiers jours, il ne pensa pas à elle. Ou, plutôt, il s’efforça de<br />
ne pas y penser. L’avant-veille, au coin de la Fac de Médecine, sous l’œil torve<br />
de Barthès et Lapeyronnie il l’avait vu s’éloigner vers le boulevard Henri IV. Elle<br />
ne s’était pas retournée. Il était resté un moment à attendre. Planté là. Poireau<br />
qu’il était ! Débile profond conscient de ses carences.<br />
« Bien fait pour ta gueule ! » en avait-il conclu à haute voix, avant de se<br />
diriger lentement vers la bibliothèque.<br />
Dans les jours qui suivirent, ce que plus tard il appela sa période<br />
d’incubation, il fut dans l’incapacité de se mentir plus longtemps. Le souvenir<br />
5
de cette fille qu’il avait tout d’abord remarqué à sa façon de baffrer des<br />
spaghettis, ne le quittait plus. C’était pour lui un sentiment nouveau. Fort et<br />
tendre à la fois. Douloureux tout autant, à la pensée qu’il serait sans<br />
lendemain. Entre elle et lui comment aurait-il pu en être autrement ? Elle<br />
pauvre petite fille riche et lui miteux en quête d’ascension sociale, nabab au<br />
devenir incertain nanti de ses seules illusions.<br />
Parfois il se disait qu’au fond, il pouvait être encore maître de ce qui,<br />
pompeusement, lui paraissait être son destin. Il suffisait par exemple, d’aller<br />
glander au resto U de la Croix d’or. Rab ou pas, elle devait bien y avoir quelques<br />
habitudes. Ou bien il pouvait se pointer, mine de rien, en se tenant une joue,<br />
du côté des fauteuils de l’Ecole Dentaire. Pas très glorieux comme combine.<br />
Peu favorable à une bonne entrée en matière. C’est sûr. Il en convenait…<br />
Le mieux aurait été de découvrir l’adresse de Flo…<br />
Elle avait parlé d’un hôtel du côté de la rue Maguelonne. Il n’y en avait<br />
pas des masses. Il suffisait de faire un peu de porte-à-porte. Demander à<br />
chaque réception ; parmi les plus respectables. Cela allait sans dire. Il<br />
n’imaginait pas l’héritière de monsieur Maillet dentiste et sommité à Vaison-la-<br />
Romaine nichant dans un hôtel borgne !<br />
Bon plan donc. Il s’y voyait sans trop de peine :<br />
« Pouvez-vous s’il vous plait remettre ce pli à l’intention de<br />
mademoiselle Maillet ? »<br />
Il n’y avait pas trente-six réponses à attendre : soit il s’entendait dire que<br />
la demoiselle en question n’était pas descendue dans leur établissement. Soit<br />
le message était accepté et placé dans un casier près du tableau des clefs.<br />
Restait alors à entretenir l’espoir d’une réponse.<br />
Pour la teneur du message rien n’était encore arrêté. L’idéal était de<br />
lancer une invitation. Sans aller Chez Parguel, ou bien plus modestement, À la<br />
marquisette, cela supposait cependant d’être un tant soit peu en fonds. Autant<br />
dire qu’en guise de folies, Bibal tenait la corde.<br />
Mais il ne mit en application aucun de ses plans. La peur de l’échec le<br />
tenaillait plus que de raison. Trop pour entreprendre quoi que ce soit. Lucide, il<br />
s’en fit le reproche :<br />
« Merde ! si dimanche prochain pour le match contre le RC Narbonne, il<br />
comptait entrer dans la première mêlée avec cette détermination, il risquait de<br />
se retrouver sur le banc de touche vite fait. Adieu les primes de gagne ! et pour<br />
un bout de temps ! Autant prétexter tout de suite une colique et rester à la<br />
niche. »<br />
