La domination adulte - L'éducationnisme - Yves Bonnardel
Extrait de La Domination adulte. L'oppression des mineurs d'Yves Bonnardel. Extrait de La Domination adulte. L'oppression des mineurs d'Yves Bonnardel.
L’éducationnismequ’elle lui impose de l’extérieur 1 . Cette optique est restée fondatrice jusqu’au20 e siècle et n’a pas totalement disparu ; c’est à elle qu’on doit ce que divers auteursont appelé « la pédagogie noire », dont Alice Miller donne des aperçus absolumentterrorisants dans son livre C’est pour ton bien 2 . Nos ancêtres ont subi dans leur chairet leur âme cette pédagogie, et nous-mêmes en sommes les héritiers directs.Cette pédagogie noire, basée sur le recours à des punitions qui sont de véritablessévices, est moins à l’honneur désormais dans nos contrées, et y est mêmeinterdite ; elle reste pourtant très commune sur l’ensemble de la planète. Maispoint n’est besoin de torturer physiquement ou psychologiquement les enfantspour leur inculquer la peur ; l’éducation contemporaine y parvient très bien sanslaisser de marques corporelles ni même de traces psychologiques identifiables à cequ’on nomme aujourd’hui des traumatismes. Et pourtant ! C’est la notion mêmede traumatisme qu’il faudrait revoir... Jean-Pierre Lepri, un ancien inspecteur del’éducation nationale, en est venu lui aussi à critiquer l’idée d’éducation. Dans unlivre récent intitulé La Fin de l’éducation ?, il résume très bien l’un des mécanismesde base de toute pédagogie :Face aux attentes de mes éducateurs, j’apprends la crainte de les décevoir, de nepas être reconnu, aimé, valorisé... Quotidiennement et plusieurs fois par jour,j’apprends ainsi la peur. La peur est apprise, en effet. Même si elle se colporte etse répand dans l’humanité depuis des millénaires, elle n’est pas, pour autant, unefatalité, une donnée naturelle. Le mécanisme de la peur est simple : un dangerou une menace (réelle ou supposée) et des ressources propres qui sont (ou quej’estime) insuffisantes pour affronter ce danger. Il est aisé, à partir de ce principe,de générer et d’entretenir la peur, et d’en tirer profit – et l’éducation y recourtfréquemment, sciemment et, de toute manière, intrinsèquement 3 . »Il s’agit de faire intégrer – internaliser – au jeune humain les obligations sociales,de façon qu’il les actualise et reproduise de lui-même. Il faut qu’elles fassentcorps avec lui, qu’il les incorpore : l’éducation lui inculque le sens du devoir, etdonc celui de la faute, elle lui inculque la honte et la culpabilité... Et effectivement,les sentiments de honte ou de culpabilité prennent littéralement corps, et suscitentparfois, à notre corps défendant, des réactions (y compris physiologiques) quipeuvent être extrêmement prégnantes, qu’on identifie à notre propre « être » et quiorientent profondément notre rapport au monde. Il en va de même d’ailleurs dessentiments de dégoût (le sale, l’impur...). Générer chez autrui des sentiments forts1. A. Renaut, op. cit., p. 77.2. A. Miller, C’est pour ton bien. Racines de la violence dans l’éducation de l’enfant, op. cit.3. J.-P. Lepri, La Fin de l’éducation ? Commencements..., L’Instant présent, 2012, p. 38, rééditépar Le Hêtre Myriadis.225DA Bonnardel BI.indb 225 04/11/2019 12:34
La Domination adulteet des émotions puissantes, de façon automatique, est un irremplaçable moyen decontrôler et de gouverner.La notion de « faute » nous vient en droite ligne de notre passé chrétien et restefondatrice de l’idée éducative. On ne parle pas d’erreurs, mais de fautes. Les erreurssont fondamentales dans tout processus de connaissance : c’est par ses erreurs, entâtonnant, qu’on apprend véritablement. Mais en régime éducatif, l’erreur est soumiseà évaluation et devient vite une faute. La faute, elle, doit être « corrigée ».D’où le fameux « droit de correction ».L’éduqué faute, c’est pourquoi en retour il faut l’éduquer. La faute, c’est lachute : par l’éducation il sera sauvé, il sera élevé, il se relèvera.