La domination adulte - L'éducationnisme - Yves Bonnardel
Extrait de La Domination adulte. L'oppression des mineurs d'Yves Bonnardel.
Extrait de La Domination adulte. L'oppression des mineurs d'Yves Bonnardel.
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L’éducationnisme
vers la constitution de soi 1 . » La sociologue Élisa Herman a analysé longuement les
pratiques et les discours usuels des animateurs/trices dans ces lieux d’éducation que
sont les Centres de loisir sans hébergement (CLSH) :
Devenir autonome est en effet un objectif assigné à chacun qui dès l’enfance s’établit
comme un principe d’éducation : l’enfant doit devenir autonome dans ses
gestes (ce que l’on nomme ici une indépendance corporelle) pour ensuite l’être
dans ses choix (notion indissociable de l’autonomie) et enfin dans sa « personnalité
», son « identité ». [L’autonomie] incarne un principe socialisateur qui s’exprime
à la fois en tant qu’objectif du processus de socialisation, et en tant que moyen
ou forme prise par la socialisation, ce qui renvoie à l’adoption d’une pédagogie
prônant plus souvent l’expérience personnelle que la transmission « verticale ».
L’« autonomie » ici est définie comme la « faculté de se déterminer par soimême,
de choisir, d’agir librement ». Au moins ne s’agit-il plus de se fixer ses
propres règles ! Il n’empêche : on retrouve la même difficulté avec cette notion de
« soi-même » qu’avec l’idée de « règles personnelles ». Dans un monde où l’on est
soumis à des injonctions permanentes, à des devoir-être innombrables et incessants,
que peut bien signifier cette dernière injonction, « être autonome », sinon,
très insidieusement, son exact contraire : se plier aux normes prescrites ? Il s’agit
bien souvent, très prosaïquement, de savoir se débrouiller au plus vite tout seul
dans certains domaines particuliers requis par les exigences adultes, que ce soit
pour « de soi-même » aller sur le pot ou qu’il s’agisse « de soi-même » de retenir ses
larmes lorsqu’on est lâché à la garderie ou à l’école maternelle. Plus tard, c’est « de
lui-même » que l’élève organisera son travail à la maison, qu’il se lèvera à l’heure et
arrivera à temps. Etc.
Cette volonté de faire intérioriser les règles par l’éduqué rend bien compte du
projet terrible de Rousseau, fantasmé par cet auteur dans son Émile, mais finalement
appliqué par les sociétés modernes, en cela ses héritières : le projet éducatif
tout entier fondé sur l’idée de liberté humaine et de respect de la liberté de l’enfant
n’a quasiment pas d’équivalent dans l’histoire de la pédagogie par l’exemple d’une
emprise aussi totalitaire exercée par le maître sur l’enfant :
Qu’il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y
a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ;
on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut
rien, n’est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce
qui l’environne ? N’êtes-vous pas le maître de l’affecter comme il vous plaît ? Ses
1. É. Herman, « La notion d’autonomie et ses impensés dans la socialisation enfantine », in Le
Gouvernement des enfants, revue Mouvements, La Découverte, janv.-fév. 2007, p. 46.
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DA Bonnardel BI.indb 247 04/11/2019 12:34