Finalement, il fut de ce déplacement à Narbonne. Ses parents, venus le<br />
voir, assistèrent au désastre. Son père avec une mâle honte retenue. Sa mère<br />
6
peu traumatisée par la déculottée reçue par le quinze de Pézenas s’inquiéta<br />
surtout en trouvant son fils fatigué.<br />
« Tu as maigri, Manuel. Tu manges bien là-bas ?<br />
Pour elle tout ce qui n’était pas la maison constituait un là-bas ; sinistre<br />
pays hostile à sa progéniture.<br />
- Mais oui maman. Pas de souci. La forme va revenir. »<br />
Dans le car, le retour de l’équipe piscénoise se fit dans l’ambiance des<br />
soirs de défaites. Ce n’était pas la première. Ce ne serait pas la dernière.<br />
Bientôt les rares conversations cédèrent le pas à des ronflements sonores.<br />
Manuel ne trouva pas le sommeil. Sans qu’il puisse pour cela en rendre<br />
responsable la douleur d’une arcade sourcilière droite éclatée et recousue.<br />
Deux jours après leur Bérézina narbonnaise il attendait son bus pour<br />
Saint-Charles. La pluie tambourinait sur la verrière de l’abri à la station de Paris-<br />
Montpellier, quand un scooter s’arrêta à sa hauteur et une fille encapuchonnée<br />
dans un duffle-coat gris anthracite lui lança :<br />
« Faut qu’on s’voie. Midi et quart à La Croix d’or ! »<br />
La gerbe d’eau soulevée par le redémarrage de Flo valut à Manuel<br />
d’avoir à affronter le regard courroucé d’une vieille dame.<br />
Midi dix…<br />
De Saint-Charles à la Croix d’or, Au sortir de son stage en gériatrie, il<br />
n’avait pas traîné en route. Flo était pourtant déjà là, assise sur le siège de son<br />
scooter à l’arrêt.<br />
« Désolé pour le retard.<br />
- Pas de quoi. J’arrive à l’instant. Putain le cocard ! Laisse-moi deviner :<br />
un vilain mari jaloux ?<br />
- Même pas. Une boite à gifles malencontreusement ouverte.<br />
- T’as mal ?<br />
Elle avait esquissé un geste vers son visage comme pour une caresse<br />
avant de laisser retomber sa main.<br />
- Les ratiches ça va ?<br />
- Oui. J’avais mon protège-dents.<br />
- Bon. Alors on peut aller manger ? J’ai des tickets.<br />
- J’ai aussi.<br />
- C’est l’Amérique ! Entrons vite. À défaut de faire bombance on sera au<br />
chaud et assis. Sans compter qu’il repleut.<br />
Il y avait de la place au resto U. Il s’en étonna.<br />
- Normal. Beaucoup d’étudiants sont rentrés chez eux pour le week-end<br />
de la Toussaint. Moi je pars ce soir pour Vaison.<br />
7
Elle chipotait devant son assiette. Pourtant le menu du jour était correct.<br />
- C’est ça qui te coupe l’appétit ?<br />
- J’sais pas. Oui, c’est possible. »<br />
Elle avait dit le matin même, « Faut qu’on s’voit… »<br />
Ils se voyaient.<br />
Ils auraient même pu se toucher.<br />
Cela supposait de sa part d’esquisser à son tour une caresse. Ou même, à<br />
la rigueur, plus faux-cul, de lui frôler la main en prenant le sel. Après ?…<br />
Après, il aurait bien vu de la suite à donner.<br />
« T’as un job en ce moment ?<br />
- Je mégote dur à droite et à gauche. Plus souvent au petit matin, vers les<br />
halles Laissac. Autant dire que je n’ai rien de bon.<br />
- J’ai peut-être un truc pour toi. Si ça t’intéresse.<br />
- Dis toujours…<br />
- Portier de nuit dans un hôtel.<br />
- Ton hôtel ?<br />
- Non mais dans le même quartier. Au Sélect. Tu connais ?<br />
- Non. Et toi ?<br />
- Pas plus. J’ai relevé le nom sur le panneau des petites annonces à l’AG.<br />