« Cette conviction que l’homme n’est rien de déterminé qui lui soit assignécomme une nature, mais qu’il lui faut devenir homme, c’est-à-dire libre, par l’éducation1 », cette idée que l’éducation « fait l’homme » (Érasme, Locke, Rousseau,Kant…) a fait porter un redoutable fardeau sur les frêles épaules des humains,éducateurs aussi bien qu’éduqués : des résultats obtenus (qui ne sont rien d’autreque notre personnalité) dépendent le bonheur et l’harmonie sociale tout autantque de chacun, et de ce fait la capacité à édifier collectivement un monde rationnelet vertueux. Les Lumières faisaient de l’éducation la condition de la « sortie del’homme hors de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute » (Kant).L’humanisme a ainsi déplacé la conception de l’humanité « de la naturalité versl’éducabilité 2 », de l’idée qu’il existe une nature humaine à l’idée que la seule essencehumaine concevable est d’être éducable, perfectible.De façon très logique, pour les utopistes, qu’ils fussent bourgeois, socialistes ouanarchistes, l’éducation a été conçue comme le socle sur lequel s’érigerait l’ordrenouveau ; pour les « réactionnaires », c’est sur l’éducation également que se reconstruiraiten revanche l’ordre ancien. Bref, l’éducation est devenue un enjeude pouvoir démesuré, dont les enfants font toujours les frais et sont les premièresvictimes, eux qui « incarnent l’avenir ». Les pauvres… Que ne purent-ils rester uneincarnation du présent !C’est désormais au nom de l’Homme, de l’Humanité, de la liberté, que les petitshumains seront maintenant pris, enfermés, disciplinés, punis et récompensés,privés de liberté et de droits, soumis à l’arbitraire des déjà-éduqués. La référence àl’Humanité, à une humanité abstraite, marque souvent une offensive à l’encontredes individus concrets.1. A. Renaut, op. cit., p. 338.2. A. Renaut, op. cit., p. 284.226DA Bonnardel BI.indb 226 04/11/2019 12:34
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La Domination adulte
et des émotions puissantes, de façon automatique, est un irremplaçable moyen de
contrôler et de gouverner.
La notion de « faute » nous vient en droite ligne de notre passé chrétien et reste
fondatrice de l’idée éducative. On ne parle pas d’erreurs, mais de fautes. Les erreurs
sont fondamentales dans tout processus de connaissance : c’est par ses erreurs, en
tâtonnant, qu’on apprend véritablement. Mais en régime éducatif, l’erreur est soumise
à évaluation et devient vite une faute. La faute, elle, doit être « corrigée ».
D’où le fameux « droit de correction ».
L’éduqué faute, c’est pourquoi en retour il faut l’éduquer. La faute, c’est la
chute : par l’éducation il sera sauvé, il sera élevé, il se relèvera.
« Cette conviction que l’homme n’est rien de déterminé qui lui soit assigné
comme une nature, mais qu’il lui faut devenir homme, c’est-à-dire libre, par l’éducation
1 », cette idée que l’éducation « fait l’homme » (Érasme, Locke, Rousseau,
Kant…) a fait porter un redoutable fardeau sur les frêles épaules des humains,
éducateurs aussi bien qu’éduqués : des résultats obtenus (qui ne sont rien d’autre
que notre personnalité) dépendent le bonheur et l’harmonie sociale tout autant
que de chacun, et de ce fait la capacité à édifier collectivement un monde rationnel
et vertueux. Les Lumières faisaient de l’éducation la condition de la « sortie de
l’homme hors de l’état de minorité où il se maintient par sa propre faute » (Kant).
L’humanisme a ainsi déplacé la conception de l’humanité « de la naturalité vers
l’éducabilité 2 », de l’idée qu’il existe une nature humaine à l’idée que la seule essence
humaine concevable est d’être éducable, perfectible.
De façon très logique, pour les utopistes, qu’ils fussent bourgeois, socialistes ou
anarchistes, l’éducation a été conçue comme le socle sur lequel s’érigerait l’ordre
nouveau ; pour les « réactionnaires », c’est sur l’éducation également que se reconstruirait
en revanche l’ordre ancien. Bref, l’éducation est devenue un enjeu
de pouvoir démesuré, dont les enfants font toujours les frais et sont les premières
victimes, eux qui « incarnent l’avenir ». Les pauvres… Que ne purent-ils rester une
incarnation du présent !
C’est désormais au nom de l’Homme, de l’Humanité, de la liberté, que les petits
humains seront maintenant pris, enfermés, disciplinés, punis et récompensés,
privés de liberté et de droits, soumis à l’arbitraire des déjà-éduqués. La référence à
l’Humanité, à une humanité abstraite, marque souvent une offensive à l’encontre
des individus concrets.
1. A. Renaut, op. cit., p. 338.
2. A. Renaut, op. cit., p. 284.
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