La domination adulte - L'éducationnisme - Yves Bonnardel

Extrait de La Domination adulte. L'oppression des mineurs d'Yves Bonnardel. Extrait de La Domination adulte. L'oppression des mineurs d'Yves Bonnardel.

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L’éducationnismedésormais propriétaire de lui-même, théoriquement seul maître du contenu ou de ladynamique de son esprit. Il a été formé, il est maintenant « lui-même » et on n’a plusle droit de vouloir le modifier activement, directement. Dans d’autres pays, cette rééducationest acceptée et pleinement assumée ; il s’agit alors de refaire son éducationpolitique, dans d’autres cas son éducation de genre, etc. Dans tous les cas, il s’agit decorriger son rapport à la normalité, pour prévenir tout « trouble à l’ordre public ».Témoignage d’une jeune fille dans un centre éducatif fermé– Là, je suis gentille et tout, mais c’est pas pour leur faire plaisir à eux,c’est pour obtenir ce que je veux moi, tu vois. Y sont fous, y sont fous ! Yveulent faire de moi quelque chose que je serai jamais. En fait, toute mapersonnalité elle change à cause d’eux, tu vois. Je suis plus moi-même etj’ai l’impression, même quand je sors sans eux, qu’ils ont réussi ce qu’ilsvoulaient. Tu sais quoi, j’ai peur, j’ai l’impression d’avoir peur de tout, dela vie. Quand je suis dans un magasin, j’ai toujours l’envie de voler, mêmesi j’ai peur de le faire, j’ai toujours l’envie.– Donc, en fait, ce qui a changé c’est qu’on t’a foutu la peur ?– Voilà, voilà le mot exact. Et en plus de la peur, le doute aussi, tu vois, jesais pas t’expliquer... Quand tu sors de là, t’es complètement conne. Si, c’estvrai ! Si tu ressors d’ici en ayant écouté tout ce qu’ils veulent faire de toi, turessors conne, saisie. T’es dans la rue, tu marches, t’as peur de tout. J’te jure,ça marche comme ça.Témoignage d’une jeune filledans un centre éducatif fermé (Belgique) 1 ,extrait de la brochure Même pas sage… même pas mal ! 21. Ce témoignage est extrait du film de Bénédicte Liénard, La tête au mur, (Belgique, Lesfilms du Tournesol, 1997). Adoptant le point de vue de quatre adolescents en centre fermé,ce film montre clairement le fossé entre leur parole et le discours des institutions qui lesencadrent.2. Collectif. Première édition sous forme d’agenda (2007) en octobre 2006 par lesChemins de nulle part [cheminsdenullepart@no-log.org] ; réédition sous forme de livrettéléchargeable par hobolo en septembre 2008. [hobolo@no-log.org].Les formes actuelles de rééducation qui s’adressent à des majeurs, dans le secteurpsychiatrique ou dans le domaine carcéral par exemple, font la part belle à l’enfermement,la contrainte « pour le bien de la personne », la médicalisation, l’arbitraire,le système des punitions/récompenses. Les prisonniers comme les psychiatrisés reviennentconstamment, dans leurs propos, sur leur infantilisation dans l’institution.253DA Bonnardel BI.indb 253 04/11/2019 12:34