Tiens le numéro de téléphone de la personne à joindre est-là.<br />
- Merci, dit-il en empochant une feuille de calepin griffonnée de chiffres.<br />
- Ils disent de se présenter. Tu vas y aller.<br />
- Sûr ! En sortant de là !<br />
- Il te faudra tout de même attendre. Ils disent aussi de se pointer après<br />
20 heures, en début de service.<br />
- Café chez Bibal ? proposa-t-il.<br />
- Non. Pas tout de suite. J’ai envie de marcher. J’aime bien me balader<br />
sous la pluie. Pas toi ?<br />
- Ouais. Pourquoi pas, admit-il, sans plus d’enthousiasme. Mais le<br />
scooter ? tenta t-il de plaider.<br />
Après avoir essuyé le siège passager d’un revers de manche de son<br />
duffle-coat elle lança d’autorité :<br />
- Na, comme ça t’auras l’cul moins humide. On va descendre jusqu’à mon<br />
hôtel et on laissera le scooter devant l’entrée. Allez, embarque ! »<br />
La vespa rangée, Flo était entrée au Royal hôtel. Elle en ressortit avec un<br />
parapluie emprunté à la réception.<br />
« Nous voilà parés pour la balade. Par contre tu tiendras l’engin si tu veux<br />
t’abriter un peu. Je ne me vois pas brandir le pépin à bout de bras au-dessus de<br />
ton mètre quatre-vingt.<br />
8
- On va vers où ?<br />
- On s’en fout non ? Tout droit par exemple. J’ai tout l’aprèm. Et toi ?<br />
- Pareil. »<br />
En fait, ils n’allèrent pas plus loin que le square de la gare. Sur la petite<br />
pièce d’eau, autour d’un rocher moussu se déplaçaient deux cygnes indolents.<br />
Flo s’était arrêtée contre la grille qui ceinture le bassin.<br />
« J’ai froid, dit-elle soudain. Serre-moi contre toi… »<br />
Il passa sa main gauche dans l’ouverture du duffle-coat. Elle ne portait<br />
pas de soutien-gorge et les pointes de ses seins étaient dressées sous son<br />
sweat. Il l’embrassa et elle lui rendit son baiser. Il maudit ce « putain de<br />
riflard ! » qui entravait ses manœuvres.<br />
Un homme passa près d’eux et commenta ironique :<br />
« Ah qu’c’est bon sous un parapluie ! »<br />
Bon, mais pas pratique ! se dit Manuel. Il se trouvait empoté dans cette<br />
situation peu à son avantage.<br />
Flo leva vers lui ses yeux rieurs :<br />
« Non mais tu crois pas qu’on est tarés graves? Dans toute cette flotte et<br />
ce froid, on est là comme deux pingouins paumés sur un coin de banquise à se<br />
jouer un mauvais remake de Quai des brumes.<br />
- Allons Chez Coll, le bar en face. Le patron est sympa. J’l’connais. Il est<br />
de Port-Vendres.<br />
- Non je vais rentrer à l’hôtel. J’ai les pieds gelés. »<br />
Ils ne flânèrent pas sur le chemin du retour.<br />
« Terminus, annonça Manuel sur le seuil du Royal hôtel.<br />
- Pour moi. Pour toi c’est un arrêt <strong>facultatif</strong>. Faut faire un signe au Destin.<br />
- C’est qui ça ?<br />
- Celui qui conduit le bus de la vie, répondit Flo. Avant d’ajouter :<br />
- J’vais lui faire signe pour toi. Viens… Je t’invite. On se fera monter du<br />
thé. Ou du chocolat chaud…<br />
- Et des brioches ?<br />
- Et des toasts et de la marmelade d’orange. »<br />
Ils firent l’amour tout l’après-midi. Sans aucune retenue.<br />
« Je n’ai plus de règles depuis bientôt deux ans ; une histoire<br />
hormonale », lui avait dit Flo pour couper court à d’éventuelles questions.<br />
Elle était douce et frêle, sentait bon l’eau de lavande mais sous la peau<br />
satinée de son torse saillaient ses côtes.<br />
Après, elle avait pleuré. Sans sanglots et encore moins de plaintes. Les<br />
larmes d’un chagrin de petite fille. Il l’avait du reste bercée comme on berce<br />
une enfant. Elle avait fini par s’endormir dans ses bras.<br />
9
Ils se réveillèrent alors que la nuit était tombée.<br />
« Ton train pour Vaison, c’était bien pour 18 heures 05 ?<br />
- Oui.<br />
- Ben c’est rapé.<br />
- Pourquoi ? Quelle heure est-il ?<br />
- Moi j’ai 19 heures 30.<br />
- Tant pis je prendrais le premier demain matin.<br />
Elle le regardait se rhabiller.<br />
- Tu vas où là ?<br />
- Je vais me pointer au Sélect. En espérant que la place sera encore libre.<br />
- Tu reviendras me le dire après ?<br />
- Oui tu peux y compter.<br />
- Alors garde la clef de la chambre. »<br />
Il revint une heure plus tard et entra sans frapper. Le lit était vide. Audelà<br />
de la porte fermée de la salle de bain, Manuel discerna un bruit d’eau et<br />
des hoquets. Puis Flo enveloppée dans un peignoir fit son apparition. Il nota sa<br />
pâleur.<br />
- T’es pas bien ?<br />
- C’est rien.<br />
- Tu as eu mal au cœur ? Tu veux que je sonne pour te faire monter une<br />
infusion.<br />
- Mais non. Tu es gentil. Ce n’est rien. Je m’suis forcée à vomir. Je fais<br />
toujours ça quand j’suis pas d’aplomb. Après ça va mieux. Et ce job tu l’as eu ?<br />
- Oui. Je débute mercredi. Deux nuits par semaine.<br />
- Ce sera compatible avec tes cours.<br />
- Oui. Je crois. C’est un petit hôtel. Avec une clientèle d’habitués. Des<br />
voyageurs de commerce, pour la plupart.<br />
- Faudra tout de même que tu puisses roupiller pour aller à l’hosto suivre<br />
tes stages.<br />
- C’est dans le domaine du faisable. Il y a un lit de repos de prévu. Le<br />
veilleur en titre m’a montré le registre des entrées : en moyenne une entrée<br />
par nuit. Le plus souvent, des couples illégitimes ; généreux sur le pourboire,<br />
paraît-il. Si l’on sait être discret.<br />
- C’est bien payé ?<br />
- Compte tenu des conditions de travail, faut pas se plaindre. En plus, je<br />
peux prendre ma douche le matin et j’ai droit au petit déj’. Byzance quoi !<br />
Veux-tu que je reste avec toi, ce soir.<br />
- Non. Tu es vraiment gentil. Je vais déjà mieux. Je vais me coucher et<br />
dormir.<br />
- Tu comptes rentrer de Vaison lundi ?<br />
10
- Oui. Mais plutôt en début de soirée. On se revoit ici mardi, après les<br />
cours. Pour bouffer on s’débrouillera. »<br />
Flo ne fut pas au rendez-vous mardi. Ni les jours, les semaines et les mois<br />
suivants.<br />
La réception du Royal hôtel voulut bien lui dire, sans plus, qu’elle était<br />
partie pour une destination inconnue. Ayant eu l’idée de rechercher son<br />
adresse dans l’annuaire téléphonique, il ne trouva à Vaison-la-Romaine aucun<br />
dentiste du nom de Maillet. Pas plus qu’il ne trouva trace d’une Florence<br />
Maillet inscrite en deuxième année à l’école dentaire.<br />
Cinq ans plus tard alors qu’il était en poste d’interne dans un service de<br />
médecine de l’Hôpital Saint-Eloi, il eut à examiner une très jeune femme<br />
aménorrhéique. D’une maigreur impressionnante, elle avait de beaux yeux<br />
pers, des cheveux auburn, un très gentil sourire et présentait tous les<br />
symptômes d’une anorexie mentale de la jeune fille. Mais Manuel ne fit aucun<br />
signe.<br />
Et le cours de la vie observa son strict règlement en matière d’arrêt<br />
<strong>facultatif</strong>.<br />
11