La Domination adulteEffectivement, l’institution de la psychiatrie a fort à voir avec celle de l’éducation :dans les deux systèmes idéologiques/pratiques, les victimes se voient dénier toute capacitéde discernement et on analyse pour elles ce qu’elles veulent « vraiment », ce quimotive leurs comportements présents et vers quel « état » ultérieur et meilleur il fautles mener « pour leur bien ». Dans les deux cas, on empêche les décharges émotionnelleset rend donc malaisée toute réévaluation rationnelle de sa situation ; dans lesdeux cas, l’enfermement est au centre du dispositif du contrôle total. Foucault établitun parallèle constant entre l’histoire des rapports à la folie et aux fous, et celle desrapports à l’enfance et aux enfants 1 , toutes deux perçues « comme constituant, à l’âgeclassique, deux faces d’un même processus d’exclusion, animé par le refoulement de lasingularité au nom de la rationalité établie en tant que norme 2 . » La rationalité ayantété définie à l’encontre des émotions, les manifestations émotives « déchaînées » liéesaux décharges émotionnelles ont été de plus en plus réprimées puis, depuis la secondemoitié du siècle dernier, empêchées par les divers psychotropes déployés au servicede la paix sociale : or, si l’on empêche le libre cours des émotions, la pensée se figedans des automatismes, et des réactions de destruction ou d’auto-destruction, effortdésespéré ou résignation, occupent tout l’espace mental.Le désir d’éducation, une menace pour tousLe désir d’éducation constitue une menace pour tous, au-delà même des seulsmineurs. Il implique fort logiquement le désir de rééducation. Cette dernièren’ayant plus bonne presse depuis la guerre froide et la dénonciation des camps derééducation des Goulags, des laogais chinois ou des camps des Khmers rouges, etles adultes de nos contrées bénéficiant de quelques droits fondamentaux, le désirde rééducation se porte donc sur des populations socialement vulnérables – renduesvulnérables par l’âgisme, le racisme, la relégation sociale, etc. La façon dontla presse, les hommes politiques et l’ensemble de la population française ont traitéce qu’on a appelé les « émeutes des banlieues » de fin 2005 montre bien que lesdizaines de milliers de personnes qui se sont soulevées n’avaient aucun droit à laparole – n’avaient droit qu’au mépris, au déni et à la répression, qui fut féroce. Prèsde 5 000 personnes ont été interpellées, la grande majorité d’entre elles ayant étéjugées en comparution immédiate par une justice d’exception et condamnées pourun oui ou pour un non à des peines sans précédent. Les déclarations dans la presseau sujet des émeutiers étaient un constant tissu de contre-vérités, de mensonges,d’omissions, de déformations 3 .1. A. Farge, M. Foucault, Le Désordre des familles, Galllimard, 1982.2. A. Renaut, op. cit., p. 62.3. Cf. Une Révolte en toute logique. Des banlieues en colère, collectif, L’Archipel des pirates, 2006.254DA Bonnardel BI.indb 254 04/11/2019 12:34

L’éducationnisme

désormais propriétaire de lui-même, théoriquement seul maître du contenu ou de la

dynamique de son esprit. Il a été formé, il est maintenant « lui-même » et on n’a plus

le droit de vouloir le modifier activement, directement. Dans d’autres pays, cette rééducation

est acceptée et pleinement assumée ; il s’agit alors de refaire son éducation

politique, dans d’autres cas son éducation de genre, etc. Dans tous les cas, il s’agit de

corriger son rapport à la normalité, pour prévenir tout « trouble à l’ordre public ».

Témoignage d’une jeune fille dans un centre éducatif fermé

– Là, je suis gentille et tout, mais c’est pas pour leur faire plaisir à eux,

c’est pour obtenir ce que je veux moi, tu vois. Y sont fous, y sont fous ! Y

veulent faire de moi quelque chose que je serai jamais. En fait, toute ma

personnalité elle change à cause d’eux, tu vois. Je suis plus moi-même et

j’ai l’impression, même quand je sors sans eux, qu’ils ont réussi ce qu’ils

voulaient. Tu sais quoi, j’ai peur, j’ai l’impression d’avoir peur de tout, de

la vie. Quand je suis dans un magasin, j’ai toujours l’envie de voler, même

si j’ai peur de le faire, j’ai toujours l’envie.

– Donc, en fait, ce qui a changé c’est qu’on t’a foutu la peur ?

– Voilà, voilà le mot exact. Et en plus de la peur, le doute aussi, tu vois, je

sais pas t’expliquer... Quand tu sors de là, t’es complètement conne. Si, c’est

vrai ! Si tu ressors d’ici en ayant écouté tout ce qu’ils veulent faire de toi, tu

ressors conne, saisie. T’es dans la rue, tu marches, t’as peur de tout. J’te jure,

ça marche comme ça.

Témoignage d’une jeune fille

dans un centre éducatif fermé (Belgique) 1 ,

extrait de la brochure Même pas sage… même pas mal ! 2

1. Ce témoignage est extrait du film de Bénédicte Liénard, La tête au mur, (Belgique, Les

films du Tournesol, 1997). Adoptant le point de vue de quatre adolescents en centre fermé,

ce film montre clairement le fossé entre leur parole et le discours des institutions qui les

encadrent.

2. Collectif. Première édition sous forme d’agenda (2007) en octobre 2006 par les

Chemins de nulle part [cheminsdenullepart@no-log.org] ; réédition sous forme de livret

téléchargeable par hobolo en septembre 2008. [hobolo@no-log.org].

Les formes actuelles de rééducation qui s’adressent à des majeurs, dans le secteur

psychiatrique ou dans le domaine carcéral par exemple, font la part belle à l’enfermement,

la contrainte « pour le bien de la personne », la médicalisation, l’arbitraire,

le système des punitions/récompenses. Les prisonniers comme les psychiatrisés reviennent

constamment, dans leurs propos, sur leur infantilisation dans l’institution.

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